“Ou bien l’état pour toujours, écrasant la vie individuelle et locale, prenant en charge tous les secteurs de l’activité humaine, amenant avec lui toutes ses guerres et luttes internes pour le pouvoir, ses palaces de révolutions qui ne font que remplacer un tyran par un autre et inévitablement à la fin de ce développement il y a… la mort !
ou, la destruction des états et une nouvelle vie commencera de nouveau dans des milliers de centres sur les principes d’initiatives vivifiantes des individus et des groupes ainsi que de l’association libre.
Le choix est vôtre ! “
~ Pierre Kropotkine en conclusion de “L’État et son rôle historique”, 1897 ~
Le remplacement de l’État (extraits)
Ceci constitue le 9ème et dernier chapitre du livre de Gaston Leval “L’État dans l’histoire”, 1983, ouvrage post-mortem au manuscrit inachevé.
* * Par Gaston Leval * *
Depuis son apparition, l’école libertaire, autrement appelée an-archiste, ou anti-autoritaire, s’est déclarée contre l’état dans lequel elle a vu non seulement un facteur parasitaire, mais la plus grande source de maux dont l’humanité a souffert…
Non seulement l’état, vole, pille, envahit, détruit anéantit, mais il impose aux populations, aux nations, aux civilisations, le droit du plus fort, le règne du despotisme unipersonnel ou collectif. C’est pourquoi les libertaires ont toujours pris soin de ne pas confondre l’état, même dans les périodes trop courtes où il n’a pas fait la guerre, et la société. “La société, écrivait Bakounine, c’est la réunion, le regroupement des Hommes, unis pour satisfaire leurs nécessités, elle se dirige par des lois spécifiques, des traditions dont elle n’a pas toujours conscience mais qui sont effectives; elle se maintient par la conjonction des intérêts et elle est aussi vieille que l’humanité, car l’Homme est le fruit de la société et il ne se civilise que parce qu’il est un être social. La société est l’œuvre de la sociabilité, elle a existé avant l’état, qui n’est qu’une forme transitoire d’organisation sociale et elle continuera d’exister après lui.”
[…] Cet amalgame provient du fait que l’état a été, dans l’immense majorité le résultat de l’invasion et de la conquête. Les guerriers fondateurs d’états ont constitué des nations et historiquement une nation c’était, nous dit même le dictionnaire, “une communauté humaine”, le plus souvent installée sur le même territoire et qui possède une unité historique, linguistique, religieuse, économique plus ou moins forte. Souvent, l’état n’est pas encore constitué mais les conglomérats humains le sont. Les Francs, les Suèves, les Alamans, les Bourguignons, les Ibères, les Basques, les Gaulois ou les Germains étaient des nations. L’unité politique viendra plus tard, surtout complétée par le renfort gouvernemental et centralisateur. Elle sera l’œuvre de pillards qui, pour assurer leur emprise, constitueront des institutions coercitives exerçant leur contrôle sur les peuples vaincus et imposant leur loi, les dépouillant de leurs biens ou les exterminant.
Généralement, le vainqueur ne produira pas; il se contentera de rançonner après avoir asservi. Mais il ne sait pas produire, il sait organiser la collecte de l’impôt, un système de contributions, le ramassage des biens produits par les populations agraires; et tous les organes de contribution, les équipes de ramassage, les forces de surveillance ne tarderont pas à s’unifier, à s’organiser, à constituer un appareil d’oppression et de domination: l’État.
Nous persistons donc à combattre une confusion que l’on se plaît à entretenir, car si nous voulons détruire l’état et le changer pour un autre mode d’organisation, fruit d’une étape supérieure de l’ascension humaine, nous ne voulons, bien au contraire, détruire ni la nation, au sens original du mot, ni moins encore, la civilisation […]
[…] Si les hommes se sont cambattus ils se sont aussi entr’aidés. Pierre Kropotkine a écrit un grand et beau livre pour montrer que, chez les espèces vivantes, parmi lesquelles l’espèce humaine, la loi de la narure a été l’entr’aide et la solidarité. Comme l’on fait remarquer maintes fois les sociologues libertaires, si la lutte de tous contre tous avait prévalu, il n’y aurait pas eu de survivants, il n’y aurait pas eu de développement de la race humaine et il n’y aurait pas eu de société.. La véritable histoire de l’humanité n’est pas résumée ou symbolisée par les luttes et les guerres. Nous y voyons au contraire, une tendance irrépressible à l’union, à l’association. L’Homme isolé n’est qu’une vue de l’esprit. Mis à part les causes géographiques, génétiques ou d’environnement, les hommes, tous les vestiges de la préhistoire le confirment, se sont groupés, selon leur degré d’évolution, en hordes, qui suivaient les troupeaux, en clans, en tribus, en phratries, en nations. Ils ont vécu en collectivité…
la société a été le résultat de tous les efforts déployés par les générations qui se sont succédées, de la conjonction d’innombrables activités qui ont pu se déployer et se perfectionner, parce que les hommes, individuellement et collectivement considérés, ont eu besoin les uns des autres, parce que, avant l’existence de la loi officialisée par le pouvoir d’état, les promesses faites ont été tenues, les paroles données respectées. Il en est encore de même aujourd’hui. C’est dans ce sens que Proudhon opposait le contrat bilatéral et synallagmatique à la législation et Bakounine les lois inhérentes aux codes inventés par l’état… Le premier souci de l’état a toujours été d’implanter non pas l’ordre général au bénéfice de tous, mais d’appeler ordre ce qui n’était que l’exploitation des plus nombreux par les plus habiles et les plus forts.
On peut dire que le rôle de l’état, né de l’initiative des plus entreprenants, des plus hardis, des plus audacieux, a été d’officialiser le rançonnement et l’injustice. Ce n’est pas lui qui a créé la société: que les pratiques de libre-entente et le respect des engagements pris viennent à manquer et la société disparaît, malgré l’état, la décadence de tant de civilisations le prouve.
Nous ne sommes pas de ceux qui, plus littérateurs que sociologues et ignorant tout de la vie économique et sociale, demandent purement et simplement la disparition de l’état. Nous reconnaissons que celui-ci déploie, dans la société actuelle, certaines activités utiles ou qui peuvent être considérées comme telles. Cela lui est facile et ne fait qu’augmenter son pouvoir. Car il accapare de plus en plus les rouages de la machine sociale, et veille à sa façon à l’ensemble des intérêts qui s’y coudoient ou s’y combattent. Mais parmi ces intérêts, nous voyons d’abord deux parties: la première comprend ceux de la classe exploiteuse privilégiée, la deuxième ceux de la classe exploitée. Et au stade où en sont les choses, l’état ne défend pas que les intérêts des détenteurs de la richesse: il compose en réalité une troisième classe dont les intérêts peuvent, selon les circonstances, être solidaires tantôt de ceux de la première catégorie, tantôt de la seconde. C’est une question d’opportunité […]
[…] Il n’y eu cependant pas que les têtes couronnées qui eurent recours à ces procédés, mais quels que fussent ces personnages qui en furent les maîtres, l’état en soi, monarchique, républicain ou socialiste, entité dominatrice et dévorante dont l’appétit est insatiable, fut toujours le “monstre froid qui mord avec des dents volées”, que dénonçait Nietzsche. Qu’on en change ou non d’étiquette, c’est la même chose. Le monstre insatiable qui compose ce grand dévoreur hermaphrodite n’a pas plutôt pris conscience de sa force et de ses capacités, qu’il commence à étendre son pouvoir, ses attributions et ses abus. Il devient sa propre raison d’être et c’est cela, plus que l’intérêt pour la société, qui explique sa participation aux affaires économiques et financières; cela et sa volonté de domination politique aussi absolue que possible.
Toujours l’état a tout fait pour accaparer des fonctions publiques qui, le plus souvent, avaient leur utilité. On y a vu et on y voit s’épanouir la lenteur bureaucratique, le non respect des délais fixés, la mauvaise qualité de service, l’élévation si souvent exorbitante des coûts établis et l’apparition d’une caste proliférante et imbue de son pouvoir. C’est pourquoi le problème est que la société assume ces fonctions quand elles sont utiles, et pour cela il faut que des idées claires, issues d’analyses précises et de principes basés sur l’expérience des siècles guident les hommes. Il faut que la société humaine prenne en main son devenir en se refusant à toute confusion entre le froid mécanisme administratif dominateur qui prétend s’imposer et qui est situé en dehors et au-dessus d’elle; il faut que la collectivité humaine se gouverne elle-même selon les normes que l’expérience lui aura montré être les meilleures, s’auto-organise sans le concours d’un système qui gravite sur elle et qui possède à un degré extrême la force brutale lui permettant d’imposer sa volonté et son appétit.
Mais quelles normes établir et comment procéder ? Telle est la question que pose l’immense majorité des gens auxquels nous nous adressons. Absorbés et mentalement déboussolés, incapables d’observer les ressorts et mécanismes de la société, les professeurs de droit continuent d’être ce qu’ils ont toujours été: les serviteurs de l’état qui a pourtant causé tant de maux dans les rangs de l’humanité. Ils ont servi l’état et non la nation. Tel fut généralement le cas des légistes.
Il faut donc aller au-delà de l’état, plus loin et plus haut que cette structure, qui risque à juger d’après les préparatifs de guerre auxquels nous assistons de faire tomber la civilisation. Mais comment ? Essayons de répondre.
[…] Nous avons le souvenir vécu du remplacement de l’État par un autre mode d’organisation auquel du reste nous avons pris part et dont l’expérimentation, quoique incomplète, permet des hypothèses fécondes si l’on sait et si l’on veut bien en tirer toutes les conséquences.
Il s’agit de la révolution libertaire espagnole de 1936-1939. Les thuréfaires de l’étatisme en nieront la véracité soit par mauvaise foi, soit par myopie, soit encore parce que les arbres les ont empêché de voir la forêt. Comme toute personne informée le sait, il y avait en Espagne un mouvement anarchiste puissant né en 1870 sous l’influence de Bakounine ert de ses disciples de l’Alliance de la Démocratie Socialiste, cette dénomination dénotant clairement le caractère social de ce courant révolutionnaire.
Celui-ci poursuivait des buts concrets, que Bakounine avait du reste définis:
1) Eliminer l’exploitation et l’oppression de l’homme par l’homme
2) Construire une société où les contradictions et les éléments négatifs disparaîtraient et où les hommes pratiqueraient la solidarité érigée en norme générale. Une simple phrase de Ricardo Mella, le penseur le plus original de ce mouvement, mettait en relief les buts fixés: “la liberté comme base, l’égalité comme moyen, la fraternité comme but”.
Dès leur démarrage historique, les anarchistes sociaux espagnols cherchèrent des solutions constructives aux problèmes essentiels. Ils avaient fait leur la formule de Saint Simon: “remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses” ou celle de Proudhon: “l’atelier remplacera le gouvernement”, ce qui impliquait que la production devait être régie par les producteurs et que l’organisation politico-administrative incarnée par l’État, devait être remplacée par la gestion directe et l’autodirection.
C’est ce dont eurent conscience les membres du congrès constitutif de 1870, qui discutèrent profondément sur le rôle constructif des coopératives, des “unions de métiers”, aujourd’hui appelées syndicats ouvriers, des fédérations nationales et internationales des métiers ou des associations coopératives.On décida même de créer dans les villes des fédérations locales qui précédèrent les bourses du travail françaises et dont le but était de maintenir la solidarité des différentes corporations de métiers, la solidarité ouvrière et paysanne dans les conflits et les luttes qui s’annonçaient alors […]
[…] En 1911 fut fondée la CNT (Confederacion Nacional del Trabajo ou Confédération National du Travail), qui regroupait de façon cohérente tous les syndicats d’accord avec ces postulats fondamentaux insérés en 1920 dans les statuts par le congrès de la comedia: “le but de la confédération national du travail est le communisme libertaire.” Et pour appliquer la méthode fédéraliste, on décida de la constitution d’un comité national composé de membres des diverses organisations régionales.
Dans les congrès, les désaccords qui surgissaient et qui n’avaient rien à voir avec le régionalisme, se résolvaient gràce au principe de solidarité que l’on plaçait au premier plan. Tous les syndicats et les syndiqués avaient le droit d’intervenir et de décider. C’étaient eux qui, représentés par leurs délégués et après consultation des assemblées locales analysaient les problèmes et décidaient. Pas de manigances bureaucratiques, pas de comités exerçant une dictature habilement orchestrée, décidant pour la cause des adhérents sans même les consulter; et dans chaque syndicat, c’étaient les individus qui se prononçaient avec le maximum d’information.
Ce mouvement se complétait par un autre: celui, aujourd’hui appelé vertical, des fédérations industrielles, qu’avaient précédés les fédérations de métiers que l’on rêvait d’étendre à toute l’Europe. Si l’on veut se donner la peine de réunir toutes les pièces de l’appareil social en construction, on trouvera un ensemble cohérent, de caractère à la fois unitaire et fédéraliste, car se fédérer c’est s’unir, ayant une structure organique de première importance tant par le nombre des adhérents que par leur orientation théorique fermement et pratiquement assimilée.
Nous avons vu que le but principal qui résumait toutes les aspirations idéales de la CNT et du mouvement anarchiste, était le communisme libertaire. La déformation du sens des mots fait évoquer immédiatement les régimes totalitaires et rend surprenant le fait d’accoler des éléments qui semblent se repousser. Parler de communisme suggère l’organisation de “haut en bas” par l’État tout-puissant, propriétaire de tous les biens de la société, comme dans la Russie actuelle et dans les pays où elle domine, ou dans des institutions où le centralisme sévit, anéantissant la liberté et niant les droits de l’individu.
Mais l’esprit communiste véritable était tout autre chose. Il impliquait un mode d’organisation économique dont voici la définition de principe: “à chacun selon ses besoins, à chacun selon ses forces”. Pendant longtemps, l’école marxiste lui a opposé, après Louis Blanc, le collectivisme formulé de la façon suivante: “à chacun selon ses œuvres”. C’est à dire selon son apport social. Loin d’impliquer la négation des droits de l’individu, la formule communiste les défendait, toujours du point de vue économique. Mais le socialisme, dans son ensemble, subordonnait tous les autres problèmes (droits de l’individu, structure sociale, fonctionnement administratif, liberté politique) aux mesures prises par l’état. C’est pourquoi nous voyons presque toujours le socialisme du XIXème siècle, Proudhon excepté, préconiser des solutions qui font appel au “dictateur”, au “guide”, au “bienfaiteur”, à l’organisation officielle et qui, de ce point de vue, méritent d’être qualifiés d’utopiques.
Le communisme anti-étatique défendait le droit économique de tout membre de la société qui ne serait pas un parasite volontaire, à la quote-part des biens matériels qu’on pourrait lui accorder, quelle que fut la valeur de son apport personnel. La femme occupée aux travaux du logis, l’enfant, le vieillard, l’infirme qui ne produisaient pas de biens mesurables auraient non seulement leur vie assurée, mais accéderaient à la jouissance de tout ce que fournirait la société au mème titre que les producteurs. Le problème était la méthode d’organisation et de distribution et la non-introduction d’un facteur autoritaire, qui en tuant la liberté, soumettait l’individu, tous les individus au despotisme d’un appareil organisateur. Sur ce point se heurtèrent Proudhon d’une part et de l’autre Etienne Cabet, Louis Blanc, Pierre Leroux comme un peu plus tard allaient se heurter l’école marxiste et l’école fédéraliste libertaire et bakouninienne.
Il était donc logique de parler d’un communisme anti-autoritaire et ces deux conceptions étaient compatibles.
Forts de leurs conceptions où les droits de l’individu concordaient avec ceux de la société et en même temps qu’ils enrayaient la marche du “caudillo”, les anarchistes espagnols et membres de la CNT, qui était leur œuvre, se lancèrent dans la construction d’une société nouvelle, quand en Juillet 1936, le fascisme dont Franco allait devenir le chef entreprit la conquête armée du pouvoir et du pays. Les nouveaux principes qui déterminaient les fondements d’un droit nouveau peuvent se résumer ainsi:
1) Droits de l’individu dans l’organisation syndicale locale
2) Droits de la collectivité dans la fédération cantonale où la solidarité intercollectiviste décide dans des assemblées générales des solutions à trouver et les mesures à prendre
3) Droits de la fédération régionale industrielle, qui groupe les fédérations locales ou cantonales de même composition
4) Droits de la fédération régionale agraire, constituée sur la base des fédérations cantonales paysannes
5) Droits de la fédération régionale industrielle, composée de fédérations locales
6) Droits des fédérations nationales agraires et industrielles, l’une et l’autre composant la confédération nationale économique
[…] Très souvent, les intoxiqués des solutions officielles ne voient, pour assurer la marche de la société et maintenir la cohésion nécessaire entre les parties qui la composent, que les organismes d’état. Une des raisons en est que ce qu’on appelle l’économie libérale cause des désordres continus et qu’un appareil autoritaire semble nécessaire pour y mettre fin. Mais ici, parce que depuis longtemps préparés par des idées très nettes et la pratique permanente des solutions solidaristes dans le travail et dans les relations sociales, les libertaires improvisèrent la construction d’une organisation sociale d’ensemble et la coordination de l’activité générale. Ils ont prouvé qu’il n’était pas besoin d’état, dans lequel Marx ne voyait qu’une “superstructure parasitaire”, ou de toute autre organisme spécialisé dans le gouvernement des hommes, pour que les agriculteurs fassent venir les produits de la terre, pour que les travailleurs industriels fassent tourner les machines, pour que les spécialiste divers: médecins, vétérinaires, ingénieurs, instituteurs, professeurs, dûment groupés en associations spécialisées et cordonnant leurs efforts avec les travailleurs manuels de la ville et des campagnes, fassent fonctionner les services publics dont le développement est un indice certain de la civilisation.
Tout cela a été réalisé dans et par la révolution libertaire espagnole de 1936-1939, s’est articulé, non sans erreurs et sans faux-pas, car de telles expériences ne peuvent pas être des réussites à cent pour cent et le prétendre serait inepte. Mais les résultats positifs l’ont largement emportés sur les négatifs avec l’augmentation des surfaces emblavées et le doublement du niveau de vie dans les campagnes; avec aussi une tendance générale à l’égalisation des salaires et une discipline du travail volontaire assurée par les syndicats libertaires dans la mesure où le permirent les ressources en matières premières, en énergie et les antifascistes ennemis de la révolution.
Voilà bien à notre avis le chemin qu’il faut prendre, si nous ne voulons pas que l’humanité de l’avenir soit enchaînée par l’État. L’étatolâtrerie, qui n’a jamais été poussée aussi loin qu’à notre époque, fait croire aux gens non informés que nous voulons une société sans organisation ce qui évidemment est considéré comme une absurdité. Comme s’il n’existait pas de conception organisationnelle autre ! […]
[…] A force de promettre des solutions pratiques au peuple, qui ne voit pas le danger pour la liberté et qui veut des résultats matériels concrets, les socialistes auto-intoxiqués jusqu’à la moëlle ont, en contaminant l’esprit public, fini par arracher des réformes sociales. Mais un des résultats dont on ne voit pas les conséquences c’est que l’appareil étatique étend ainsi son emprise sur la société, en absorbe la substance non seulement physique mais mentale et morale, la “décharge” de ses responsabilités et est en train de transformer les hommes en animaux jouisseurs, en imbéciles heureux, quand ils le sont, le tout pouvant ne conduire qu’à une humanité dégradée. L’État pense pour nous, décide pour nous, veut pour nous. Or l’homme n’est pas tel parce qu’il produit sa nourriture contrairement à ce qu’écrivait Marx dans ses livres de jeunesse, mais parce qu’il a accédé à la faculté de penser, de décider, de vouloir. L’état n’est pas qu’une machine insensible agissant mécaniquement; il est composé d’inombrables rouages pensants, tous solidaires, qui font corps et s’attribuent des droits supérieurs. L’exemple des bolchéviques qui construisirent si rapidement le leur, doit nous éclairer. La sainte bureaucratie rouge mène la Russie dix fois plus que ne l’a jamais mené la bureaucratie tsariste. C’est elle qui fait la loi et d’abord à son avantage. Elle est maîtresse de tout et même si elle n’en est pas propriétaire, elle en dispose par le truchement de l’état hypertrophié. Cette dialectique permet de jouer sur les apparences et nous assistons actuellement en URSS à l’apparition des privilèges individuels pour les bénéficiaires du pouvoir qui furent dès le début, principalement quand il s’agissait de charges importantes, de hauts personnages de l’état. Traitements élevés, possession d’une “datcha” (résidence secondaire de luxe), automobile, chauffeur, femme de service, domestique. La propriété personnelle ne saurait tarder, comme il est toujours arrivé dans de tels processus.
Les matériaux pour une organisation sociale non étatique existent pourtant. Ils sont assez abondants et efficaces pour refouler l’état. Il ne manque que l’observation des faits, l’initiative, le vouloir. Syndicats, coopératives, associations de toutes sortes, peuvent non seulement constituer l’ossature d’une société nouvelle, mais également apporter l’essentiel d’une éthique supérieure.
Cela est indispensable et amènerait une nouvelle étape de l’humanité. Car l’état apparaît dans l’histoire comme le résultat du droit du plus fort, de la violence, de la barbarie. Un état qui ne s’appuierait pas sur le glaive serait une contradiction. L’état c’est la guerre en dehors, l’oppression à l’intérieur. C’est même aussi la guerre à l’intérieur, entre les dynasties, les familles royales, les groupements d’intérêts, les partis politiques et l’humanité n’a que faire des rivalités pour s’élever. Mieux:
Elle progressera dans la mesure où elle puisera dans la richesse profonde des facultés de socialbilité, les valeurs morales, les normes et les inspirations. Mais il y faut plus que les facultés matérielles: il y faut l’esprit, l’espoir, la volonté. Jamais les grands-progrès ne se sont faits sans vaincre la pusillanimité des sous-hommes paralysés. Si les libertaires espagnols avaient sagement réfréné leur élan, ils n’auraient jamais fait la magnifique expérience que nous avons résumée.
Nous ne préconisons pas la lutte armée contre la pure force d’oppression et d’exploitation de l’histoire et qui, au sein de chaque nation, dispose de moyens d’extermination incomparablement supérieurs à ceux dont peut disposer la population. Mis à part l’exception révolutionnaire égyptienne, qui eut lieu deux mille ans avant l’ère chrétienne, les peuples qui se sont attaqués à l’état ont toujours été écrasés. Car c’est se placer sur son terrain, favoriser son jeu et donner à la lutte le caractère de violence qui lui convient […]
[…] Il faut plus d’héroïsme pour se battre avec les moyens civils. L’action constructive créatrice que préconisaient les grands libertaires qui eurent nom Godwin, Proudhon, Tolstoï à laquelle se rallia sur le tard Bakounine et que nous avons vu triompher avec Gandhi en Inde, cette action créatrice, disons-nous est la seule qui peut aboutir à des résultats positifs. Nous sommes dans une situation qui, quels que soient les aspects défavorables, justifie aussi beaucoup d’espoir, à condition que les combattants de l’histoire sachent et veuillent. La conscience humaine a, malgré les insuffisances qu’on peut enregistrer et malgré la progression de l’étatisme, atteint un degré qui permet ou faciliter bien des réalisations nouvelles.
Encore faut-il mettre les chances à profit et au lieu de faire la somme des impossibilités, faire celle des possibilités. Si les quelques trois cents millions de coopérateurs qui existent dans le monde faisaient vraiment du coopératisme, si tous les syndicats ouvriers, toutes les associations d’entr’aide orientée vers la disparition des classes sociales s’attelaient à la même tâche, aucun État ne pourrait empêcher l’œuvre de transformation sociale. Mais il faut, comme nous l’avons dit auparavant, l’esprit, l’ardeur, l’élan, la ferveur sans lesquels la situation la plus favorable ne sera jamais mises à profit.
Nous sommes entrés dans une phase de l’histoire où il faut choisir: ou l’État, ou la société.. Le progrès des techniques de production précipite la diminution de la masse des producteurs et il y a transfert de cette population vraiment active aux activités parasitaires, le tout s’amalgamant avec le secteur tertiaire, où, à côté d’activités sociales parfaitement utiles, pullulent les fausses activités et les fausses professions et ce n’est pas délirer que de craindre qu’avant un siècle le nombre de parasites ne dépassent le nombre des vrais producteurs […]
[…] Voyez les inventeurs, eux aussi si souvent “bricoleurs de génie” et d’origine plébéienne, voyez les collectivités de travail, de navigation, inventant le droit en dehors de la légalité officielle; tout cela n’a pas été dû à l’état, mais à l’espèce humaine que l’état a, généralement, et comme nous l’avons montré au cours de ce livre, volée, pillée, rançonnée. Tout a été réalisé comme fruit du dur labeur tandis que non seulement l’état n’inventait rien que des systèmes d’impôts, rançonnait, faisait la guerre, saccageait les villes, où souvent le beffroi servait surtout pour annoncer la proximité des “grandes compagnies” des troupes du roi, qui massacraient autant que les troupes ennemies. Et quels massacres ! Le dictionnaire de la diplomatie, publié vers 1930, donnait le détail et le total des tués sur les champs de batailles dans les guerres du XIXème siècle. Il atteignait les 50 millions de morts, mais cela n’émouvait pas les historiens officiels. L’État a si bien domestiqué les peuples, que ceux-ci peuvent considérer ces chiffres sans s’indigner […]
[…] Il est parfaitement possible d’envisager une société sans état, si l’on tient compte de ce qui assure les activités nécessaires à la vie de tous, et l’agencement, la concertation de ces activités. Cela implique l’équilibre entre de vastes organisations ou secteurs d’activités industrielles et agraires, entre zones de production répartissant géographiquement les activités selon ce que détermineraient la nature et les besoins de la société et des peuples la composant…
Dans cette société, la parasitisme centro-étatique ou politico-administratif qui semble inspirer les architectes et les constructeurs d’aujourd’hui n’aurait pas sa place, car l’humanité doit renaître et vivre selon les besoins qui lui sont propres, vivre enfin grâce à la participation créatrice du plus grand nombre.
Les impératifs de la vie doivent unir les humains en de vastes ensembles fraternels dans le temps et l’espace, tout en évitant que l’effort collectif fasse surgir de nouveaux cadres où l’être humain serait mécanisé dans de vastes “armées du travail” comme recommande le Manifeste du Parti Communiste. Il faut savoir donner aux organismes un contenu et un sens humanistes, la nécessaire liberté de fonctionnement qui empêcheraient de nouvelles formes d’autoritarisme d’étrangler la libre initiative.
On peut très bien concevoir des organismes de libre entente, la cohésion indispensable entre les races et les continents, grâce aux moyens d’information dont l’humanité dispose de nos jours, car il faut que les techniques nouvelles soient employées dans ces grands buts de libération et d’intégration qui rendraient les familles humaines solidaires, sans quoi et ne l’oublions jamais, elles ne seraient que des instruments d’asservissement aux mains de nouveaux et habiles dominateurs.
On criera, comme on a généralement crié avant toute réalisation politique et sociale, au rêve et à l’utopie. Mais ce que nous préconisons maintenant n’est pas plus impossible que ne le fut la disparition de la société basée sur le servage. Et on nous demande dans les détails comment fonctionnerait une société non basée sur le salariat, nous répondrons que ceux qui ont renversé l’absolutisme royal ne se préoccupaient pas de la façon dont, dans la société constitutionnaliste, fonctionneraient tous les rouages de l’état qui succéderaient à celui qu’ils attaquaient. Il existe même comparativement, plus de facteurs pouvant servir à la construction d’une société nouvelle, qu’il n’en existait dans la société ancienne. L’importance du mouvement coopératif mondial en est une preuve. Selon l’alliance coopérative internationale, on compte aujourd’hui dans le monde environ trois cents millions de coopérateurs qui n’ont pas besoin de l’attrait du profit.
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Gaston Leval: (1895-1978) pseudonyme de Pierre Robert Piller, est un théoricien et militant anarcho-syndicaliste, également historien de la révolution espagnole.
Fils de communard, il se réfugie en Espagne pour échapper à la conscription en 1915. Il entre dans le mouvement anarcho-syndicaliste avec la CNT. En 1921, il est nommé par la Fédération des groupes anarchistes de Barcelone délégué-adjoint de la C.N.T. pour assister et prendre part, à Moscou, au Congrès constitutif de la IIIe Internationale des syndicats rouges. En 1924, il quitte l’Espagne pour l’Argentine où il sera journaliste, puis professeur de français. Il publie alors ses premiers livres. Il revient en Espagne quelques mois après le début de la guerre civile. Il rejoint la France en 1938 après avoir participé aux expériences agraires des collectivités libertaires ; il est alors condamné à quatre ans et demi de prison militaire pour insoumission en 1914-1918. Il parvient à s’échapper de la Centrale de Clairvaux, en août 1940, après deux années d’incarcération.
Il participe en décembre 1953 à la reconstitution de la Fédération anarchiste. Il fonde Les Cahiers du socialisme libertaire dont le premier numéro paraît en octobre 1955.
(Source Wikipedia)