Archive pour juin, 2018

Histoire et socialisme… Les dessous (peu affriolants) de Karl Marx (Maurice Joyeux)

Posted in actualité, altermondialisme, crise mondiale, documentaire, guerres hégémoniques, militantisme alternatif, pédagogie libération, philosophie, politique et lobbyisme, politique et social, résistance politique, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , on 30 juin 2018 by Résistance 71

Karl Marx, le ténia du socialisme !

 

Maurice Joyeux

1983

 

Lectures complémentaires:

“Marx et l’anarchisme” Rudolph Rocker (1925)

« Quand Marx liquide le premier parti communiste de l’histoire » René Berthier

« Contre le marxisme et pour le socialisme anarchiste » Gustav Landauer

« Les marxistes et leur anthropologie », Pierre Clastres

Manifeste pour la Société des Sociétés
Résistance 71

 

Il y a cent ans, Karl Marx disparaissait. Les sociétés communistes vont commémorer l’événement en jouant de la cymbale, plus ostensiblement en Russie et dans les démocraties populaires, et avec moins de fastes de la part des partis communistes occidentaux où on a plus de difficultés à faire coïncider les prophéties du « Grand Sachem » avec les impératifs imposés par les évolutions économiques et sociales de l’humanité. Parmi les citoyens qui ont rejeté le marxisme, on en parlera avec cette ignorance et ce détachement inévitables que l’on porte aux personnages qui ont joué un rôle, mais que le temps estompe sans les effacer complètement.

En dehors d’une œuvre idéologique discutable, et par la place qu’il occupe dans l’histoire, Marx mérite mieux que les propos dithyrambiques des uns ou l’indifférence des autres. Sa destinée, à la fois complexe et passionnante, épouse son époque. Il est né au début d’un siècle qui va accoucher d’une transformation prodigieuse de l’économie qui prendra la place qu’occupait autrefois la philosophie dans la préoccupation intellectuelle des hommes, et cela en un temps où les mutations s’accomplissent à une cadence inconnue depuis les origines. Il appartiendra à un poignée d’idéologues qui, comme lui, prirent conscience de l’avenir qui attend la société, de l’accompagner intellectuellement au cours de la première partie de son existence. Le destin de ces hommes passionnés de comprendre, de savoir, d’expliquer, et finalement de penser l’évolution qui se dessinait, ce sera de donner une forme première à ce qu’on peut appeler, au large sens du terme, le socialisme, et ils revendiqueront hautement le mot avant que leurs apports personnels différents ne conduisent les élites à les singulariser par une formule particulière qui cerne mieux leur propos, et qu’ils relèveront car elle délimitera leurs acquis théoriques et soulignera leurs ambitions particulières.

Ils sont d’ailleurs, et Marx plus que les autres, les héritiers de Ricardo, économiste anglais, qui, pour définir le parcours du libre-échange dans l’économie capitaliste à ses débuts, étudiera avec minutie les éléments de la production, de la distribution, et déterminera la part respective du salaire et du profit. Parmi ces hommes qui vont emprunter un chemin parallèle à celui de Marx, quelques noms : Saint-Simon, Fourier, Pecqueux, Cabet, Considérant, Proudhon, Engels, Bakounine, Kropotkine, Louis Blanc, Blanqui, et bien d’autres encore qui se réclameront chacun d’un socialisme à leur manière. Mais il n’est pas contestable que c’est Karl Marx qui fera la percée la plus spectaculaire dans le temps, comme c’est lui qui supportera le mieux l’usure de l’âge, pour des raisons qui ne sont pas toutes dues au talent ou à l’évolution économique mais également aux avatars qui jalonnent la route suivie par ce système capitaliste qu’il avait condamné et qui réussira à surmonter ses contradictions. Seul des hommes qui furent à la fois ses contemporains et ses adversaires, Pierre-Joseph Proudhon aura un destin comparable au sien. Et aujourd’hui, en se servant de ce qui reste actuel de leurs œuvres, c’est encore, c’est toujours Marx ou Proudhon que se jettent à la tête les écoles socialistes qui s’affrontent. Et pourtant tout avait débuté dans l’euphorie des commencements exaltants !

* * *

Il est bien connu qu’au début des années 1840, le projet des jeunes hégéliens allemands, groupés autour de Karl Marx, et qui s’appellent Grün, Ewwerbeck, Weitling, Ruge, et quelques autres, rêve d’une « Sainte Alliance » intellectuelle avec les socialistes français afin d’opérer une synthèse entre la philosophie française et la philosophie allemande. Projet difficile, car le socialisme français est alors morcelé et, Proudhon mis à part, il véhicule les relents du jacobinisme issu des grandes heures de la Révolution française de 1789. Mais le principal obstacle à cet internationalisme avant la lettre, ce sera la confusion idéologique qui prend sa source dans l’œuvre de Hegel, mal lue ou mal digérée. Le journal qui devait être le support de cette alliance : « les Annales franco-allemandes » n’aura qu’un numéro. Pourtant « l’affiche » aurait pu être sensationnelle si on ajoute aux noms déjà cités ceux d’Engels et de Bakounine. Tous ces hommes réunis un court instant à Paris pour une grande œuvre, puis refoulés par le roi bourgeois Louis-Philippe inquiet de cette invasion intellectuelle, vont se disperser à travers l’Europe, et pendant ces quatre années (1844-1848) qui précèdent les secousses révolutionnaires qui vont ébranler les vieilles autocraties européennes, les différences qui les opposent vont se creuser, ébauchant ce que sera plus tard la carte idéologique du socialisme à travers le monde.

Entre l’humanisme athée de Feuerbach, le déisme de Louis Blanc, le jacobinisme centralisateur de Marx et l’économisme égalitaire de Proudhon, la marge d’accord est étroite. Pourtant, les jeunes hégéliens allemands ne s’avoueront pas battus, et Marx, puis Grun, essaieront de convertir Proudhon à la dialectique de Hegel. Proudhon, qui ne parle pas allemand, n’a pas lu Hegel. Ce que lui en disent ses amis allemands va enflammer son imagination à un point tel qu’il inventera sa propre dialectique : la « dialectique sérielle », qu’il proclamera bien supérieure à celle du philosophe allemand et dont il assoira la démonstration sur les antinomies, c’est-à-dire sur les contradictions dont il va rechercher l’équilibre dans un ouvrage épais et confus : « le Système des contradictions économiques », plus connu sous le titre de « Philosophie de la misère ». On a dit que c’est de ce livre que vient la rupture entre les deux hommes, et il est vrai que « Misère de la philosophie » où, avec une verve incontestable, Marx échenille l’ouvrage de Proudhon (ce qui est un jeu facile) restera le symbole de cette rupture ; mais celle-ci était déjà consommée, et elle était le fruit des querelles qui secouaient les jeunes hégéliens allemands. Jusqu’alors, Marx s’était accommodé des différences entre son socialisme et celui de Proudhon, et il avait même pris la défense de ce dernier dans son livre « la Sainte Famille ». Naturellement, ces différences il les avait soulignées, mais il ne désespérait pas d’amener Proudhon sur le terrain purement économique qui sera plus tard celui du matérialisme historique et dialectique. L’homme est ambitieux, son caractère est intraitable, et il va essayer de mêler Proudhon aux querelles qui opposent les socialistes allemands. Proudhon refusera de se laisser entraîner dans des querelles qui ne le concernent pas, et ce sera la rupture !

On connaît les deux lettres qui dessinent parfaitement le caractère différent des deux hommes. La lettre de Marx où, dans un post-scriptum, il déverse sa bile sur Grün et la réponse, pleine de dignité, de Proudhon qui adjure son correspondant de maintenir les « discussions nécessaires sur le plan des idées ». Cette correspondance est intéressante, car elle situe exactement Marx dans ses relations avec les socialistes de son temps. Elle est exemplaire pour nous anarchistes, car elle dessine la part de l’homme dans le fonctionnement intellectuel qui aboutit à la création théorique. Lorsqu’il prendra connaissance de « Misère de la philosophie », qui est une critique de son ouvrage « Philosophie de la misère », Proudhon aura cette simple réflexion : « Marx dit la même chose que moi ; ce qu’il me reproche c’est de l’avoir dit avant lui », ce qui est discutable, et il ajoutera : « Marx est le ténia du socialisme. »

* * *

Cette attitude de Marx devant les hommes qui apparaîtront comme ses adversaires ne se démentira jamais, et un peu plus tard, alors qu’expulsé de France il s’est réfugié à Bruxelles, il va de nouveau se répandre en calomnies, cette fois contre Bakounine. En se servant d’une confidence que lui aurait faite George Sand, il va accuser le révolutionnaire russe d’être un agent du tsar. Celle-ci, naturellement, démentira avoir tenu de tels propos, et on est en possession de sa lettre à Bakounine où elle s’indigne de tels procédés. Que croyez-vous que fit Marx ? Qu’il s’excusa ? Il prit simplement acte du démenti et essaya de se justifier en avançant la nécessité de protéger le mouvement révolutionnaire des agissements de la police des gouvernements capitalistes en place. Le procédé est ignoble et part de l’idée classique : calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ! Cette attitude va le laisser pendant des années en marge du socialisme français, et seuls les blanquistes, lorsqu’ils auront adhéré à l’Internationale, lui fourniront un public fluctuant. Proudhon rayera Marx et son œuvre – qui d’ailleurs ne pénétra en France que beaucoup plus tard – de ses préoccupations. Mais si Proudhon et les socialistes français ignoraient Marx, lui ne les ignora pas et il leur consacra un certain nombre d’articles qui, réunis plus tard, formèrent un volume : « la Lutte de classe en France », qui n’est pas sans intérêt, où il critique sévèrement la banque du Peuple de Proudhon. C’est à cette occasion qu’il parla pour la première fois « d’un socialisme petit-bourgeois formant le projet d’associer le salariat et le capital ». Propos naturellement injurieux qui seront colportés contre les anarchistes jusqu’à nos jours par tous les ânes qui broutent avec difficulté la prose du maître. Et son livre : « Critique de l’économie », est une réponse au projet de crédit gratuit exposé par Proudhon dans « Idées générales sur la révolution ». Cependant, les hommes vont devoir choisir entre ces deux idées abruptes : Est-ce le milieu qui modifie l’homme comme le voudrait le matérialisme historique de Marx ou est-ce l’homme qui modifie les circonstances comme le proclame Proudhon ? En réalité, la vérité est différente des arguments que ces hommes passionnés se jettent au visage. L’homme modifie le milieu qui le bouscule et s’inscrit dans le milieu qui guide sa démarche. Mais ce qui donne au matérialisme dialectique un aspect aussi superficiel que celui de la rédemption, c’est qu’il est impossible de délimiter exactement la part de l’homme et du milieu, et l’instant où l’un ou l’autre interviennent, ce qui rend dérisoire ce cheminement inéluctable tracé par les évangiles politiques ou religieux et laisse à l’homme « indépendant de Dieu ou de Marx » le soin et la responsabilité de tracer son chemin à quelque moment que ce soit !

Cependant, à cette époque, l’influence de Proudhon grandit et dans sa correspondance avec Engels, Marx se précipitera sur sa plume pour calomnier une dernière fois son adversaire qui, dit-il, est « une contradiction vivante ». Cependant, il n’en a pas fini avec lui, car il va le retrouver ou plutôt retrouver son influence au sein de la Première Internationale avant de se heurter à un autre anarchiste : Michel Bakounine. Encore conviendrait-il de souligner que pendant toute cette première période la rancune et la vanité du personnage vont se heurter aux autres représentants du socialisme allemand qu’il essaiera d’assujettir avec la complicité d’Engels.

* * *

C’est justement dans la volumineuse correspondance qu’il entretient avec Engels que Marx dévoile le mieux sa véritable personnalité. Les révolutionnaires de cette époque, qui ne disposaient pas de nos moyens modernes d’information, se sont beaucoup écrit. Cette prose épistolaire, si elle a l’avantage de nous faire pénétrer dans les « secrets d’alcôves » politiques où ces messieurs lavent leur linge sale en famille n’est pas toujours ragoûtante. D’ailleurs on devine au style de cette « Correspondance », de ces « Carnets », de ces « Billets » que, par fausse pudeur, on prétend conserver par devers soi, qu’en réalité ils sont écrits pour être publiés « après » lorsque à défaut de celui de Dieu, sonnera le jugement des hommes. C’est au cours de ces échanges « confidentiels » que les opinions se manifestent, que les caractères se dessinent que les haines se font jour avec le plus de netteté. Dans ce domaine, la correspondance entre Marx et Engels, sur Proudhon, Bakounine et quelques autres est édifiante.

A cette époque, de nouveau à propos de Bakounine, la calomnie court l’Europe. On l’accuse de s’être évadé de Sibérie avec la complicité de la police du tsar. C’est à Londres, en 1866, que « Fes Press » publie un article mettant en cause le révolutionnaire russe. Marx s’est toujours défendu d’être l’inspirateur de cet article mais il écrivait dans ce journal dont l’éditeur, Urquhart, était un de ses amis et auquel un autre ami, Ewwerbeck, collaborait. Nous sommes devant une tactique que Marx rodera au cours des premières années de l’Internationale et qui consiste à faire faire par d’autres toutes les sales besognes de la calomnie de l’adversaire. Et c’est en effet dès la création de l’Internationale que la bile du personnage va se répandre avec le plus de hargne. Bakounine n’y échappera pas, après qu’à l’occasion d’une de ces multiples pantalonnades où il excelle, Marx se fut réconcilié avec son adversaire dont il compte se servir, suivant une louable habitude, contre Mazzini.

L’Internationale est née à Londres de plusieurs rencontres entre les travailleurs français et les travailleurs anglais et on a pu dire que « cet enfant né à Londres avait été conçu dans les ateliers parisiens ». Au meeting comme à la première séance, Marx n’assista que comme spectateur. C’est plus tard que, chargé de tenir la plume pour peaufiner un texte de la section parisienne présenté par Tolain et qui deviendra l’« Adresse inaugurale », il pénétrera et s’incrustera dans le bureau de l’organisation. Au début, il se garda bien de jouer un rôle public. Marx est l’homme de l’ombre. C’est par personne interposée qu’il va s’évertuer à contrer « Messieurs les Proudhoniens ». Pour ces travaux de sape, il se servira de divers personnages dont le plus connu est Eccarius, qui sera son homme à tout faire. Cependant, c’est à l’occasion du congrès de Bâle que la rupture, qui couvait sous les cendres depuis quelques années, fut consommée.

* * *

Le congrès de Bâle en 1869 est resté le congrès majeur de l’Internationale, et les problèmes qui furent évoqués il y a cent vingt ans sont encore d’actualité. Ceux qui dominèrent les discussions au congrès sont la collectivisation des terres et l’héritage. Marx, qui est devenu « secrétaire correspondant pour les sections allemandes » et est en fait « permanent », a réussi à écarter les démocrates, les mazziniens, les trade-unionnistes, les proudhoniens, mais il doit faire face à une autre opposition dominée par la section française : « les communistes libres », animés par Eugène Varlin dont les opinions voisinent celles de Bakounine. Au cours des discussions, deux aspects du collectivisme s’affrontent : l’aspect fédéraliste des sections latines italiennes, espagnoles et françaises, et l’aspect centralisateur des partisans de Marx. En réalité, à Bâle se dessine l’affrontement entre le socialisme communaliste et le socialisme d’État, entre la primauté de l’économie et la politique. Sur la collectivisation des terres, Bakounine et ses amis l’emportent ; par contre, sur l’héritage, les résultats resteront indécis. Pourtant, Marx, qui selon son habitude est absent, et est représenté par l’inévitable Eccarius, va marquer un point important. Le conseil général auquel il appartient et qu’il domine va voir ses pouvoirs renforcés grâce à Bakounine qui cueille les verges dont son adversaire le fouettera plus tard. Le révolutionnaire, par la suite, reconnaîtra s’être trompé lourdement.

A cette époque, Bakounine doit encore se défendre contre les calomnies du clan qui entoure Marx. Des hommes comme Borkheim, comme Bedel, comme Liebknecht ont pris le relais dans leur journal « Zukunft ». Sommé de s’expliquer devant un jury d’honneur, Liebknecht fut condamné, ce qui n’empêcha pas Hess de publier dans « le Réveil » que Bakounine, à la tête d’un parti russe, aurait essayé à Bâle d’imposer son panslavisme pour aboutir à une guerre sociale qui permettrait aux barbares du Nord de rajeunir la civilisation moderne. Bakounine répondra assez mollement, et Herzen lui reprochera de ne pas avoir attaqué Marx directement plutôt que ses valets de plume.

Ces querelles autour du congrès de Bâle vont déclencher des propos antisémites regrettables et des polémiques où les problèmes personnels ont autant d’importance que les oppositions idéologiques. Mais c’est lorsque éclate la guerre franco-allemande que la duplicité de Marx devient évidente. On connaît l’adresse des travailleurs français aux travailleurs allemands pour s’opposer à la guerre. Varlin, qui tient la plume, écrit :

« Frères allemands, au nom de la paix, n’écoutez pas les vois stipendiées ou serviles qui cherchent à vous tromper sur le véritable esprit de la France. Restez sourds à des provocations insensées, car la guerre nous serait une guerre fratricide. Restez calmes comme peut le faire sans compromettre sa dignité un grand peuple fort et courageux. Nos divisions n’amèneraient des deux côtés du Rhin que le triomphe complet du despotisme. »

Certes, Marx, au nom du conseil général de l’Internationale, fait publier un texte qui appelle à la solidarité entre les ouvriers français et allemands, où on lit cette phrase ambiguë : « La guerre du côté allemand doit rester une guerre défensive. » Mais la véritable pensée du personnage devant cette guerre, c’est sa correspondance avec Engels qui nous la fait connaître. Voici un échantillon de cette prose :

« Les Français ont besoin d’être rossés. Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir d’État sera utile à la centralisation de la classe ouvrière allemande. La prépondérance transférerait en outre de France en Allemagne le centre de gravité du mouvement ouvrier européen, et il suffit de comparer le mouvement de 1866 à aujourd’hui dans les deux pays pour voir que la classe ouvrière allemande est supérieure à la classe française sur le plan de la théorie et de l’organisation. La prépondérance, sur le théâtre du monde, de la classe ouvrière allemande sur la française signifierait du même coup la prépondérance de « notre » théorie sur celle de Proudhon. »

La prédominance sur Proudhon, voilà qu’elle est la préoccupation du personnage alors que la guerre fait rage. Ces phrases sonnent comme le prélude à d’autres phrases prononcées par Lénine, puis par Staline, où la vie humaine compte peu devant l’ambition démesurée de ces grands fauves de la politique. Et naturellement un certain nombre d’Internationaux français, ne voulant pas être en reste, accuseront Marx et sa clique d’être à la solde de Bismarck, et comme lorsque l’on s’est engagé sur ce terrain aucune absurdité n’est négligée, on accusera Bismarck d’avoir payé Marx 25.000 francs. Mais on ne saisirait pas bien l’absurdité où conduit ces « grosses têtes » en proie au délire si on ne lisait pas cette lettre d’Engels à Marx.

« Ma confiance dans la force militaire croît chaque jour. C’est nous qui avons gagné la première bataille sérieuse. Il serait absurde de faire de l’antibismarckisme notre principe directeur. Bismarck comme en 1866 travaille pour nous à sa façon… »

Mais pour bien connaître le cynisme du personnage, je n’hésite pas à rappeler ces quelques lignes à Engels :

« Ces individus (les Parisiens) qui ont supporté Badinguet pendant vingt ans, qui, il y a six mois, n’ont pu empêcher qu’il reçût six millions de voix contre un million et demi… Ces gens-là prétendent, à présent, parce que la victoire allemande leur a fait cadeau d’une république (et laquelle ?), que les Allemands doivent quitter immédiatement le sol sacré de la France, sans quoi guerre à outrance… C’est la vieille infatuation ! J’espère que ces gens reviendront au bon sens après la première griserie passée, sans quoi il deviendra bien difficile de continuer avec eux les relations internationales. »

* * *

La guerre a brisé l’organisation ouvrière française, et la Commune sera le dernier sursaut pour reconstruire un mouvement révolutionnaire important. Marx voit dans l’événement la possibilité de détruire l’influence proudhonienne et d’éliminer Bakounine. Il écrit à Engels : « Ce Russe, cela est clair, veut devenir le dictateur du mouvement ouvrier européen. Qu’il prenne garde à lui sinon il sera officiellement excommunié. » Et il va s’employer à le faire ; il se sert de sa position à l’Internationale pour dénoncer comme hérétiques les partisans du révolutionnaire russe. Mais il ne perd pas de vue l’influence de Proudhon sur le mouvement ouvrier français, et lors de l’insurrection parisienne qui aboutit à la proclamation de la première République, il condamnera les Internationalistes qui refusent de s’associer à l’escamotage de l’insurrection par la bourgeoisie libérale ; il se trouvera en opposition avec Eugène Varlin et ses amis, mais également avec les blanquistes plus ou moins influencés par lui. En particulier, il condamnera la part prise par Bakounine au cours de l’insurrection de Lyon. Certes, Marx écrivit sur la Commune de Paris son meilleur texte : « la Guerre civile en France », mais on ne peut pas oublier que dans la crainte de revoir la prédominance du socialisme français dans l’Internationale, il avait fait auparavant tous ses efforts pour décourager l’insurrection et ranger le socialisme français à l’ombre des libéraux qui s’étaient emparés du pouvoir.

La guerre et la Commune vont délimiter nettement les courants d’opinions dans ce qui reste de l’Internationale. L’organisation se fractionne. Les sections latines épousent le courant fédéraliste ; les sections anglo-saxonnes, le courant centraliste. Les internationalistes suisses constituent deux fédérations rivales, et si la section belge conserve son unité, elle est également secouée par les déchirements de l’Internationale. Le dénouement est proche. Il appartient au congrès organisé à La Haye en 1872 et auquel pour la première fois Marx participa en personne. En réalité, Marx compte bien éliminer Bakounine en se servant de l’affaire Netchaiev. La manière tourna court. Mais il tient un autre motif en réserve : c’est la fameuse affaire de la traduction en russe du livre de Marx « Le Capital », entreprise par Bakounine. Cette traduction, pour laquelle Bakounine avait reçu des avances, ne fut jamais achevée, peut-être sous l’influence de Netchaiev qui considérait que le révolutionnaire russe devait se consacrer tout entier à la propagande.

Et cette machine de guerre, le congrès de La Haye monté par Marx pour éliminer idéologiquement Bakounine et ses amis, va se terminer par une dernière pantalonnade qui sonna le glas de la Première Internationale, même si celle-ci continua à se traîner avant d’aller mourir aux États-Unis, loin de son centre de gravité, comme si Marx, l’homme qui l’a tuée, n’avait pas pu soutenir la vue de sa disparition sans grandeur.

Le congrès de La Haye fut un congrès truqué ; la plupart des partisans de Marx étaient munis de mandats contestés et contestables. Dans cette manipulation, apparaît le caractère du personnage. Tous les moyens sont bons pour éliminer l’adversaire. Alors que la minorité est représentative des fédérations constituées, la majorité marxiste est surtout composée des membres du conseil général à la dévotion de Marx. Bakounine sera expulsé pour malversation et James Guillaume pour appartenir à l’Alliance.

* * *

Dans ce texte, j’ai voulu dessiner le caractère de Marx et m’en tenir au comportement du personnage, laissant de côté les oppositions doctrinales que mes collègues examinent sur le fond dans les différents textes de cette livraison de notre revue consacrée à Marx et à l’idéologie marxiste. Les faits que je rapporte sont connus d’un certain nombre d’érudits, mais soigneusement « oubliés » par les idéologues marxistes et ignorés du grand public. J’ai voulu les mettre en lumière pour différentes raisons. D’abord, le personnage est fascinant, sa volonté de prédominance sur le mouvement socialiste international est extraordinaire. La disparition de Proudhon d’abord, et de Bakounine ensuite, n’arrêtèrent pas sa volonté de puissance et avec son compère Engels, il se trouva de nouveaux adversaires dans son propre parti, le parti social-démocrate allemand, et il les traitera de la même eau ! Mais il existe une autre raison qui conduit à disséquer le comportement de Marx. Comme tous les fondateurs d’écoles, il n’a pas seulement apporté des idées aux groupements qu’il influençait, mais également une stratégie, une tactique, un comportement qui déteint sur son entourage. Et la social-démocratie allemande, infatuée de ce qu’elle considérait comme la supériorité idéologique du maître, fut rongée par un nationalisme qui, plus tard, la fit s’opposer à Jaurès et appuyer l’impérialisme de Guillaume II, comme Marx avait appuyé Bismarck dans ses efforts pour imposer l’hégémonie allemande. Le comportement de l’un comme des autres socialistes allemands consista à lier étroitement les prétentions nationales à celles, nationale et internationale, de leur socialisme.

C’est à partir du comportement de Marx pour lequel le but justifie n’importe quel moyen et moins à partir de l’idéologie qu’il bouscula chaque fois que le besoin s’en fit sentir, que Lénine construisit sa théorie révolutionnaire des minorités agissantes. Malgré ce qu’ont pu en dire les « puristes » du marxisme, la théorie des « deux pas en avant un pas en arrière » comme celle de « l’économie capitaliste », prélude indispensable à la socialisation, sont bien un héritage légué par Marx au communisme.

Il est vrai que les évolutions économiques, la réussite au moins partielle de la classe dirigeante à surmonter ses contradictions, l’élévation des conditions d’existence des masses dans le système capitaliste, la prise de conscience du tiers et du quart monde de son exploitation non seulement par ses classes dirigeantes mais également par les nations dirigeantes, posent les problèmes de façon différente que la posait Marx, et pas seulement lui ; on a pu penser avec juste raison que l’idéologie socialiste née au siècle dernier avait singulièrement besoin d’être dépoussiérée. Si dans les différentes écoles du socialisme d’aujourd’hui on continue à donner un coup de chapeau poli aux maîtres d’autrefois et à louer leurs vertus, on les « trahit » sans aucun complexe, ne conservant de leur enseignement que les mots dont la puissance d’évocation reste intacte, des mots et des méthodes de domination qui n’appartiennent pas au seul socialisme mais qui furent le lot de tous les autoritaires depuis la Genèse.

Marx fut le ténia du socialisme nous apprend Proudhon, et c’est vrai. Entre Machiavel et Lénine, sans nous étendre sur les autres, il est le trait d’union qui relie entre eux les despotismes intellectuels des mots pour nettoyer leurs vilenies.

Folie nucléaire: Three Mile Island, Tchernobyl, Fukushima et plus à venir…

Posted in actualité, altermondialisme, écologie & climat, économie, documentaire, média et propagande, militantisme alternatif, politique et lobbyisme, politique et social, politique française, résistance politique, technologie et totalitarisme, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , on 30 juin 2018 by Résistance 71

Entretien avec Kolin Kobayashi, journaliste japonais

Nucléaire: “On vit vraiment dans la folie !”

 

Revue Ballast

 

26 juin 2018

 

url de l’article:

https://www.revue-ballast.fr/kolin-kobayashi-nucleaire-on-vit-vraiment-dans-la-folie/

 

Le premier Forum mondial antinucléaire s’est tenu à Tokyo en 2016. Le journaliste japonais Kolin Kobayashi, basé à Paris et correspondant pour Days Japan, s’y est impliqué depuis la première heure. Nous le retrouvons dans un café du centre de la capitale, qui accueillit sa troisième édition en novembre 2017 et réunit des intervenants et des militants de Russie, d’Espagne, du Niger, des deux Amériques et bien sûr du Japon. Le Forum s’acheva alors à Bure, dans la Meuse. En plus d’alerter sur les dangers intrinsèques du nucléaire, Kobayashi aspire à mettre en lumière les travailleurs exposés dans un pays où d’importants séismes sont à prévoir, alors même que ce dernier continue de compter les victimes « collatérales » de l’accident nucléaire de Fukushima en 2011. « On n’en parle pas ; autrement, on serait paniqués. »

L’ancien Premier ministre japonais Naoto Kan a fait savoir qu’il s’était aperçu, au lendemain de l’explosion de la centrale, que le secrétaire général de l’agence de sûreté nucléaire n’était pas un « spécialiste de l’énergie nucléaire » mais un économiste ! Une métaphore à valeur globale ?

Oui. La situation était réellement chaotique car les autorités japonaises n’étaient pas du tout prêtes à affronter un accident nucléaire majeur. Le gouvernement ne pouvait pas imaginer un accident de l’ampleur de Tchernobyl. Ils n’ont pas su gérer la situation et je crois que rien n’a changé, jusqu’à aujourd’hui. La situation est la même ! C’est de toute façon ingérable, un accident de cet ordre. Mais le lobby nucléaire international essaie de montrer qu’il est capable de prendre en main un accident nucléaire et en parle comme s’il s’agissait d’un risque naturel à gérer, à l’instar d’un typhon ou d’un séisme. L’accident nucléaire majeur est compté parmi ces risques ; un parmi d’autres, en somme : ça, c’est le discours officiel. Mais c’est incomparable ! Deux ans après le 11 mars 2011, dans la ville de Sendai, un grand Symposium international a été mis en place avec les organisations onusiennes. Malgré le fait qu’il s’agisse d’un accident qui nous laisse encore aujourd’hui dans un état d’urgence, ils n’ont absolument pas parlé de Fukushima. C’est incroyable, n’est-ce pas ?

Quelle est la situation des 130 000 personnes déplacées au Japon à cause de la situation nucléaire, et qu’on invite à revenir ?

On a 100 000 personnes qui sont déplacées à l’intérieur et à l’extérieur du département de Fukushima. Pour quelles raisons les autorités japonaises décident-elles de faire revenir ces réfugiés ? C’est un problème social et économique extrêmement important. Ils menacent de couper les subventions aux réfugiés qui sont partis ailleurs et qui ne reviendraient pas. Les autorités essaient de dire : finalement, les conséquences radioactives ne sont pas si importantes que ça, vous pouvez revenir, il faudra juste faire attention à ne pas manger d’aliments contaminés, à ne pas passer dans tels ou tels quartiers un peu contaminés ; ainsi, vous pourrez continuer à vivre. Mais la population vivait majoritairement de la terre ; les gens étaient paysans et agriculteurs, le département était l’un des plus importants centres agricoles… Il y a le village d’Iitate : c’était un foyer de l’agriculture biologique ! Juste après l’accident, tout a été contaminé. Un documentaire est d’ailleurs consacré à cette question : Iitaté, chronique d’un village contaminé, du réalisateur Doi Toshikuni. On ne peut pas nettoyer la forêt, la montagne ou les champs ; on ne peut pas tout raser, soulever 30 centimètres de terre et la mettre ailleurs. Alors on nettoie un peu comme ça, à la manière d’une salutation diplomatique, mais pas plus.

C’est une manière pour le gouvernent de minimiser la catastrophe ?

Bien sûr. Il ne faut pas laisser paniquer la population et de ne pas créer une crise économique.

Cela prend-il auprès de la majorité de la population ?

Il y a quelques agriculteurs particulièrement attachés à leur terroir. Certains, désespérés, se sont suicidés. D’autres essaient de collaborer avec des scientifiques afin de minimiser la contamination radioactive et remettre leurs champs en état. Des agriculteurs âgés ne peuvent plus vivre dans une maison préfabriquée d’en moyenne 29,7 m² prêtée par l’État ; ils sont tellement traumatisés… Ceux qui avaient des maisons de famille appartenant à leurs parents, à leurs grands-parents, accueillant leurs enfants et petits enfants, ceux-là se retrouvent tous dans un foyer. Résignés et conscients que, même atteints de maladies cancérigènes dues à la radioactivité, ils n’ont plus longtemps à vivre. Ceux-là se résignent, et reviennent.

Ils savent qu’ils ne vont donc pas léguer ces terres à leur famille.

La majorité des agriculteurs, conscients de tout cela, savent très bien qu’après leur génération, ce sera terminé. Les jeunes ne reviendront plus.

Que peuvent-ils transmettre aux générations futures ?

Les jeunes ont peur de subir la contamination et les familles avec enfants ne veulent pas revenir. Alors les villages, même s’ils étaient déjà petits — 6 000 personnes vivaient à Iitaté avant l’accident, 400 maintenant —, sont constitués en majorité d’une population de personnes de plus de 65 ans qui, une fois morts, n’auront personne derrière eux. Hasegawa Kenichi était fermier ; il a choisi de revenir avec sa mère de plus de 80 ans atteinte de la maladie d’Alzheimer pour continuer à vivre ailleurs que dans une baraque préfabriquée. Il est tout à fait conscient que son village et sa maison sont complètement contaminés. Mais il s’y est résigné. C’est assez tragique.

Comment gérer cette contradiction centrale entre l’urgence sécuritaire de la centrale et la protection des travailleurs livrés à son exposition ?

En réalité, ils ne les protègent pas. L’efficacité économique est prioritaire. Les travailleurs qui sont dans des zones d’irradiations fortes, des zones à risques, ne sont pas les salariés officiels de TEPCO [multinationale japonaise et, avant sa nationalisation, plus grand producteur privé mondial d’électricité, ndlr] : on fait appel à des sous-traitants. En France également, il y a des salariés « officiels » qui ne vont pas — sauf cas exceptionnels — dans des endroits dangereux. Au Japon, il y a dix étages de sous-traitance. TEPCO demande à une société générale de gérer l’ensemble des étages. Et, au final, l’entreprise qui se trouve au dernier étage n’a aucun contact avec TEPCO. La gestion et le contrôle de la santé des travailleurs qui travaillent actuellement à Fukushima Daiichi — 6 000 personnes, tous les jours ! — ne sont aucunement rationnels ni convaincants. Personne ne prend en charge cela.

Sont-ils soutenus par des organisations syndicales ?

Les syndicats officiels liés à Tepco sont complètement pro-nucléaires — comme ici, en France. Le syndicalisme existe peu dans des entreprises de moins de 50 personnes. Il y a bien une association de soutien aux travailleurs nucléaires (il s’agit en fait de plusieurs associations regroupées pour former une association solide1) qui entre en contact avec eux et leur fournit un carnet pour documenter leur carrière, dans lequel ils doivent reporter les postes qu’ils ont occupés, pendant combien de temps, à quels endroits ils sont passés, combien de doses reçues, etc. Ce carnet est utile pour archiver leur état de santé. Normalement, c’est aux autorités japonaises de le fournir à tous les travailleurs, même à ceux qui ne travailleront que dix jours : c’est utile sur le long terme. On sait que certains cancers se déclarent au bout de 30 ans ; après Hiroshima, des cancers liés aux radiations se sont déclarés après un demi-siècle.

Il n’y a pas d’examens médicaux obligatoires ?

L’association propose ce carnet déclaratif car les patrons des petites entreprises sous-traitantes demandent aux travailleurs temporaires de ne pas révéler les doses réelles reçues. Les salariés le savent, et savent aussi qu’en déclarant le chiffre de doses réelles ils ne pourront pas travailler le jour suivant — puisque son seuil de radiation est dépassé. L’exposition va dépendre des zones où ils seront envoyés. Si untel est envoyé dans une zone très contaminée, il pourra travailler d’une traite seulement une heure, voire dix minutes par jour ; d’autres, qui font des travaux de décontamination dans les villages, peuvent travailler plus longtemps. Ils doivent faire des coupures plus ou moins contrôlées. Ceux qui ont besoin d’argent, comme les travailleurs journaliers, camouflent et magouillent donc les chiffres. Vous avez dû entendre parler des mafieux japonais, les Yakuzas, qui démarchent pour trouver des travailleurs précaires prêts à mourir…

Ces travailleurs se déclarent « prêts à mourir » ?

Non, mais ils savent que c’est un risque à prendre. Ce sont des travailleurs précaires qui s’entassent dans certains quartiers populaires et cherchent tous les jours du travail. Ces gens-là sont malades physiquement ; les missionnaires de sous-traitants, les Yakuzas, proposent beaucoup d’argent contre le fait d’être « prêts à mourir ».

L’opinion publique japonaise est-elle correctement informée du sort des travailleurs du nucléaire ?

Officiellement parlant, les Japonais ne sont de toute façon pas informés ; ça reste une zone invisible, sauf pour les militants, les chercheurs et ceux qui s’intéressent d’eux-mêmes à ces problèmes. Le reste de la population n’est pas au courant. Mais des scandales éclatent parfois ça car cela concerne également les Yakuzas et les embauches illégales, sans fiches de salaire officielles, etc. Cela reste de l’ordre du fait divers social, comme il y en a tous les jours : ça passe et on oublie.

Un fait divers et jamais un problème économique et structurel ?
Voilà.

À combien s’élèvent les salaires proposés aux travailleurs ? 

C’est flou. La société qui embauche prélève une marge salariale : au bout des dix étages, la marge prélevée devient importante et le salarié touche à peine plus que le SMIC2. L’État avait promis une subvention spéciale pour les travailleurs du nucléaire mais cet argent a été totalement absorbé par les entreprises. C’est illégal. Une prime qui dépendait de l’endroit où travaillait la personne (700 à 800 euros par mois).

L’État japonais s’est donc servi de l’argent des impôts pour engraisser des entreprises sous-traitantes et sous-payer des individus ?

Oui.

Sans mouvement de contestation ?

C’est comme en France ! La grande majorité des gens sont pris en otage par cette idée reçue que, sans le nucléaire, notre vie et notre civilisation moderne ne fonctionnera plus, qu’il n’y aura pas assez d’énergie pour les hôpitaux, les écoles…

Le Japon avait réagi en fermant, pour un temps, toutes les centrales…

Avant cela, le Japon était couvert par le nucléaire à hauteur de 35 %. On est loin des 75 % de la France. Il est plus facile de le convertir en électricité conventionnelle, fioul, charbon, hydro-énergie…

Quels liens économiques existent entre l’ingénierie française et japonaise ?

Le Japon avait depuis le début des années 1970 une convention de coopération avec la France. S’y échangent des savoirs-faire, notamment au sujet des réacteurs. Les Japonais travaillent bien davantage avec l’ingénierie américaine mais le lobby industriel nucléaire français a commencé à être plus présent — notamment sur la question du retraitement. Il y a une usine de retraitement au Japon, celle de Rokkasho, qui est entièrement de technologie française. C’est pour ça qu’Areva y était présent : pour échanger mutuellement des technologies. Il y a un lien fort actuellement parce que le Japon veut conquérir la potentialité du nucléaire militaire pour être élu comme membre du Conseil de sécurité. Sans tête nucléaire, on est balayés ! Les membres du club sont liés au nucléaire, donc ce sont des liens forts. Actuellement, ASTRID est un nouveau projet de quatrième génération des réacteurs ; c’est le prolongement de Superphénix. C’est une invention franco-japonaise. Les Japonais avaient un surgénérateur de prototype Monju qui a raté — comme Superphénix —, mais ils veulent continuer d’investir.

Superphénix était supposé recycler le nucléaire appauvri utilisé par les centrales principales pour recréer de l’énergie…

Ils fabriquent des combustibles Mox en mélangeant du plutonium puis recyclent à chaque fois ce plutonium pour refabriquer du Mox et en remettre dans le réacteur. Ça, c’était le plan écrit sur la table. Mais ça ne fonctionne pas ! En France, c’est aussi un problème puisque Superphénix ne marche plus. On n’a plus besoin de faire un retraitement. La raison d’être de l’usine de la Hague est remise en cause. Que faire, alors ? Pour le lobby industriel nucléaire, il faut avancer dans cette direction en disant que le plutonium n’est, au fond, pas destiné au nucléaire militaire mais sera utilisé pour la paix ! Le nucléaire civil et le nucléaire militaire sont le recto-verso d’une pièce de monnaie : il n’y a pas de différence, c’est une continuité. Le premier réacteur nucléaire inventé pour faire des bombes atomiques françaises a été développé, non démocratiquement, sur l’usage civil de toutes les centrales nucléaires. Puis les Français ont expérimenté le type américain, pour revenir à leur propre technologie. Malgré les différences techniques entre nucléaire militaire et civil, ils reposent sur le même principe : la fission est contrôlée dans une centrale alors qu’on laisse volontairement dépasser une masse critique dans une bombe atomique.

On parle d’un élément chimique plus accessible que l’uranium, le thorium, comme d’un possible « nucléaire propre » et plus éthique. Qu’en est-il ?

Il est dit qu’avec le thorium il y aurait moins de pollution. Mais il y a toujours un déchet qui reste et on n’a pas de solution pour le déchet du thorium ! C’est comme à Bure, où l’on enfouit des déchets à 500 mètres en sous-sol. Mais imaginons que des tunnels se cassent, qu’il y ait des explosions (comme ce fut le cas aux États-Unis il y a 60 ans, et on n’en parle pas) qui génèrent une grande contamination… La question du déchet nucléaire reste la plus importante car elle est sans solution.
Le Japon est un pays tellement sismique qu’il n’y a pas d’endroit solide pour cacher de tels déchets ! Ce n’est pas comme en Finlande. Et si le magma de notre planète bouge…
 Pour le moment, n’ayant pas vraiment de solution, la plus raisonnable reste de stocker à la surface et de surveiller.

En 2015, on dénombrait 700 000 tonnes de déchets nucléaires autour de la centrale de Fukushima Daiichi…
On se trouve dans une situation très précaire. Dans les trois premiers réacteurs de Fukushima Daiichi, il y a des piscines au sommet des bâtiments. C’est une construction de style américaine : ils n’ont pas créé une structure adaptée à un pays comme le Japon. Après le séisme, l’étanchéité des piscines s’est fragilisée. Et il y a 1 500 blocs de combustibles qui sont stockés et dont on ne sait pas quoi faire. Il aurait fallu creuser un trou et les mettre dans le sol, dans un endroit sûr, mais l’accident de Fukushima a généré une radioactivité si forte qu’on n’a pas encore de robot capable d’effectuer ces tâches — et de loin ! Les travailleurs du nucléaire ne peuvent pas aller dans ces zones : on ne peut rien y faire. En cas de nouveau séisme à cet endroit, il faudra, comme le disait Naoto Kan, évacuer les populations de la région de Fukushima et de celle de Tokyo. Comment ferait-on, techniquement et économiquement ?

Pourtant, un autre séisme est annoncé dans les vingts années à venir…

On vit vraiment dans la folie… On n’en parle pas ; autrement, on serait paniqués. À Fukushima Daiichi, la radioactivité continue de se diffuser car il n’y a pas de confinement. Ce qui a été accompli à Tchernobyl l’a été au détriment de combien de travailleurs morts ? Entre 500 000 et 800 000 personnes ont travaillé et sont mortes ou tombées gravement malades pour cimenter. Et soyons clair : c’est grâce à eux que l’Europe a été sauvée ! Mais c’était l’époque de l’Union soviétique, qui pouvait ordonner au peuple de venir « aider ». Dans un pays libéral et capitaliste comme le Japon, comment voudriez vous embaucher 800 000 personnes pour faire un sarcophage autour de trois réacteurs ?

Serait-ce souhaitable ?
On ne peut pas exiger cela…

Y a-t-il eu des études effectuées sur la faune et la flore autour de Fukushima ?

« Le risque zéro n’existe pas », entend-on chez tous les officiels des organisations internationales. Il y a des scientifiques qui ont apporté la preuves de malformations dans les gènes de plantes, de papillons, d’animaux — de même qu’à Tchernobyl, dont il existe des études poussées. Celles-ci devraient être reconnues internationalement mais le lobby nucléaire domine le débat et affirme qu’il n’y a pas de victimes de la radioactivité. C’est le discours qu’on entend au Japon.

Vous êtes impliqué dans l’organisation du Forum social antinucléaire : c’est en effet assez rare que soient réunis au même endroit différents acteurs sur ces questions…

Dans l’opinion générale de la population française et japonaise, il est dit que c’est une question purement scientifique et technique, une affaire de changement de cap énergétique. Mais, je le redis, la question du nucléaire est inséparable de la question militaire et civile. Il faut vraiment saisir le nucléaire dans sa globalité. Dès qu’il y a un accident majeur, il y a des conséquences énormes sur la santé, l’économie, la politique et la société : il faut comprendre l’ensemble des phénomènes. Pour discuter de cette globalité, il n’est pas suffisant de faire seulement une conférence antinucléaire pour parler d’un côté de la sureté nucléaire et de l’autre des déchets. Il faut parler de l’ensemble des problèmes. La structure du Forum social mondial permet d’aborder toutes les questions scientifiques, sociales, économiques et politiques : il tend à créer un réseau international afin de globaliser les contestations des populations citoyennes, des militants et des scientifiques pour dire qu’il est inacceptable de continuer avec le nucléaire.

Résistance politique: Au sujet de l’action directe avec Voltairine de Cleyre

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, militantisme alternatif, pédagogie libération, philosophie, politique et lobbyisme, politique et social, politique française, résistance politique, société libertaire, syndicalisme et anarchisme, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , , on 29 juin 2018 by Résistance 71

 

De l’action directe

 

Voltairine de Cleyre

1912

 

Du point de vue de celui qui pense être capable de discerner la route du progrès humain, si tant est qu’il doit y avoir un progrès ; du point de vue de celui qui discerne un tel chemin sur la carte de son esprit et s’efforce de l’indiquer aux autres, de le leur montrer comme il le voit ; du point de vue de celui qui, en faisant cela, a choisi des expressions claires et simples à ses yeux afin de communiquer ses pensées aux autres —, pour un tel individu, il apparaît regrettable et confus pour l’esprit que l’expression « action directe » ait soudain acquis, aux yeux de la majorité de l’opinion publique, un sens limité, qui n’est pas du tout inclus dans ces deux mots, et que ceux qui pensent comme lui ne lui ont certainement jamais donné.

Cependant, il arrive souvent que le progrès joue des tours à ceux qui se croient capables de lui fixer des bornes et des limites. Fréquemment des noms, des phrases, des devises, des mots d’ordre ont été retournés, détournés, inversés, déformés à la suite d’événements incontrôlables par ceux qui utilisaient ces expressions correctement ; et ceux qui persistaient à défendre leur interprétation, et insistaient pour qu’on les écoute, ont finalement découvert que la période où se développaient l’incompréhension et les préjugés annonçait seulement une nouvelle étape de recherche et de compréhension plus approfondie.

J’ai tendance à penser que c’est ce qui se passera avec le malentendu actuel concernant l’action directe. A travers la mécompréhension, ou la déformation délibérée, de certains journalistes de Los Angeles, à l’époque où les frères McNamara plaidèrent coupables, ce malentendu a soudain acquis, dans l’esprit de l’opinion, le sens d’ « attaques violentes contre la vie et la propriété » des personnes. De la part des journalistes, cela relevait soit d’une ignorance crasse, soit d’une malhonnêteté totale. Mais cela a poussé pas mal de gens à se demander ce qu’est vraiment l’action directe.

Qu’est-ce que l’action directe ?

En réalité, ceux qui la dénoncent avec autant de vigueur et de démesure découvriront, s’ils réfléchissent un peu, qu’ils ont eux-mêmes, à plusieurs reprises, pratiqué l’action directe, et qu’ils le feront encore.

Toute personne qui a pensé, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, avoir le droit de protester, et a pris son courage à deux mains pour le faire ; toute personne qui a revendiqué un droit, seule ou avec d’autres, a pratiqué l’action directe. Il y a une trentaine d’années, je me souviens que l’Armée du Salut pratiquait vigoureusement l’action directe pour défendre la liberté de ses membres de s’exprimer en public, de se rassembler et de prier. On les a arrêtés, condamnés à des amendes et emprisonnés des centaines et des centaines de fois, mais ils ont continué à chanter, prier et défiler, jusqu’à ce que finalement ils obligent leurs persécuteurs à les laisser tranquilles. Les Industrial Workers of the World mènent à présent le même combat, et ont, dans plusieurs cas, obligé les autorités à les laisser tranquilles, en utilisant la même tactique de l’action directe.

Toute personne qui a eu un projet, et l’a effectivement mené à bien, ou qui a exposé son plan devant d’autres et a emporté leur adhésion pour qu’ils agissent tous ensemble, sans demander poliment aux autorités compétentes de le concrétiser à leur place, toute personne qui a agi ainsi a pratiqué l’action directe. Toutes les expériences qui font appel à la coopération relèvent essentiellement de l’action directe.

Toute personne qui a dû, une fois dans sa vie, régler un litige avec quelqu’un et est allé droit vers la ou les personne(s) concernée(s) pour le régler, en agissant de façon pacifique ou par d’autres moyens, a pratiqué l’action directe. Les grèves et les campagnes de boycott en offrent un bon exemple ; beaucoup d’entre vous se souviennent de l’action des ménagères de New York qui ont boycotté les bouchers et obtenu que baisse le prix de la viande : en ce moment même, un boycott du beurre est sur le point de s’organiser, face à la hausse des prix décidée par les commerçants.

Ces actions ne sont généralement pas le produit d’un raisonnement profond sur les mérites de l’action directe ou indirecte, mais résultent des efforts spontanés de ceux qui se sentent opprimés par une situation donnée.

En d’autres termes, tous les êtres humains sont, le plus souvent, de fervents partisans du principe de l’action directe et la pratiquent. Cependant la plupart d’entre eux sont également favorables à l’action indirecte ou politique. Ils interviennent sur les deux plans en même temps, sans y réfléchir longuement. Seul un nombre limité d’individus se refusent à avoir recours à l’action politique dans telle ou telle circonstance, voire la récusent systématiquement ; mais personne, absolument personne, n’a jamais été « incapable » de pratiquer l’action directe.

La majorité de ceux qui font profession de réfléchir sont des opportunistes ; ils penchent tantôt vers l’action directe, tantôt vers l’action indirecte, mais sont surtout prêts à utiliser n’importe quel moyen dès lors qu’une occasion l’exige. En d’autres termes, ceux qui affirment que le fait de voter à bulletins secrets pour élire un gouverneur est néfaste et ridicule sont aussi ceux qui, sous la pression de certaines circonstances, considèrent qu’il est indispensable de voter pour que tel individu occupe un poste à un moment particulier. Certains croient qu’en général la meilleure façon pour les gens d’obtenir ce qu’ils veulent est d’utiliser la méthode indirecte : en faisant élire et en portant au pouvoir quelqu’un qui donnera force de loi à ce qu’ils désirent ; mais ce sont les mêmes qui parfois, dans des conditions exceptionnelles, prôneront que l’on se mette en grève ; et, comme je l’ai déjà dit, la grève est une forme d’action directe. Ou bien ils agiront comme l’ont fait les agitateurs du Socialist Party (organisation qui désormais s’oppose vigoureusement à l’action directe) l’été dernier, lorsque la police tentait d’interdire leurs meetings. Ils sont allés en force aux lieux de réunion, prêts à prendre la parole à n’importe quel prix, et ont fait reculer les forces de l’ordre. Même si cette attitude était illogique de leur part, puisqu’ils se sont opposés aux exécuteurs légaux de la volonté majoritaire, leur action constituait un exemple parfait, et réussi, d’action directe.

Ceux qui, en raison de leurs convictions profondes, sont attachés à l’action directe sont seulement… mais qui donc ? Les non-violents, précisément ceux qui ne croient pas du tout en la violence ! Ne vous méprenez pas : je ne pense pas du tout que l’action directe soit synonyme de non-violence. L’action directe aboutit tantôt à la violence la plus extrême, tantôt à un acte aussi pacifique que les eaux paisibles de Siloé. Non, les vrais non-violents peuvent seulement croire en l’action directe, jamais en l’action politique. La base de toute action politique est la coercition ; même lorsque l’État accomplit de bonnes choses, son pouvoir repose finalement sur les matraques, les fusils, ou les prisons, car il a toujours la possibilité d’y avoir recours.

Quelques exemples historiques

De nos jours, n’importe quel écolier américain a entendu parler de l’action directe de certains hommes non-violents, dans le cadre de son programme d’histoire. Le premier exemple qui vient à l’esprit est celui des premiers quakers qui s’installèrent au Massachusetts. Les puritains les accusèrent de « troubler les hommes en leur prêchant la paix ». En effet, les quakers refusaient de payer des impôts ecclésiastiques, de porter les armes, de prêter serment d’allégeance à un gouvernement, quel qu’il soit. (En agissant ainsi, ils ont pratiqué l’action directe, mais de façon passive.) Aussi, les puritains, partisans de l’action politique, ont fait voter des lois pour empêcher les quakers d’entrer sur leur territoire, les exiler, leur infliger des amendes, des peines de prison, des mutilations et finalement les pendre. Les quakers ont continué à arriver en Amérique (ce qui était cette fois une forme active d’action directe) ; et les livres d’histoire nous rappellent que, après la pendaison de quatre quakers, et la flagellation de Margaret Brewster qui fut attachée à une charrette et promenée à travers les rues de Boston, « les puritains renoncèrent à faire taire les nouveaux missionnaires » et que la « ténacité des quakers et leur non-violence finirent par triompher ».

Autre exemple d’action directe, qui appartient aux débuts de l’histoire coloniale américaine : cette fois, il ne s’agit pas d’un conflit pacifique, mais de la révolte de Bacon. Tous nos historiens défendent l’action des rebelles dans cette affaire, car ceux-ci avaient raison. Et pourtant il s’agissait d’une action directe violente contre une autorité légalement constituée. Laissez-moi vous rappeler les détails de cet événement : les planteurs de Virginie craignaient (avec raison) une attaque générale des Indiens. Partisans de l’action politique, ils demandèrent, ou plutôt leur dirigeant Bacon exigea que le gouverneur lui accorde le droit de recruter des volontaires pour se défendre. Ce dernier craignait — à juste titre — qu’une compagnie d’hommes armés ne devienne une menace pour lui-même. Il refusa donc d’accorder cette permission à Bacon. A la suite de quoi, les planteurs eurent recours à l’action directe. Ils levèrent des volontaires sans autorisation et combattirent victorieusement contre les Indiens. Le gouverneur décréta que Bacon était un traître mais le peuple était de son côté, si bien que le gouverneur eut peur de le traduire en justice. Finalement, la situation s’envenima tellement que les rebelles mirent le feu à Jamestown. Si Bacon n’était pas mort, bien d’autres événements se seraient produits. Bien sûr, la répression fut terrible, comme cela se passe habituellement lorsqu’une révolte s’effondre d’elle-même ou est écrasée. Néanmoins, pendant sa brève période de succès, cette révolte corrigea nombre d’abus. Je suis persuadée que, à l’époque, les partisans de l’action politique à tout prix, après que les réactionnaires furent revenus au pouvoir, ont dû s’exclamer : « Regardez tous les maux que provoque l’action directe ! Notre colonie a fait un bond d’au moins vingt-cinq ans en arrière » ; ils oubliaient que, si les colons n’avaient pas recouru à l’action directe, les Indiens auraient pris leurs scalps un an plus tôt, au lieu que nombre d’entre eux soient pendus par le gouverneur un an plus tard.

Dans la période d’agitation et d’excitation qui précéda la révolution américaine, on assista à toutes sortes d’actions directes, des plus pacifiques aux plus violentes ; je crois que presque tous ceux qui étudient l’histoire des États-Unis trouvent que ces actions constituent la partie la plus intéressante de l’histoire, celle qui s’imprègne le plus facilement dans leur mémoire.

Parmi les actions pacifiques, on peut citer notamment les accords de non-importation, les ligues pour porter des vêtements fabriqués dans la colonie et les « comités de correspondance ». Comme les hostilités se développaient inévitablement, l’action directe violente prit elle aussi de l’ampleur ; par exemple, on détruisit les timbres fiscaux, on interdit le débarquement des cargaisons de thé, on les plaça dans des locaux humides, on les jeta dans les eaux du port, comme à Boston, on obligea le propriétaire d’une cargaison de thé à mettre le feu à son propre bateau, comme à Annapolis.

Toutes ces actions sont décrites dans nos manuels d’histoire, et aucun auteur ne les condamne, ou ne les regrette, bien qu’il se soit agi à chaque fois d’actions directes contre des autorités légalement constituées et contre le droit de propriété. Si je cite ces exemples et d’autres de même nature, c’est pour souligner deux points à l’intention de ceux qui répètent certains arguments comme des perroquets : premièrement, les hommes ont toujours eu recours à l’action directe ; et deuxièmement, ceux qui la condamnent aujourd’hui sont également ceux qui l’approuvent d’un point de vue historique.

George Washington dirigeait la Ligue des planteurs de Virginie contre les importations ; un tribunal lui aurait certainement « enjoint » de ne pas créer une telle organisation et, s’il avait insisté, il lui aurait infligé une amende pour offense à la Cour.

La Guerre de Sécession

Lorsque le grand conflit entre le Nord et le Sud s’intensifia, ce fut encore l’action directe qui précéda et précipita l’action politique. Et je ferai remarquer que l’on n’engage jamais, que l’on n’envisage même jamais aucune action politique, tant que les esprits assoupis n’ont pas été réveillés par des actes de protestation directe contre les conditions existantes.

L’histoire du mouvement abolitionniste et de la Guerre de Sécession nous offre un énorme paradoxe, même si nous savons bien que l’histoire n’est qu’une chaîne de paradoxes. Sur le plan politique, les États esclavagistes luttaient pour une plus grande liberté, pour l’autonomie de chaque État et contre toute intervention du gouvernement fédéral ; par contre, les États non esclavagistes voulaient un État centralisé et fort, État que les sécessionnistes condamnaient avec raison, parce qu’il allait donner naissance à des formes de pouvoir de plus en plus tyranniques. Et c’est ce qui arriva. Depuis la fin de la guerre de Sécession, le pouvoir fédéral empiète de plus en plus sur les prérogatives de chaque État. Les négriers modernes (les industriels) se retrouvent continuellement en conflit avec le pouvoir centralisé contre lequel les esclavagistes d’antan protestaient (la liberté à la bouche mais la tyrannie au cœur). D’un point de vue éthique, ce sont les États non esclavagistes qui, en théorie, prônaient une plus grande liberté, tandis que les sécessionnistes défendaient le principe de l’esclavage. Mais cette position éthiquement juste était très abstraite : en effet, la majorité des Nordistes, qui n’avaient jamais côtoyé d’esclaves noirs, pensaient que cette forme d’exploitation était probablement une erreur ; mais ils n’étaient pas pressés de la faire disparaître. Seuls les abolitionnistes, une infime minorité, avaient une véritable position éthique : à leurs yeux seule importait l’abolition de l’esclavage — ils ne se souciaient pas de la sécession ni de l’union entre les États américains. Au point que beaucoup d’entre eux prônaient la dissolution de l’Union ; ils pensaient que le Nord devaient en prendre l’initiative afin que les Nordistes ne soient plus accusés de maintenir les Noirs prisonniers de leurs chaînes.

Bien sûr, toutes sortes de gens ayant toutes sortes d’idées voulaient abolir l’esclavage : des quakers comme Whittier (les quakers, ces partisans de la paix à tout prix, furent en fait les premiers partisans de l’abolition de l’esclavage, dès leur arrivée en Amérique) ; des partisans modérés de l’action politique qui voulaient racheter les esclaves pour résoudre le problème rapidement ; et puis des gens extrêmement violents qui croyaient en la violence et menèrent toutes sortes d’actions radicales.

En ce qui concerne les politiciens, pendant trente ans ils essayèrent de se défiler, de conclure des compromis, de marchander, de maintenir le statut quo, d’amadouer les deux parties, alors que la situation exigeait des actes, ou au moins une parodie d’action. Mais « les étoiles dans leur course combattirent contre Sisera », le système s’effondra de l’intérieur et, sans éprouver le moindre remords, les partisans de l’action directe agrandirent les fissures de l’édifice esclavagiste.

Parmi les différentes expressions de la révolte directe mentionnons l’organisation du « chemin de fer souterrain ». La plupart de ceux qui y participèrent soutenaient les deux formes d’action (directe et politique) ; cependant, même si, en théorie, ils pensaient que la majorité avait le droit d’édicter et d’appliquer des lois, ils n’y croyaient pas totalement. Mon grand-père avait fait partie de ce réseau clandestin et aidé de nombreux esclaves à rejoindre le Canada. C’était un homme attaché aux règles, dans la plupart des domaines, même si j’ai souvent pensé qu’il respectait la loi parce qu’il avait rarement affaire à elle ; ayant toujours mené la vie d’un pionnier, la loi le touchait généralement d’assez loin, alors que l’action directe avait pour lui la valeur d’un impératif. Quoi qu’il en soit, et aussi légaliste fût-il, il n’éprouvait aucun respect pour les lois esclavagistes, même si elles avaient été votées à une majorité de 500 pour cent. Et il violait consciemment toutes celles qui l’empêchaient d’agir.

Parfois, le bon fonctionnement du « chemin de fer souterrain » exigeait l’usage de la violence, et on l’employait. Je me souviens qu’une vieille amie me raconta qu’elle et sa mère avaient surveillé leur porte toute la nuit, pendant qu’un esclave recherché se cachait dans leur cave. Toutes deux avaient beau descendre de familles quakers et sympathiser avec leurs idées, elles avaient un fusil de chasse à portée de main, sur la table. Heureusement, elles n’eurent pas besoin de tirer, ce soir-là.

Lorsque la loi sur les esclaves évadés fut votée, grâce à certains politiciens du Nord qui voulaient encore amadouer les propriétaires d’esclaves, les partisans de l’action directe décidèrent de libérer les esclaves qui avaient été repris. Il y eut l’ « opération Shadrach » puis l’opération « Jerry » (cette dernière sous la direction du fameux Gerrit Smith), et bien d’autres qui réussirent ou échouèrent. Cependant les politiciens continuèrent leurs manœuvres et tentèrent de concilier l’inconciliable. Les partisans de la paix à tout prix, les plus légalistes, dénoncèrent les abolitionnistes, un peu de la même façon que des gens comme William D. Haywood et Frank Bohn sont dénoncés par leur propre parti aujourd’hui.

John Brown

L’autre jour, j’ai lu dans le quotidien Daily Socialist de Chicago une lettre du secrétaire du Socialist Party de Louisville au secrétaire national. M. Dobbs demandait que l’on remplace M. Bohn, qui devait venir parler dans sa ville, par un orateur plus responsable et plus raisonnable. Pour expliquer sa démarche, il citait un passage de la conférence de Bohn : « Si les frères McNamara avaient défendu avec succès les intérêts de la classe ouvrière, ils auraient eu raison, de même que John Brown aurait eu raison s’il avait réussi à libérer les esclaves. Pour John Brown, comme pour les McNamara, l’ignorance était leur seul crime. »

Et M. Dobbs de faire le commentaire suivant. « Nous nous élevons fermement contre de tels propos. Cette comparaison entre la révolte ouverte — même si elle était erronée — de John Brown d’un côté, et les méthodes clandestines et meurtrières des frères McNamara de l’autre, est le fruit d’un raisonnement creux qui conduit à des conclusions logiques très dangereuses. »

M. Dobbs ignore certainement ce que furent la vie et les actions de John Brown. Ce partisan convaincu de la violence aurait traité avec mépris quiconque aurait essayé de le faire passer pour un agneau. Et une fois qu’une personne croit en la violence, c’est à elle seule de décider quelle est la façon la plus efficace de l’appliquer, en fonction des conditions concrètes et de ses propres moyens. John Brown n’hésita jamais à utiliser des méthodes conspiratives. Ceux qui ont lu l’Autobiographie de Frederick Douglass et les Souvenirs de Lucy Colman savent que John Brown avait prévu d’organiser une série de camps fortifiés dans les montagnes de la Virginie-Occidentale, de la Caroline du Nord et du Tennessee, d’envoyer des émissaires secrets parmi les esclaves pour les inciter à venir se réfugier dans ces camps, et ensuite réfléchir aux mesures et aux conditions nécessaires pour fomenter la révolte chez les Noirs. Ce plan échoua surtout parce que les esclaves eux-mêmes ne désiraient pas assez fortement la liberté.

Plus tard, lorsque des politiciens à l’esprit tortueux, toujours soucieux de ne rien faire, votèrent la loi Kansas-Nebraska qui laissait les colons décider seuls de la légalité de l’esclavage, les partisans de l’action directe, dans les deux camps, envoyèrent des pseudo-colons dans ces territoires et ceux-ci s’affrontèrent. Les partisans de l’esclavage arrivèrent les premiers ; ils rédigèrent une constitution qui reconnaissait l’esclavage et une loi punissant de mort toute personne qui aiderait un esclave à s’échapper ; mais les Free Soilers, qui arrivèrent un peu plus tard parce qu’ils venaient d’États plus éloignés, rédigèrent une seconde constitution, et refusèrent de reconnaître les lois de leurs adversaires. John Brown se trouvait parmi eux et utilisa la violence, tantôt ouvertement tantôt clandestinement. Les politiciens décents, favorables à la paix sociale, le considéraient comme un « voleur de chevaux et un assassin ». Et il ne fait pas le moindre doute qu’il vola des chevaux, sans prévenir personne de son intention de les dérober, et qu’il tua des partisans de l’esclavage. Il se battit et réussit à s’en tirer un bon nombre de fois avant qu’il tente de s’emparer de l’arsenal de Harpers Ferry. S’il n’utilisa pas la dynamite, c’est seulement parce qu’elle n’était pas encore une arme très répandue à l’époque. Il attenta à la vie de beaucoup plus de gens que les frères McNamara, dont M. Dobbs condamne les « méthodes meurtrières ». Pourtant les historiens ont compris la portée des actions de John Brown. Cet homme violent, qui avait du sang sur les mains, fut condamné et pendu pour haute trahison ; mais tout le monde sait que c’était une âme forte et belle, désintéressée, qui ne pouvait supporter que quatre millions d’hommes soient traités comme des animaux. John Brown pensait que combattre cette injustice, ce crime horrible, était un devoir sacré qu’il accomplissait sur l’ordre de Dieu — car cet homme très religieux appartenait à l’Église presbytérienne.

C’est grâce aux actions, pacifiques ou violentes, des précurseurs du changement social que la Conscience Humaine, la conscience des masses, s’éveille au besoin du changement. Il serait absurde de prétendre qu’aucun résultat positif n’a jamais été obtenu par les moyens politiques traditionnels ; parfois de bonnes choses en résultent. Mais jamais tant que la révolte individuelle, puis la révolte des masses ne l’imposent. L’action directe est toujours le héraut, l’élément déclencheur, qui permet à la grande masse des indifférents de prendre conscience que l’oppression devient intolérable.

Les luttes actuelles contre l’esclavage salarié

Nous subissons maintenant l’oppression dans ce pays — et pas seulement ici, mais dans toutes les parties du monde qui jouissent des bienfaits fort contrastés de la civilisation. Et de même que l’ancien esclavage, le nouveau provoque à la fois des actions directes et des actions politiques. Une fraction de la population américaine produit la richesse matérielle qui permet à tous de vivre ; exactement de la même façon que quatre millions d’esclaves noirs entretenaient la foule de parasites qui les commandaient. Aujourd’hui ce sont les travailleurs agricoles et les ouvriers d’industrie.

A travers l’action imprévisible d’institutions qu’aucun d’eux n’a créées, mais qui sévissent depuis leur naissance, ces travailleurs, la partie la plus indispensable de toute la structure sociale, sans le travail desquels personne ne pourrait ni manger, ni s’habiller, ni se loger, ces travailleurs, disais-je, sont justement ceux qui disposent du moins de nourriture, de vêtements et des pires logements — sans parler des autres bienfaits que la société est censée leur dispenser, comme l’éducation et l’accès aux plaisirs artistiques.

Ces ouvriers ont, d’une façon ou d’une autre, joint leurs efforts pour que leur condition s’améliore ; en premier lieu par l’action directe, en second lieu par l’action politique. Nous avons des groupes comme la Grange, les Farmers’Alliances, les coopératives, les colonies expérimentales, les Knights of Labor, les syndicats et les Industrial Workers of the World. Tous ont organisé les travailleurs pour alléger le poids de l’exploitation, pour des prix meilleur marché, des conditions de travail moins catastrophiques, et une journée de travail un peu plus courte ; ou contre une réduction de salaire, la détérioration des conditions de travail ou l’allongement des horaires.

Aucun de ces groupes, à part les IWW, n’a reconnu qu’il existe une guerre sociale et qu’elle se poursuivra tant que se perpétueront les conditions sociales et juridiques actuelles. Ils ont accepté les institutions fondées sur la propriété privée, telles qu’elles étaient. Ces organisations regroupent des gens ordinaires, aux aspirations ordinaires, et elles ont entrepris de faire ce qu’il leur semblait possible et raisonnable d’accomplir. Lors de la création de ces groupes, ces militants ne se sont pas engagés sur un programme politique particulier, ils se sont associés pour mener une action directe, décidée par eux-mêmes, offensive ou défensive.

Il y a vingt-deux ans, j’ai rencontré des militants des Farmers’Alliances, des Knights of Labor et des syndicalistes qui m’ont dit cela. Ils voulaient lutter pour des objectifs plus larges que ceux proposés par leurs organisations ; mais ils devaient aussi accepter leurs camarades de travail comme ils étaient, et essayer de les inciter à lutter pour des objectifs immédiats qu’ils percevaient clairement : prix plus justes, salaires plus élevés, conditions de travail moins dangereuses ou moins tyranniques, semaine de travail moins longue. A l’époque où sont nés ces mouvements, les travailleurs agricoles ne pouvaient pas comprendre que leur lutte convergeait avec le combat des ouvriers des usines ou des transports ; et ces derniers ne voyaient pas non plus leurs points communs avec le mouvement des paysans. D’ailleurs, même aujourd’hui, peu d’entre eux le comprennent. Ils doivent encore apprendre qu’il n’existe qu’une seule lutte commune contre ceux qui se sont approprié les terres, les capitaux et les machines.

Malheureusement les grandes organisations paysannes ont gaspillé leur énergie en s’engageant dans une course stupide au pouvoir politique. Elles ont réussi à prendre le pouvoir dans certains États, mais les tribunaux ont déclaré que les lois votées n’étaient pas constitutionnelles, et toutes leurs conquêtes politiques ont été enterrées. A l’origine, leur programme visait à construire leurs propres silos, y stocker les produits et les tenir à l’écart du marché jusqu’à ce qu’ils puissent échapper aux spéculateurs. Ils voulaient aussi organiser des échanges de services et imprimer des billets de crédit pour les produits déposés afin de payer ces échanges. Si ce programme d’aide mutuelle directe avait fonctionné, il aurait montré, dans une certaine mesure, au moins pendant un temps, comment l’humanité peut se libérer du parasitisme des banquiers et des intermédiaires. Bien sûr, ce projet aurait fini par être liquidé, à moins que sa vertu exemplaire n’ait bouleversé tellement l’esprit des hommes qu’il leur ait donné envie de mettre fin au monopole légal de la terre et des capitaux ; mais au moins ce projet aurait eu un rôle éducatif fondamental. Malheureusement, ce mouvement poursuivit une chimère et se désintégra surtout à cause de sa futilité.

Les Knights of Labor sont eux aussi devenus pratiquement insignifiants, non pas parce qu’ils n’ont pas eu recours à l’action directe, ni parce qu’ils se sont mêlés de politique, mais parce qu’il s’agissait d’une masse d’ouvriers trop hétérogène pour réussir à conjuguer efficacement leurs efforts.

Pourquoi les patrons ont peur des grèves

Les syndicats ont atteint une taille bien plus imposante que celle des Knights of Labor et leur pouvoir a continué à croître, lentement mais sûrement. Certes, cette croissance a connu des fluctuations, des reculs ; de grandes organisations ont surgi puis disparu. Mais dans l’ensemble, les syndicats constituent un pouvoir en plein développement. Malgré leurs faibles ressources, ils ont offert, à une certaine fraction des travailleurs, un moyen d’unir leurs forces, de faire pression directement sur leurs maîtres et d’obtenir ainsi une petite partie de ce qu’ils voulaient — de ce qu’ils devaient essayer d’obtenir, vu leur situation. La grève est leur arme naturelle, celle qu’ils se sont forgée eux-mêmes. Neuf fois sur dix, les patrons redoutent la grève — même si, bien sûr, il peut arriver que certains s’en réjouissent, mais c’est plutôt rare. Les patrons savent qu’ils peuvent gagner contre les grévistes, mais ils ont terriblement peur que leur production s’interrompe. Par contre, ils ne craignent nullement un vote qui exprimerait « la conscience de classe » des électeurs ; à l’atelier, vous pouvez discuter du socialisme, ou de n’importe quel autre programme ; mais le jour où vous commencez à parler de syndicalisme, attendez-vous à perdre votre travail ou au moins à ce que l’on vous menace et que l’on vous ordonne de vous taire. Pourquoi ? Le patron se moque de savoir que l’action politique n’est qu’une impasse où s’égare l’ouvrier, et que le socialisme politique est en train de devenir un mouvement petit-bourgeois. Il est persuadé que le socialisme est une très mauvaise chose — mais il sait aussi que celui-ci ne s’instaurera pas demain. Par contre, si tous ses ouvriers se syndiquent, il sera immédiatement menacé. Son personnel aura l’esprit rebelle, il devra dépenser de l’argent pour améliorer les conditions de travail, il sera obligé de garder des gens qu’il n’aime pas et, en cas de grève, ses machines ou ses locaux seront peut-être endommagés.

On dit souvent, et on le répète parfois jusqu’à la nausée, que les patrons ont une « conscience de classe », qu’ils sont solidement soudés pour défendre leurs intérêts collectifs, et sont prêts individuellement à subir toutes sortes de pertes plutôt que de trahir leurs prétendus intérêts communs. Ce n’est absolument pas vrai. La majorité des capitalistes sont exactement comme la plupart des ouvriers : ils se préoccupent beaucoup plus de leurs pertes personnelles (ou de leurs gains) que des pertes (ou des victoires) de leur classe. Et lorsqu’un syndicat menace un patron, c’est à son portefeuille qu’il s’en prend.

Toute grève est synonyme de violence

Aujourd’hui chacun sait qu’une grève, quelle que soit sa taille, est synonyme de violence. Même si les grévistes ont une préférence morale pour les méthodes pacifiques, ils savent parfaitement que leur action causera des dégâts. Lorsque les employés du télégraphe font grève, ils sectionnent des câbles et scient des pylônes, tandis que les jaunes bousillent leurs instruments de travail parce qu’ils ne savent pas les utiliser. Les sidérurgistes s’affrontent physiquement aux briseurs de grève, cassent des carreaux, détraquent certains appareils de mesure, endommagent des laminoirs qui coûtent très cher et détruisent des tonnes de matières premières. Les mineurs endommagent des pistes et des ponts et font sauter des installations. S’il s’agit d’ouvriers ou d’ouvrières du textile, un incendie d’origine inconnue éclate, des pierres volent à travers une fenêtre apparemment inaccessible ou une brique est lancée sur la tête d’un patron. Quand les employés des tramways font grève, ils arrachent les rails ou élèvent des barricades sur les voies avec des charrettes ou des wagons retournés, des clôtures volées, des voitures incendiées. Lorsque les cheminots se mettent en colère, des moteurs « expirent », des locomotives folles démarrent sans conducteur, des chargements déraillent et des trains sont bloqués. S’il s’agit d’une grève du bâtiment, les travailleurs dynamitent des constructions. Et à chaque fois, des combats éclatent entre d’un côté les briseurs de grève et les jaunes et, de l’autre, les grévistes et leurs sympathisants, entre le Peuple et la Police.

Pour les patrons, une grève sera synonyme de projecteurs, de fil de fer barbelé, de palissades, de locaux de détention, de policiers et d’agents provocateurs, de kidnappings violents et d’expulsions. Ils inventeront tous les moyens possibles pour se protéger directement, sans compter l’ultime recours à la police, aux milices, aux brigades spéciales et aux troupes fédérales.

Tout le monde sait cela et sourit lorsque les responsables syndicaux protestent, affirmant que leurs organisations sont pacifiques et respectent les lois. Tout le monde est conscient qu’ils mentent. Les travailleurs savent que les grévistes utilisent la violence, à la fois ouvertement et clandestinement, et qu’ils n’ont pas d’autres moyens, s’ils ne veulent pas capituler immédiatement. Et la population ne confond pas les grévistes qui sont obligés de recourir à la violence avec les crapules destructrices qui les provoquent délibérément. Généralement, les gens comprennent que les grévistes agissent ainsi parce qu’ils sont poussés par la dure logique d’une situation qu’ils n’ont pas créée, mais qui les force à attaquer pour survivre, sinon ils seront obligés de tomber tout droit dans la misère jusqu’à ce que la mort les frappe, à l’hospice, dans les rues des grandes villes ou sur les berges boueuses d’une rivière. Telle est l’horrible situation devant laquelle se trouvent les ouvriers ; ce sont les êtres les plus humains — ils font un détour pour soigner un chien blessé, ou ramener chez eux un chiot et le nourrir, ou s’écartent d’un pas pour ne pas écraser un ver de terre — et ils recourent à la violence contre leurs congénères. Ils savent, parce que la réalité le leur a appris, que c’est l’unique façon de gagner, si tant est qu’ils puissent gagner quelque chose. « Vous n’avez qu’à mieux voter aux prochaines élections ! » affirment certains. Il m’a toujours semblé qu’il s’agit de l’une des réponses les plus ridicules qu’une personne puisse faire, lorsqu’un gréviste lui demande de l’aide face à une situation matérielle délicate, et alors que les élections auront lieu dans six mois, un an voire deux ans.

Malheureusement, ceux qui savent comment la violence est utilisée dans la guerre des syndicats contre les patrons ne prennent pas publiquement la parole pour dire : « Tel jour, à tel endroit, telle action spécifique a été entreprise ; telles et telles concessions ont été accordées à la suite de cette action ; tel patron a capitulé. » Agir ainsi mettrait en péril leur liberté et leur pouvoir de continuer le combat. C’est pourquoi ceux qui sont les mieux informés doivent se taire et ricaner discrètement en écoutant les ignorants pérorer. Pourtant seule la connaissance des faits peut éclaircir leur position.

Les adversaires de l’action directe

Ces dernières semaines, certains n’ont pas été avares de paroles creuses. Des orateurs et des journalistes, honnêtement convaincus de l’efficacité de l’action politique, persuadés qu’elle seule peut permettre aux ouvriers de remporter la bataille, ont dénoncé les dommages incalculables causés par ce qu’ils appellent l’action directe (ils veulent dire en fait la « violence conspiratrice » ).

Un certain Oscar Ameringer, par exemple, a récemment déclaré, lors d’un meeting à Chicago, que la bombe lancée à Haymarket Square en 1886 avait fait reculer le mouvement pour la journée de huit heures d’un quart de siècle. D’après lui, ce mouvement aurait été victorieux si la bombe n’avait pas été lancée. Ce monsieur commet une grave erreur.

Personne n’est capable de mesurer précisément l’effet positif ou négatif d’une action, à l’échelle de plusieurs mois ou de plusieurs années. Personne ne peut démontrer que la journée de huit heures aurait pu devenir obligatoire vingt-cinq ans auparavant.

Nous savons que les législateurs de l’Illinois ont voté une loi pour la journée de 8 heures en 1871 et que ce texte est resté lettre morte. On ne peut pas davantage démontrer que l’action directe des ouvriers aurait pu l’imposer. Quant à moi, je pense que des facteurs beaucoup plus puissants que la bombe de Haymarket ont joué un rôle.

D’un autre côté, si l’on croit que l’influence négative de la bombe a été si puissante, alors les conditions de travail et l’exercice des activités syndicales devraient être bien plus difficiles à Chicago que dans les villes où rien d’aussi grave ne s’est produit. Pourtant on constate le contraire. Même si les conditions des travailleurs y sont déplorables, elles sont bien moins mauvaises à Chicago que dans d’autres grandes villes, et le pouvoir des syndicats y est plus développé que dans n’importe quel autre endroit, excepté San Francisco. Si l’on veut donc absolument tirer des conclusions à propos des effets de la bombe de Haymarket, il faut tenir compte de ces faits avant d’avancer une hypothèse. En ce qui me concerne, je ne pense pas que cet événement ait joué un rôle important dans l’évolution du mouvement ouvrier.

Et il en sera de même avec la vigoureuse actuelle contre la violence. Rien n’a fondamentalement changé. Deux hommes ont été emprisonnés pour ce qu’ils ont fait (il y a vingt-quatre ans, leurs semblables ont été pendus pour des actes qu’ils n’avaient pas commis) et quelques autres seront peut-être incarcérés. Mais les forces de la Vie continueront à se révolter contre leurs chaînes économiques. Cette révolte ne faiblira pas, peu importe le parti qui remportera ou perdra les élections, jusqu’à ces chaînes soient brisées.

Comment pourrons-nous briser nos chaînes ?

Les partisans de l’action politique nous racontent que seule l’action électorale du parti de la classe ouvrière pourra atteindre un tel résultat ; une fois élus, ils entreront en possession des sources de la Vie et des moyens de production ; ceux qui aujourd’hui possèdent les forêts, les mines, les terres, les canaux, les usines, les entreprises et qui commandent aussi au pouvoir militaire à leur botte, en bref les exploiteurs, abdiqueront demain leur pouvoir sur le peuple dès le lendemain des élections qu’ils auront perdues.

Et en attendant ce jour béni ?

En attendant, soyez pacifiques, travaillez bien, obéissez aux lois, faites preuve de patience et menez une existence frugale (comme Madero le conseilla aux paysans mexicains après les avoir vendus à Wall Street).

Si certains d’entre vous sont privés de leurs droits civiques, ne vous révoltez même pas contre cette mesure, cela risquerait de « faire reculer le parti ».

Action politique et action directe

J’ai déjà dit que, parfois, l’action politique obtient quelques résultats positifs — et pas toujours sous la pression des partis ouvriers, d’ailleurs. Mais je suis absolument convaincue que les résultats positifs obtenus occasionnellement sont annulés par les résultats négatifs ; de même que je suis convaincue que, si l’action directe a parfois des conséquences négatives, celles-ci sont largement compensées par ses conséquences positives.

Presque toutes les lois originellement conçues pour le bénéfice des ouvriers sont devenues une arme entre les mains de leurs ennemis, ou bien sont restées lettre morte, sauf lorsque le prolétariat et ces organisations ont imposé directement leur application. En fin de compte, c’est toujours l’action directe qui a le rôle moteur. Prenons par exemple la loi antitrusts censée bénéficier au peuple en général et à la classe ouvrière en particulier. Il y environ deux semaines, 250 dirigeants syndicaux ont été cités en justice. La compagnie de chemins de fer Illinois Central les accusait en effet d’avoir formé un trust en déclenchant une grève !

Mais la foi aveugle en l’action indirecte, en l’action politique, a des conséquences bien plus graves : elle détruit tout sens de l’initiative, étouffe l’esprit de révolte individuelle, apprend aux gens à se reposer sur quelqu’un d’autre afin qu’il fasse pour eux ce qu’ils devraient faire eux-mêmes ; et enfin, elle fait passer pour naturelle une idée absurde : il faudrait encourager la passivité des masses jusqu’au jour où le parti ouvrier gagnera les élections ; alors, par la seule magie d’un vote majoritaire, cette passivité se transformera tout à coup en énergie. En d’autres termes, on veut nous faire croire que des gens qui ont perdu l’habitude de lutter pour eux-mêmes en tant qu’individus, qui ont accepté toutes les injustices en attendant que leur parti acquière la majorité ; que ces individus vont tout à coup se métamorphoser en véritables « bombes humaines », rien qu’en entassant leurs bulletins dans les urnes !

Les sources de la Vie, les richesses naturelles de la Terre, les outils nécessaires pour une production coopérative doivent devenir accessibles à tous. Le syndicalisme doit élargir et approfondir ses objectifs, sinon il disparaîtra ; et la logique de la situation forcera graduellement les syndicalistes à en prendre conscience. Les problèmes des ouvriers ne pourront jamais être résolus en tabassant des jaunes, tant que des cotisations élevées et d’autres restrictions limiteront les adhésions au syndicat et pousseront certains travailleurs à aider les patrons. Les syndicats se développeront moins en combattant pour des salaires plus élevés qu’en luttant pour une semaine de travail plus courte, ce qui permettra d’augmenter le nombre de leurs membres, d’accepter tous ceux qui veulent adhérer. Si les syndicats veulent gagner des batailles, tous les ouvriers doivent s’allier et agir ensemble, agir rapidement (sans en avertir les patrons à l’avance) et profiter de leur liberté d’agir ainsi à chaque fois. Et si, un jour, les syndicats regroupent tous les ouvriers, aucune conquête ne sera permanente, à moins qu’ils se mettent en grève pour tout obtenir — pas une augmentation de salaire, ni une amélioration secondaire, mais toutes les richesses de la nature — et qu’ils procèdent, dans la foulée, à l’expropriation directe et totale !

Le pouvoir des ouvriers ne réside pas dans la force de leur vote, mais dans leur capacité à paralyser la production. La majorité des électeurs ne sont pas des ouvriers. Ceux-ci travaillent à un endroit aujourd’hui, à un autre demain, ce qui empêche un grand nombre d’entre eux de voter ; un grand pourcentage des ouvriers dans ce pays sont des étrangers qui n’ont pas le droit de voter. Les dirigeants socialistes le savent parfaitement. La preuve ? Ils affadissent leur propagande sur tous les points afin de gagner le soutien de la classe capitaliste, du moins des petits entrepreneurs. Selon la presse socialiste, des spéculateurs de Wall Street assurent qu’ils sont prêts à acheter des actions de Los Angeles à un administrateur socialiste aussi bien qu’à un administrateur capitaliste. Les journaux socialistes prétendent que l’administration actuelle de Milwaukee a créé une situation économique très favorable aux petits investisseurs ; leurs articles publicitaires conseillent aux habitants de cette ville de se rendre chez Dupont ou Durand sur Milwaukee Avenue, qui les servira aussi bien qu’un grand magasin dépendant d’une grosse chaîne commerciale. En clair, parce que nos socialistes savent qu’ils ne pourront pas obtenir une majorité sans les voix de cette classe sociale, ils essaient désespérément de gagner le soutien (et de prolonger la vie) de la petite-bourgeoisie que l’économie socialiste fera disparaître.

Au mieux, un parti ouvrier pourrait, en admettant que ses députés restent honnêtes, former un solide groupe parlementaire qui conclurait des alliances ponctuelles avec tel ou tel autre groupe afin d’obtenir quelques mini-réformes politiques ou économiques.

Mais lorsque la classe ouvrière sera regroupée dans une seule grande organisation syndicale, elle pourra montrer à la classe possédante, en cessant brusquement le travail dans toutes les entreprises, que toute la structure sociale repose sur le prolétariat ; que les biens des patrons n’ont aucune valeur sans l’activité des travailleurs ; que des protestations comme les grèves sont inhérentes à ce système fondé sur la propriété privée et qu’elles se reproduiront tant qu’il ne sera pas aboli. Et, après l’avoir montré dans les faits, les ouvriers exproprieront tous les possédants.

« Mais le pouvoir militaire, objectera le partisan de l’action politique, nous devons d’abord obtenir le pouvoir politique, sinon on utilisera l’armée contre nous ! »

Contre une véritable grève générale, l’armée ne peut rien. Oh, bien sûr, si vous avez un socialiste dans le genre d’Aristide Briand au pouvoir, il sera prêt à déclarer que les ouvriers sont tous des « serviteurs de l’État » et à essayer de les faire travailler contre leurs propres intérêts. Mais contre le solide mur d’une masse d’ouvriers immobiles, même un Briand se cassera les dents.

En attendant, tant que la classe ouvrière internationale ne se réveillera pas, la guerre sociale se poursuivra, malgré toutes les déclarations hystériques de tous ces individus bien intentionnés qui ne comprennent pas que les nécessités de la Vie puissent s’exprimer ; malgré la peur de tous ces dirigeants timorés ; malgré toutes les revanches que prendront les réactionnaires ; malgré tous les bénéfices matériels que les politiciens retirent d’une telle situation. Cette guerre de classe se poursuivra parce que la Vie crie son besoin d’exister, qu’elle étouffe dans le carcan de la Propriété, et qu’elle ne se soumet pas.

Et que la Vie ne se soumettra pas.

Cette lutte durera tant que l’humanité ne se libérera pas elle-même pour chanter l’Hymne à l’Homme de Swinburne :

« Gloire à l’Homme dans ses plus beaux exploits, 

Car il est le maître de toutes choses. »

= = =

Lectures complémentaires:

Louise-Michel_De-la-commune-a-la-pratique-anarchiste

Un-autre-regard-anarchiste-sur-la-vie-avec-emma-goldman

Rudolph Rocker_Anarchie de la theorie a la pratique

Ecrits-choisis-anarchistes-sebastien-faure-mai-2018

Manifeste pour la Société des Sociétés

Dieu et lEtat_Bakounine

Entraide_Facteur_de_L’evolution_Kropotkine

Manifeste contre le travail

Un monde sans argent: le communisme

Bakounine_et_letat_marxiste_Leval

La Morale Anarchiste de Kropotkine)

Les_amis_du_peuple_révolution_française

petit_precis_sur_la_societe_et_letat

Appel au Socialisme Gustav Landauer

Chimères et antidote

Posted in actualité, résistance politique with tags , , , on 29 juin 2018 by Résistance 71

L’étranger

— Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?

— Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.

— Tes amis ?

— Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.

— Ta patrie ?

— J’ignore sous quelle latitude elle est située.

— La beauté ?

— Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.

— L’or ?

— Je le hais comme vous haïssez Dieu.

— Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?

— J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… les merveilleux nuages !

Chacun sa chimère

Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés.

Chacun d’eux portait sur son dos une énorme Chimère, aussi lourde qu’un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d’un fantassin romain.

Mais la monstrueuse bête n’était pas un poids inerte ; au contraire, elle enveloppait et opprimait l’homme de ses muscles élastiques et puissants ; elle s’agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine de sa monture ; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l’homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur de l’ennemi.

Je questionnai l’un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu’il n’en savait rien, ni lui, ni les autres ; mais qu’évidemment ils allaient quelque part, puisqu’ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher. 

Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs n’avait l’air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos ; on eût dit qu’il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d’aucun désespoir ; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d’un sol aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours.

Et le cortége passa à côté de moi et s’enfonça dans l’atmosphère de l’horizon, à l’endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à la curiosité du regard humain.

Et pendant quelques instants je m’obstinai à vouloir comprendre ce mystère ; mais bientôt l’irrésistible Indifférence s’abattit sur moi, et j’en fus plus lourdement accablé qu’ils ne l’étaient eux-mêmes par leurs écrasantes Chimères.

Charles Baudelaire
Petits poèmes en prose, 1869

Guerre par procuration en Syrie: L’ex-adjoint à la sécurité d’Obama reconnaît l’implication yankee avec Daesh !…

Posted in 3eme guerre mondiale, actualité, canada USA états coloniaux, colonialisme, guerre iran, guerres hégémoniques, guerres imperialistes, ingérence et etats-unis, N.O.M, neoliberalisme et fascisme, résistance politique, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , on 28 juin 2018 by Résistance 71

Question de R71:  Qu’est-ce que le monde, la soi-disante « communauté internationale », va faire de cet aveu ?…

 

Dans un entretien détonnant, Ben Rhodes admet qu’Obama armait les djihadistes en Syrie

 

Tyler Durden

 

26 juin 2018

 

Source: http://www.informationclearinghouse.info/49714.htm

 

~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~

 

Quelqu’un a finalement demandé à des hauts-fonctionnaires de l’administration Obama de prendre en compte le développement de l’EIIL/Daesh et l’armement des djihadistes en Syrie.

Dans un entretien a bâton rompu intitulé « Confronting the Consequences of Obama’s Foreign Policy » le journaliste de The Intercept Mehdi Hasan a posé la question à Ben Rhodes qui a servi longtemps comme adjoint au conseiller national à la sécurité à la Maison Blanche sous la présidence de Barack Obama et qui fait maintenant la promotion de son nouveau livre, The World As It Is: Inside the Obama White House.

Rhodes a été décrit comme étant tellement dans la confidence d’Obama qu’il était “dans la pièce” lors de pratiquement toutes les décisions importantes en politique étrangère prises par Obama lors de ses 8 années au pouvoir. Bien que l’entretien accordé à The Intercept vaut la peine d’être écouté dans sa totalité, c’est le segment sur la Syrie qui a capté notre attention.

Malgré le fait que Rhodes essaya de littéralement danser autour de l’affaire, il répond docilement par l’affirmative lorsque Mehdi Hasan lui pose les questions suivantes au sujet du soutien des djihadistes en Syrie:

“Êtes-vous trop intervenus en Syrie ? Parce que la CIA a dépensé des centaines de millions de dollars à financer et à armer les rebelles anti-Assad et beaucoup de ces armes comme vous le savez, ont terminé aux mains des groupes djihadistes, certaines même aux mains de l’EIIL.

Vos critiques diraient que vous avez exacerbé la guerre par procuration en Syrie ; que vous avez prolongé ce conflit et que ce faisant vous avez favorisé et poussé les djihadistes.

Rhodes dans un premier temps monologue au sujet de son livre et fait une “évaluation secondaire” de la politique sur la Syrie dans une tentative d’éluder la question, mais Hasan le ramène sur le cap à suivre en disant: “Allez enfin, vous coordonniez beaucoup de leurs armes.”

Les deux hommes argumentent sur l’accusation de Hasan de “pousser les djihadistes” dans la section suivante de l’entretien, à la fin de laquelle Rhodes lâche en traînant les pieds un “ouais…” tout en essayant de faire passer le blâme sur les alliés américains que sont la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite (de manière similaire sur ce que fit le vice-président Joe Biden dans un discours datant de 2014)

MH: Allez quoi, vous coordonniez beaucoup de leurs armes. Vous savez que les Etats-Unis étaient lourdement impliqués dans cette guerre ainsi que les Saoudiens, les Qataris et les Turcs.

BR: Et bien j’allais dire: la Turquie, l’Arabie Saoudite, le Qatar…

MH: Vous y étiez aussi…

BR: Ouais, mais en fait une fois que cela eut dégénéré en une sorte de guerre civile sectaire ayant des parties combattant pour ce qu’elles percevaient être leur propre survie, je pense que nous, en la capacité de mettre fin à ce type de situation, et une partie de ce avec quoi j’ai lutté avec le livre, sont les limites de notre capacité de tirer un levier et de faire qu’une telle tuerie s’arrête une fois qu’elle est déclenchée.

A notre connaissance, il s’agit de la seule et unique fois qu’une organisation médiatique importante a directement demandé à un haut-conseiller en politique étrangère de l’administration Obama de reconnaître les longues années de soutien des djihadistes en Syrie par la Maison Blanche.

Bien que l’entretien fut publié vendredi dernier, son importance n’a pas été relevée ni commenté dans les médias le week-end dernier et ce peut-être de manière bien prévisible. Ce qui a circulé en revanche fut un article du magazine Newsweek se moquant des “théories du complot” entourant la montée rapide de l’EIIL/Daesh, incluant ceci:

“Le président Trump a peu fait pour dissiper le mythe d’un soutien direct américain à l’EIIL depuis qu’il a pris ses fonctions. Lors de sa campagne électorale en 2016, Trump affirma, sans donner aucune preuve, que le président Obama et la ministre des AE d’alors Hillary Clinton, avaient co-fondé le groupe et que l’EIIL “honore” l’ancien président.”

Bien sûr, la vérité est un peu plus nuancée que ça, alors que Trump lui-même, ailleurs, semblait le reconnaître, ce qui amena le président un peu plus tard à mettre un terme à l’assistance de la CIA et à son programme de changement de régime en Syrie à l’été 2017 tout en se plaignant à ses aides de la brutalité choquante des soi-disants “rebelles” entraînés par la CIA.

Dans le même temps, les médias ont été satisfaits de diffuser la fausse information que l’héritage du président Obama est “qu’il est resté en dehors de Syrie” tout en approuvant à un niveau négligeable quelques aides à de soi-disants “rebelles modérés” qui combattaient à la fois Assad et de manière supposée l’État Islamique. Rhodes avait lui-même tenté, dans des entretiens précédents,, de faire le portrait d’un sage Obama qui était “resté sur le touche en Syrie”.

Mais, comme nous l’avons fait remarqué à maintes reprises ces dernières années, ce narratif ignore et cherche même à blanchir ce qui est probablement le plus grand programme secret de la CIA de son histoire, commencé par Obama, qui a armé et financé une insurrection djihadiste dans le but de renverser Al Assad et qui a coûté au contribuable américain de l’ordre d’un milliard de dollars par an (1/15 du budget publiquement connu de la CIA, d’après les documents fuités par Edward Snowden et révélés par le Washington Post).

Ceci ignore également le fait bien établi, documenté à la fois dans les rapport du renseignement américain et authentifié par les prises de vue sur les champs de batailles, que l’EIIL et l’Armée Syrienne Libre (ASL) ont combattu sous un commandement unifié géré par les Américains pendant les premières années de la guerre en Syrie et ce jusqu’à la fin 2013, chose qui a été confirmée par le professeur Joshua Landis, de l’université de l’Oklahoma, l’expert mondial sur la Syrie.

Technologie et Nouvel Ordre Mondial: Pour Enedis, il faut sauver le soldat Linky…

Posted in actualité, altermondialisme, écologie & climat, économie, média et propagande, militantisme alternatif, N.O.M, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, politique et lobbyisme, politique et social, politique française, résistance politique, science et nouvel ordre mondial, sciences et technologies, technologie et totalitarisme, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , , , , , on 27 juin 2018 by Résistance 71

Divulgation du plan com d’urgence d’Enedis pour essayer de sauver le soldat Linky

 

Stéphane Lhomme

 

26 juin 2018

 

Reçu par courriel

 

Refus Linky Gazpar – Communiqué du mardi 26 juin 2018

http://refus.linky.gazpar.free.fr

 

Divulgation du plan com d’urgence d’Enedis
pour essayer de sauver le compteur Linky

 

– Un plan d’urgence face à une situation de rejet généralisé du Linky

– Un gaspillage éhonté de l’argent des usagers

– Une tentative ridicule de rendre le Linky « sympathique »

– Une pression directe sur la presse régionale accusée d’être « anti-linky »

Nous avons pu nous procurer le « plan com » confidentiel (cf ci-dessous) de la campagne publicitaire lancée en toute urgence en cette fin juin par Enedis pour essayer de sauver le soldat Linky.

Les doux euphémismes que l’on trouve dès l’introduction, comme « renforcer son acceptabilité et faciliter son déploiement partout en France » illustrent la réalité : le compteur Linky est rejeté de façon de plus en plus massive partout en France.

Adossée à deux évènements publics majeurs, la Coupe du Monde de Football et le Tour de France, assurément pour essayer de toucher le public populaire, cette campagne ressemble à une tentative désespérée de sauver le programme Linky alors que la proximité des élections municipales aggrave encore sa situation (*).

Les méthodes utilisées illustrent bien les pratiques d’Enedis depuis deux ans que le déploiement du Linky est commencé : « faire de la pédagogie » se traduit noir sur blanc par « marteler » !

Par ailleurs, des « experts et alliés » vont être mis en exergue (et assurément grassement rémunérés, pour leur collaboration, avec l’argent des usagers). Nous ne manquerons pas de questionner ces complices d’Enedis… dès qu’ils seront présentés.

D’autre part, Enedis souhaite « inspirer de la sympathie et de la chaleur autour de Linky« , en particuliers avec les dessins du « gentil Linky » en pleines pages dans l’ensemble des journaux régionaux de France : on ne saurait mieux montrer à quel point Enedis prend les citoyens pour des imbéciles.

On note aussi une tentative de mise au pas de la presse régionale : le sous entendu d’une campagne publicitaire aussi importante (et donc lucrative pour les journaux) est très clair : « Si vous voulez continuer à bénéficier de cette manne, soyez positif avec Linky dans vos articles« .

Enedis accuse en effet la presse locale et régionale de « faire le jeu des anti-Linky » alors qu’elle ne fait que rendre compte des innombrables déconvenues vécues par les habitants dotés du compteur vert fluo. De toute évidence, Enedis veut remettre les médias dans le « droit chemin ».

Nous appelons les citoyens à ne pas se laisser désinformer par Enedis et, d’ores et déjà, à participer à un grand concours de parodies des publicités du Linky (exemple joint).

Stéphane Lhomme, Conseiller municipal de Saint-Macaire (33)

Animateur du site web http://refus.linky.gazpar.free.fr

(*) Plus la date des élections municipales approche, plus les maires sont nombreux à interdire la pose des Linky ou a minima pour le droit de refus des compteurs communicants par leurs administrés. Le parti LREM, au pouvoir, est considéré à juste titre par de nombreux habitants (…et électeurs) comme complice des méthodes d’Enedis, et s’inquiète d’une probable sanction dans les urnes…

Document confidentiel Enedis

Rendu public par http://refus.linky.gazpar.free.fr

—————————————————————————————

Enedis – Nouvelle campagne publicitaire autour du compteur Linky

 

Enedis intensifie sa communication autour du compteur Linky afin de renforcer son acceptabilité et faciliter son déploiement partout en France. Pour optimiser la prise de parole sur Linky, l’équipe du Programme Linky et la Dircom ont construit une stratégie s’adossant aux deux grands évènements sportifs, populaires et fédérateurs qui vont générer une très forte audience sur les médias dans les prochaines semaines : la Coupe du Monde de Football et le Tour de France.

 

Partis pris et positionnement de communication

 

·Faire de la pédagogie :
▪️ marteler les bénéfices de Linky pour les particuliers, les collectivités, et la France.

▪️ des experts et des alliés pour porter la parole Linky.

·Créer de la proximité :
▪️ inspirer de la sympathie et de la chaleur autour de Linky. Le faire entrer dans les familles et les foyers.

▪️ bénéficier du contexte de la Coupe du monde de Football et du Tour de France, deux événements populaires et mondiaux pour donner une nouvelle vie au compteur Linky.

Parler vrai :

▪️ incarner les bénéfices de Linky. Combattre les contre-vérités avec des mots simples et justes.

▪️ des clients pour remettre Linky à sa juste place.

*) Dans la presse quotidienne régionale (PQR)

Le plan média a été élaboré pour une prise de parole autour des bénéfices concrets et immédiats du compteur Linky pour nos clients :

·         les services à distance

·         le dépannage facilité

·         la possibilité d’agir sur sa consommation

La campagne publicitaire est composée de 3 visuels Linky et diffusée sur l’ensemble des titres de la PQR (hors Corse) + Le Parisien. Dates de parution : 18, 21 et 26 juin 2018.

Un renforcement avec des formats digitaux sur les sites Internet de la PQR et sur les réseaux sociaux.

*) A la radio : RMC

La première radio du sport en France et seule diffuseur en direct et en intégralité des matchs de la Coupe du Monde de Football et les étapes du Tour de France.

Deux spots de 20 secondes dans le contexte Coupe du Monde de Foot (du 14 juin au 15 juillet)

*) A la télévision (France télévisions)

Vivez le Tour de France avec le compteur Linky… Enedis, partenaire officiel.

La marque Enedis et le compteur Linky seront présents sur tous les directs du Tour de France diffusés sur les chaines de télévision France 2 et France 3. Une courte vidéo de 4 ou 6 secondes sera présente en entrée, sortie et reprises des programmes.

France 3 :

·         le court programme de France 3, à 19h20 du lundi au vendredi, du 25 juin au 6 juillet

·         tous les directs du 7 au 29 juillet de 12h55 à 15h

France 2 :

·         tous les directs, de 11h55 à 12h55 et de 15h à 17h30, du 7 au 29 juillet

Enedis et Linky seront également à l’honneur sur les sites Internet de France Télévision Sport

= = =

Notre dossier « compteur Linky »

Agro-business et Nouvel Ordre Mondial…

Posted in actualité, altermondialisme, écologie & climat, économie, colonialisme, documentaire, guerres hégémoniques, guerres imperialistes, ingérence et etats-unis, militantisme alternatif, N.O.M, néo-libéralisme et paupérisation, neoliberalisme et fascisme, OGM et nécro-agriculure, pédagogie libération, politique et lobbyisme, politique et social, politique française, résistance politique, santé, santé et vaccins, science et nouvel ordre mondial, sciences et technologies, technologie et totalitarisme, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , , on 26 juin 2018 by Résistance 71

 

Le mariage de la mort Bayer-Monsanto

 

Résistance 71 avec James Corbett

 

23 juin 2018

 

Le toujours excellent James Corbett sort sa dernière vidéo documentaire sur la fusion de Monsanto avec Bayer, probablement les deux entreprises les plus malfaisantes de l’histoire mondiale de l’industrie chimique. Très bientôt, ces deux géants criminels et eugénistes vont contrôler plus de 25% de toute l’industrie alimentaire mondiale au travers de leur fusion et du contrôle en aval d’entreprises vassales. Cet vidéo ci-dessous est en anglais et mériterait d’être sous-titrée en français dès que possible. La transcription complète se trouve ici.

Rappelons que Monsanto, avant d’être le géant des graines transgéniques fut aussi avec Dow chemicals un des inventeurs de « l’agent orange » massivement utilisé au Vietnam. Bayer, sous son fondateur Duisberg inventa littéralement la guerre chimique et fut responsable de la production de gaz au chlore utilisé durant la 1ère guerre mondiale notamment à Ypres en Belgique contre les troupes françaises (1000 morts et plus de 4000 intoxiqués). Ce sont donc ces ordures criminelles de haut niveau et bien protégée du système, qui gèrent en grande partie les industries de de l’agriculture, de l’alimentaire, et de la « santé » (Bayer diffuseurs l’Aspirine oui, mais aussi de médicaments pour hémophiles contaminés avec le virus HIV et autre contraceptif mortifère…). Nul doute que nous pouvons avoir 100% confiance en leur sacerdoce pour le bien commun et la santé publique.

En mars courant, nous avions déjà dit; « Quand Hulot rime avec Monsanto », ceci est toujours d’actualité, Bayer faisant bien entendu déjà parti de l’équation… Ainsi que cet article sur la fusion Bayer-Monsanto…

L’excellent documentaire de James Corbett, 23 minutes d’une concision parfaite:

 

Lectures complémentaires:

Que faire ?

Un Monde sans Cancer, l’histoire de la vitamine B17

Théorie Russo Ukrainienne de l’Origine Profonde Abiotique du Pétrole

le bouclier du lanceur d’alerte

Quand Hulot rime avec Monsanto

 

Une trilogie des femmes anarchistes: Emma Goldman, Louise Michel et Voltairine de Cleyre, textes choisis en format PDF 2/3

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, démocratie participative, documentaire, guerres imperialistes, militantisme alternatif, pédagogie libération, philosophie, politique et social, politique française, résistance politique, société libertaire, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , , , on 25 juin 2018 by Résistance 71

 

Résistance 71

 

25 juin 2018

 

Après le pdf de quelques textes d’Emma Goldman, Jo de JBL1960 nous  a compilé quelques textes essentiels de Louise Michel en un tout aussi remarquable pdf que nous vous livrons ici:

Louise-Michel_De-la-commune-a-la-pratique-anarchiste

 

Nous terminerions la trilogie avec quelques textes essentiels de Voltairine de Cleyre, militante anarchiste américaine de la fin XIXène et début XXème siècles.

L’anarchie (Élisée Reclus)

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, démocratie participative, militantisme alternatif, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, philosophie, politique et social, politique française, résistance politique, société libertaire, syndicalisme et anarchisme, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , on 24 juin 2018 by Résistance 71


Géographes et anarchistes

 

Très beau texte peu connu d’Élisée Reclus, géographe et militant à l’instar de son ami Pierre Kropotkine, sur l’anarchie, simple et direct, ancré dans le réel et l’empirique ; ce qu’est de fait l’anarchie…

~ Résistance 71 ~

 

Lecture complémentaire:

Manifeste pour la Société des Sociétés

 

L’anarchie

 

Elisée Reclus

1894

 

L’anarchie n’est point une théorie nouvelle. Le mot lui-même pris dans son acception « absence de gouvernement », de « société sans chefs », est d’origine ancienne et fut employé bien avant Proudhon.

D’ailleurs qu’importent les mots? Il y eut des « acrates » avant les anarchistes, et les acrates n’avaient pas encore imaginé leur nom de formation savante que d’innombrables générations s’étaient succédé. De tout temps il y eu des hommes libres, des contempteurs de la loi, des hommes vivant sans maître de par le droit primordial de leur existence et de leur pensée. Même aux premiers âges nous retrouvons partout des tribus composés d’hommes se gérant à leur guise, sans loi imposée, n’ayant d’autre règle de conduite que leur « vouloir et franc arbitre », pour parler avec Rabelais, et poussés même par leur désir de fonder la « foi profonde » comme les « chevaliers tant preux » et les « dames tant mignonnes » qui s’étaient réunis dans l’abbaye de Thélème.

Mais si l’anarchie est aussi ancienne que l’humanité, du moins ceux qui la représentent apportent-ils quelque chose de nouveau dans le monde. Ils ont la conscience précise du but poursuivi et, d’une extrémité de la Terre à l’autre, s’accordent dans leur idéal pour repousser toute forme de gouvernement. Le rêve de liberté mondiale a cessé d’être une pure utopie philosophique et littéraire, comme il l’était pour les fondateurs des cités du Soleil ou de Jérusalem nouvelles; il est devenu le but pratique, activement recherché par des multitudes d’hommes unis, qui collaborent résolument à la naissance d’une société dans laquelle il n’y aurait plus de maîtres, plus de conservateurs officiels de la morale publique, plus de geôliers ni de bourreaux, plus de riches ni de pauvres, mais des frères ayant tous leur part quotidienne de pain, des égaux en droit, et se maintenant en paix et en cordiale union, non par l’obéissance à des lois, qu’accompagnent toujours des menaces redoutables, mais par le respect mutuel des intérêts et l’observation scientifique des lois naturelles.

Sans doute, cet idéal semble chimérique à plusieurs d’entre vous, mais je suis sûr aussi qu’il paraît désirable à la plupart et que vous apercevez au loin l’image éthérée d’une société pacifique où les hommes désormais réconciliés laisseront rouiller leurs épées, refondront leurs canons et désarmeront leurs vaisseaux. D’ailleurs n’êtes vous pas de ceux qui, depuis longtemps, depuis des milliers d’années, dites-vous, travaillent à construire le temple de l’égalité? Vous êtes « maçons », à la fin de maçonner un édifice de proportions parfaites, où n’entrent que des hommes libres, égaux et frères, travaillant sans cesse à leur perfectionnement et renaissant par la force de l’amour à une vie nouvelle de justice et de bonté. C’est bien cela, n’est-ce pas, et vous n’êtes pas seuls? Vous ne prétendez point au monopole d’un esprit de progrès et de renouvellement. Vous ne commettez pas même l’injustice d’oublier vos adversaires spéciaux, ceux qui vous maudissent et vous excommunient, les catholiques ardents qui vouent à l’enfer les ennemis de la Sainte Église, mais qui n’en prophétisent pas moins la venue d’un âge de paix définitive. François d’Assise, Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila et tant d’autres encore parmi les fidèles d’une foi qui n’est point la vôtre, aimèrent certainement l’humanité de l’amour le plus sincère et nous devons les compter au nombre de ceux qui vivaient pour un idéal de bonheur universel. Et maintenant, des millions et des millions de socialistes, à quelque école qu’ils appartiennent, luttent aussi pour un avenir où la puissance du capital sera brisée et où les hommes pourront enfin se dire « égaux » sans ironie.

Le but des anarchistes leur est donc commun avec beaucoup d’hommes généreux, appartenant aux religions, aux sectes, aux partis les plus divers, mais ils se distinguent nettement par les moyens, ainsi que leur nom l’indique de la manière la moins douteuse. La conquête du pouvoir fut presque toujours la grande préoccupation des révolutionnaires, mêmes des plus intentionnés. L’éducation reçue ne leur permettrait pas de s’imaginer une société libre fonctionnant sans gouvernement régulier, et, dès qu’ils avaient renversé des maîtres haïs, ils s’empressaient de les remplacer par d’autres maîtres, destinés selon la formule consacrée, à « faire le bonheur de leur peuple ». D’ordinaire on ne se permettait même pas de se préparer à un changement de prince ou de dynastie sans avoir fait hommage ou obéissance à quelque souverain futur: « Le roi est tué! Vive le roi! » s’écriaient les sujets toujours fidèles même dans leur révolte. Pendant des siècles et des siècles tel fut immanquablement le cours de l’histoire. « Comment pourrait-on vivre sans maîtres! » disaient les esclaves, les épouses, les enfants, les travailleurs des villes et des campagnes, et, de propos délibéré, ils se plaçaient la tête sous le joug comme le fait le boeuf qui traîne la charrue. On se rappelle les insurgés de 1830 réclamant « la meilleure des républiques » dans la personne d’un nouveau roi, et les républicains de 1848 se retirant discrètement dans leur taudis après avoir mis « trois mois de misère au service du gouvernement provisoire ». A la même époque, une révolution éclatait en Allemagne, et un parlement populaire se réunissait à Francfort: « l’ancienne autorité est un cadavre » clamait un des représentants. « Oui – répliquait le président- mais nous allons le ressusciter. Nous appellerons des hommes nouveaux qui sauront reconquérir par le pouvoir la puissance de la nation. » 

N’est-ce pas ici le cas de répéter les vers de Victor Hugo: « Un vieil instinct humain mène à la turpitude? »

Contre cet instinct, l’anarchie représente vraiment un esprit nouveau. On ne peut point reprocher aux libertaires qu’ils cherchent à se débarrasser d’un gouvernement pour se substituer à lui: « Ôte-toi de là que je m’y mette! » est une parole qu’ils auraient horreur de prononcer, et, d’avance, ils vouent à la honte et au mépris, ou du moins à la pitié, celui d’entre eux qui, piqué de la tarentule du pouvoir, se laisserait aller à briguer quelque place sous prétexte de faire, lui aussi, le « bonheur de ses concitoyens ». Les anarchistes professent, en s’appuyant sur l’observation, que l’État et tout ce qui s’y rattache n’est pas une pure entité ou bien quelque formule philosophique, mais un ensemble d’individus placés dans un milieu spécial et en subissant l’influence. Ceux-ci élevés en dignité, en pouvoir, en traitement au-dessus de leurs concitoyens, sont par cela même forcés, pour ainsi dire, de se croire supérieurs aux gens du commun, et cependant les tentations de toute sorte qui les assiègent les font choir presque fatalement au-dessous du niveau général.

C’est là ce que nous répétons sans cesse à nos frères, – parfois des frères ennemis – les socialistes d’État: « Prenez garde à vos chefs et mandataires! Comme vous, certainement, ils sont animés des plus pures intentions; ils veulent ardemment la suppression de la propriété privée et de l’État tyrannique; mais les relations, les conditions nouvelles les modifient peu à peu; leur morale change avec leurs intérêts, et, se croyant toujours fidèles à la cause de leurs mandants, ils deviennent forcément infidèles. Eux aussi, détenteurs du pouvoir, devront se servir des instruments du pouvoir: armée, moralistes, magistrats, policiers et mouchards. Depuis plus de trois mille ans, le poète hindou du Mahâ Bhârata a formulé sur ce sujet l’expérience des siècles: « L’homme qui roule dans un char ne sera jamais l’ami de l’homme qui marche à pied! »

Ainsi les anarchistes ont, à cet égard, les principes les plus arrêtés: d’après eux, la conquête du pouvoir ne peut servir qu’à en prolonger la durée avec celle de l’esclavage correspondant. Ce n’est donc pas sans raison que le nom d' »anarchistes » qui, après tout, n’a qu’une signification négative, reste celui par lequel nous sommes universellement désignés. On pourrait nous dire « libertaires », ainsi que plusieurs d’entre nous se qualifient volontiers, ou bien « harmonistes » à cause de l’accord libre des vouloirs qui, d’après nous, constituera la société future; mais ces appellations ne nous différencient pas assez des socialistes. C’est bien la lutte contre tout pouvoir officiel qui nous distingue essentiellement; chaque individualité nous paraît être le centre de l’univers, et chacune a les mêmes droits à son développement intégral, sans intervention d’un pouvoir qui la dirige, la morigène ou la châtie.

Vous connaissez notre idéal. Maintenant la première question qui se pose est celle-ci: « Cet idéal est-il vraiment noble et mérite-t-il le sacrifice des hommes dévoués, les risques terribles que toutes les révolutions entraînent après elle? La morale anarchiste est-elle pure, et dans la société libertaire, si elle se constitue, l’homme sera-t-il meilleur que dans une société reposant sur la crainte du pouvoir et des lois? Je réponds en toute assurance et j’espère que bientôt vous répondrez avec moi: « Oui, la morale anarchiste est celle qui correspond le mieux à la conception moderne de la justice et de la bonté. »

Le fondement de l’ancienne morale, vous le savez, n’était autre que l’effroi, le « tremblement », comme dit la Bible et comme maints préceptes vous l’ont appris dans votre jeune temps. « La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse », tel fut naguère le point de départ de toute éducation: la société dans son ensemble reposait sur la terreur. Les hommes n’étaient pas des citoyens, mais des sujets ou des ouailles; les épouses étaient des servantes, les enfants des esclaves, sur lesquels les parents avaient un reste de l’ancien droit de vie et de mort. Partout, dans toutes les relations sociales, se montraient les rapports de supériorité et de subordination; enfin, de nos jours encore, le principe même de l’État et de tous les États partiels qui le constituent, est la hiérarchie, ou l’archie « sainte », l’autorité « sacrée », – c’est le vrai sens du mot. Et cette domination sacro-sainte comporte toute une succession de classes superposées dont les plus hautes ont toutes le droit de commander, et les inférieures toutes le devoir d’obéir. La morale officielle consiste à s’incliner devant le supérieur, à se redresser fièrement devant le subordonné. Chaque homme doit avoir deux visages, comme Janus, deux sourires, l’un flatteur, empressé, parfois servile, l’autre superbe et d’une noble condescendance. Le principe d’autorité – c’est ainsi que cette chose-là se nomme – exige que le supérieur n’est jamais l’air d’avoir tort, et que, dans tout échange de paroles, il ait le dernier mot. Mais surtout il faut que ses ordres soient observés. Cela simplifie tout: plus besoin de raisonnements, d’explications, d’hésitations, de débats, de scrupules. Les affaires marchent alors toutes seules, mal ou bien. Et, quand un maître n’est pas là pour commander, n’a-t-on pas des formules toutes faites, des ordres, décrets ou lois, édictés aussi par des maîtres absolus ou des législateurs à plusieurs degrés? Ces formules remplacent les ordres immédiats et on les observe sans avoir à chercher si elles sont conformes à la voix intérieure de la conscience.

Entre égaux, l’oeuvre est plus difficile, mais elle est plus haute: il faut chercher âprement la vérité, trouver le devoir personnel, apprendre à se connaître soi-même, faire continuellement sa propre éducation, se conduire en respectant les droits et les intérêts des camarades. Alors seulement on devient un être réellement moral, on naît au sentiment de sa responsabilité. La morale n’est pas un ordre auquel on se soumet, une parole que l’on répète, une chose purement extérieure à l’individu; elle devient une partie de l’être, un produit même de la vie. C’est ainsi que nous comprenons la morale, nous, anarchistes. N’avons-nous pas le droit de la comparer avec satisfaction à celle que nous ont léguée les ancêtres?

Peut-être me donnerez-vous raison? Mais encore ici, plusieurs d’entre vous prononceront le mot de « chimère ». Heureux déjà, que vous y voyez au moins une noble chimère, je vais plus loin, et j’affirme que notre idéal, notre conception de la morale est tout à fait dans la logique de l’histoire, amenée naturellement par l’évolution de l’humanité.

Poursuivis jadis par la terreur de l’inconnu aussi bien que par le sentiment de leur impuissance dans la recherche des causes, les hommes avaient créé par l’intensité de leur désir, une ou plusieurs divinités secourables qui représentaient à la fois leur idéal informe et le point d’appui de tout ce monde mystérieux visible, et invisible, des choses environnantes. Ces fantômes de l’imagination, revêtus de la toute-puissance, devinrent aussi aux yeux des hommes le principe de toute justice et de toute autorité: maîtres du ciel, ils eurent naturellement leurs interprètes sur la terre, magiciens, conseillers, chefs de guerre, devant lesquels on apprit à se prosterner comme devant les représentants d’en haut. C’était logique, mais l’homme dure plus longtemps que ses oeuvres, et ces dieux qu’il créa n’ont cessé de changer comme des ombres projetées sur l’infini. Visibles d’abord, animés de passions humaines, violents et redoutables, ils reculèrent peu à peu dans un immense lointain; ils finirent par devenir des abstractions, des idées sublimes, auxquelles ont ne donnait même plus de nom, puis ils arrivèrent à se confondre avec les lois naturelles du monde; ils rentrèrent dans cet univers qu’ils étaient censés avoir fait jaillir du néant, et maintenant l’homme se retrouve seul sur la terre, au-dessus de laquelle il avait dressé l’image colossale de Dieu.

Toute la conception des choses change donc en même temps. Si Dieu s’évanouit, ceux qui tiraient de leurs titres à l’obéissance voient aussi se ternir leur éclat emprunté: eux aussi doivent rentrer graduellement dans les rangs, s’accommoder de leur mieux à l’état des choses. On ne trouverait plus aujourd’hui de Tamerlan qui commandât à ses quarante courtisans de se jeter du haut d’une tour, sûr que, dans un clin d’oeil, il verrait des créneaux les quarante cadavres sanglants et brisés. La liberté de penser à fait de tous les hommes des anarchistes sans le savoir. Qui ne se réserve maintenant un petit coin de cerveau pour réfléchir? Or, c’est là précisément le crime des crimes, le péché par excellence, symbolisé par le fruit de l’arbre qui révéla aux hommes la connaissance du bien et du mal. De là la haine de la science que professa toujours l’Église. De là cette fureur que Napoléon, un Tamerlan moderne, eut toujours pour les « idéologues ».

Mais les idéologues sont venus. Ils ont soufflé sur les illusions d’autrefois comme sur une buée, recommençant à nouveau tout le travail scientifique par l’observation et l’expérience. Un d’eux même, nihiliste avant nos âges, anarchiste s’il en fut, du moins en paroles, débuta par faire « table rase » de tout ce qu’il avait appris. Il n’est maintenant guère de savant, guère de littérateur, qui ne professe d’être lui-même son propre maître et modèle, le penseur original de sa pensée, le moraliste de sa morale. « Si tu veux surgir, surgis de toi-même! » disait Goethe. Et les artistes ne cherchent-ils pas à rendre la nature telle qu’ils la voient, telle qu’ils la sentent et la comprennent? C’est là d’ordinaire, il est vrai, ce qu’on pourrait appeler une « anarchie aristocratique », ne revendiquant la liberté que pour le peuple choisi des Musantes, que pour les gravisseurs du Parnasse. Chacun d’eux veut penser librement, chercher à son gré son idéal dans l’infini, mais tout en disant qu’il faut « une religion pour le peuple! » Il veut vivre en homme indépendant, mais « l’obéissance est faite pour les femmes »; il veut créer des oeuvres originales, mais « la foule d’en bas » doit rester asservie comme une machine à l’ignoble fonctionnement de la division du travail! Toutefois, ces aristocrates du goût et de la pensée n’ont plus la force de fermer la grande écluse par laquelle se déverse le flot. Si la science, la littérature et l’art sont devenus anarchistes, si tout progrès, toute nouvelle forme de la beauté sont dus à l’épanouissement de la pensée libre, cette pensée travaille aussi dans les profondeurs de la société et maintenant il n’est plus possible de la contenir. Il est trop tard pour arrêter le déluge.

La diminution du respect n’est-elle pas le phénomène par excellence de la société contemporaine? J’ai vu jadis en Angleterre des foules se ruer par milliers pour contempler l’équipage vide d’un grand seigneur. Je ne le verrais plus maintenant. En Inde, les parias s’arrêtaient dévotement aux cent quinze pas réglementaires qui les séparaient de l’orgueilleux brahmane: depuis que l’on se presse dans les gares, il n’y a plus entre eux que la paroi de clôture d’une salle d’attente. Les exemples de bassesse, de reptation vile ne manquent pas dans le monde, mais pourtant il y a progrès dans le sens de l’égalité. Avant de témoigner son respect, on se demande quelquefois si l’homme ou l’institution sont vraiment respectables. On étudie la valeur des individus, l’importance des oeuvres. La foi dans la grandeur a disparu; or, là où la foi n’existe plus, les institutions disparaissent à leur tour. La suppression de l’État est naturellement impliquée dans l’extinction du respect.

L’oeuvre de critique frondeuse à laquelle est soumis l’État s’exerce également contre toutes les institutions sociales. Le peuple ne croit plus à l’origine sainte de la propriété privée, produite, nous disaient les économistes, – on n’ose plus le répéter maintenant – par le travail personnel des propriétaires; il n’ignore point que le labeur individuel ne crée jamais des millions ajoutés à des millions, et que cet enrichissement monstrueux est toujours la conséquence d’un faux état social, attribuant à l’un le produit du travail de milliers d’autres; il respectera toujours le pain que le travailleur a durement gagné, la cabane qu’il a bâtie de ses mains, le jardin qu’il a planté, mais il perdra certainement le respect des mille propriétés fictives que représentent les papiers de toutes espèces contenus dans les banques. Le jour viendra, je n’en doute point, où il reprendra tranquillement possession de tous les produits du labeur commun, mines et domaines, usines et châteaux, chemins de fer, navires et cargaisons. Quand la multitude, cette multitude « vile » par son ignorance et la lâcheté qui en est la conséquence fatale, aura cessé de mériter le qualificatif dont on l’insulta, quand elle saura, en toute certitude que l’accaparement de cet immense avoir repose uniquement sur une fiction chirographique, sur la foi en des paperasses bleues, l’état social actuel sera bien menacé! En présence de ces évolutions profondes, irrésistibles, qui se font dans toutes les cervelles humaines, combien niaises, combien dépourvues de sens paraîtront à nos descendants ces clameurs forcenées qu’on lance contre les novateurs! Qu’importent les mots orduriers déversés par une presse obligée de payer ses subsides en bonne prose, qu’importent même les insultes honnêtement proférées contre nous, par ces dévotes « saintes mais simples » qui portaient du bois au bûcher de Jean Huss! Le mouvement qui nous emporte n’est pas le fait de simples énergumènes, ou de pauvres rêveurs, il est celui de la société dans son ensemble. Il est nécessité par la marche de la pensée, devenue maintenant fatale, inéluctable, comme le roulement de la Terre et des Cieux.

Pourtant un doute pourrait subsister dans les esprits si l’anarchie n’avait jamais été qu’un idéal, qu’un exercice intellectuel, un élément de dialectique, si jamais elle n’avait eu de réalisation concrète, si jamais un organisme spontané n’avait surgi, mettant en action les forces libres de camarades travaillant en commun, sans maître pour les commander. Mais ce doute peut être facilement écarté. Oui des organismes libertaires ont existé de tout temps; oui, il s’en forme incessamment de nouveaux, et chaque année plus nombreux, suivant les progrès de l’initiative individuelle. Je pourrais citer en premier lieu diverses peuplades dites sauvages, qui même de nos jours vivent en parfaite harmonie sociale sans avoir besoin ni de chefs ni de lois, ni d’enclos ni de force publique; mais je n’insiste pas sur ces exemples qui ont pourtant leur importance; je craindrais qu’on ne m’objectât le peu de complexité de ces sociétés primitives, comparées à notre monde moderne, organismes avec une complication infinie. Laissons donc de côté ces tribus primitives pour nous occuper seulement des nations déjà constituées, ayant tout un appareil politique et social.

Sans doute, je ne pourrais vous en montrer aucune dans le cours de l’histoire qui se soit constituée dans un sens purement anarchique, car toute se trouvaient alors dans leur période de lutte entre des éléments divers non encore associés; c’est que chacune de ces sociétés partielles, quoique non fondues en un ensemble harmonique, fut d’autant plus prospère, d’autant plus créative qu’elle était plus libre, que la valeur personnelle de l’individu y était le mieux reconnue. Depuis les âges préhistoriques, où nos sociétés naquirent aux arts, aux sciences, à l’industrie, sans que des annales écrites aient pu nous en apporter la mémoire, toutes les grandes période de la vie des nations ont été celles où les hommes, agités par les révolutions, eurent le moins à souffrir de la longue et pesante étreinte d’un gouvernement régulier. Les deux grandes périodes de l’humanité, par le mouvement des découvertes, par l’efflorescence de la pensée, par la beauté de l’art, furent des époques troublées, des âges de « périlleuse liberté ». L’ordre régnait dans l’immense empire des Mèdes et des Perses, mais rien de grand n’en sortit, tandis que la Grèce républicaine, sans cesse agitée, ébranlée par de continuelles secousses, a fait naître les initiateurs de tout ce que nous connaissons de haut et de noble dans la civilisation moderne: il nous est impossible de penser, d’élaborer une oeuvre quelconque sans que notre esprit ne se reporte vers ces Hellènes libres qui furent nos devanciers et qui sont encore nos modèles. Deux mille années plus tard, après des tyrannies, des temps sombres qui ne semblaient jamais devoir finir, l’Italie, les Flandres et toute l’Europe des communiers s’essaya de nouveau à reprendre haleine; des révolutions innombrables secouèrent le monde. [Giuseppe] Ferrari ne compta pas moins de sept mille secousses locales pour la seule Italie; mais aussi le feu de la pensée libre se mit à flamber et l’humanité à refleurir: avec les Raphaël, les Vinci, les Michel-Ange, elle se sentit jeune pour la deuxième fois.

Puis vint le grand siècle de l’encyclopédie avec les révolutions mondiales qui s’ensuivirent et la proclamation des Droits de l’Homme. Or, essayez si vous le pouvez d’énumérer tous les grands progrès qui se sont accomplis depuis cette grande secousse de l’humanité. On se demande si pendant ce dernier siècle ne s’est pas concentrée plus de la moitié de l’histoire. Le nombre des hommes s’est accru de plus d’un demi-milliard; le commerce a plus que décuplé, l’industrie s’est comme transfigurée, et l’art de modifier les produits naturels s’est merveilleusement enrichi; des sciences nouvelles ont fait leur apparition, et, quoi qu’on en dise une troisième période de l’art a commencée; le socialisme conscient et mondial est né dans son ampleur. Au moins se sent-on vivre dans le siècle des grands problèmes et des grandes luttes. Remplacez par la pensée les cent années issues de la philosophie du dix-huitième siècle, remplacez-les par une période sans histoire où quatre cent millions de pacifiques Chinois eussent vécu sous la tutelle d’un « père du peuple », d’un tribunal des rites et de mandarins munis de leurs diplômes. Loin de vivre avec élan comme nous l’avons fait, nous nous serions graduellement rapprochés de l’inertie et de la mort. Si Galilée, encore tenu dans les prisons de l’Inquisition, ne put que murmurer sourdement: « pourtant elle se meut! », nous pouvons maintenant grâce aux révolutions, grâce aux violences de la pensée libre, nous pouvons le crier sur les toits ou sur les places publiques: « le Monde se meut et il continuera de se mouvoir! »

En dehors de ce grand mouvement qui transforme graduellement la société toute entière dans le sens de la pensée libre, de la morale libre, de l’action libre, c’est-à-dire de l’anarchie dans son essence, il existe ainsi un travail d’expériences directes qui se manifeste par la fondation de colonies libertaires et communistes: ce sont autant de petites tentatives que l’on peut comparer aux expériences de laboratoire que font les chimistes et les ingénieurs. Ces essais de communes modèles ont toutes le défaut capital d’être fait en dehors des conditions ordinaires de la vie, c’est-à-dire loin des cités où se brassent les hommes, où surgissent les idées, où se renouvellent les intelligences. Et pourtant on peut citer nombre de ces entreprises qui ont pleinement réussi, entre autres celle de la « Jeune Icarie », transformation de la colonie de Cabet, fondée il y a bientôt un demi-siècle sur les principes d’un communisme autoritaire: de migration en migration, le groupe des communiers devenu purement anarchiste, vit maintenant d’une existence modeste dans une campagne de l’Iowa, près de la rivière Desmoines.

Mais là où la pratique anarchiste triomphe, c’est dans le cours ordinaire de la vie, parmi les gens du populaire, qui certainement ne pourraient soutenir la terrible lutte de l’existence s’ils ne s’entraidaient spontanément, ignorant les différences et les rivalités des intérêts. Quand l’un d’entre eux tombe malade, d’autres pauvres prennent ses enfants chez eux, on le nourrit, on partage la maigre pitance de la semaine, on tâche de faire sa besogne, en doublant les heures. Entre les voisins une sorte de communisme s’établit par le prêt, le va et vient constant de tous les ustensiles de ménage et des provisions. La misère unit les malheureux en une ligue fraternelle: ensemble ils ont faim, ensemble ils se rassasient. La morale et la pratique anarchistes sont la règle même dans les réunions bourgeoises d’où, au premier abord, elles nous semblent complètement absentes. Que l’on s’imagine une fête de campagne où quelqu’un, soit l’hôte, soit l’un des invités, affecte des airs de maître, se permettant de commander ou de faire prévaloir indiscrètement son caprice! N’est-ce pas la mort de toute joie, de tout plaisir? Il n’est de gaieté qu’entre égaux et libres, entre gens qui peuvent s’amuser comme il leur convient, par groupes distincts, si cela leur plaît, mais rapprochés les uns des autres et s’entremêlant à leur guise, parce que les heures passées ainsi leur semblent plus douces.

Ici je me permettrais de vous narrer un souvenir personnel. Nous voguions sur un de ces bateaux modernes qui fendent les flots superbement avec la vitesse de quinze à vingt noeuds, et qui tracent une ligne droite de continent à continent malgré vent et marée. L’air était calme, le soir était doux et les étoiles s’allumaient une à une dans le ciel noir. On causait à la dunette, et de quoi pouvait-on causer si ce n’est de cette éternelle question sociale, qui nous étreint, qui nous saisit à la gorge comme la sphinge d’Oedipe. Le réactionnaire du groupe était pressé par ses interlocuteurs, tous plus ou moins socialistes. Il se retourna soudain vers le capitaine, le chef, le maître, espérant trouver en lui un défenseur-né des bons principes: « Vous commandez ici! Votre pouvoir n’est-il pas sacré, que deviendrait le navire s’il n’était dirigé par votre volonté constante? » – « Homme naïf que vous êtes, répondit le capitaine. Entre nous, je puis vous dire que d’ordinaire je ne sers absolument à rien. L’homme à la barre maintient le navire dans sa ligne droite, dans quelques minutes un autre pilote lui succédera, puis  d’autres encore, et nous suivrons régulièrement, sans mon intervention, la route accoutumée. En bas les chauffeurs et les mécaniciens travaillent sans mon aide, sans mon avis, et mieux que si je m’ingérais à leur donner conseil. Et tous ces gabiers, ces matelots savent aussi quelle besogne ils ont à faire, et, à l’occasion je n’ai qu’à faire concorder ma petite part de travail avec la leur, plus pénible quoique moins rétribuée que la mienne. Sans doute, je suis censé guider le navire. Mais ne croyez-vous pas que c’est là une simple fiction? Les cartes sont là et ce n’est pas moi qui les ai dressées. La boussole nous dirige et ce n’est pas moi qui l’inventai. On a creusé pour nous le chenal du port d’où nous venons et celui du port dans lequel nous entrerons. Et le navire superbe, se plaignant à peine dans ses membrures sous la pression des vagues, se balançant avec majesté dans la houle, cinglant puissamment sous la vapeur, ce n’est pas moi qui l’ai construit. Que suis-je ici en présence des grands morts, des inventeurs et des savants, nos devanciers, qui nous apprirent à traverser les mers? Nous sommes tous leurs associés, nous, et les matelots mes camarades, et vous aussi les passagers, car c’est pour vous que nous chevauchons les vagues, et en cas de péril, nous comptons sur vous pour nous aider fraternellement. Notre oeuvre est commune, et nous sommes solidaires les uns des autres! » Tous se turent et je recueillis précieusement dans le trésor de ma mémoire les paroles de ce capitaine comme on n’en voit guère.

Ainsi ce navire, ce monde flottant où, d’ailleurs les punitions sont inconnues, porte une république modèle à travers l’océan malgré les chinoiseries hiérarchiques. Et ce n’est point là un exemple isolé. Chacun de vous connaît du moins par ouï-dire, des écoles où le professeur, en dépit des sévérités du règlement, toujours inappliquées, a tous les élèves pour amis et collaborateurs heureux. Tout est prévu par l’autorité compétente pour mater les petits scélérats, mais leur grand ami n’a pas besoin de tout cet attirail de répression; il traite les enfants comme des hommes faisant constamment appel à leur bonne volonté, à leur compréhension des choses, à leur sens de la justice et tous répondent avec joie. Une minuscule société anarchique, vraiment humaine, se trouve ainsi constituée, quoique tout semble ligué dans le monde ambiant pour en empêcher l’éclosion: lois, règlements, mauvais exemples, immoralité publique.

Des groupes anarchistes surgissent donc sans cesse, malgré les vieux préjugés et le poids mort des moeurs anciennes. Notre monde nouveau pointe autour de nous, comme germerait une flore nouvelle sous le détritus des âges. Non seulement il n’est pas chimérique, comme on le répète sans cesse, mais il se montre déjà sous mille formes; aveugle est l’homme qui ne sait pas l’observer. En revanche, s’il est une société chimérique, impossible, c’est bien le pandémonium dans lequel nous vivons. Vous me rendrez cette justice que je n’ai pas abusé de la critique, pourtant si facile à l’égard du monde actuel, tel que l’ont constitué le soi-disant principe d’autorité et la lutte féroce pour l’existence. Mais enfin, s’il est vrai que, d’après la définition même, une société est un groupement d’individus qui se rapprochent et se concertent pour le bien-être commun, on ne peut dire sans ambiguïté que la masse chaotique ambiante constitue une société. D’après ses avocats, – car toute mauvaise cause a les siens – elle aurait pour but l’ordre parfait par la satisfaction des intérêts de tous. Or n’est-ce pas une risée que de voir une société ordonnée dans ce monde de la civilisation européenne, avec la suite continue de ses drames intestins, meurtres et suicides, violences et fusillades, dépérissements et famines, vols, dols et tromperies de toute espèce, faillites, effondrements et ruines. Qui de nous, en sortant d’ici, ne verra se dresser à côté de lui les spectres du vice et de la faim? Dans notre Europe, il y a cinq millions d’hommes n’attendant qu’un signe pour tuer d’autres hommes, pour brûler les maisons et les récoltes; dix autres millions d’hommes en réserve hors des casernes sont tenus dans la pensée d’avoir à accomplir la même oeuvre de destruction; cinq millions de malheureux vivent ou, du moins, végètent dans les prisons, condamnés à des peines diverses, dix millions meurent par an de morts anticipées, et sur 370 millions d’hommes, 350, pour ne pas dire tous, frémissent dans l’inquiétude justifiée du lendemain: malgré l’immensité des richesses sociales, qui de nous peut affirmer qu’un revirement brusque du sort ne lui enlèvera pas son avoir? Ce sont là des faits que nul ne peut contester, et qui devraient, ce me semble, nous inspirer à tous la ferme résolution de changer cet état de choses, gros de révolutions incessantes.

J’avais un jour l’occasion de m’entretenir avec un haut fonctionnaire, entraîné par la routine de la vie dans le monde de ceux qui édictent des lois et des peines: « Mais défendez donc votre société! – lui disais-je. – Comment voulez vous que je la défende, répondit-il, elle n’est pas défendable! » Elle se défend pourtant, mais par des arguments qui ne sont pas des raisons, par la schlague, le cachot et l’échafaud.

D’autre part, ceux qui l’attaquent peuvent le faire dans toute la sérénité de leur conscience. Sans doute le mouvement de transformation entraînera des violences et des révolutions, mais déjà le monde ambiant est-il autre chose que violence continue et révolution permanente? Et dans les alternatives de la guerre sociale, quels seront les hommes responsables? Ceux qui proclament une ère de justice et d’égalité pour tous, sans distinction de classes ni d’individus, ou ceux qui veulent maintenir les séparations et par conséquent les haines de castes, ceux qui ajoutent lois répressives à lois répressives, et qui ne savent résoudre les questions que par l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie! L’histoire nous permet d’affirmer en toute certitude que la politique de haine engendre toujours la haine, aggravant fatalement la situation générale, ou même entraînant une ruine définitive. Que de nations périrent ainsi, oppresseurs aussi bien qu’opprimés! Périrons-nous à notre tour?

J’espère que non, grâce à la pensée anarchiste qui se fait jour de plus en plus, renouvelant l’initiative humaine. Vous-mêmes n’êtes vous pas, sinon anarchistes, du moins fortement nuancés d’anarchisme? Qui de vous, dans son âme et conscience, se dira le supérieur de son voisin, et ne reconnaîtra pas en lui son frère et son égal? La morale qui fût tant de fois proclamée ici en paroles plus ou moins symboliques deviendra certainement une réalité. Car nous, anarchistes, nous savons que cette morale de justice parfaite, de liberté et d’égalité, est bien la vraie, et nous la vivons de tout coeur, tandis que nos adversaires sont incertains. Ils ne sont pas sûrs d’avoir raison; au fond, ils sont même convaincus d’être dans leur tort, et, d’avance, ils nous livrent le monde.

 

Résistance politique: Quelques notes sur la liberté

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, militantisme alternatif, pédagogie libération, philosophie, politique et social, politique française, résistance politique, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , on 23 juin 2018 by Résistance 71

Analyse intéressante mais qui parfois nous semble un peu trop tranchée. Rien n’est réellement tout blanc ou tout noir en terme politique et sociétal. L’intérêt de la réflexion de l’auteur réside à notre sens dans sa tentative de différencier « anarchiste » et « libertaire » et il soulève manifestement quelques bons points quasiment jamais abordée. La tendance sémantique a rendu (à tort) les termes « anarchiste » et « libertaire » synonymes. Il est bien d’en parler.
~ Résistance 71 ~

 

La liberté

 

Albert Libertad

1908

 

Beaucoup pensent que c’est une simple querelle de mots, une préférence de termes qui fait se déclarer les uns libertaires, les autres anarchistes. J’ai un avis tout différent.

Je suis anarchiste et je tiens à l’étiquette non pour une vaine parure de mots, mais parce qu’elle signifie une philosophie, une méthode différentes de celles du libertaire.

Le libertaire, ainsi que l’indique le mot, est un adorateur de la liberté. Pour lui, elle est le commencement et la fin de toutes choses. Rendre un culte à la liberté, inscrire son nom sur tous les murs, lui élever des statues éclairant le monde, en parler à tout propos et hors de propos, se déclarer libre de ses mouvements alors que le déterminisme héréditaire, atavique et ambiant vous fait esclave … voilà le fait du libertaire.

L’anarchiste, en s’en reportant simplement à l’étymologie, est contre l’autorité. C’est exact. Il ne fait pas de la liberté la causalité mais plutôt la finalité de l’évolution de son individu. Il ne dit pas, même lorsqu’il s’agit du moindre de ses gestes : « Je suis libre », mais : « Je veux être libre ». Pour lui, la liberté n’est pas une entité, une qualité, un bloc qu’il a ou qu’il n’a pas, mais un résultat qu’il acquiert au fur et à mesure qu’il, acquiert de la puissance.

Il ne fait pas de la liberté un droit antérieur à lui, antérieur aux hommes, mais une science qu’il acquiert, que les hommes acquièrent, au jour le jour, en s’affranchissant de l’ignorance, en s’emparant des forces de la nature, en supprimant les entraves de la tyrannie et de la propriété.

L’homme n’est pas libre de faire ou de ne pas faire, de par sa seule volonté. Il apprend à faire ou à ne pas faire quand il a exercé son jugement, éclairé son ignorance ou détruit les obstacles qui le gênaient. Ainsi, si nous plaçons un libertaire, sans connaissances, musicales, devant un piano, est-il libre d’en, jouer ? Non ! il n’aura cette liberté que lorsqu’il aura appris la musique et le doigté de l’instrument. C’est ce que dit l’anarchiste.

Aussi lutte-t-il contre l’autorité qui l’empêche de développer ses aptitudes musicales – lorsqu’il en a – ou qui détient les pianos. Pour avoir la liberté de jouer, il faut qu’il ait la puissance de savoir et la puissance d’avoir un piano à sa disposition.

La liberté est une force qu’il faut savoir développer en son individu; nul ne peut l’accorder.

Lorsque la République prend la devise fameuse : « Liberté, égalité, fraternité », fait-elle que nous soyons libres, que nous soyons égaux, que nous soyons frères ? Elle nous dit : « Vous êtes libres ». Ce sont de vaines paroles puisque nous n’avons pas la puissance d’être libres. Et pourquoi n’avons-nous pas cette puissance ? Surtout parce que nous ne savons pas en acquérir là connaissance exacte. Nous prenons le mirage pour la réalité.

Nous attendons toujours la liberté d’un Etat, d’un Rédempteur, d’une Révolution, nous ne travaillons jamais à la développer dans chaque individu. Quelle est la baguette magique qui transformera la génération actuelle née de siècles de servitude et de résignation en une génération d’hommes méritant la liberté, parce qu’assez forts pour la conquérir ?

Cette transformation viendra de la conscience qu’auront les hommes de n’avoir pas la liberté de la conscience, que la liberté n’est pas en eux, qu’ils n’ont pas le droit d’être libres, qu’ils ne naissent pas tous libres et égaux… et que pourtant il est impossible d’avoir du bonheur sans la liberté. Le jour où ils auront cette conscience ils seront prêts à tout pour acquérir la liberté. C’est pourquoi les anarchistes luttent avec tant de force contre le courant libertaire qui fait prendre l’ombre pour la proie.

Pour acquérir cette puissance, il nous faut lutter contre deux courants qui menacent la conquête de notre liberté : il faut la défendre contre autrui et contre soi-même, contre les forces extérieures et contre les forces intérieures.

Pour aller vers la liberté, il nous faut développer notre individualité. – Quand je dis : aller vers la liberté, je veux dire aller vers le plus complet développement de notre individu : – Nous ne sommes donc pas libres de prendre n’importe quel chemin, il faut nous efforcer de prendre le « bon chemin ». Nous ne sommes pas libres de céder à des passions déréglées, nous sommes obligés de les satisfaire. Nous ne sommes pas libres de nous mettre en un état d’ébriété faisant perdre à notre personnalité l’usage de sa volonté et la mettant sous toutes les dépendances; disons plutôt que nous subissons la tyrannie d’une passion que la misère ou le luxe nous a donnée. La véritable liberté consisterait à faire acte d’autorité sur cette habitude, pour se libérer de sa tyrannie et des corollaires.

J’ai bien dit : acte d’autorité, car je n’ai pas la passion de la liberté considérée à priori. Je ne suis pas libérâtre. Si je veux acquérir la liberté, je ne l’adore pas. Je ne m’amuse pas à me refuser à l’acte d’autorité qui me fera vaincre l’adversaire qui m’attaque, ni même je ne me refuse pas à l’acte d’autorité qui me fera attaquer l’adversaire je sais que tout acte de force est un acte d’autorité. Je désirerais n’avoir jamais à employer la force, l’autorité contre d’autres hommes, mais je vis au vingtième siècle et je ne suis pas libre de la direction de mes mouvements pour acquérir la liberté.

Ainsi, je considère la Révolution comme un acte d’autorité de quelques uns sur quelques autres, la révolte individuelle comme un acte d’autorité d’un sur d’autres. Et pourtant je trouve ces moyens logiques, mais je veux en déterminer exactement l’intention. Je les trouve logiques et je suis prêt à y coopérer, si ces actes d’autorité temporaire ont pour but de détruire une autorité stable, de donner plus de liberté; je les trouve illogiques et je les entrave, s’ils n’ont pour but que de déplacer une autorité. Par ces actes, l’autorité augmente de puissance : elle a celle qui n’a fait que changer de nom, plus celle, que l’on a déployée à l’occasion de ce changement.

Les libertaires font un dogme de la liberté, les anarchistes en font un terme. Les libertaires pensent que l’homme naît libre et que la société le fait esclave. Les anarchistes se rendent compte que l’homme naît dans la plus complète des dépendances, dans la plus grande des servitudes et que la civilisation le mène sur le chemin de la liberté.

Ce que les anarchistes reprochent à l’association des hommes – à la société – c’est d’obstruer le chemin après y avoir guidé nos premiers pas. La société délivre de la faim, des fièvres malignes, des bêtes féroces – évidemment pas en tous les cas, mais en la généralité – mais elle le fait la proie de la misère, du surmenage et des gouvernants. Elle le mène de Charybbe en Scylla. Elle fait échapper l’enfant à l’autorité de la nature pour le placer sous l’autorité des hommes.

L’anarchiste intervient. Il ne demande pas la liberté comme un bien qu’on lui a pris, mais comme un bien qu’on l’empêche d’acquérir. Il observe la société présente et il constate qu’elle est un mauvais instrument, un mauvais moyen pour appeler les individus à leur complet développement.

L’anarchiste voit la société entourer les hommes d’un treillis de lois, d’un filet de règlements, d’une atmosphère de morale et de préjugés sans rien faire pour les sortir de la nuit de l’ignorance. Il n’a pas la religion libertaire, libérale pourrait-on dire, mais il veut de plus en plus la liberté pour son individu, comme i1 veut un air plus pur pour ses poumons. Il se décide alors à travailler par tous les moyens à briser les fils du treillis, les mailles du filet et il s’efforce d’ouvrir grandes les baies du libre examen.

Le désir de l’anarchiste est de pouvoir exercer ses facultés avec le plus d’intensité possible. Plus il s’instruit, plus il prend d’expérience, plus il renverse d’obstacles, tant intellectuels, moraux que matériels, plus il prend un champ large, plus il permet d’extension à son individualité, plus il devient libre d’évoluer et plus il s’achemine vers la réalisation de son désir.

Mais que je ne me laisse pas entraîner et que je revienne plus exactement au sujet.

Le libertaire qui n’a pas la puissance de réaliser une observation, une critique dont il reconnaît le bien fondé ou qui même ne veut pas la discuter, répond : « Je suis bien libre d’agir ainsi. » L’anarchiste dit : « Je crois que j’ai raison d’agir ainsi, mais voyons ». Et si la critique faite s’adresse à une passion dont il ne se sent pas la force de se libérer, il ajoutera : « Je suis sous l’esclavage de l’atavisme et de l’habitude ». Cette simple constatation ne sera pas bénévole. Elle portera une force en elle-même, peut être pour l’individu attaqué, mais sûrement pour l’individu qui la fait, et pour ceux qui seront présents moins attaqués par la passion en question.

L’anarchiste ne se trompe pas sur le domaine acquis. II ne dit pas : « Je suis bien libre de marier ma fille si ça me plaît ? – J’ai bien le droit de porter un chapeau haut de forme, si ça me convient » parce qu’il sait que cette liberté, ce droit sont un tribut payé à la morale du Milieu, aux conventions du Monde; sont imposés par l’Extérieur à l’encontre de tout vouloir, de tout déterminisme intérieur de l’individu en cause.

L’anarchiste agit ainsi non par modestie, par esprit de contradiction, mais parce qu’il part d’une conception toute différente de celle du libertaire. Il ne croit pas à la liberté innée, mais à la liberté à acquérir. Et du fait de savoir qu’il n’a pas toutes les libertés, il a bien plus de volonté pour acquérir la puissance de la liberté.

Les mots n’ont pas une valeur en eux-mêmes. Ils ont un sens qu’il faut bien connaître, bien préciser afin de ne pas se laisser prendre à leur magie. La grande Révolution nous a bernés par sa devise : « Liberté, égalité, fraternité » ; les libéralistes, les libéraux nous ont chanté sur tous les tons leur « laissez faire » avec le refrain de la liberté du travail ; les libertaires se leurrent par une croyance en une liberté préétablie et font des critiques en son honneur… Les anarchistes ne doivent pas vouloir le mot mais la chose. Ils sont contre le commandement, contre le gouvernement, contre la puissance économique, religieuse et morale, sachant que plus ils diminueront l’autorité plus ils augmenteront la liberté.

II est un rapport entre la puissance du milieu et la puissance de l’Individu. Plus le premier terme de ce rapport diminue, plus l’autorité est diminuée, plus la liberté est augmentée.

Que veut l’anarchiste ? Arriver à faire que les deux puissances s’équilibrent, que l’individu ait la liberté réelle de ses mouvements sans jamais entraver la liberté des mouvements d’autrui. L’anarchiste ne veut pas renverser le rapport pour faire que sa liberté soit faite de l’esclavage des autres, car il sait que l’autorité est mauvaise en soi-même, tant pour celui qui la subit que pour celui qui la donne.

Pour connaître véritablement la liberté, il faut développer l’homme jusqu’à faire que nulle autorité n’ait possibilité d’être.

= = =

Lectures complémentaires:

Manifeste pour la Société des Sociétés

Dieu et lEtat_Bakounine

Daniel_Guerin_L’anarchisme

L’anarchie pour la jeunesse

Rudolph Rocker_Anarchie de la theorie a la pratique

Ecrits-choisis-anarchistes-sebastien-faure-mai-2018