« Seule la révolution sociale pourra finalement détruire le fascisme parce que la faire veut aussi dire détruire l’État, comme le fascisme est l’État fonctionnant dans un mode particulier, tous les états tournent fascistes lorsque la menace au pouvoir et au privilège que l’état protège et personnifie devient suffisamment mise en danger. Le fascisme s’affirme lorsque les privilèges ne peuvent plus être sécurisés par des moyens volontaire, en d’autres termes, c’est la collaboration de classe forcée, par opposition à la collaboration de classe volontaire d’une société libérale. »
~ Stuart Christie ~
« La révolution sociale plutôt que les urnes ! »
~ Buenaventura Durutti ~
La loi et l’autorité
Pierre Kropotkine
Les Temps Nouveaux, 1892
Brochure publiée en 6e édition, en 1892, à sept mille exemplaires, conformément au désir de notre camarade Lucien Massé, coiffeur à Ars en Ré, qui en mourant, avait légué à la RÉVOLTE la somme nécessaire à cette publication.
1ère partie
2ème partie
III
Nous avons vu comment la Loi est née des coutumes et des usages établis, et comment elle représentait dès le début un mélange habile de coutumes sociables, nécessaires à la préservation de la race humaine, avec d’autres coutumes, imposées par ceux qui profitaient des superstitions populaires pour consolider leur droit du plus fort. Ce double caractère de la Loi détermine son développement ultérieur chez les peuples de plus en plus policés. Mais, tandis que le noyau de coutumes sociables inscrites dans la Loi ne subit qu’une modification très faible et très lente dans le cours des siècles, — c’est l’autre partie des lois qui se développe, tout à l’avantege des classes dominantes, tout au détriment des classes opprimées. C’est à peine si, de temps en temps, les classes dominantes se laissent arracher une loi quelconque qui représente, ou semble représenter, une certaine garantie pour les déhérités. Mais alors cette loi ne fait qu’abroger une loi précédente, faite à l’avantage des classes dominatrices. «Les meilleures lois», disait Burkle, «furent celles qui abrogèrent des lois précédentes.» Mais, quels efforts terribles n’a-t-il pas fallu dépenser, quels flots de sang n’a-t-il pas fallu verser chaque fois qu’il s’agissait d’abroger une de ces institutions qui servent à tenir le peuple dans les fers ! Pour abolir les derniers vestiges du servage et des droits féodaux et pour briser la puissance de la camarilla royale, il a fallu que la France passât par quatre ans de révolution et par vingt ans de guerres. Pour abroger la moindre des lois iniques qui nous sont léguées par le passé, il faut des dizaines d’années de lutte, et pour la plupart, elles ne disparaissent que dans les périodes révolutionnaires.
Les socialistes ont déjà fait maintes fois l’histoire de la génèse du Capital. Ils ont raconté comment il est né des guerres et du butin, de l’esclavage, du servage, de la fraude et de l’exploitation moderne. Ils ont montré comment il s’est nourri du sang de l’ouvrier et comment peu à peu il a conquis le monde entier. Ils ont encore à faire la même histoire, concernant la génèse et le développement de la Loi. Heureusement, l’esprit populaire, prenant, comme toujours, les devants sur les hommes de cabinet, fait déjà la philosophie de cette histoire et il en plante les jalons essentiels.
Faite pour garantir les fruits du pillage, de l’accaparement et de l’exploitation, la Loi a suivi les mêmes phases de développement que le Capital : frère et soeur jumeaux, ils ont marché la main dans la main, se nourrissant l’un et l’autre des souffrances et des misères de l’humanité. Leur histoire a été presque la même dans tous les pays d’Europe. Ce ne sont que les détails qui diffèrent : le fond reste le même ; et, jeter un coup d’oeil sur le développement de la Loi en France, ou en Allemagne, c’est connaître dans ses traits essentiels ses phases de développement dans la plupart des nations européennes.
A ses origines, la Loi était le pacte ou contrat national. Au Champ de Mai, les légions et le peuple agréaient le contrat ; le Champ de Mai des Communes primitives de la Suisse est encore un souvenir de cette époque, malgré toute l’altération qu’il a subie par l’immixion de la civilisation bourgeoise et centralisatrice. Certes, ce contrat n’était pas toujours librement consenti ; le fort et le riche imposaient déjà leur volonté à cette époque. Mais du moins, ils rencontraient un obstacle à leurs tentatives d’envahissement dans la masse populaire qui souvent leur faisait aussi sentir sa force.
Mais, à mesure que l’Eglise d’une part et le seigneur de l’autre réussissent à asservir le peuple, le droit de légiférer échappe des mains de la nation pour passer aux privilégiés. L’Eglise étend ses pouvoirs. Soutenue par les richesses qui s’accumulent dans ses coffres, elle se mêle de plus en plus dans la vie privée et, sous prétexte de sauver les âmes, elle s’empare du travail de ses serfs, elle prélève l’impôt sur toutes les classes, elle étend sa juridiction ; elle multiplie les délits et les peines et s’enrichit en proportion des délits commis, puisque c’est dans ses coffres-forts que s’écoule le produit des amendes. Les lois n’ont plus trait aux intérêts nationaux : «on les croirait plutôt émanées d’un Concile de fanatiques religieux que de législateurs», — observe un historien du droit français.
En même temps, à mesure que le seigneur, de son côté, étend ses pouvoirs sur les laboureurs des champs et les artisans des villes, c’est lui qui devient aussi juge et législateur. Au dixième siècle, il existe des monuments de droit public, ce ne sont que des traités qui règlent les obligations, les corvées et les tributs des serfs et des vassaux du seigneur. Les législateurs à cette époque, c’est une poignée de brigands, se multipliant et s’organisant pour le brigandage qu’ils exercent contre un peuple devenu de plus en plus pacifique à mesure qu’il se livre à l’agriculture. Ils exploitent à leur avantage le sentiment de justice inhérent aux peuples ; ils se posent en justiciers, se donnent de l’application même des principes de justice une source de revenus, et fomentent les lois qui serviront à maintenir leur domination.
Plus tard ces lois rassemblées par les légistes et classifiées, servent de fondement à nos codes modernes. Et on parlera encore de respecter ces codes, — héritage du prêtre et du baron !
La première révolution, la révolution des Communes, ne réussit à abolir qu’une partie de ces lois ; car les chartes des communes affranchies ne sont pour la plupart qu’un compromis entre la législation seigneuriale ou épiscopale et les nouvelles relations, créées au sein de la Commune libre. Et cependant, quelle différence entre ces lois et nos lois actuelles ! La Commune ne se permet pas d’emprisonner et de guillotiner les citoyens pour une raison d’Etat : elle se borne à expulser celui qui a comploté avec les ennemis de la Commune, et à raser sa maison. Pour la plupart des soi-disant «crimes et délits», elle se borne à imposer des amendes ; on voit même, dans les Communes du douzième siècle, ce principe si juste, mais oublié aujourd’hui, que c’est toute la Commune qui répond pour les méfaits commis par chacun de ses membres. Les sociétés d’alors, considérant le crime comme un accident, ou comme un malheur (c’est encore jusqu’à présent la conception du paysan russe), et n’admettant pas le principe de vengeance personnelle, prêchée par la Bible, comprenaient que la faute pour chaque méfait retombe sur la société entière. Il a fallu toute l’influence de l’Eglise byzantine, qui importait en Occident la cruauté raffinée des despotes de l’Orient, pour introduire dans les moeurs des Gaulois et des Germains la peine de mort et les supplices horribles qu’on infligea plus tard à ceux qu’on considérait comme criminels; il a fallu toute l’influence du code civil romain, — produit de la pourriture de la Rome impériale, — pour introduire ces notions de propriété foncière illimitée qui vinrent renverser les coutumes communalistes des peuples primitifs.
On sait que les Communes libres n’ont pu se maintenir ; elles devinrent la proie de la royauté. Et à mesure que la royauté acquérait une force nouvelle, le droit de la législation passait de plus en plus dans les mains d’une coterie de courtisans. L’appel à la nation n’est fait que pour sanctionner les impôts demandés par le roi. Des parlements, appelés à deux siècles d’intervalle, selon le bon plaisir et les caprices de la Cour, des «Conseils extraordinaires», des «séances de notables», où les ministres écoutent à peine les «doléances» des sujets du roi, — voilà les législateurs. — Et plus tard encore, lorsque les pouvoirs sont concentrés dans une seule personne qui dit : «l’Etat, c’est Moi», c’est «dans le secret des Conseils du prince», selon la fantaisie d’un ministre ou d’un roi imbécile, que se fabriquent les édits, auxquels les sujets sont tenus d’obéir sous peine de mort. Toutes les garanties judiciaires sont abolies ; la nation est serve du pouvoir royal et d’une poignée de courtisans ; les peines les plus terribles : la roue, le bûcher, l’écorchement, les tortures en tout genre, — produits de la fantaisie malade de moines et fous enragés qui cherchent leurs délices dans les souffrances des suppliciés, — voilà les progrès qui font leur apparition à cette époque.
C’est à la grande révolution que revient l’honneur d’avoir commencé la démolition de cet échafaudage de lois qui nous a été légué par la féodalité et la royauté. Mais, après avoir démoli quelques parties du vieil édifice, la Révolution remit le pouvoir de légiférer entre les mains de la bourgeoisie qui, à son tour, commença à élever tout un nouvel échafaudage de lois destinées à maintenir et à perpétuer sa domination sur les masses. Dans ses parlements, elle légifère à perte de vue, et des montagnes de paperasses s’accumulent avec une rapidité effroyable. Mais que sont au fond toutes ces lois ? La plus grande partie n’a qu’un but : celui de protéger la propriété individuelle, c’est-à-dire, les richesses acquises au moyen de l’exploitation de l’homme par l’homme, d’ouvrir de nouveaux champs d’exploitation au capital, de sanctionner les nouvelles formes que l’exploitation revêt sans cesse à mesure que le Capital accapare de nouvelles branches de la vie humaine : chemins de fer, télégraphes, lumière électrique, industrie chimique, expression de la pensée humaine par la littérature et la science, etc., etc. Le reste des lois, au fond, a toujours le même but, c’est-à-dire le maintien de la machine gouvernementale qui sert à assurer au Capital l’exploitation et l’accaparement des richesses produites. Magistrature, police, armée, instruction publique, finances, tout sert le même dieu : le Capital ; tout cela n’a qu’un but : celui de protéger et de faciliter l’exploitation du travailleur par le capitaliste. Analysez toutes les lois faites depuis cent ans, vous n’y trouverez pas autre chose. La protection des personnes, que l’on veut représenter comme la vraie mission de la Loi, n’y occupe qu’une place presque imperceptible ; car, dans nos sociétés actuelles, les attaques contre les personnes, dictées directement par la haine et la brutalité, tendent à disparaître. Si l’on tue quelqu’un, aujourd’hui, c’est pour piller et rarement par vengeance personnelle. Et si ce genre de crimes et délits va toujours en diminuant, ce n’est certainement pas à la législation que nous le devons: c’est au développement humanitaire de nos sociétés, à nos habitudes de plus en plus sociables, et non pas aux prescriptions de nos lois. Qu’on abroge demain toutes les lois concernant la protection des personnes, qu’on cesse demain toute poursuite pour attentats contre les personnes, et le nombre d’attentats dictés par la vengeance personnelle ou par la brutalité n’augmentera pas d’un seul.
On nous objectera, peut-être, qu’on a fait depuis cinquante ans bon nombre de lois libérales. Mais qu’on analyse ces lois, et l’on verra que toutes ces lois libérales ne sont que l’abrogation de lois qui nous ont été léguées par la barbarie des siècles précédents. Toutes les lois libérales, tout le programme radical, se résument en ces mots : abolition de lois devenues gênantes pour la bourgeoisie elle-même, et retour aux libertés des communes du douzième siècle, étendues à tous les citoyens. L’abolition de la peine de mort, le jury pour tous les «crimes» (le jury, plus libéral qu’aujourd’hui, existait au douzième siècle), la magistrature élue, le droit de mise en accusation des fonctionnaires, l’abolition des armées parmanentes, la liberté d’enseignement, etc., tout cela qu’on nous dit être une invention du libéralisme moderne, n’est qu’un retour aux libertés qui existaient avant que l’Eglise et le Roi n’eussent étendu leur main sur toutes les manifestations de la vie humaine.
La protection de l’exploitation, directe par les lois sur la propriété, et indirecte par le maintien de l’Etat, voilà donc l’essence et la matière de nos codes modernes et la préoccupation de nos engins coûteux de législation. Il est temps, cependant, de ne plus nous payer de phrases et de nous rendre compte de ce qu’ils sont en réalité. La loi que l’on présenta au début comme un recueil de coutumes utiles à la préservation de la société, n’est plus qu’un instrument pour le maintien de l’exploitation et la domination des riches oisifs sur les masses laborieuses. Sa mission civilisatrice est nulle aujourd’hui, elle n’a qu’une mission : le maintien de l’exploitation.
Voilà ce que nous dit l’histoire du développement de la Loi. Est-ce à ce titre que nous sommes appelés à la respecter? Certainement non. Pas plus que Capital, produit du brigandage, elle n’a droit à notre respect. Et le premier devoir des révolutionnaires du vingtième siècle sera de faire un autodafé de toutes les lois existantes, comme ils le feront des titres de propriété.
IV
Si on étudie les millions de lois qui régissent l’humanité, on s’aperçoit aisément qu’elles peuvent être subdivisées en trois catégories : protection de la propriété, protection des personnes, protection du gouvernement. et, en analysant ces trois catégories, on en arrive à l’égard de chacune d’elles à cette conclusion logique et nécessaire : Inutilité et nuisibilité de la Loi.
Pour la protection de la propriété, les socialistes savent ce qu’il en est. Les lois sur la propriété ne sont pas faites pour garantir à l’individu ou à la société la jouissance des produits de leur travail. Elles sont faites, au contraire, pour dérober au producteur une partie de ce qu’il produit et pour assurer à quelques-uns la part des produits qu’ils ont dérobés, soit aux producteurs, soit à la société entière. Lorsque la loi établit les droits de Monsieur un tel sur une maison, par exemple, elle établit son droit, non pas sur une cabane qu’il aurait bâtie lui-même, ou sur une cabane qu’il aurait élevée avec le secours de quelques amis. Elle établit, au contraire, ses droits sur une maison qui n’est pas le produit de son travail, d’abord, parce qu’il l’a fait bâtir par d’autres, auxquels il a n’a pas payé toute la valeur de leur travail, et ensuite — parce que cette maison représente une valeur sociale qu’il n’a pu produire à lui seul : la loi établit ses droits sur une portion de ce qui appartient à tout le monde et à personne en particulier. La même maison, bâtie au milieu de la Sibérie, n’aurait pas la valeur qu’elle a dans une grande ville, et cette valeur-ci provient, — on le sait, — du travail de toute une cinquantaine de générations qui ont bâti la ville, qui l’ont embellie, pourvue d’eau et de gaz, de beaux boulevards, d’universités, de théâtres et de magasins, de chemins de fer et de routes rayonnant dans toutes les directions. En reconnaissant donc les droits de Monsieur un tel sur une maison à Paris, à Londres, à Rouen, la loi lui approprie — injustement — une certaine part de produits du travail de l’humanité entière. Et c’est précisément parce que cette appropriation est une injustice criante (toutes les autres formes de propriété ont le même caractère), qu’il a fallu tout un arsenal de lois et toute une armée de soldats, de policiers et de juges, pour le maintenir contre le bon sens et le sentiment de justice inhérent à l’humanité.
Eh bien, la moitié de nos lois, — les codes civils de tout pays, — n’ont d’autre but que celui de maintenir cette appropriation, ce monopole, au profit de quelques-uns, contre l’humanité entière. Les trois quarts des affaires jugées par les tribunaux ne sont que des querelles surgissant entre monopolistes : deux voleurs se disputant le butin. Et une bonne partie de nos lois criminelles ont encore le même but, puisqu’elles ont pour objectif de maintenir l’ouvrier dans une position subordonnée à celle du patron, afin d’assurer à celui-ci l’exploitation de celui-là.
Quant à garantir au producteur les produits de son travail, il n’y a même pas de lois qui s’en chargent. Cela est si simple et si naturel, si bien dans les moeurs et dans les habitudes de l’humanité, que la Loi n’y a même pas songé. Le brigandage ouvert, les armes à la main, n’est plus de notre siècle : un travailleur ne vient jamais non plus disputer à un autre travailleur les produits de son travail ; s’il y a malentendu entre eux, ils le vident sans avoir recours à la Loi, en s’adressant à un tiers, et si quelqu’un vient exiger d’un autre une certaine part de ce qu’il a produit, ce n’est que le propriétaire, venant prélever sa part du lion. Quant à l’humanité en général, elle respecte partout le droit de chacun sur ce qu’il a produit, sans qu’il y ait pour cela besoin de lois spéciales.
Toutes ces lois sur la propriété, qui font les gros volumes des codes et la joie de nos avocats, n’ayant ainsi d’autre but que celui de protéger l’appropriation injuste des produits du travail de l’humanité par certains monopoleurs, n’ont aucune raison d’être, et les socialistes-révolutionnaires sont bien décidés à les faire disparaître le jour de la Révolution. Nous pouvons, en effet, avec pleine justice, faire un autodafé complet de toutes les lois qui sont en rapport avec les ci-nommés «droits de propriété», de tous les titres de propriété, de toutes les archives, — bref, de tout ce qui a trait à cette institution, qui sera bientôt considérée comme tache humiliante dans l’histoire de l’humanité, au même titre que l’esclavage et le servage des siècles passés.
Ce que nous venons de dire sur les lois concernant la propriété s’applique complètement à cette seconde catégorie de loi, — les lois servant à maintenir le gouvernement, ou les lois constitutionnelles.
C’est encore tout un arsenal de lois, de décrets, d’ordonnances, d’avis, etc., servant à protéger les diverses formes de gouvernement représentatif (par délégation ou par usurpation), sous lesquelles se débattent encore les sociétés humaines. Nous savons fort bien, — les anarchistes l’ont assez souvent démontré par la critique qu’ils ont faite sans cesse des diverses formes de gouvernement, — que la mission de tous les gouvernements monarchiques, constitutionnels et républicains, est de protéger et de maintenir par la force les privilèges des classes possédantes: aristocratie, prêtraille et bourgeoisie. Un bon tiers de nos lois, — les lois «fondamentales», lois sur les impôts, sur les douanes, sur l’organisation des ministères et de leurs chancelleries, sur l’armée, la police, l’église, etc., — et il y en a bien quelques dizaines de mille dans chaque pays, — n’ont d’autre but que celui de maintenir, de rhabiller et de développer la machine gouvernementale, qui sert, à son tour, presque entièrement à protéger les privilèges des classes possédantes. Qu’on analyse toutes ces lois, qu’on les observe en action au jour le jour, et l’on s’apercevra qu’il n’y en a pas une bonne à conserver — en commençant par celles qui livrent les communes, pieds et mains liées, au curé, aux gros bourgeois de l’endroit et au sous-préfet, et en finissant par cette fameuse constitution (la dix-neuvième ou la vingtième depuis 1789), qui nous donne une Chambre de crétins et de boursicoteurs préparent la dictature de quelque aventurier quelconque, si ce n’est le gouvernement d’une tête de chou couronnée.
Bref, à l’égard de ces lois, il ne peut y avoir de doute. Non seulement les anarchistes, mais aussi bien les bourgeois plus ou moins révolutionnaires, sont d’accord en ceci, que le seul usage que l’on puisse faire de toutes les lois concernant l’organisation du gouvernement, — c’est d’en allumer un feu de joie.
Reste la troisième catégorie de lois, la plus importante, puisque c’est à elle que s’attachent le plus de préjugés : les lois concernant la protection des personnes, la punition et la prévention des «crimes». En effet, cette catégorie est la plus importante, parce que si la Loi jouit d’une certaine considération, c’est qu’on croit ce genre de lois absolument indispensables au maintien de la sécurité dans nos sociétés. Ce sont ces lois qui se sont développées autour du noyau de coutumes utiles aux sociétés humaines et qui furent exploitées par les dominateurs pour sanctifier leur domination. L’autorité des chefs de tribus, des familles riches dans les communes et du roi s’appuyait sur les fonctions de juges qu’ils exerçaient ; et jusqu’à présent encore, chaque fois que l’on parle de la nécessité du gouvernement, c’est sa fonction de juge suprême que l’on sous-entend. — «Sans gouvernement, les hommes s’égorgeraient entre eux !» dit le raisonneur de village. — «Le but final de tout gouvernement est de donner douze honnêtes jurés à chaque inculpé», — disait Burke.
Eh bien, malgré tous les préjugés existant à ce sujet, il est bien temps que les anarchistes disent hautement que cette catégorie de lois est aussi inutile et aussi nuisible que les précédentes.
D’abord, quant aux ci-nommés «crimes», aux attentats contre les personnes, il est connu que les deux tiers et souvent même les trois quarts de tous les «crimes» sont inspirés par le désir de s’emparer des richesses appartenant à quelqu’un. Cette catégorie immense de ci-nommés «crimes et délits» disparaîtra lorsque la propriété aura cessé d’exister.
– «Mais, nous dira-t-on, il y aura toujours des brutes qui attenteront à la vie des citoyens, qui porteront un coup de couteau à chaque querelle, qui vengeront la moindre offense par un meurtre, s’il n’y a pas de lois pour les restreindre et des punitions pour les retenir !» — Voilà le refrain qu’on nous chante dès que nous mettons en doute le droit de punir de la société.
Là-dessus, il y a cependant une chose bien établie aujourd’hui : La sévérité des punitions ne diminue pas le nombre des «crimes». Pendez, écartelez, si vous voulez, les assassins, le nombre d’assassinats ne diminuera pas d’un seul. Par contre, abolissez la peine de mort, et il n’y aura pas un seul assassinat de plus. Les statisticiens et les légistes savent que jamais diminution de sévérité dans le code pénal n’amena une augmentation d’attentats contre la vie des citoyens. D’autre part, que la récolte soit bonne, que le pain soit bon marché, que le temps soit beau, — et le nombre des assassinats diminuera aussitôt. Il est prouvé par la statistique, que le nombre des crimes augmente et diminue toujours en proportion du prix des denrées et du beau ou mauvais temps. Non pas que tous les assassinats soient inspirés par la faim. Point du tout ; mais lorsque la récolte est bonne et les denrées à un prix accessible, les hommes, plus gais, moins misérables que de coutume, ne se laissent pas aller aux sombres passions et ne vont pas plonger un couteau dans le sein d’un de leurs semblables pour des motifs futiles.
En outre, il est connu aussi que la peur de la punition n’a jamais arrêté un seul assassin. Celui qui va tuer son voisin par vengeance ou par misère ne raisonne pas trop sur les conséquences, et il n’y a pas d’assassin qui n’ait la ferme conviction d’échapper aux poursuites.
D’ailleurs, que chacun raisonne lui-même sur ce sujet, qu’il analyse les crimes et les peines, leurs motifs et leurs conséquences, et s’il sait raisonner sans se laisser influencer par les idées préconçues, il arrivera nécessairement à cette conclusion :
«Sans parler d’une société où l’homme recevra une meilleure éducation, où le développement de toutes ses facultés et la possibilité d’en jouir lui procurera tant de jouissances qu’il ne cherchera pas à les perdre par un assassinat, — sans parler de la société future, même dans notre société, même avec ces tristes produits de la misère que nous voyons aujourd’hui dans les cabarets des grandes cités, — le jour où aucune punition ne serait infligée aux assassins, le nombre d’assassinats n’augmenterait pas d’un seul cas ; il est fort probable qu’il diminuerait au contraire de tous les cas qui sont dûs aujourd’hui aux récidivistes, abrutis dans les prisons.»
On nous parle toujours des bienfaits de la loi et des effets salutaires des peines, mais a-ton jamais essayé de faire la balance entre ces bienfaits qu’on attribue à la loi et aux peines, et l’effet dégradant de ces peines sur l’humanité? Qu’on fasse seulement l’addition de toutes les mauvaises passions réveillées dans l’humanité par les punitions atroces qu’on infligeait jadis dans nos rues ! Qui donc a choyé et développé les instincts de cruauté dans l’homme (instincts inconnus aux animaux, l’homme étant devenu l’animal le plus cruel de la terre), si ce n’est le roi, le juge et le prêtre armés de la loi, qui faisaient arracher la chair par lambeaux, verser de la poix brûlante dans les plaies, disloquer les membres, broyer les os, scier les hommes en deux, pour maintenir leur autorité ? Que l’on calcule seulement tout le torrent de dépravation versé dans les sociétés humaines par la délation, favorisée par les juges et payée par les écus sonnants du gouvernement, sous prétexte d’aider à la découverte des crimes. Que l’on aille en prison et que l’on étudie là ce que devient l’homme, privé de liberté, enfermé avec d’autres dépravés qui se pénètrent de toute la corruption et de tous les vices qui suintent de nos prisons actuelles ; et que l’on se souvienne seulement que plus on les réforme, plus détestables elles sont, tous nos pénitentiers modernes et modèles étant cent fois plus abominables que les donjons du moyen-âge. Que l’on considère enfin quelle corruption, quelle dépravation de l’esprit est maintenue dans l’humanité par cette idée d’obéissance — essence de la loi, — de châtiment, d’autorité ayant le droit de punir, de juger, en dehors de la conscience ; par ces fonctions de bourreaux, de geôliers, de dénonciateurs, —bref, de tous ces attributs de la Loi et de l’Autorité. Que l’on considère tout cela, et on sera certainement d’accord avec nous, lorsque nous disons que la Loi et la pénalité sont des abominations qui doivent cesser d’exister.
D’ailleurs, les peuples non-policés et, partant moins imbus de préjugés autoritaires, ont parfaitement compris que celui que l’on nomme un «criminel», est tout bonnement un malheureux ; qu’il ne s’agit pas de le faire fouetter, de l’enchaîner ou de le faire mourir sur l’échafaud ou en prison, mais qu’il faut le soulager par les soins les plus fraternels, par un traitement égalitaire, par la pratique de la vie entre honnêtes gens. Et nous espérons que dans la prochaine révolution éclatera ce cri :
«Brûlons les guillotines, démolissons les prisons, chassons le juge, le policier, le délateur -— race immonde s’il en fût jamais sur la terre, — traitons en frère celui qui aura été porté par la passion à faire du mal à son semblable, par-dessus tout ôtons aux grands criminels, à ces produits ignobles de l’oisiveté bourgeoise, la possibilité d’étaler leurs vices sous des formes séduisantes ; — et soyons sûrs que nous n’aurons plus que très peu de crimes à signaler dans notre société. Car ce qui maintient le crime (outre l’oisiveté), c’est la Loi et l’Autorité : la loi sur la propriété, la loi sur le gouvernement, la loi sur les peines et délits, et l’Autorité qui se charge de faire ces lois et de les appliquer.»
Plus de lois, plus de juges ! La Liberté, l’Egalité et la pratique de la Solidarité sont la seule digue efficace que nous puissions opposer aux instincts anti-sociables de certains d’entre nous.