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Réflexion et action directe : anti-politique et anarcho-communisme (J. Eibish & Résistance 71)

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, crise mondiale, démocratie participative, gilets jaunes, guerres hégémoniques, militantisme alternatif, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, philosophie, politique et social, politique française, résistance politique, société des sociétés, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , on 14 Mai 2023 by Résistance 71

“Qu’est-ce que l’État ? C’est le signe achevé de la division dans la société, en tant qu’il est l’organe séparé du pouvoir politique: la société est désormais divisée entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent. La société n’est plus un Nous indivisé, une totalité une, mais un corps morcelé, un être social hétérogène… »
~ Pierre Clastres ~

“Les deux grandes questions incontournables de l’anthropologie politique sont:
1- Qu’est-ce que le pouvoir politique, c’est à dire qu’est-ce que la société ?
2- Comment et pourquoi passe t’on du pouvoir politique non-coercitif au pouvoir politique coercitif, c’est à dire qu’est-ce que l’histoire ?”
~ Pierre Clastres, 1974 ~

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Anti-politique et anarcho-communisme

Jonathan Eibish

2022

~ Traduit de l’anglais par Réistance 71 ~

Mai 2023

Lorsque j’ai décidé il y a cinq ans, de me consacrer de manière compréhensive à la théorie politique de l’anarchisme, il me sembla tout à fait évident d’explorer les concepts de base de ce courant socialiste pluraliste. Car dans l’anarchisme, il y a une pensée théorique indépendante qui doit nécessairement être comprise pour comprendre la connexion entre la morale anarchiste et son mode de vie ainsi que les idées anarchistes concernant l’organisation. C’est pourquoi je me suis posé ces questions : qu’est-ce que les anarchistes entendent en fait par “politique” ? Et, peut-il y avoir une “politique” anarchiste et quel serait son critère ? Le concept “d’anti-politique”, exprime le fait que c’est un champ de tension causé par l’ordre existant de la domination dans lequel les anarchistes agissent toujours en contradiction.

L’État comme relation politique organisée de la domination

Il est frappant que dans tous les courants anarchistes, il y a une critique fondamentale de la décision politique. Ceci a trait à la politique de gouvernement, la bureaucratie d’état, le parlementarisme et les partis politiques. Mais cela se réfère également à la logique politique et au mode d’organisation au sens large. Parce que ce que nous comprenons communément et associons avec la “politique” n’est pas un terrain neutre. Plutôt, les activités des mouvements sociaux qui tendent à être autonomes et auto-organisées sont souvent attribuées et appropriées par l’État. “La politique” prend la forme de la règle politique sous des formes libérales-démocratiques de la société. Ceci veut dire que l’État a émergé comme une relation de domination entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés et ceci est diffusé, transporté dans toutes les zones potentielles de la société.

Il est de la logique de l’état de réguler, contrôler, sanctionner et capturer toutes les sphères sociales. Si une “sphère privée” y est construite, alors celle-ci est à peine exempte de la domination de l’état, tout comme “l’économie ne peut pas vraiment être pensée comme séparée de l’État et du “loisir”, le côté face de la même pièce du travail salarié.L’étatisme peut être pensé de la même manière que le capitalisme, la relation de domination économique, le patriarcat et les relations de genre faisant de l’anthropocentrisme la relation sociale avec la nature.

En tant que relation de domination, cela s’insinue dans toutes les sphères sociales, mais ce n’est pas total. A ses côtés, résident des formes supprimées, réprimées de comment les humains peuvent s’organiser par eux-mêmes. Ils le font même lorsque l’état est la relation politique de domination. Sur la vaste majorité des activités qui se passent au niveau politique, l’état affirme son monopole ou du moins essaie de les contrôler et de les réguler. De la même manière, quand la plupart des gens pensent à la “politique”, ils l’associent rapidement avec ses structures étatiques et sa logique interne, parce que leur conscience est façonnée par l’idéologie de l’ordre dominant existant. 

FTS

Démocratie radicale ou scepticisme envers la politique ?

Si les anarchistes rejettent la nationalisation de la politique, on pourrait possiblement s’y opposer avec une sorte de politique auto-organisée et autonome, “d’en bas”. Une “démocratie radicale” ou “démocratie de la base” doit être opposée à la règle de l’état et de sa domination, état qui s’affirme faussement comme étant “démocratique”. On pourrait dire que ces approches procèdent à se réapproprier le concept de “politique” et aussi d’intervenir dans ses processus décisionnaires. C’est ce qui se passe lorsque les gens manifestent, s’activent dans des associations, parlent peut-être même aux politiciens et traitent de politique afin d’être capables de la critiquer et de la délégitimiser.

Connectée à ce sujet est la question de savoir quels points de départ existent pour l’organisation d’une société socialiste-anarchiste ? Même s’il y a des arguments plausibles pour cette vision démocratique radicale, j’ai décidé d’utiliser un autre concept politique. Je le décris comme (ultra)-réaliste, gouvernemental et orienté sur le conflit. Par cela j’essaie de faire passer l’idée que le champ politique est toujours au sujet de la lutte pour le pouvoir et que ceux qui y sont impliqués ont des sources de pouvoir très inégales. Ce qui veut dire, comme je l’ai dit avant, que le terrain politique n’est jamais neutre dans la règle d’ordre existante. En fait, ses conditions sont déjà façonnées par la domination politique.

En d’autres termes : comme cela nous apparaît être en politique aujourd’hui, il n’y a quasiment pas de place pour les positions anarchistes. S’ils amènent dans la sphère politique des aspirations sociales-révolutionnaires, ils sont marginalisés et diabolisés. Si les anarchistes tentent de travailler de manière pragmatique pour des améliorations graduelles, ils sont ignorés ou totalement encadrés. Ces effets ne devraient pas être sous-estimés, tout comme le cas de bon nombre de gens de gauche qui ont trouvé la 100ème secte politique, ont rejoint des partis politiques malgré leur inconfort en leur sein, ou se désespèrent de la politique et ne veulent être efficaces que culturellement ou dans leur propre style de vie par exemple. D’une perspective anarchiste, cela vaut la peine de demeurer continuellement sceptique au sujet de faire de la politique.

Les raisons de l’inconfort politique 

Incidemment, ce fut, entre autres choses, la dispute au sujet du concept de politique en soi qui donna naissance à l’anarchisme en tant que courant politique indépendant. Vers la mi-XIXème siècle, le mouvement socialiste de la base devint politisé. Ceci se produisit d’abord par l’appropriation de ses demandes d’amener une politique sociale d’état. De plus, les politiciens de partis communistes et social-démocrates cherchèrent à imposer leurs propres demandes en tant que leaders et à régner par la réforme politique ou la révolution politique. Troisièmement, des mouvements autonomes, auto-organisés ainsi que des zones auto-gouvernées furent sujets à une brutale répression au cours d’une période de renforcement de l’état-nation moderne.  Ainsi, ils prirent des formes organisationnelles qui furent légalisées dans l’ordre bourgeois et y furent assignés. Les anarchistes résistèrent à cette politisation du socialisme en insistant sur les principes organisationnels d’autonomie, de décentralisation, de fédéralisme et de volontarisme et en travaillant à un changement social compréhensif par la révolution sociale.

En plus de l’historique, il y a d’autres raisons sur le pourquoi il est important d’être sceptique de la politique d’une perspective anarchiste. Ceci concerne l’observation déjà faite de la tendance aux mouvements sociaux auto-organisés et autonomes de se retrouver encore et toujours appropriés par ou assignés à la politique d’état. Nous savons cela des manifestants qui ont un sentiment de satisfaction émancipatrice après avoir marché dans les rues en signe de protestation avec d’autres personnes. Une manif’ a du sens si des gens ayant les mêmes vues s’y rencontrent, échangent des idées, se sentent forts ensemble ou vont à la confrontation. Mais en eux-mêmes, ces mouvements ne génèrent que trop rarement une véritable pression sur ceux qui détiennent le pouvoir.

Un anarchisme pluraliste

Au sein de l’anarchisme, il y a de bien différentes traditions, perspectives, points de vue, expériences et pratiques. C’est pour cela qu’il y a des controverses et des disputes toujours vivaces parmi les anarchistes. Bien des positions de personnes qui se nomment anarchistes peuvent ennuyer et énerver d’autres anarchistes. Parce qu’elles existent ne veut pas dire qu’elles puissent être mises sur un pied d’égalité parce qu’alors elles demeurent des opinions arbitraires, ce qui n’est pas suffisant pour pratiquer une critique sociale fondamentale et pour construire des alternatives qui fonctionnent. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas non plus nier que l’anarchisme est pluraliste. Sans doute parce que si l’anarchisme était homogénéisé et centralisé par un leader politique, ce ne serait qu’un courant politique parmi tant d’autres. Mais l’anarchisme est qualitativement différent des autres approches socialistes mais aussi de la gauche radicale. Cette différence s’explique là encore par la compréhension de la politique.

Les anarchistes individualistes (NdT : tendance Max Stirner, Henry David Thoreau) critiquent la règle politique essentiellement parce qu’elle restreint l’auto-détermination des individus, ce à quoi ils s’opposent. Les besoins et les désirs des individus ne peuvent être définis que par eux-mêmes. Ils ne veulent pas que quiconque représentent leurs intérêts. Le mutualiste (NdT : tendance proudhonienne) approche le but de l’auto-organisation, par exemple dans les voisinages, les circuits économiques régionaux etc et se fait l’avocat des coopératives et des entreprises collectives. Dans l’anarcho-syndicalisme (NdT : tendance CNT / AIT), la politique est clairement opposée à l’organisation et la lutte dans la sphère économique. Au lieu de parvenir à des réformes politiques au travers de l’état, le but est de traiter les intérêts directement contre les propriétaires du capital et d’utiliser les syndicats pour arranger l’organisation fondamentale pour l’autogestion d’une forme de société libertaire socialiste. L’anarchisme communal, ou anarcho-communisme (NdT : tendance Kropotkine, Goldman, Malatesta) tend à vouloir partager la vie entre gens pensant de même et, au delà de la politique, d’anticiper expérimentalement la venue de la nouvelle société dans des scènes alternatives ou des projets de communes.

Par contraste, l’insurrectionisme anarchiste assume que les anarchistes ne devraient produire aucune vision et que plutôt toute forme de domination se doit d’être attaquée en permanence sans avoir le besoin de narratifs “politiques” alternatifs. La tendance insurrectionnelle a émergé comme l’inversion de l’anarcho-communisme. Selon moi, il s’est développé comme résultat de l’expérience de l’échec des affirmations anarchistes, le désillusionnement avec l’échec de la révolution sociale et de la répression brutale subie par les mouvements socialistes libertaires.

NdR71 : Ce qu’Eibish appelle ici “l’anarchisme insurrectionnel” n’est qu’une resucée de la “propagande par le fait” populaire au sein du mouvement anarchiste à la fin du XIXème et début XXème siècles et essentiellement abandonnée depuis. Cette stratégie ressurgit cycliquement dans l’histoire en fonctions des conditions sociales et de la frustration émanant d’un sentiment de statu quo politique… C’est la partie la plus facilement manipulable par l’État pour générer le ressentiment populaire contre l’anarchie. Ne pas confonde “la propagande par le fait” et l’auto-défense, deux choses complètement différentes. En ce sens, le Black Bloc par exemple, est ambivalent, il peut être un outil de “propagande par le fait” et/ou un outil (très efficace) d’auto-défense… On ne peut évoquer cet aspect sans évoquer le toujours épineux sujet du “peuple en arme”. Nous avons traité de ce sujet qui est, surtout en cette période historique des plus troubles, un des sujets les plus importants qui ne pourra plus être ignoré longtemps…

Les traditions, perspectives et pratiques des tendances anarchistes variées sont initialement intéressantes en elles-mêmes. Nous ne devrions pas regarder leur catégorisation de manière trop étroite, parce que dans les scènes anarchistes, elles se mélangent de différentes façons. Ceci n’est pas mauvais et peut être très enrichissant. Aussi différents que les anarchistes soient et pensent, ils ont une chose en commun dans leur compréhension de la politique et cela mène à la poussée vers l’autonomie, c’est à dire le rejet de la domination avec la mise en place simultanée de relations et institutions égalitaires, libertaires et solidaires.

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Le vide politique en anarchisme

Mais la critique radicale de la politique et de son rejet dans l’anarchisme créent aussi deux problèmes théoriques. Le premier, si le terrain politique est complètement négligé, les approches anarchistes tendent à devenir des fins en elles-mêmes. La révolte peut devenir une fin sans but (NdT : d’où l’importance d’avoir élaboré une “conscience politique” solide…), qui peut être utilisée pour satisfaire des besoins de rébellion, mais qui demeurent un anti-réflexe et ne peuvent pas dépasser la domination. Le centre autonome ne peut être que sous-culturel et un projet d’habitat devient une meilleure façon de vivre dans un voisinage embourgeoisé. Le syndicalisme de la base est instrumentalisé par des groupes politiques ou masque ses contradictions internes. Les pratiques d’aide mutuelle s’arrêtent à la gestion de la misère sociale ou a ne servir que ses propres intérêts. Des individus subversifs ne font juste que tourner autour de leur auto-découverte.

Le second est qu’il y a la question du comment une forme de société socialiste-libertaire peut-être organisée politiquement ? Comment les communautés auto-organisées se forment-elles et comment s’inter-connectent-elles entre elles ? Comment les consensus sont-ils formés ? Comment se prennent les décisions et comment peuvent-elles être soutenues par le plus de monde possible ? Si les anarchistes veulent rendre justice à leurs propres demandes et créer des réalités alternatives pré-figuratives, ces questions n’émergent pas de manière conclusive et dans le sens d’un brouillon abstrait d’un nouvel ordre social. Elles sont plutôt des fondations essentielles pour développer des mouvements sociaux émancipateurs et des structures alternatives. Les anarcho-communistes en particulier, s’occupent de ces questions. (NdT : Résistance 71 est un collectif anarcho-communiste et nous confirmons ce que dit ici le compañero Jonathan, c’est toujours une tentative et le cœur de l’affaire vient de la non-coercition, un système  ne s’impose pas par la force, il ne peut que s’imposer par le respect et son efficacité prouvée de terrain dans la complémentarité de la diversité des associations libres…). Je vais donc maintenant mettre plus de lumière sur l’anti-politique anarcho-communiste. Je voudrais aussi dire ici par avance que le problème politique ne peut pas non plus être vraiment résolu de cette manière.

L’anti-politique des groupes anarcho-communistes

Même au sein de l’anarcho-communisme, plusieurs déclarations sont faites sur la politique. Par exemple, Johann Most fait une amère critique du politiser et Joseph Peukert rejette aussi la “politique” de manière abrupte. Pierre Kropotkine se demande comment les relations politiques socialistes-libertaires peuvent être conçues aux côtés et en opposition à la relation politique de domination de l’État. Le communisme est la relation économique alternative, tandis que l’anarchie est supposée être le mode de relation politique sans domination. D’après cette conception, la fédération de communes autonomes décentralisée est le modèle d’organisation politique pour la forme désirable de société. (NdT : une “fédération”, “confédération” qui ne serait évidemment pas un proto ou crypto-état) Le fait que différentes communautés puissent s’organiser sans devenir exclusives, homogènes et hiérarchiques est fondé sur des expériences historiques, qui forment le point de départ de la vision de la forme socialiste-libertaire de la société. Les anarchistes peuvent décrire une telle utopie concrète et réelle sans la graver dans le marbre ou croire en un plan infaillible qui n’existe pas et ne peut pas exister. Ils ont aussi besoin d’une telle vision s’ils veulent montrer des alternatives à l’ordre existant et s’ils veulent réaliser leurs idées et pas seulement en scenarios et en projets.

Parce que l’anarcho-communisme est au sujet de la totale révolution sociale de la forme de la société, il insiste sur la promotion, le développement de la conscience politique et l’organisation, ce plus que toutes les autres tendances anarchistes. Alors même qu’il y a un scepticisme prononcé sur le politique dans l’anarcho-communisme, il est aussi le plus politique de toutes les tendances anarchistes dans ses organisations. Entre autres, les anarcho-communistes se réfèrent aux groupes politiques de l’extrême-gauche et se comparent à ceux-ci, ils acceptent les différences graduelles des politiciens, veulent montrer une certaine direction à prendre pour les mouvements sociaux ; l’anarchisme communiste entre en territoire politique avec ces assomptions de base, même si cela n’implique pas la politique d’état. Mais si l’État est compris en un sens plus large comme relation politique de domination, une contradiction surgit ici. Comment la politique autonome anarcho-communiste diffère vraiment par exemple, de l’approche marxiste, qui critique aussi la domination politique, mais pour cette même raison une politique réformiste et/ou révolutionnaire est poursuivie ?

NdR71 sur l’anarcho-communisme : Si l’auteur est toujours empreint de confusion sur ces questions, c’est qu’il n’a pas bien saisi et fait des faux-sens dans son interprétation de l’anarcho-communisme. L’anarcho-communiste refuse toute forme d’état ou d’institutions centralisées. Il prône et développe les associations libres, associées en communes libres, fonctionnant sur l’entraide et selon le slogan du “A chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins”. Il élabore un système de coopération qui abolit également le rapport marchand et donc l’argent et toute forme de “troc” et donc aussi de salariat, on arrête de mettre une étiquette de prix sur tout ce qui nous entoure, y compris “l’heure de travail” et la vie humaine !..

Le marxiste dépend d’un parti centralisé qui saisit le pouvoir par voie électorale ou par la violence révolutionnaire. Le parti centralise le politique et l’économique et ne remet pas en cause le rapport marchand qu’il ne fait que “socialiser” de manière incomplète ne pouvant être que pervertie. Pour le marxiste, le prolétariat saisit les moyens de production et de pouvoir que le parti gère avec ses cadres. Le marxiste se complet dans un “capitalisme d’état” en attendant la “disparition” de celui-ci dans un futur plus lointain que proche… L’anarcho-communiste change totalement le rapport et la relation sociale en construisant une société sans état, sans parti, sans rapport marchand et sans argent ni salariat. Il s’oppose aussi en cela à l’anarcho-collectiviste (tendance Bakounine), qui fonctionne sans État mais ne pense pas que l’argent et le rapport marchand doivent disparaître dans l’immédiat, ce à quoi l’anarcho-communiste répond : État et rapport marchand / argent doivent disparaître de paire, pourquoi se débarrasser de l’un et attendre pour l’autre ? Cela n’a absolument aucun sens et ne peut que nuire à l’harmonie sociale…. L’anarcho-communisme est la société des sociétés telle qu’envisagée par Gustav Landauer dans le sillage de Pierre Kropotkine, la société humaine organique rayonnant dans toute la splendeur de la complémentarité de sa diversité bien comprise. Le marxiste s’inféode à une nouvelle relation de domination, l’anarcho-communiste s’émancipe avec la société. L’anarcho-communisme est une voie à deux sens, de l’individu à la société et de la société à l’individu en relation osmotique et complémentaire ; le marxisme est une voie à sens unique où l’individu est effacé devant le parti, ses cadres “avant-gardistes” et la société sous un nouveau rapport de domination. “Le prolétariat utilisera sa suprématie politique pour centraliser tous les instruments de production dans les mains de l’État…” (Marx, “Manifeste du Parti communiste”, 1848, 2ème chapitre). Marx y définit aussi l’état communiste comme étant “le prolétariat comme classe dirigeante”… Comment peut-on éprouver une quelconque confusion entre l’anarcho-communisme et le marxisme si l’analyse est complète ?… [fin de note]

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Accusations contre l’action sur le terrain politique

Certains anarchistes accusent donc l’anarcho-communisme de n’être en fait qu’un autre courant politique de la gauche. Ses activistes se considéreraient anti-autoritaires, mais au bout du compte sous-estimeraient le fait que le modèle social pour lequel ils poussent ne serait au mieux qu’un meilleur ordre de réglementation, mais ne serait pas du tout l’abolition de toute règle ; et en fait avec l’anarcho-communisme la logique politique ne serait finalement pas “de gauche”, mais toujours dans les catégories de l’esprit de l’ordre dirigeant. 

Je considère ces accusations être fausses, parce que je suis convaincu que de bonnes relations sociales alternatives existent déjà et que nous pouvons les étendre et travailler avec. Au lieu de cette fiction de “société libérée”, nous devrions nous aligner sur la vison d’une utopie faisable et concrète, orienter nos luttes autour d’elle et essayer de progresser toujours plus en tant que minorité radicale. De mon point de vue, les humains sont des animaux sociaux qui ne peuvent que se développer et se déterminer comme personnes spéciales, individuellement, dans la société. Les institutions ne sont pas des structures de domination per se, c’est un fait social établi que les gens développent des institutions, c’est pourquoi leur façonnement est important. (NdR71 : toute institution centralisée, privée ou étatique ne peut être que structure de domination de par le rapport hiérarchique intrinsèque. Une institution est une infrastructure qui ne peut refléter que son environnement… La commune libre serait une “institution” en tant qu’infrastructure sociale échappant au rapport de coercition, elle ne pourrait donc avoir qu’une influence positive, nous sommes en cela d’accord avec Eibish )

[…]

Devenir capable d’agir en contradictions

Ceci me ramène à mes questions initiales : Qu’est-ce que les anarchistes entendent par politique ? Comment la gèrent-ils ? Peut-il vraiment y avoir une politique autonome allant au-delà du cadre de relation politique de domination et qui n’est pas phagocytée par l’État ? Malheureusement, je ne peux pas répondre à ces questions de manière conclusive. Ceci est due à mon approche non-dogmatique par laquelle je trouve plus important de poser plus de questions et de discuter plus avant que de donner des réponses définitives ou de formuler des définitions fixes. Ainsi donc, je désirerais partager mes questions avec quiconque est intéressé et les encourager d’y penser également.

Je pense qu’il est vrai qu’il y a une contradiction théorique dans l’anarcho-communisme quand, d’un côté, il est utilisé pour entrer le champ politique et d’un autre côté, la critique anarchiste de la décision politique demeure en lui. 

NdR71 : il n’y a pas de contradiction quand on pense hors de la “boîte” étatico-marchande, quand la décision politique, le pouvoir, est réintégré dans le corps social, hors institutions coercitives, car à terme, on ne peut pas échapper au “pouvoir”, à la capacité et au besoin de prendre des décisions dans une communauté, une société sans pouvoir n’existe pas ; ce qu’il y a en revanche, ce sont des sociétés à pouvoir non-coercitif et des sociétés à pouvoir coercitif. La grande question historico-anthropologico-politique est de savoir pourquoi passe t’on d’un pouvoir non-coercitif somme toute naturel pour l’humanité de -1,8 millions d’années jusqu’à il y a quelques 5000 ans, à un pouvoir coercitif, d’abord en alternance, puis “définitif” par construction au moyen de l’état et d’institutions garde-chiourmes d’un système de domination par le plus petit nombre et ceci est-il irrémédiablement irréversible sachant que tout construction humaine, car c’est de cela qu’il s’agit ici, peut se déconstruire avec plus ou moins de perte et fracas selon les circonstances ? Rien n’est inéluctable dans une construction sociale, il est toujours possible de changer de relation, à tout moment, on ne dit pas que c’est facile, on dit que c’est tout à fait possible… encore faut-il le vouloir et pour le vouloir, d’abord en être conscient. [fin de note]

Malgré le fait que cette contradiction est aussi présente dans les autres tendances anarchistes bien que cela soit souvent ignoré de façon romantique ou balayé d’un revers de la main, la question demeure de savoir si c’est si mal que ça. Ceci n’est pas du à une quelconque anomalie de la pensée anarchiste. Cela surgit plutôt du cadre des conditions d’un certain ordre de domination, aux côtés duquel et au delà duquel il y a aussi des conditions sociales désirables que les anarchistes puissent aussi positivement se référer.

En bref, la domination et la liberté existent simultanément. Si cela n’était pas le cas, les anarchistes n’auraient pas à combattre pour quoi que ce soit d’autre. Ceci est vrai même s’ils devaient se consacrer essentiellement à la destruction des stuctures de domination. Si aucun changement désirable n’était possible, les anarchistes resteraient rhétoriques ou ils fusionneraient avec des groupes politiques et feraient de la politique pour une clientèle spécifique ; ou ils sombreraient dans le nihilisme, qui est une conclusion absurde. Même si ces signes de décomposition sont présents, je suis convaincu que les gens peuvent être par principe investis du pouvoir de déterminer leurs propres vies et pour se battre pour une société socialiste libertaire qui continuera à être défiée et développée par l’anarchie.

Finalement, il devrait être question de savoir comment les anarchistes peuvent être capables d’agir en contradictions afin de briser le cadre de l’ordre de la domination, de créer des communautés auto-organisées et d’y créer des relations ainsi que des institutions égalitaires, libertaires et solidaires. Cela est-il possible et comment le faire devra être discuter ailleurs sur la base d’exemples particuliers. Pour l’anarcho-communisme, les pensées et actions de gens comme Emma Goldman et Errico Malatesta peuvent inspirer. Dans leurs textes et biographies, je vois une motivation et une implication continues d’amener des groupes différents eux aussi marginalisés, opprimés, exploités dans un projet social révolutionnaire commun. Ce faisant, ils connectent différents champs de lutte, tentent de relier des points de vue anarchistes divergents et prennent des positions claires sur des problèmes bien spécifiques.

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NdR71 : Jonathan Eibish a aussi écrit sur le thème de l’anarchisme individualiste. Nous comprenons que ces textes éparses font partie de sa thèse de doctorat sur la théorie politique de l’anarchisme. Ci-dessous nous avons traduit la conclusion de la partie :

“L’anti-politique dans l’anarchisme individualiste” (2022) sans traduire le corps du texte, afin de sensibiliser sur les deux parties fondamentales de l’approche anarchiste de la société et des rapports de pouvoir et surtout tenter de faire comprendre qu’ils sont complémentaires et non pas antagonistes. Quoi que l’on fasse politiquement, tout par de l’individu, de sa conscience politique, de sa morale et de la façon dont il/elle interagit avec sa réalité, elle-même une réalité sociale collective. L’individu politiquement éveillé et actif rayonne sur ses extérieurs et s’associe volontairement, en retour l’association volontaire influe sur les individus la composant, la rendant plus vaste et compréhensive, supérieure à la somme de ses individus. Tout est là…

=> Conclusion (de Eibish sur l’anarchisme individualiste) :

En terme politique, cela veut d’abord dire : commencer à changer les choses avec soi-même et son propre environnement. C’est dans ce contexte que nous nous connaissions et là où nous faisons l’expérience de notre efficacité, ce qui est crucial pour transformer nos propres vies en ce changement que nous voulons voir pour le monde. Pour ce faire, nous ne devons pas discuter pompeusement de la révolution ou affirmer que les conditions pour un changement radical et émancipateur sont absentes, parce qu’elles sont toujours là ou ne le seront jamais.

En termes d’organisation, deuxièmement, cela veut dire organiser sur la base de relations sociales tangibles dès que possible. Ceci ne veut pas dire être amis avec tous les camarades, mais de développer des affinités avec eux. C’est donc une question de façonner activement les relations en accord avec sa demande, de communiquer de manière sensible, et de se traiter les uns les autres avec respect. Même les grands mouvements sociaux ne sont aussi forts que les individus qui les composent et leur capacité à s’unifier directement, à se faire confiance et à coopérer les uns avec les autres ; ceci ne tombe pas du ciel, c’est activement encouragé.

Troisièmement, un scepticisme au sujet de la décision politique peut être dérivée de l’anarchisme individualiste, ce qui est en fait approprié et peut bien être justifié. Les actions ne “réussissent” pas seulement si elles peuvent être utilisées pour exercer une pression sur l’Etat pour qu’il se sente obliger d’émettre des réformes en pratique. Les actions directes parlent d’elles-mêmes et ont un effet immédiat sur les choses que l’on veut critiquer et changer. Ceci demande que les individus agissent activement, volontairement, respectivement et consciemment, c’est à dire de manière auto-déterminée. Ceci anticipe ce que les anarchistes dans leur ensemble luttent pour : une forme de société dans laquelle tout le monde vit dans les conditions qui les aident à déterminer et à façonner leurs vies par eux-mêmes. Que l’action résultante soit alors appelée “action politique” ou pas n’est pas important. La chose vitale est de s’éloigner du mode nationalisé d’action politique.

NdR71 : manifestement, J. Eibish est plus à l’aise pour analyser l’anarchisme individualiste que l’anarcho-communisme vu plus haut… 

Pour nous, Il n’y a pas d’antagonisme entre anarchisme individualiste et anarcho-communisme, il y a complémentarité qui doit être bien comprise. Tout part de l’individu pour y retourner par le truchement du collectif, de la capacité unique de l’individu de dire NON ! et de librement s’associer. Ce rayonnement passe des individus aux collectifs qui en retour agissent sur les individus pour que la société résultante soit plus grande que la somme des individus qui la composent. Là réside la force organique de l’anarchie. Le marxiste de parti a une mentalité de ruche, qui sacrifie l’individu à l’autel d’un collectif dirigé par une nomenklatura “avant-gardiste” donc élitiste à vocation dogmatique et coercitive. L’anarcho-communiste fonde son communisme sur les communes d’individus volontairement associées se perfectionnant les unes les autres par le truchement de la relation individuelle et collective. C’est une voie à deux sens qui met l’individu au cœur du communisme et non pas qui assujettit l’individu à un nouveau mode de domination collectiviste pseudo-communiste. L’anarcho-communisme est en adéquation avec la nature, il est la vie ; le marxisme institutionnel en est la négation, il est l’autre côté de la même pièce étatico-marchande du capitalisme et n’est que mort et putréfaction. Le choix est indéniablement vite fait pour quiconque réfléchit critiquement et donc radicalement (sur la racines des choses…).

= = =

“Obéir, non ! Et gouverner ? Jamais !”
~ F. Nietzsche (Le gai savoir #33) ~

“Là où cesse l’État, c’est là que commence l’Homme, celui qui n’est pas superflu : là commence le chant de ce qui est nécessaire, la mélodie unique et irremplaçable. Là où cesse l’État — regardez donc mes frères ! Ne les voyez-vous pas, l’arc-en-ciel et les ponts du surhumain ?”
~ Friedrich Nietzsche, “De la nouvelle idole” ~

L’état n’est pas quelque chose qui peut être détruit par une révolution, mais il est un conditionnement, une certaine relation entre les êtres humains un mode de comportement humain, nous le détruisons en contractant d’autres relations, en nous comportant différemment.
~ Gustav Landauer ~

Lecture complémentaire importante de ce texte de Jonathan Eibish :

“Le communisme anarchiste”, Sam Dolgoff, traduit par Résistance 71

Il n’y a pas de solution au sein du système ! (Résistance 71)

Comprendre et transformer sa réalité, le texte:

Paulo Freire, « La pédagogie des opprimés »

+

5 textes modernes complémentaires pour mieux comprendre et agir:

Guerre_de_Classe_Contre-les-guerres-de-l’avoir-la-guerre-de-l’être

Francis_Cousin_Bref_Maniffeste_pour _un_Futur_Proche

Manifeste pour la Société des Sociétés

Pierre_Clastres_Anthropologie_Politique_et_Resolution_Aporie

Société des sociétés organique avec Gustav Landauer

TLPARP

GL sur R71 cobra

Sortir du marasme total ambiant sur la voie du communisme anarchiste et de la société des sociétés de notre humanité enfin réalisée avec Pierre Kropotkine, Marie Goldsmith et Résistance 71

Posted in 3eme guerre mondiale, actualité, altermondialisme, autogestion, crise mondiale, démocratie participative, documentaire, gilets jaunes, guerres hégémoniques, militantisme alternatif, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, philosophie, politique et social, politique française, résistance politique, société des sociétés, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , on 1 février 2023 by Résistance 71

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A lire et diffuser au plus grand large, devant les attaques et menaces existentielles constantes du système étatico-marchand envers nous, les peuples, aujourd’hui sous la forme d’une attaque biologique SRAS-CoV-2 / COVID19 et de la guerre par procuration en Ukraine, plus que jamais nous devons nous sentir en ÉTAT DE LÉGITIME DÉFENSE permanent et donc agir en conséquence. La réflexion est certes importante, mais elle n’a jamais été suffisante. Elle doit être suivie sans qu’il y ait l’épaisseur d’un cheveu, par une action individuelle et collective concertée décisive et transformatrice de notre réalité. C’est ce qu’on appelle la (r)évolution sociale !
Michel Audiard faisait dire à un de ses personnages dans « Un taxi pour Tobrouk » (Denis de la Patellière, 1961) : « Un con qui marche va plus loin que deux intelligents assis. » Depuis des siècles ce sont les cons qui « marchent » et l’intelligence populaire qui est assise et se demande que faire ?
« Marcheur ! Il n’y a pas de chemin, celui-ci se fait en marchant ! » disait le poète (espagnol) et chacun sait que chaque long voyage commence toujours par le premier pas. Lâchons prise et avançons… ensemble, avant qu’il ne soit trop tard !
Ce texte sur le communisme anarchiste de Kropotkine par son amie Marie Goldsmith éclaire, une fois de plus, la voie.
Alors… On le fait ce premier pas ?…
~ Résistance 71 ~

Le texte en PDF :
Le_communisme_de_Kropotkine_par_Marie_Goldsmith

Le communisme de Kropotkine

M. Korn / Marie Goldsmith

1931

Texte écrit pour le 10ème anniversaire de la mort de Kropotkine par une de ses proches amies et collaboratrices, la biologiste russe Marie Goldsmith. Le texte fut initialement publié en russe.

Traduit de l’anglais par Résistance 71 

Février 2023

Ce fut pour le développement de la théorie du communisme anarchiste que Kropotkine pensa être le plus contributeur au sein de l’anarchisme. De fait, que fut l’idéal économique du mouvement anarchiste avant que Kropotkine ne publie toute une série d’articles célèbres dans le journal “Le révolté” en 1879, articles qui furent ensuit compilés dans le libre “Paroles d’un révolté” ?

Au temps de la formation de l’Internationale, les doctrines socialistes avaient été développées selon deux lignes : le communisme d’état et le proudhonisme. Les communistes cherchèrent à concentrer le pouvoir économique dans les mains de l’État et de structurer la vie sociale de manière militaire : discipline stricte, “détachements” et “armées du travail”, consommation collective obligatoire, dans un environnement de caserne etc. Le communisme d’un Louis Blanc et Étienne Cabet était précisément ce type de “communisme de guerre”, qui proclamait sans doute le principe de “ à chacun selon ses besoins”, mais les besoins de chacun devant être décidés d’en haut, par un système de “réallocation”

Un tel arrangement social ne pouvait pas, bien entendu, satisfaire les esprits libres et Proudhon mit en avant un arrangement de type différent, opposé. Il fonda le système économique du futur sur la notion d’égalité et de réciprocité : la production et l’échange étaient ancrées sur des principes coopératifs voyant des membres de la société échanger des services et des produits de valeur égale. Les privilèges du capital se voyant ainsi annihilés, mais la propriété privée dans le sens où elle ne pouvait être utilisé que pour le travail, continuerait et la notion de sa mise en commun ne rentre pas dans cet arrangement.

Aussi loin que dans les premières années de l’Internationale, les deux idéaux échouèrent de satisfaire les socialistes avancés et, au cours des congrès qui se tinrent en 1867 et 1868, le principe de propriété publique (par opposition à l’État) de la terre et des instruments de production fut adopté. Dans les années qui suivirent, au faîte de l’activité de Bakounine, cette idée fut développée plus avant pour constituer, sous le nom de collectivisme, le programme économique de la partie fédéraliste de l’Internationale. La signification originelle du mot “collectivisme” souffrit par la suite de diverses altérations, mais à cette époque, cela signifiait : “possession publique (collective) de la terre et des instruments de production ainsi que l’organisation de la distribution au sein de chaque communauté anarchiste de la fédération, ce en accord avec les préférences des membres de cette communauté.” Les membres de l’Internationale définirent alors le “collectivisme” comme un communisme fédéraliste non étatique, se distançant ainsi du communisme d’état centralisé professé par les Babeuf, Blanc, Cabet, Marx et leurs suiveurs.

C’est ce que Bakounine voulut dire lorsqu’il dit au congrès : “Je ne suis pas un communiste, je suis un collectiviste.” Lorsque les “collectivistes” de l’Internationale proclamèrent le principe : “A chacun selon son travail”, ils ne voulurent pas dire que le travail serait évalué et récompensé par quelqu’un ; ils voulurent simplement dire que le travail ne serait pas exploité et que tous les produits du travail seraient utilisés au bénéfice des travailleurs. Comment ces produits seraient distribués demeurait une question ouverte, laissée aux soins de chaque communauté.

Mais, alors que le développement des idées avançait, le collectivisme sous cette forme devint insatisfaisant et la pensée des membres de l’Internationale commença à rechercher une réponse définitive à la question ouverte, une réponse qui serait compatible avec le principe de l’absence de force coercitive, de pouvoir d’état dans la société. Une idée fut proposée que la seule chose qui pourrait guider la distribution serait les besoins de chacun et que l’évaluation exacte du travail de chaque participant était en fait une chose impossible. En 1876, la Fédération Italienne de l’Internationale parla en faveur du “communisme anarchiste” à son congrès de Florence et, quatre ans plus tard, la Fédération du Jura, la plus influente, en arriva à la même décision (au congrès  de Chaux-de-Fonds de 1880).

A ce congrès, le vieux “collectivisme” qui ne faisait que proclamer la communalisation de la terre et des instruments de travail rencontra une nouvelle idée, celle du communisme anarchiste défendue par Kropotkine, Elisée Reclus et Carlo Cafiero, comme étant la seule idée compatible avec un système sans État.

La nouvelle idée triompha et depuis cette époque, le communisme est entré dans la vision anarchiste du monde comme en fait partie inséparable, du moins aux yeux d’une vaste majorité d’anarchistes. Nous devons donner crédit au développement de cette idée sur une base de données tirées de la science et de la vie pratique à Pierre Kropotkine. C’est grâce à lui que l’anarchisme possède ce principe économique guide et fondateur.

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Le communisme de Kropotkine émerge de deux sources : d’un côté, de l’étude des phénomènes économiques et de leur développement historique et d’un autre côté, de l’idéal social d’égalité et de liberté. Sa recherche scientifique objective et sa recherche passionnée pour une formation sociale dans laquelle pourrait prendre corps un maximum de justice, tout cela le mena à la même solution : le communisme anarchiste.

Au cours des siècles, pas à pas, par le travail d’un nombre incalculable de générations, par la conquête de la nature, par le développement des forces productives, par l’amélioration de la technologie, l’humanité a accumulé une grande quantité de richesse depuis les champs fertiles, des entrailles de la terre, dans les villes vibrillonnantes. Un grand nombre d’amélioration technique l’ont rendu possible en facilitant la réduction du travail humain, les plus larges besoins peuvent être satisfaits de mieux en mieux. Ceci est parce qu’une petite poignée de personnes ont tout saisi de ce qui est nécessaire pour créer cette richesse, la terre, les machines, les moyens de communication, d’éducation, de culture, etc, ces possibilités demeurent sans jamais avoir été transcrites dans la réalité.

Toute notre industrie, dit Kropotkine, notre production totale, s’est embarquée sur une mauvaise voie : au lieu de servir les besoins de la société, elle n’est guidée que par le seul intérêt du profit. Ainsi donc les crises industrielles, la concurrence, et la lutte pour un marché contre ses inévitables compagnons, des guerres constantes. Le monopole d’une toute petite minorité s’étend non seulement aux biens matériels, mais aussi aux gains de la culture et de l’éducation (NdT : en 2022, moins de 1% de la population mondiale détient plus de 50% de toute la richesse sur cette planète…) ; la mise en esclavage économique de la vaste majorité rend la véritable égalité et la véritable liberté impossibles et empêche les gens de développer des sentiments sociaux et comme toute cette voie et mode de vie est basée sur des mensonges institutionnalisés, tout cela rabaisse leurs standards moraux. (NdT : que vont faire les gens à la traîne de leaders qui passent leur vie à mentir et tromper ? Que peut-on attendre d’une société dont le standard de base est le mensonge, la duperie, l’escroquerie et le crime en bande organisée institutionnalisée ?…)

Ajustée à cette situation des plus anormales, l’économie politique moderne, d’Adam Smith à Karl Marx, suit, dans sa totalité, une fausse route : cela commence avec la production (accumulation de capital, rôle des machines, division du travail etc…) et seulement après passe à la consommation, c’est à dire à la satisfaction des besoins humains ; alors que si cela se faisait de la façon dont cela devrait se faire, par la physiologie de la société humaine, elle “étudierait les besoins réels de l’humanité et les moyens de les satisfaire avec le moindre coût en gaspillage d’énergie humaine.” On doit toujours garder présent à l’esprit que “le but de toute production est de satisfaire un besoin.” (NdT ; et non pas un désir induit…)

Oublier cette réalité, cette vérité mène à une situation qui ne peut en rien durer :

Sous peine de mort qui s’est déjà produite dans bien des états de l’antiquité, les sociétés humaines sont forcées à retourner aux principes premiers : les moyens de production étant le fruit du travail collectif de l’humanité, ils doivent être propriété collective ; l’appropriation individuelle n’est ni juste, ni utile à quoi que ce soit. Toutes choses appartiennent à tout le monde, car tout le monde en a besoin et que tout le monde travaille selon sa force pour les produire et comme il n’est pas possible d’évaluer la véritable part de la production de chaque individu dans la richesse du monde… Oui, tout appartient à tout le monde ! 

Dans cette somme totale de richesse sociale, Kropotkine voit la façon de distinguer entre les instruments de production et les commodités, une distinction qui caractérise les écoles socialistes de type social-démocrate. Comment peut-on séparer l’un de l’autre, spécifiquement dans une société civilisée ?

Nous ne sommes pas des sauvages capables de vivre dans les bois sans autre abris que des branches… Pour le travailleur, un logis proprement chauffé et éclairé est autant un instrument de production que sa marchine-outil. Le même argument s’applique même d’avantage à la nourriture de manière évidente. Les soi-disants économistes auxquels nous parlons ne nieraient sans doute pas que le charbon brûlé dans une machine est aussi nécessaire à la production que les matières premières de coton ou de minerai de fer. Comment donc la nourriture, sans laquelle la machine humaine ne pourrait faire un effort, pourrait elle être exclue de la listes des choses indispensables à la production. La même chose est vraie pour l’habillement et tout le reste.

La distinction entre les instruments de production et les commodités, artificiellement établie par les économistes, non seulement ne tient pas la route de la critique logique, mais ne peut pas non plus être mise en pratique. “ Dans notre société, tout est si étroitement interconnecté, qu’on ne peut pas toucher à quelque chose sans toucher aux autres choses.”

Au moment de la transformation de l’ordre capitaliste en une formation socialiste, l’expropriation doit affecter absolument toute chose : des demies-mesures ne feront que causer de graves perturbations dans la société en dérangeant ses routines et ne fera que mener au mécontentement général. On ne peut pas par exemple retirer les terres des mains des propriétaires terriens (NdT : essentiellement aujourd’hui les banques) et laisser les usines en possession des capitalistes. On ne peut pas non plus laisser les usines aux ouvriers en laissant le système financier et bancaire en l’état. “Il n’est pas possible pour une société de s’organiser en suivant deux principes contraires… Kropotkine condamne toute rémunération du travail, tout achat et toute vente.

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Il est impossible de récompenser tout le monde pour son travail sans exploiter ce travail et violer la justice. Tous les systèmes socialistes établissant une rémunération en proportion du travail (que ce soit en argent, en chèques/bons de travail ou quoi que ce soit d’autre) font une concession essentielle à l’esprit capitaliste. Au premier abord, cela semble être un paradoxe. “En fait, écrit Kropotkine dans sa critique du salariat, “dans une société comme la notre, dans laquelle plus les gens travaillent et moins ils sont rémunérés, ceci à première vue pourrait passer pour une plaidoirie envers la justice, mais ce n’est en fait que la perpétuation d’injustices passées.

Ce fut par la vertu de ce principe que commença le salariat : ’à chacun selon ses actions’, pour finir dans cette inégalité aveuglante et toutes les abominations de la société actuelle. Du premier jour où le travail fut récompensé en monnaie ou toute autre forme de salaire, du premier jour où il fut accordé que les travailleurs ne recevraient que le salaire qu’ils pourraient gagner , toute l’histoire de la société capitaliste aidée par l’État fut aussi bonne qu’elle fut écrite…

Les services rendus à la société, que ce soit le travail en usine ou dans les champs ou l’apport des services intellectuels, ne peuvent pas être monétisés. Il ne peut pas y avoir de mesure exacte de la valeur (de ce qui est faussement dénommé la “valeur d’échange”) ni de la valeur d’usage en rapport de la production… Nous pourrions dire que tout travailleur qui durant sa vie s’est privé de dix heures par jour de loisir, a donné plus à la société que celui qui s’est privé de 5 heures par jour ou qui ne s’est pas privé du tout. Mais nous ne pouvons pas prendre la quantité de travail fournie durant deux heures par un travailleur et dire que cela vaut deux fois plus que celui d’un autre qui ne travaille qu’une heure et rémunérer les travailleurs en proportion. Ceci nous ferait ignorer tout ce qui est complexe dans l’industrie, l’agriculture, l’artisanat et dans toute la vie de la société actuelle. Ce serait ignorer que le travail produit par un travailleur aujourd’hui est le résultat d’un travail présent et passé de la société humaine dans sa totalité. Cela voudrait dire que nous nous penserions vivre à l’âge de pierre alors que nous vivons dans l’âge de l’acier.

Donc, Kropotkine ne reconnaît aucun réel fondement à la théorie de la valeur du travail qui joue, nous le savons, le rôle le plus essentiel dans l’analyse économique marxiste. De la même manière, il ne reconnaît pas la distinction entre le travail simple et le travail avancé demandant plus de spécialisation, distinction à laquelle quelques mouvements socialistes souscrivent. Sur la base de la théorie de la valeur de Ricardo et de Marx, ils essaient de justifier scientifiquement de cette distinction en argumentant qu’entraîner un technicien coûte plus à la société qu’un simple ouvrier, que le coût de production du premier est plus important. Kropotkine lui, argumente que la colossale inégalité qui existe à cet égard dans la société moderne n’est pas créée par le “coût de production” mais par l’existant monopole de la connaissance : la connaissance constituant une sorte de capital qui peut être plus facilement exploité parce qu’un salaire plus élevé pour un travail plus qualifié est souvent juste une question de profit calculé par l’entrepreneur. Kropotkine pense que maintenir ces distinctions dans une société socialiste, même considérablement arrangées, est extrêmement dangereux parce que cela voudrait dire que “la révolution reconnaît et cautionne comme principe un fait brutal auquel nous nous soumettons de nos jours, mais que nous n’en trouvons pas moins injuste.

En général, le principe d’évaluation et de rémunération du travail doit être abandonné une fois pour toute. Si la révolution sociale ne le fait pas, dit Kropotkine, cela mettra un obstacle à plus de développement de l’humanité et maintiendra le problème irrésolu que nous avons hérité du passé.

Si la classe moyenne pourrit, si nous nous sommes fourvoyés dans une impasse de laquelle nous ne pouvons pas émerger sans attaquer les vieilles institutions avec des torches et des haches, c’est précisément parce que nous avons trop calculé ; parce que nous nous sommes laissés influencer à donner pour recevoir, parce que nous avons eu pour but de transformer la société en un gigantesque commerce fondé sur le débit et le crédit.

Ainsi, Kropotkine appelle au courage de pensée, au courage de construire un nouveau monde sur de toutes nouvelles fondations. Et à cet égard, il est d’abord nécessaire de “mettre les besoins des gens avant leur travail”, il est nécessaire de “reconnaître et de crier haut et fort que tout le monde, quelque soit le statut dans la vieille société, fort ou faible, capable ou incapable, a avant toute chose le droit de vivre et que la société est tenue de partager entre tous, tous les moyens d’existence à sa disposition.

“N’ayons aucune limite à ce que la communauté possède en abondance, mais un partage équitable et une division de ces commodités qui sont par nature plus rares ou plus aptes à devenir rares.”

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Mais qu’est-ce qui doit nous guider lorsque nous établirons ces limites nécessaires ? Qui va devoir les endurer ? Il va sans dire que Kropotkine ne peut pas accepter l’existence de différentes catégories de citoyens fondées sur leur “valeur”, économique ou politique, dans la société ; il ne peut pas non plus accepter toute importance que ce soit de leur position sociale présente ou passée.

Sa mesure est bien plus simple et bien plus humaine , c’est la seule mesure humaine : des privilèges sont accordés à ceux qui ont le plus de mal à endurer le manque : les faibles et les malades, les enfants et les personnes âgées. Ceci est si naturel, si compréhensible pour chacun que, sur cette base, il n’est pas difficile d’en venir à un accord mutuel sans qu’il y ait confrontation ni coercition.

Ainsi donc, au cœur même de la nouvelle société, il y a le travail volontaire et le droit de chacun de vivre. Ceci soulève immédiatement pas mal de questions. Une telle société communiste ne serait-elle pas une société de gens affamés et destitués ? Est-ce que la productivité ne chuterait pas en l’absence de cet éperonnage toujours présent de la faim ? Kroptkine au contraire, montre par un certain nombre d’exemples à quel point la productivité humaine a toujours augmenté lorsque le travail est devenu relativement libre : après l’abolition des droits féodaux en France en 1792, après l’abolition de l’esclavage des noirs en Amérique et après la destruction du servage en Russie.

Et, sur une plus petite échelle, tous les exemples de travail libre collectif dans les villages russes, suisses et allemands, dans les associations coopératives des travailleurs, parmi les pionniers aux Etats-Unis, les Russes Doukhobors au Canada, les communautés Mennonites etc, etc… montrant une telle productivité, une telle surcharge d’énergie dans les travailleurs, qu’aucune entreprise utilisant le système du salariat ne peut rivaliser.

(NdT : A Résistance 71, nous disons depuis bien des années que l’argent, le salariat, sont en fait des FREINS avérés au véritable progressisme de la société humaine. L’argent et ses conséquences relationnelles de concurrence, empêchent bien des développements par blocage de projets parce que telle ou telle partie ne pourrait pas en profiter…Pour les fanas de l’exploration spatiale dont nous me sommes pas, sans le rapport au fric et le monopole de quelques uns, nous serions déjà sur Mars…)

Le travail salarié est un travail servile, qui ne peut pas et n’est pas supposé rapporter tout ce dont il est capable. Il est grand temps de mettre un terme à cette histoire de salaires comme étant le meilleur moyen d’obtenir un travail productif.  Si l’industrie d’aujourd’hui produit des centaines de fois plus qu’elle ne le fit à l’époque de nos ancêtres, nous le devons au développement rapide de la connaissance en physique et en chimie à la fin du siècle dernier ; ceci n’est en rien dû au système capitaliste du salariat, mais de fait, malgré lui.

C’est la liberté qui est capable d’augmenter la productivité au travail, alors que toutes autres mesures, toute pression d’en haut, que ce soit sous la forme de mesure disciplinaires ou de salaires à la pièce, tout cela a l’effet inverse. Ces mesures ne sont que des vestiges de l’esclavage et du servage, quand les propriétaires terriens russes se disaient entre eux que les paysans étaient des fainéants et qu’ils ne travailleraient pas la terre s’ils n’étaient pas surveillés.

Et ne voyons-nous pas en Russie une brillante confirmation des mots de Kropotkine : la productivité chute, le pays glisse dans la pauvreté alors que les mesures disciplinaires ont drastiquement augmenté, transformant le pays en casernes et les travailleurs en soldats mobilisés ? (NdT : ceci est écrit rappelons-le en 1931 sous Staline…)

Puis, il y a une autre question : supposons que le communisme soit capable d’assure le bien-être et même la richesse dans la société, mais cela ne tuerait-il pas aussi la liberté individuelle ? Le communisme d’état le fera, répond Kropotkine, mais pas le communisme anarchiste.

Le communisme, comme institution économique, peut prendre toutes les formes, de la liberté individuelle totale à la mise en esclavage de tous.” Mais toute autre forme économique est pire parce que cela demande l’existence d’un pouvoir coercitif : quand propriété et salariat sont préservés, certains deviennent dépendants d’autres et les privilèges ainsi créés doivent être gardés par la force contre une réaction potentielle d’une autre partie désavantagée de la société. Non seulement le communisme n’est pas un conflit avec la liberté individuelle, mais au contraire, “sans communisme, l’Homme n’attendra jamais le plein développement de sa personnalité, ce qui est peut-être le plus ardent désir de tout être vivant pensant.”

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Le communisme, du moins en relation avec les nécessités de la vie, constitue la solution vers laquelle la société moderne se dirige pas à pas et dans une société civilisée, le seul communisme possible est celui proposé par les anarchistes, c’est à dire un communisme sans autorité. Tout autre forme de communisme est impossible, non viable, nous l’avons dépassé. Le communisme dans son essence, présuppose l’égalité de tous ses membres des communes et donc nie le pouvoir coercitif (NdT: historiquement séparé du corps social par nécessité) D’un autre côté, aucune société anarchiste d’une certaine taille n’est concevable sans qu’elle ne commence par donner à tout le monde un certain niveau de confort de vie, obtenu conjointement par toutes et tous. Ainsi donc les concepts de communisme et d’anarchie sont de fait totalement complémentaires…

Des objections sont mises en avant contre le communisme entre autre, sur la base de l’échec souvent éprouvé de bon nombre de sociétés communistes, communautés religieuses ou colonies socialistes. Les deux souffrent de défauts qui n’ont rien à voir avec le communisme et ce sont par ces défauts que ces deux sociétés périssent. En premier lieu, Kropotkine fait remarquer qu’elles sont souvent trop petites et non-connectées ; leurs membres, par la force des choses, vivent une vie artificielle dans une sphère d’intérêts trop limitée. Ces communautés le plus souvent se retirent de la vie du reste de l’humanité, de ses luttes et de ses progrès.

De plus, elles demandent toujours la complète subordination de leurs membres au collectif : la vie de tout à chacun est contrôlée, ils ne s’appartiennent jamais à eux-mêmes, tout leur temps est absorbé par la communauté. C’est pourquoi les personnes un peu indépendante par nature, surtout les jeunes, finissent par fuir ces communautés. S’il est vrai que la plupart des gens conçoivent travail et relations sociales en communauté, il n’en va pas de même pour le temps libre et la vie privée où les moments intimes sont et doivent être privilégiés.

[…]

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Par essence, note Kropotkine, les objections au communisme anarchiste soulevées par les autres branches socialistes ne sont pas fondamentales et pratiquement tout le monde reconnaît le communisme anarchiste comme un idéal à atteindre. Après tout, les marxistes aussi mentionnent la disparition de l’État suivant la disparition des classes comme un projet futur. Le communisme anarchiste est souvent rejeté sur la base de sa soi-disante “nature utopiste”. La majorité des socialistes ne conçoivent pas la possibilité d’une transition directe du capitalisme à un communisme anarchiste et ne focalise pas leur travail pratique sur cela mais sur une forme de vie économique qui, de leur point de vue, serait réalisée pendant une période de transition inévitable. (NdT : appelée de la très vague et jamais vraiment définie “dictature du prolétariat”..) Kropotkine n’a pas cherché à prouver que le communisme anarchiste serait immédiatement implanté dans sa forme parfaite, mais il a posé la question de la période transitoire de manière différente.

Mais nous devons nous rappeler que toute discussion des transitions qui devront être faites sur le chemin du but à réaliser, sera inutile à moins d’être basée sur l’étude de ces directions, ces formes rudimentaires transitoires qui émergent déjà.” Et là, Kropotkine pointe vers ces directions qui mènent exactement au communisme. Il y a un grand nombre d’exemples et de preuves de tout ceci , nous référons le lecteur au texte.

Cela ne fera pas de mal de rappeler une autre expression. Nous savons tous à quel point l’extrême optimisme de Kropotkine est mentionné, par certains avec une certaine condescendance (“idéaliste, grand homme !”) et avec censure par d’autres. De fait, ils disent qu’un tel système social ne demande pas une personne moderne, mais quelqu’un de bien plus moralement avancé. Ils mettent de côté toute pensée de ceci jusqu’au moment où les gens vont se développer d’une façon inconnue. Oui, bien sûr Kropotkine croit en l’Homme, dans le peuple, spécifiquement dans sa capacité à développer et ces aspects de socialité et de solidarité inhérents à sa nature ; mais ce type d’optimisme n’est-il pas une caractéristique indispensable pour toute personne de progrès, révolutionnaires et réformistes ? Après tout, cet argument que l’Homme est imparfait, que les gens sont “immatures”, qu’ils sont sauvages et ignorants, incapables de se gérer sans être surveillés etc a toujours été du domaine des conservatismes de tout bord, des défenseurs de l’ordre établi contre toute tentative de libération, d’émancipation.

Mais les progressistes ont toujours su que pour élever le peuple à être meilleur, plus développé, plus savant, ils doivent d’abord s’élever à de meilleures conditions de vie ; que l’esclavage ne peut jamais vous enseigner d’être libre et que la guerre de tous contre tous ne peut jamais générer des sentiments humains.

La même chose est vraie ici : seul le système anarchiste peut produire des anarchistes accomplis comme Kropotkine le fut et comme quelques autres aujourd’hui. Ainsi donc, il est nécessaire de travailler en ce sens, d’avancer dans cette direction sans attendre que la qualité des gens ne s’élève ; les gens vont grandir alors que la liberté et l’égalité dans les formations sociales s’étendent. Et ce ne sont certainement pas les socialistes ni les gens du futur, qui puissent jamais avoir le droit d’utiliser l’argument que les masses sont imparfaites et non préparées.

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Le communisme anarchiste de Kropotkine est endossé par une vaste majorité d’anarchistes, mais pas par tous. Il y a les anarchistes individualistes, certains d’entre eux sont des soutiens de la propriété privée, tandis que d’autres n’ont que peu de préoccupation pour toute organisation sociale future, concentrant leur attention sur la liberté intérieure d’un individu dans quelque ordre social que ce soit, il y a aussi les anarchistes proudhoniens (NdT : fédéralistes, mutualistes). Mais le fait que le communisme anarchiste soit accepté par tous ceux impliqués dans la lutte sociale de notre temps, essentiellement dans le mouvement des travailleurs, n’est ni une coïncidence, ni une question de succès temporaire d’une idée sur une autre.

Seul le communisme fournit le fil de guidage dans la résolution d’une série de problèmes de construction positive, parce qu’il constitue la condition nécessaire pour que soit rendue possible une société sans État. Tous les autres systèmes anarchistes sont minés par des contradictions internes insolubles ; seul le communisme anarchiste remplit les deux requis que sont la consistence théorique et ce qui peut mener à la création de programmes pratiques.

Le texte en PDF :
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Biographie de l’auteure

Marie Goldsmith (1871 – 1933), alias M. Korn et M. Isidine, était une biologiste anarchiste russe, qui passa l’essentiel de sa vie en France. Elle fut une amie proche et collègue de Pierre Kropotkine et traduisit bon nombre de ses publications en français et en russe durant leurs vies. Leur correspondance a même révélé qu’il y eut des plans pour que Goldsmith l’aide à assembler un second volume de son “Entraide, facteur de l’´évolution”. Bien que tristement oubliée depuis son décès précoce, la vie et le travail de Goldsmith font maintenant l’objet d’un projet de recherche visant à ramener ses écrits biologistes et anarchistes au XXIème siècle. Pour plus de détail, visiter le site (en anglais) : mariegoldsmith.uk.

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Pierre Kropotkine (1842-1921)

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Lectures complémentaires :

Pierre Kropotkine sur Résistance 71 :

La page “Pierre Kropotkine, anarchisme, entraide et évolution”

« Communisme et anarchie, 2 parties », Pierre Kropotkine

“Le prince de l’évolution”, Lee Alan Dugatkin

« L’action anarchiste dans la révolution française »

“La morale anarchiste”, Pierre Kropotkine

“La conquête du pain”, Pierre Kropotkine

“L’anarchie dans l’évolution socialiste”, Pierre Kropotkine

“Lettre de Kropotknie à Max Nettlau”

“L’anarchisme et la science moderne”, Pierre Kropotkine

“L’entraide, un facteur de l’évolution”, Pierre Kropotkine

“L’inévitable anarchie”, Pierre Kropotkine

“Champs, usines et ateliers”, Pierre Kropotkine

“La Commune de Paris 1871”, Pierre Kropotkine

Autres textes qui ne sont pas en PDF

Aussi, il n’y a pas d’auteur et de pensée plus complémentaires à celle de Kropotkine que Gustav Landauer que nous vous invitons à (re)découvrir :

Gustav Landauer et la société des sociétés organique

Compilation essentielle PDF Gustav Landauer

Nos manifeste pour la société des sociétés de 2017 et la synthèse d’anthropologie politique qui s’ensuivit en 2019-20 puisent profondément entre autre, dans les pensées et visions émancipatrices de Pierre Kropotkine et Gustav Landauer.

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Et dans une aube nouvelle,
Le peuple se dressa.

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L’esprit du peuple…

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Réflexions sur le changement de paradigme politique à venir : le communisme anarchiste avec Sam Dolgoff 2/2

Posted in 3eme guerre mondiale, actualité, altermondialisme, autogestion, coronavirus CoV19, crise mondiale, démocratie participative, gilets jaunes, guerres hégémoniques, militantisme alternatif, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, philosophie, politique et lobbyisme, politique et social, politique française, résistance politique, société des sociétés, société libertaire, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , on 24 février 2022 by Résistance 71

“Dès que l’État n’est plus à même d’imposer l’union forcée, l’union surgit d’elle-même, selon les besoins naturels. Renversez l’État, la société fédérée surgira de ses ruines, vraiment une, vraiment indivisible, mais libre et grandissant en solidarité par sa liberté même.”
~ Pierre Kropotkine ~

L’état n’est pas quelque chose qui peut être détruit par une révolution, mais il est un conditionnement, une certaine relation entre les êtres humains un mode de comportement humain, nous le détruisons en contractant d’autres relations, en nous comportant différemment.
~ Gustav Landauer ~

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Le communisme anarchiste

Sam Dolgoff

1932

~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~

Février 2022

1ère partie

2ème partie

L’administration actuelle de l’industrie contient beaucoup d’exemples de ce principe de corps suggestif. L’association des ingénieurs américains, l’American Association of Railway Managers, des associations commerciales embrassant pratiquement toute partie et phase d’une congrégation industrielle volontaire et discutant des problèmes affectant l’administration et le développement de leurs industries variées. Ils publient des journaux de leur profession, ont des bureaux de recherche etc. Leurs trouvailles ne sont en rien forcées à quiconque ni obligatoires. Ils agissent comme des dépôts d’information pour un bénéfice mutuel. Les problèmes actuels de l’administration de l’industrie doivent être différenciés de la question de l’exploitation de l’industrie. L’administration requiert l’association volontaire des corps d’échange et des groupes dans le but d’échanger des suggestions et d’appliquer des méthodes scientifiques à la production des biens de consommation. La fonction exploiteuse de l’industrie demande une centralisation rigide fondée sur la coercition. Afin d’exploiter, il est nécessaire de maintenir l’ouvrier dans l’ignorance et de maintenir une armée de superviseurs dont la fonction consiste à faire en sorte que la dernière goutte d’énergie soit pompée des ouvriers. Le contrôle et l’initiative exercés par les travailleurs ne peut pas marcher la main dans la main avec leur exploitation.

L’arrêt des fonctions exploiteuses de l’industrie augmente automatiquement le champ de créativité des corps corporatifs. L’énergie et l’ingénuité de l’humanité sont alors dirigées sur des voies constructives. elles ne sont pas dissipées, gaspillées à appliquer ces qualités dans le but de mieux diviser les travailleurs ni d’exploiter l’humanité. En promotion de ces principes, nous étendons les tendances constructrices de l’industrie moderne et e même temps nous éliminons les caractéristiques destructrices si emblématiques de la production capitaliste.

Le problème de la distribution dans une société anarcho-communiste serait résolu avec succès par un système étendu de sociétés de consommateurs, un réseau de coopératives de tous types qui reflèteraient la myriade de besoins de l’humanité. Les coopératives de consommateurs se chargeraient de la distribution. Les coopératives agricoles seraient en charge de suppléer les produits fermiers et laitiers. Les nombreux artisans et de travailleurs manuels qui ne peuvent pas s’intégrer dans le plan général d’une industrie socialisée pourraient se combiner librement en associations. Les sociétés de logement, les associations médicales et de santé publique etc de chaque coopérative seraient fédérées en corps nationaux et internationaux de manière similaire à la structure des syndicats de l’industrie. Les confédérations régionales, nationales et internationales de sociétés coopératives harmoniseraient le travail de ces coopératives si variées. Etant en contact direct des besoins des gens, elles pourraient évaluer avec précision la quantité de produits et commodités consommés et pourraient donc fournir les statistiques adéquates pour une planification pointue de la production en tous secteurs.

Le fait que plus de 50 millions de personnes sont maintenant dans le mouvement coopératif et que ce mouvement a atteint de telles proportions malgré l’opposition farouche de l’État et des capitalistes, sert à illustrer la vitalité intrinsèque du principe de l’association volontaire. La société n’est en fait rien d’autre que le regroupement des individus pour la satisfaction des besoins humains. L’État et les exploiteurs ne sont qu’une forme parasite qui croît sur le corps social, comme un cancer. Les organes variés de production et de distribution se rencontrent et se complémentent dans la commune libre. La commune est l’unité qui reflète l’intérêt de toutes et tous. C’est au travers de la Commune que la connexion entre les associations volontaires variées est mise en place et achevée. La commune, par ses divers corps, planifie la production pour satisfaire ses besoins. Elle utilise toutes les ressources dont elle dispose. Elle vise à éliminer le gâchis. Elle est le bureau d’échange où le service particulier de chacun est mis à la disposition de tous. Dans la commune, “la main de l’usine”, dont la seule fonction dans la société capitaliste est de serrer le boulon 29 deviendrait alors un HUMAIN.

La ville et la campagne se combinerait pour donner à chaque personne l’opportunité de parvenir à cet équilibre et cette poursuite dans la variété qui revitalise les esprits. L’agriculture et la manufacture d’objets iraient la main dans la main. L’usine viendrait aux gens au lieu que ce soit ls gens qui aillent à elle. La machinerie peut maintenant être disponible pour une production décentralisée.

Il y a une tendance et ce même dans la société capitaliste, à décentraliser la production en établissant des usines complètes partout dans le pays. Ceci a été prouvée une méthode bien plus efficace. Dans une société anarcho-communiste, l’extension la plus totale de ce principe permettrait une bien plus grande autonomie locale. Cela augmenterait de loin la capacité pour la commune de devenir auto-suffisante. Cela simplifierait et faciliterait la tache de la coordination.

L’anarcho-communisme est la seule théorie sociale qui embrasse tout, qui fournit le meilleur développement, le plus complet, du meilleur de l’Homme. Ici, l’humain atteint sa plénitude, sa stature la plus complète (NdT: nous disons que “l’humanité réalise enfin son humanité la plus complète”…) Il est représenté comme un ouvrier, un producteur, dans son usine ou son magasin, comme un consommateur dans ses coopératives, comme les deux dans sa commune et comme un être humain heureux et créatif possédant la liberté de choix et d’action, que seule une société libre peut produire et développer.

III.

Le communisme anarchiste, étant en contradiction directe avec l’institution de l’État, ne peut pas employer les tactiques parlementaires comme moyen vers sa réalisation. Il rejette comme inutile et dangereuse l’idée qu’une série de changements graduels et légaux pourrait amener la chute du capitalisme ou inciter et mettre en place une nouvelle société. La grande lutte dans la première Internationale Ouvrière entre Marx et Bakounine a représenté deux points de vue totalement opposés sur les buts et tactiques de la classe laborieuse. En ce qui concerne les tactiques, ils étaient différents en ces points.

La faction marxienne se faisait l’avocate de l’action politique, c’est à dire d’élire des représentants travailleurs qui soutiendraient de l’intérieur des réformes mineures. Ils croyaient en la centralisation des affaires des corps du travail en une agence unique de direction. Ils se faisaient les avocats de l’alliance entre les syndicats avec un parti politique (NdT : le parti communiste). Ils concevaient l’état socialiste comme le lien nécessaire entre le capitalisme et une société libre.

La faction bakouniniste se faisait l’avocate d’une action politico-économique directe de la classe travailleuse par la grève générale expropriatrice, le sabotage et la résistance armée, ce au travers du pouvoir organisé des masses, comme des syndicats révolutionnaires, des organisations paysannes etc. Ils concevaient le mouvement du travail comme une fédération de travailleurs et de fermiers volontairement associés, possédant une très grande autonomie locale et la fédération de ces unités décentralisées pour une action commune et la solidarité comme étant le mode d’organisation principal et le plus désirable. Ils prenaient en compte le fait que l’État par sa nature profonde est contre-révolutionnaire et réactionnaire et proposaient donc  que les organisations de masse remplacent l’état dans la période transitoire entre l’ancienne et la nouvelle société. L’histoire du mouvement des travailleurs dans tous les pays et dans toutes les périodes, montre à quel point les bakouninistes comprenaient la nature (néfaste) du réformisme. 

Qu’en est-il devenu de ce mouvement réformiste ? Pourquoi ont-ils échoué à se hisser à la hauteur de leur “mission historique” ? Malgré le fait que le mouvement des travailleurs britanniques fut assez fort pour paralyser l’Angleterre au cours d’une grève générale en 1926, nous le voyons de nous jour réduit à mendier, dominé par des politiciens du parti “travailliste” et se faisant l’avocat de politiques réactionnaires. Le mouvement travailliste britannique est en sourdine alors que l’impérialisme britannique écrase leurs compagnons travailleurs en Inde, en Irlande et dans bien d’autres colonies.

Le grand mouvement des travailleurs en Allemagne, malgré son nombre, ne peut rien faire face à la menace fasciste (NdT : Dolgoff écrit en 1932 rappelons-le). Tout comme le mouvement identique en Angleterre, il est le jouet du parti traître social-démocrate. Privé de toute initiative et son esprit révolutionnaire au plus bas, ils ont suivi les politiciens qui les ont dupés et ainsi la réaction a prévalu. Il est certain que la guerre mondiale (NdT : la 1ère) n’aurait pas eu lieu si ces syndicats réformistes étaient restés révolutionnaires et libres de l’influence mortelle de l’opportunisme.

Où que nous nous tournons, en Italie, en Espagne, en Allemagne, nous voyons la réaction en selle mener la charge ; la révolution est vaincue. Le plus grand obstacle sur le chemin de la révolution sociale n’a pas tant été les conservateurs que ces grands Judas de “socialistes” qui ne sont en réalité que le dernier rempart du capitalisme.

Le parti communiste allemand est en grande partie responsable de la montée du fascisme. Alors que le besoin vital était un front uni de tous les travailleurs ayant une conscience de classe quelque soit le parti, quand seule la classe travailleuse unie luttant sur le front économique était importante, quand seule la résistance armée des travailleurs aurait pu vaincre la réaction, le parti communiste allemand, par ordre des bureaucrates de Moscou, fit alors un grand pas en arrière. Sachant qu’un front uni était impossible sans eux, les marxistes édictèrent leur loi : régner ou la ruine. Ils insistèrent pour dominer tout le mouvement des travailleurs en Allemagne. Lorsque le mouvement ouvrier refusa d’accepter ce qu’ils appelaient “un front uni”, ce manque d’unité chez les travailleurs donna une suprême occasion aux fascistes de consolider leur force. La situation fut et est toujours des plus critiques. Soit le front uni, soit le fascisme. Les marxistes du parti communiste allemand refusèrent le front uni. Leurs intérêts dans la bureaucratie pesèrent plus lourd que les intérêts de la classe travailleuse.

Même un mouvement révolutionnaire devient inefficace quand il est dominé par une bureaucratie centralisée. Quand le mouvement du travail est dominé par un parti politique, il devient automatiquement le ballon de foot des politiques. Il est clair pour tout le monde sauf pour ceux “qui ne veulent pas voir”, que la chute du capitalisme et la mise en place d’une nouvelle société, ne peuvent pas se produire en utilisant de telles tactiques. Il est clair que l’action politique est un des plus gros handicaps sur la route de la révolution sociale qui s’en vient. Seul un changement fondamental, radical, des relations politiques, économiques et sociales de l’être humain, seule la révolution sociale peut accomplir ce que les réformistes ont toujours échoué à faire. Une révolution sociale n’est pas non plus en soi une garantie que le communisme anarchiste se réalisera. Une telle révolution peut très bien s’arrêter avant la réalisation de ses objectifs, elle peut-être comme un cours d’eau… être détournée de sa route. L’échec à comprendre le but de la révolution, ou un mouvement du travail élevé dans l’école autoritaire et persuadé de tout laisser entre les mains d’un leadership bureaucrate et corrompu, peut très déformer le caractère de la révolution pour en faire quelque chose de dangereux pour le futur progrès de l’humanité.

La révolution russe montre que malgré la lutte héroïque des masses, la révolution a échoué de remplir ses objectifs : la liberté et le bien-être de tous. Les syndicats de travailleurs russes sont devenus des pions entre les mains d’une dictature de parti (communiste). Les masses sont écrasées par le rouleau compresseur “communiste / marxiste”. La révolution a échoué parce que le mouvement des travailleurs n’était pas préparé. Il n’avait pas compris que la délégation de pouvoir entre les mains de l’état voulait simplement dire la mort de la révolution.

Il n’y a aucune trace de quelque grand changement que ce soit, d’une grande victoire du mouvement des travailleurs qui ait été gagnée par des moyens parlementaires. La journée de travail de huit heures, le droit de s’organiser, le droit à la libre parole, furent des triomphes de l’action directe.

L’histoire ancienne du mouvement ouvrier américain est bondé d’exemples de militantisme de l’action directe. Les luttes des Chevaliers du Travail, les luttes de l’internationale noire qui culmina avec la tragédie du Haymarket, les luttes des mineurs de la Fédération Occidentale, les luttes de l’I.W.W etc., sont principalement responsables des progrès que le mouvement à fait en Amérique. D’un autre côté, qu’est-ce qui a été fait par l’American Federation of Labor très réformiste ? La dégénération du mouvement du travail moderne n’est jamais si apparent que dans ce qu’il se passe sur le terrain des mines de charbon de l’Illinois. Les pontes de l’United Mine Workers of America ont rejoint les patrons et l’état pour écraser la révolte de la base militante. Quelle importante et réelle victoire a été remportée sans la pression économique directe de la classe ouvrière ? A cette question, l’histoire répond : Aucune !

A la lumière des luttes et des gains sociaux dûment arrachés par les travailleurs du monde entier, la position prise par les communistes anarchistes est fondée et donc absolument justifiée.

Le but de la classe travailleuse doit être la révolution sociale. Les travailleurs doivent être préparés à renverser le capitalisme par la révolution sociale ; doivent être préparés à mener la vie économique du pays lorsqu’il sera temps. Afin de pouvoir le faire,les travailleurs seront obligés de s’organiser en des mouvements de masse comme les syndicats de l’industrie des cartels, des coopératives agraires etc… La solidarité au sein de la classe travailleuse doit être atteinte par la fédérations de corps autonomes en lieu et place d’une centralisation pyramidale du haut vers le bas. Les tactiques doivent correspondre aux buts envisagés. Les masses doivent s’imprégner de l’esprit révolutionnaire, doivent utiliser ces armes que sont la grève générale, le sabotage, la résistance armée, l’expropriation etc… Le mouvement révolutionnaire du travail doit devenir l’avant-garde militante qui par son intelligence et ses actions montrera au reste des masses comment s’entraider, comment établir une nouvelle société. Cette avant-garde militante et active consiste en des organisations de masse des travailleurs et de paysans prenant la place d’un parti bureaucrate et par leurs actions rendant l’État obsolète dans la période transitoire.

La révolution connaîtra le succès dans la mesure où les travailleurs y sont préparés. Cela dépendra beaucoup de la façon dont les idées anarchistes ont été introduites et fait leur chemin dans le corps social. Une période de grande promotion et de lutte révolutionnaire est nécessaire afin d’influencer les masses. En dehors du mouvement du travail, le communisme anarchiste doit être propagé parmi la jeunesse intelligente au moyen de groupes d’étude, de centres de propagande (NdT : nous sommes en 1932, le mot “propagande” n’a pas la connotation péjorative qu’il a aujourd’hui. Le mot signifie simplement “promotion”. Le mot était couramment employé par les anarchistes) et par la dissémination de la littérature. Le domaine de l’éducation, le mouvement coopératif, les ligues anti-guerre, chaque organisation de masse, doivent être investis d’un caractère révolutionnaire. Les anarchistes doivent les transformer en organes du succès de la révolution sociale.

Nous sommes véritablement face à une période monumentale de l’histoire humaine. L’inévitable révolution sociale déterminera les chemins sur lesquels l’humanité évoluera pour longtemps. Tout dépend d’une conception correcte et adéquate de la nature de nos taches et la manière et l’esprit avec lesquels nous les approchons. “Le communisme anarchiste doit être le but de la révolution du vingtième siècle” a dit si justement Pierre Kropotkine.

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Il n’y a pas de solution au sein du système, n’y en a jamais eu et ne saurait y en avoir ! (Résistance 71)

Comprendre et transformer sa réalité, le texte:

Paulo Freire, « La pédagogie des opprimés »

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4 textes modernes complémentaires pour mieux comprendre et agir:

Guerre_de_Classe_Contre-les-guerres-de-l’avoir-la-guerre-de-l’être

Francis_Cousin_Bref_Maniffeste_pour _un_Futur_Proche

Manifeste pour la Société des Sociétés

Pierre_Clastres_Anthropologie_Politique_et_Resolution_Aporie

Lectures complémentaires :

Pierre Kropotkine 

Gustav Landauer

Errico Malatesta

Michel Bakounine

Pierre Joseph Proudhon

L’illusion démocratique

Rudolf Rocker

Sebastien Faure

Élisée Reclus :  Textes choisis  « Evolution et Revolution »  

Hommage à Pierre Clastres

“L’Etat, cet instrument de coercition aux mains de minorités privilégiées dans la société, dont la fonction est de mettre les larges masses sous le joug de l’exploitation économique et de la tutelle intellectuelle, est l’ennemi juré de tous les rapports directs des hommes entre eux ; il cherchera toujours à ce que ceux-ci ne s’établissent que par l’intermédiaire de ses médiateurs.
Aussi l’histoire de l’Etat est celle de la servitude de l’homme…”
~ Rudolph Rocker, 1919 ~

“A quoi sert l’État ?… C’est la protection de l’exploitation, de la spéculation, de la propriété privée, — produit de la spoliation. Le prolétaire, qui n’a que ses bras pour fortune, n’a rien à attendre de l’État ; il n’y trouvera qu’une organisation faite pour empêcher à tout prix son émancipation.
Tout pour le propriétaire fainéant, tout contre le prolétaire travailleur : l’instruction bourgeoise qui dès le bas âge corrompt l’enfant, en lui inculquant les préjugés anti-égalitaires ; l’Église qui trouble le cerveau de la femme ; la loi qui empêche l’échange des idées de solidarité et d’égalité ; l’argent, au besoin, pour corrompre celui qui se fait un apôtre de la solidarité des travailleurs ; la prison et la mitraille à discrétion pour fermer la bouche à ceux qui ne se laissent pas corrompre. Voilà l’État.”

~ Pierre Kropotkine, “Paroles d’un révolté”, 1885 ~

Le peuple consent parce qu’on le persuade de la nécessité de l’autorité ; on lui inculque l’idée que l’homme est mauvais, virulent et trop incompétent pour savoir ce qui est bon pour lui. C’est l’idée fondamentale de tout gouvernement et de toute oppression. Dieu et l’État n’existent et ne sont soutenus que par cette doctrine.”
“L’État n’a pas plus de réalité que n’en ont les dieux ou les diables. Ce ne sont que des reflets, des créations de l’esprit humain, car l’homme, l’individu est la seule réalité. L’État n’est que l’ombre de l’homme, l’ombre de son obscurantisme, de son ignorance et de sa peur.”
“Plus encore, l’esprit de l’homme, de l’individu, est le premier à se rebeller contre l’injustice et l’avilissement; le premier à concevoir l’idée de résistance aux conditions dans lesquelles il se débat. L’individu est le générateur de la pensée libératrice, de même que de l’acte libérateur. Et cela ne concerne pas seulement le combat politique, mais toute la gamme des efforts humains, en tout temps et sous tous les cieux.”
~ Emma Goldman ~

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8/2/1921 ~ 8/2/2021 Centenaire de la disparition de Pierre Kropotkine, ce prince de l’évolution

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1842 – 1921

1921-2021 Hommage à Pierre Kropotkine, l’homme, son œuvre

Résistance 71

8 février 2021

Pour le centenaire de sa disparition :

Piotr Alexeïvich Kropotkin (né à Moscou le 9 décembre1842 – mort à Dmitrov le 8 février 1921), géographe, explorateur, zoologiste, anthropologue, géologue, grand penseur universel et figure de la pensée anarchiste, père de la socio-biologie, pourfendeur de la pseudo-science du darwinisme-social représenté à son époque par le très dogmatique Thomas Huxley (grand-père de Julian et Aldous Huxley) et de ses clones malthusianistes.

De son grand voyage d’étude en Sibérie en 1862, il analyse et théorise le concept d’entraide en tant que facteur d’évolution des espèces dans la lignée de l’autre grand zoologiste russe Karl Fedorovich Kessler. Dès les années 1880, il s’oppose aux théories du darwinisme-social et du malthusianisme qu’il prouve être bien trop réductrices pour être scientifiquement valides.

Considéré comme le père fondateur de la biologie sociale, Kropotkine a mis en place l’antidote contre le poison de l’ingénierie sociale issue des théories pour le moins scabreuses et mise en place quant à elles par Huxley, Spencer et leurs successeurs. Les implications des questions et des réponses trouvées par Kropotkine font l’objet dans l’époque moderne de centaines d’articles scientifiques revus et publiés chaque année dans le monde.

La vie de Kropotkine fut un véritable roman dont on pourrait aisément faire un excellent film, né dans la noblesse russe, jeune officier de l’armée du tsar auquel il est présenté, il renonce à tout pour suivre une voie le menant, tel un Gautama moderne, vers la vision et la compréhension anarchiste biologique de la société au gré de pérégrinations le plus souvent forcées. Kropotkine fut incarcéré pour ses idées et ses écrits en Russie (d’où il s’évada pour s’exiler), en France à la prison de Clervaux (où Victor Hugo pétitionna pour sa liberté), il s’exila de nouveau en Angleterre où il côtoya Oscar Wilde qui dit de lui : “Il est ce superbe Christ tout blanc semblant venir de Russie… Un des êtres humains les plus parfaits qu’il m’ait été donné de rencontrer.” Il fit plusieurs voyages aux Etats-Unis (le premier en 1891, son second tour de conférences se fit en 1901) où il fut une véritable “pop-star” de son époque, ses conférences étant pleines à craquer et sa notoriété très vaste en tant que scientifique et conférencier. Il voyagea aussi au Canada. Il déclara à la presse américaine qui le chérissait : “Je suis un anarchiste, qui essaie de trouver la société idéale.

Kropotkine prouva que si la sélection naturelle de Darwin était bien réelle et la force vive qui façonnait la vie, il pensait que les idées de Darwin avaient été galvaudées et perverties par des scientifiques britanniques (dont Thomas Huxley, sans doute en mission commandée et plus tard Herbert Spencer). Kropotkine argumentait que la sélection naturelle menait à l’entraide, à la coopération et que la concurrence, la “survie du plus apte” n’en était qu’un élément, sans être le principal et que la sélection naturelle de fait, favorisait les sociétés animales dans lesquelles l’entraide et la coopération étaient primordiales et que les individus membres de ce type de société avaient une prédisposition innée à l’entraide parce que justement la sélection naturelle avait favorisée ce comportement. Il créa un nouveau terme, celui de “l’évolution progressiste” pour décrire comment la coopération et l’entraide, non seulement au sein d’une espèce mais aussi entre les espèces, étaient devenues la condition sine qua non de la vie en société, ce à la fois dans le monde animal et humain.

C’est cette vision et approche scientifiques vérifiées par les observations de terrain qui le fit réfléchir sur l’organisation politique optimale de la société humaine. Il ne faisait dès lors  plus aucun doute que l’organisation “anarcho-communiste” de la société était la seule possiblement viable dans l’évolution humaine ; à savoir une société fonctionnant sans autorité ni pouvoir coercitif, s’étant débarrasser de l’État, de ses rouages, de la marchandise et de l’argent ainsi que du salariat.

Kropotkine écrivit : “Les anarchistes politiques ont la biologie de leur côté : ils ne firent qu’adopter la route tracée par la philosophie moderne de l’évolution. L’anarchie n’est que le résumé de la prochaine phase de l’évolution humaine.

Également : “Je pense que l’importance de l’entraide dans l’évolution du monde animal et dans l’histoire humaine peut-être prise comme une vérité scientifique établie positive, libre de toute admission hypothétique.

Pour Kropotkine, que ce soit pour les oiseaux ou les paysans, l’entraide et la coopération sont un attribut naturel. C’est Kropotkine qui amena le concept “d’empathie instinctive” comme facteur mécanique de la coopération des espèces. L’empathie devenait ainsi le moteur de la solidarité animale et le succès de l’évolution est en grande partie lié à cette solidarité dont elle descend. “Sans confiance mutuelle, la lutte n’est pas possible, il n’y a pas de courage ni d’initiative, la défaite est certaine !” La formule si puissante de Kropotkine réside en ce passage de l’empathie à la solidarité, puis à l’entraide, consolidant la survie et menant au delà de la survie… à l’épanouissement de l’espèce animale, humains compris.

Contemporain de Karl Marx, il réfuta le marxisme comme “biologiquement léger et creux” car ne se préoccupant que de la société humaine coupée du reste et de sa dynamique essentiellement économique et que tout ceci était bien trop étriqué pour être véritablement utile. Il concevait que seule l’anarchie, au travers de son lien avec l’entraide, représentait le véritable lien entre la politique et la biologie. Kropotkine regardait Marx et le marxisme comme une religion dont “Berlin est La Mecque, leur catholicisme est le marxisme et pour le reste… je m’en fous !” disait-il.

Alors Kropotkine homme et scientifique parfait ? Il y a, disons-le clairement, une ombre au tableau et elle est de taille. Lors de la première guerre mondiale, alors que la vaste majorité du monde anarchiste était pacifiste et contre la guerre, Kropotkine co-rédige avec Jean Grave ce qui deviendra le “Manifeste des 16” et qui est publié en février 1916, prenant position pour l’union sacrée alliée et contre l’Allemagne, vue comme le symbole absolutiste de l’État et un danger clair et présent contre les peuples et leur émancipation, et ce en réponse à un manifeste anarchiste de février 1915 co-signé par 36 anarchistes renommés tels Errico Malatesta, Alexandre Berkman, Emma Goldman, Henri Combes et Luigi Bertoni, tous amis de Kropotkine, refusant de faire le jeu de l’État et de son jeu guerrier systémique. Cette affaire va diviser le monde anarchiste jusqu’à aujourd’hui, aussi pour comprendre de quoi il s’agit, nous reproduisons ci-dessous les deux textes dans l’ordre chronologique.

Le premier de février 1915 affirmant le refus de la belligérance, celui de Malatesta et Berkman (que Kropotkine visita en prison lors de son passage aux Etats-Unis) :

L’Internationale Anarchiste et la Guerre » : « La vérité, c’est que la cause des guerres, de celle qui ensanglante actuellement les plaines de l’Europe, comme de toutes celles qui l’ont précédée, réside uniquement dans l’existence de l’État, qui est la forme politique du privilège. L’État est né de la force militaire ; il s’est développé en se servant de la force militaire ; et c’est encore sur la force militaire qu’il doit logiquement s’appuyer pour maintenir sa toute puissance. Quelle que soit la forme qu’il revête, l’État n’est que l’oppression organisée au profit d’une minorité de privilégiés. […] Nous devons profiter de tous les mouvements de révolte, de tous les mécontentements, pour fomenter l’insurrection, pour organiser la révolution, de laquelle nous attendons la fin de toutes les iniquités sociales. Pas de découragement – même devant une calamité comme la guerre actuelle. C’est dans des périodes aussi troublées où des milliers d’hommes donnent héroïquement leur vie pour une idée, qu’il faut que nous montrions à ces hommes la générosité, la grandeur et la beauté de l’idéal anarchiste ; la justice sociale réalisée par l’organisation libre des producteurs ; la guerre et le militarisme à jamais supprimés ; la liberté entière conquise par la destruction totale de l’État et de ses organismes de coercition.

Le second donc, co-rédigé par Kropotkine et Jean Grave, publié en février 1916 :

« En notre profonde conscience, l’agression allemande était une menace – mise à exécution – non seulement contre nos espoirs d’émancipation, mais contre toute l’évolution humaine. C’est pourquoi nous, anarchistes, nous antimilitaristes, nous, ennemis de la guerre, nous, partisans passionnés de la paix et de la fraternité des peuples, nous nous sommes rangés du côté de la résistance et nous n’avons pas cru devoir séparer notre sort de celui du reste de la population. Nous ne croyons pas nécessaire d’insister que nous aurions préféré voir cette population prendre, en ses propres mains, le soin de sa défense. Ceci ayant été impossible, il n’y avait qu’à subir ce qui ne pouvait être changé. Et, avec ceux qui luttent, nous estimons que, à moins que la population allemande, revenant à de plus saines notions de la justice et du droit, renonce enfin à servir plus longtemps d’instrument aux projets de domination politique pangermaniste, il ne peut être question de paix. Sans doute, malgré la guerre, malgré les meurtres, nous n’oublions pas que nous sommes internationalistes, que nous voulons l’union des peuples, la disparition des frontières. Et c’est parce que nous voulons la réconciliation des peuples, y compris le peuple allemand, que nous pensons qu’il faut résister à un agresseur qui représente l’anéantissement de tous nos espoirs d’affranchissement.”

Notre position à Résistance 71 aurait été celle de Malatesta en 1915 et bien que “kropotkinien” de fond, nous pensons que Kropotkine a fait une erreur de jugement non seulement en brisant le pacte pacifiste, de refus et de boycott des exactions criminelles étatiques, mais plus encore parce que sa démarche divisa profondément le mouvement anarchiste qui n’avait pas besoin de ça ni à ce moment là, ni plus tard.

Malade et vieillissant, Kropotkine retourna dans sa Russie natale en mai 1917 après plus de trente ans d’exil. Kerensky lui proposa un poste de ministre qu’il refusa. L’arrivée de Lénine et de Trotsky au pouvoir en octobre 1917 lui fit engager une correspondance avec les deux hommes. Il vit Lénine au moins une fois. Kropotkine entra en désaccord avec la centralisation et l’état bolchévique marxiste et critiqua le système, ce qui fit dire à Lénine en privé qu’il “en avait marre du vieux fou, qui ne comprend rien à la politique…”

Avant sa mort, Emma Goldman lui rendit une dernière visite, sans doute pour se réconcilier avec lui avant l’échéance, suite à son égarement de 1916, qui les mis elle, son compagnon Alexandre Berkman et Kropotkine de chaque côté d’un fossé grandissant.

Piotr Kropotkine décéda le 8 février 1921. Lénine proposa à sa famille, qui les refusa, des funérailles nationales. Des milliers de personnes attendirent son cercueil au train qui le ramenait à Moscou. Plus de 20 000 personnes assistèrent à son enterrement. Ce fut la dernière fois que fut autorisée en Russie Soviétique, une manifestation publique de la sorte pour des funérailles non nationales ou un évènement non-étatique.

L’héritage de Kropotkine est inestimable et universel. Il fut la figure anarchiste la plus reconnue de son vivant et il eut une incroyable renommée scientifique. Il fut celui qui mit en avant et prouva que la solidarité et l’entraide étaient des éléments cruciaux de l’évolution. Il défia les théories darwiniennes et affiliées préconisant que la concurrence et la survie du plus apte prévalaient dans l’évolution biologique des espèces. A son apogée, Kropotkine était une des personnes les plus reconnues de la planète, faisant se déplacer des foules aussi bien pour ses conférences scientifiques que pour ses conférences sur l’anarchie. Il est considéré aujourd’hui comme le “père fondateur” de la biologie sociale et il laissa un domaine entier de la biologie à l’étude de la coopération et de l’altruisme dans le règne animal, ce qui n’est pas rien convenons-en.

Il y a aujourd’hui des centaines d’articles par an publiés par des anthropologues, des politologues, des économistes, sur des sujets comme la coopération humaine et beaucoup de recherches dans ces domaines effectuées et un grand nombre de ces gens, année après année, finissent par se rendre compte ce qu’ils doivent dans leur domaine au travail et aux idées de Pierre Kropotkine, ce “Prince de l’évolution”.

100 ans après sa mort, Kropotkine éclaire toujours la seule voie possible de notre évolution, celle qui mène à la société des sociétés sans pouvoir coercitif, sans état, sans marchandise, sans argent et sans salariat, dans l’entraide et la coopération universelle. Si nous retrouvons la nature même des choses, c’est là que nous attend l’émancipation finale.

Vive la commune universelle de l’entraide, de l’amour et de la complémentarité. A bas la tyrannie étatico-marchande pour que vive notre humanité enfin réalisée !

A lire, notre traduction de l’excellent ouvrage de Lee Alan Dugatkin (Ph.D) “Le prince de l’évolution” (2011, traduit en 2012 par nos soins)

Notre page “Pierre Kropotkine, anarchisme, entraide et évolution” où vous retrouverez sous format PDF 8 textes de Kropotkine ainsi qu’un lien vers tout ce qui a été publié de ou sur lui sur Résistance 71 depuis 2010.

L’œuvre phare de P. Kropotkine: « L’entraide, un facteur de l’évolution »

Les obsèques de Piotr Alexeyevich Kropotkin (vidéo) :

Résistance politique: « La conquête du pain » Pierre Kropotkine version PDF

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Résistance 71

 

7 juillet 2018

 

A l’initiative de Jo de JBL1960 nous republions sous format PDF le remarquable texte de Pierre Kropotkine « La conquête du pain » (1892), texte qui analyse et met en place les fondements de la révolution sociale qui établira enfin la « société des sociétés » si chère à Gustav Landauer (1, 2) et à l’ensemble des anarchistes.

Elle est l’avenir de l’humanité, car il doit être évident maintenant qu’il n’y a pas de solutions au sein du système, qu’il n’y en a jamais eu et qu’il ne saurait y en avoir. Texte à lire, relire, méditer et diffuser sans aucune modération.

Bonnes lecture à toutes et à tous !

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Changement de paradigme politique… L’inévitable anarchie (Pierre Kropotkine ~ 1ère partie)

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Lectures connexes:

Manifeste de la societe des societes

L’anarchie pour la jeunesse

La Morale Anarchiste de Kropotkine)

le-prince-de-levolution-Dugatkin

 

 

L’inévitable anarchie

 

Pierre Kropotkine

 

Texte publié dans “La société nouvelle”, 11ème année, t.1, 1895

 

1ère partie

2ème partie

La théorie que nous avons soutenue dans une autre étude [1], indiquant le concours des forces comme source principale de nos richesses, explique pourquoi beaucoup d’anarchistes pensent qu’il n’y a pas d’autre solution que le communisme à la question de la rémunération intégrale des efforts individuels. Il fut un temps où une famille d’agriculteurs, s’occupant également de petites industries domestiques, considéraient non sans raison le blé qu’ils récoltaient et le gros drap qu’ils tissaient comme le produit de leur labeur exclusivement personnel. Même alors ce point de vue n’était pas absolument juste : On se réunissait entre voisins pour abattre les forêts et pour frayer les routes ; même alors la famille devait, comme aujourd’hui, faire souvent appel à l’entr’aide communale. Mais l’industrie est si complexe maintenant, dans l’infini de ses ramifications dépendant toutes les unes des autres, que la question ne peut plus être envisagée aussi étroitement. Si le commerce du fer et du coton ont atteint en Angleterre un si haut degré de développement, ils le doivent à la progression parallèle de milliers d’autres industries, grandes ou petites, à la multiplicité des chemins de fer, à l’instruction plus sérieuse des ingénieurs et des ouvriers, à de meilleurs procédés, à une meilleure organisation de la production, et pardessus tout à l’extension considérable du commerce mondial, grâce aux travaux gigantesques exécutés au delà des mers. Les Italiens morts du choléra au percement du canal de Suez et du « Mal de tunnel » au Saint-Gothard ont contribué à l’enrichissement de l’Angleterre, tout comme la fillette de Manchester, qui vieillit prématurément au service d’une machine, et cette enfant autant que l’ingénieur qui, en perfectionnant la machine, économise du travail. Comment prétendrait-on évaluer la part de chacun dans les richesses qui s’accumulent autour de nous !

On peut admirer les aptitudes inventives et les facultés d’organisation d’un seigneur de la mine ; mais il faut reconnaître que tout son génie et toute son énergie équivaudraient à l’impuissance s’il avait à faire à des bergers mongols ou à des paysans de Sibérie au lieu de mécaniciens et de mineurs britanniques. On demandait à un millionnaire anglais qui a su donner une puissante impulsion à une importante industrie locale, quelle était dans son opinion la cause réelle du succès. « Je me suis toujours attaché à confier dans chaque branche la besogne à l’homme le plus compétent, le laissant agir en toute indépendance et ne me réservant que la direction générale. » — Et vous avez toujours trouvé cet homme nécessaire ? — « Toujours. » — Mais pour les modifications que vous avez introduites, il a fallu beaucoup d’inventions nouvelles ? — « Sans doute, j’ai acheté beaucoup de brevets. » Ce petit colloque résume pour moi ce que sont au fond ces entreprises rapportant des millions à leurs heureux fondateurs, que nous citent volontiers les avocats de la rémunération intégrale des efforts individuels. Cela montre jusqu’à quel point les efforts sont vraiment « individuels ». Sans insister sur les circonstances, favorables ou défavorables, qui tantôt permettent à un homme de déployer tout son talent et tantôt l’en empêchent, on peut demander ce qui adviendrait si ce même entrepreneur ne trouvait pas d’organisateurs capables, d’habiles ouvriers, et si des centaines d’inventions ne se faisaient pas quotidiennement grâce aux aptitudes qu’ont pour la mécanique un si grand nombre d’Anglais. L’industrie britannique est œuvre de la nation britannique, en Europe et aux Indes, et ne peut être attribuée à des individualités isolées.

Avec ces idées synthétiques sur la production, les anarchistes ne peuvent pas admettre, comme les collectivistes, qu’une rémunération proportionnée aux heures de travail faites par chacun pour la production des richesses soit l’idéal, ni même un acheminement vers l’idéal. Sans vouloir discuter ici jusqu’à quel point la valeur d’échange des marchandises peut réellement se mesurer par la quantité de travail nécessaire à sa production, — cette question devant être étudiée à part, — nous tenons à dire que l’idéal collectiviste nous semble absolument irréalisable dans une société qui en serait arrivée à considérer les matières nécessaires à la production comme appartenant à tous, et qui se verrait ainsi forcée de renoncer au salariat. Il paraît impossible que l’individualisme mitigé de l’école collectiviste puisse se soutenir à côté du communisme partiel qu’implique la possession en commun de la terre et des machines, à moins que ce système ne soit imposé par un gouvernement autrement fort que les pouvoirs actuels. Le salariat, conséquence de l’appropriation par quelques-uns des matières nécessaires à la production, était une condition indispensable au développement de la production capitaliste et ne pourra lui survivre, alors même qu’on paierait à l’ouvrier la valeur intégrale de son labeur et qu’on substituerait à l’argent des bons de travail. La possession en commun des matériaux nécessaires à la production implique la jouissance en commun de cette production ; nous pensons donc qu’une société ne peut s’organiser équitablement qu’en renonçant au salariat et en assurant la participation de chacun de ses membres au bien commun qu’ils auront contribué à produire.

Nous maintenons aussi, non seulement que le communisme serait l’état de société le plus enviable et le plus juste, mais encore que c’est vers le communisme, le libre communisme, que tend le monde moderne, malgré les apparences contraires qu’on pourrait induire du développement de l’individualisme, et dans lesquelles nous ne voyons que des efforts de l’individu, pour résister à la domination de plus en plus envahissante de l’État et du Capital. Mais l’histoire ne nous montre-t-elle pas aussi, à côté de ce développement, la lutte infatigable des travailleurs pour maintenir l’antique communisme partiel ou pour l’introduire sous de nouvelles formes, aussitôt que des circonstances favorables le permettent ? Les communes des Xe, XIe et XIIe siècles n’eurent pas plutôt arboré leur indépendance qu’on y pratiqua largement le travail en commun, le commerce en commun et, en partie, la consommation en commun. Il n’en reste plus rien ; mais la commune rurale combat courageusement pour conserver ses antiques coutumes et y a réussi en beaucoup d’endroits de l’Europe orientale, de la Suisse et même de la France et de l’Allemagne, tandis que des associations fondées sur les mêmes principes surgissent de tous côtés dès que l’occasion s’en présente. Malgré le tour égoïste donné à l’esprit public par le mercantilisme du siècle, la tendance vers le communisme s’affirme sans cesse, s’infiltre insensiblement dans les mœurs. Le nouvel esprit prévaut dans des milliers d’institutions. On ne paie plus de péage sur les ponts et sur les routes ; les musées, les écoles et les bibliothèques sont ouverts à tous ainsi que les parcs et les promenades. Les rues pavées et éclairées sont à l’usage des uns et des autres ; on distribue l’eau dans tous les logements sans exiger de taxe rigoureusement proportionnelle à la quantité consommée par chacun. Les tramways et les chemins de fer mettent en vente des billets de saison, instituent le tarif par zones et iront très loin dans ce sens dès qu’ils auront cessé d’être propriété privée. Mais ces exemples ne sont que des indices de ce que nous réserve un avenir prochain et de la direction vers laquelle nous marchons, et marcherons davantage dès que nous abandonnerons l’idée d’appropriation privée des moyens de production.

La tendance est de placer les besoins de l’individu au-dessus des services qu’il a rendus ou pourrait rendre à la société et d’envisager la société comme un être organisé dont nous tous sommes les membres, de telle façon qu’un service rendu à un individu le soit à la société. Le bibliothécaire du British Museum ne demande pas au lecteur quels services il a rendus avant de lui remettre le livre qu’il réclame, et, moyennant une redevance uniforme, les associations scientifiques ouvrent leurs salles et leurs musées à chacun de leurs membres. Les marins d’un bateau de sauvetage ne s’informent pas si les passagers d’un navire en péril méritent qu’on leur sauve la vie, et la société de secours aux prisonniers ne s’enquiert pas si le forçat libéré a des titres à sa générosité. Ils ont besoin d’être secourus, ce sont des hommes comme nous : inutile d’en savoir davantage ! Et, que telle ville, si égoïste soit-elle, subisse une calamité publique, un siège par exemple, comme Paris en 1871, et manque de vivres, tous seront unanimes à décider que les premiers besoins à satisfaire sont ceux des enfants et des vieillards, sans considération des services qu’ils ne peuvent rendre, ceux des défenseurs de la cité ensuite, sans distinction du degré de courage déployé par chacun d’eux. Et cette tendance que nous pouvons tous constater, s’affirmera de plus en plus, nul ne peut en douter, à mesure que l’humanité s’affranchira de la terrible lutte pour l’existence. Quand nos forces actives s’emploieront à grossir le fonds commun des objets de première nécessité, quand les conditions du régime de la propriété se modifieront en sorte que ceux qui ne font rien aujourd’hui travailleront aussi, et que l’on rendra aux occupations manuelles leur place d’honneur, décuplant ainsi la production et rendant le travail plus facile et plus agréable, alors le communisme latent développera immensément sa sphère d’action.

En étudiant cette question, surtout par son côté pratique consistant à savoir comment la propriété privée deviendra propriété commune, la plupart des anarchistes pensent ainsi que les premières mesures qu’aura à prendre la société, aussitôt que le régime actuel de la propriété subira quelques modifications, devront revêtir un caractère communiste. Nous sommes communistes ; mais non pas à la manière des phalanstériens ou de l’école autoritaire ; nous professons le communisme anarchiste, le communisme sans direction, le communisme libre, synthèse des deux grands désidérata de l’humanité depuis l’aube de l’histoire : la liberté économique et la liberté politique.

J’ai déjà dit que pour nous le mot anarchie veut dire : pas de gouvernement. Nul n’ignore sans doute qu’il est aussi synonyme de désordre dans le langage courant. Mais ce sens du mot « anarchie » est un sens dérivé, qui implique, au moins, deux assertions : l’une, affirmant que partout où il n’y a pas de gouvernement règne le désordre, et l’autre, impliquant que l’ordre établi par un gouvernement fort, et défendu par une police rigide, serait un bienfait, — deux suppositions qui ne sont rien moins que prouvées. Il y a beaucoup d’ordre, je dirai même d’harmonie, dans certaines branches de l’activité humaine où par bonheur le gouvernement n’intervient pas. Quant aux effets salutaires de l’ordre, celui qui régnait à Naples sous les Bourbons n’était assurément pas préférable au genre de désordre inauguré par Garibaldi, et beaucoup de protestants anglais s’applaudissent que le désordre introduit par Luther l’ait emporté sur l’ordre défendu par le pape. Il n’y a non plus qu’une seule opinion sur l’ordre qui, comme on le sait, fut rétabli à Varsovie. Tout le monde convient ainsi que l’harmonie est ce qu’il y a de plus désirable, mais on est loin de se mettre d’accord sur l’ordre, de sorte que nous n’avons pas la moindre objection à ce que le mot anarchie soit pris dans son sens de la négation de ce que l’on décrit le plus souvent comme l’ordre.

En prenant l’anarchie, ou « pas de gouvernement » pour drapeau, nous prétendons être d’accord avec l’esprit de notre temps. Les époques, où nous voyons, dans l’histoire, une ou plusieurs fractions de l’humanité renversant le despotisme des chefs et marchant à la conquête de l’indépendance, sont précisément celles des plus grands progrès économiques et intellectuels. Rappellerons-nous le développement des communes libres dont les incomparables monuments, chefs-d’œuvre de libres associations d’ouvriers libres, témoignent encore du réveil de l’esprit, du bien-être des citoyens. Parlerons-nous du grand mouvement d’où est sorti la Réforme ? Chaque fois que dans le passé l’individu reprenait possession de soi-même et de sa liberté, une ère de progrès était inaugurée. Et, en observant de près le développement actuel des nations contemporaines, nous remarquons qu’il tend à limiter de plus en plus l’action gouvernementale, en laissant le champ libre à l’initiative individuelle. Après avoir subi tous les genres d’autorité et cherché à résoudre cet insoluble problème : trouver un gouvernement qui force les gens à l’obéissance sans pour cela se dispenser d’obéir lui-même à la collectivité, l’humanité prend maintenant à tâche de s’affranchir des gouvernements, quels qu’ils soient, et de satisfaire par la libre entente au besoin qu’elle a d’organisation. Le home rule devient une nécessité, même pour le plus petit groupement territorial ; l’accord librement consenti se substitue à la loi et la libre coopération à la tutelle de l’autorité. Les fonctions que depuis deux siècles on considérait comme apanage exclusif du gouvernement lui sont l’une après l’autre contestées. On peut dire que la société progresse d’autant mieux qu’elle est moins gouvernée. Et en considérant le progrès accompli depuis deux siècles dans cette voie, en même temps que l’impuissance des gouvernements à répondre aux espérances que l’on plaçait en eux, on en arrive à la conclusion qu’en limitant ainsi continuellement le rôle de l’autorité, l’humanité finira par le réduire à zéro. Nous entrevoyons déjà un état de société où la liberté individuelle ne sera limitée par aucune loi, aucune règle, et seulement par les habitudes sociales de l’individu et par le besoin que chacun de nous éprouve de trouver aide, support et sympathie auprès de ses semblables.

Les objections que l’on soulèvera contre cette éthique de la société sans gouvernement seront, pour le moins, tout aussi nombreuses que celles que l’on oppose à la société sans capitaliste. Nous sommes nourris de tant de préjugés quant aux fonctions providentielles des gouvernements, que les idées anarchistes ne seront certainement pas acceptées d’emblée. Du berceau à la tombe, on prêche la nécessité d’un gouvernement et ses bienfaits. Des systèmes de philosophie s’élaborent pour le soutenir ; l’histoire est écrite à ce point de vue ; des théories de la législation sont faites et interprétées dans ce sens ; toute la politique repose sur le même principe et chaque candidat au pouvoir dit au peuple dont il a besoin : Donne-moi le pouvoir et je te délivrerai des maux dont tu souffres. Tous nos systèmes d’éducation en sont imbus. Ouvrez les livres de sociologie, d’histoire, de loi, de morale : le gouvernement, son organisation, ses actes y occupent une si large place qu’on finit par se persuader qu’il n’y a rien en dehors de l’État et des hommes politiques. La presse n’a guère d’autre thème : ses colonnes sont remplies de rapports sur les débats parlementaires, racontés jusque dans leurs plus infimes détails, ainsi que les faits et gestes des personnages politiques, si bien qu’en lisant les journaux, nous aussi, nous oublions trop souvent qu’il y a des millions d’hommes — toute l’humanité — qui vivent et meurent dans la joie ou dans la peine, produisent et consomment, pensent et créent, en dehors de ces quelques personnalités dont l’importance a été exagérée à tel point qu’elle couvre le monde de son ombre.

A suivre…

Changement de paradigme politique: L’anarchie dans l’évolution socialiste (Pierre Kropotkine) ~ 1ère partie ~

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L’ANARCHIE

Dans l’Évolution Socialiste

2ème Édition

Pierre Kropotkine

Prix : 10 centimes

PARIS

Au bureau de la Révolte

140, rue Mouffetard, 14ème

1892

 

1ère partie

2ème partie

 

Brochure publiée à sept mille exemplaires, conformément au désir de notre camarade Lucien Massé, coiffeur à Ars en Ré, qui, en mourant, a légué la RÉVOLTE la somme nécessaire.

Citoyennes et citoyens,

Vous vous êtes certainement demandé, maintes fois, quelle est la raison d’être de l’Anarchie ? Pourquoi, parmi tant d’autres écoles socialistes, venir fonder encore une école de plus, l’école anarchiste ? C’est à cette question que je vais répondre. Et, pour mieux y répondre, permettez-moi de me transporter à la fin du siècle passé.

Vous savez tous ce qui caractérisa cette époque. L’épanouissement de la pensée. Le développement prodigieux des sciences naturelles ; la critique impitoyable des préjugés reçus ; les premiers essais d’une explication de la nature sur des bases vraiment scientifiques, d’observations, d’expérience, de raisonnement.

D’autre part, la critique des institutions politiques léguées à l’humanité par les siècles précédents ; la marche vers cet idéal de Liberté, d’Égalité et de Fraternité qui, de tout temps, fut l’idéal des masses populaires. 

Entravé dans son libre développement par le despotisme, par l’égoïsme étroit des classes privilégiées, ce mouvement, appuyé et favorisé en même temps par l’explosion des colères populaires, engendra la grande Révolution qui eut à se frayer un chemin au milieu de mille difficultés intérieures et extérieures.

La Révolution fut vaincue ; mais ses idées restèrent. Persécutées, conspuées d’abord, elles sont devenues le mot d’ordre de tout un siècle d’évolution lente. Toute l’histoire du xixe siècle se résume dans l’effort de mettre en pratique les principes élaborés à la fin du siècle passé. C’est le sort de toutes les révolutions. Quoique vaincues, elles donnent le mot de l’évolution qui les suit.

Dans l’ordre politique, ces idées sont l’abolition des privilèges de l’aristocratie, la suppression du gouvernement personnel, l’égalité devant la loi. Dans l’ordre économique, la Révolution proclame la liberté des transactions. « Tous, tant que vous êtes sur le territoire — dit-elle — achetez et vendez librement. Vendez vos produits — si vous pouvez produire ; et si vous n’avez pas pour cela l’outillage nécessaire, si vous n’avez que vos bras à vendre, vendez-les, vendez votre travail au plus donnant : l’État ne s’en mêlera pas ! Luttez entre vous, entrepreneurs ! Point de faveurs pour personne. La sélection naturelle se chargera de tuer ceux qui ne seront pas à la hauteur des progrès de l’industrie, et de favoriser ceux qui prendront les devants. »

Voilà, du moins, la théorie de la révolution du tiers-État. Et si l’État intervient dans la lutte pour favoriser les uns au détriment des autres — on l’a vu assez, ces jours-ci, lorsqu’on a discuté les monopoles des compagnies minières et des chemins de fer, — ce sera considéré par l’école libérale comme une déviation regrettable aux grands principes de la Révolution, un abus à réparer.

Le résultat ? — Vous ne le connaissez malheureusement que trop, citoyennes et citoyens réunis dans cette salle. L’opulence oisive pour quelques-uns, l’incertitude du lendemain, la misère pour le plus grand nombre. Les crises, les guerres pour la domination sur les marchés ; les dépenses folles des États pour procurer des débouchés aux entrepreneurs d’industrie.

C’est que, en proclamant la liberté des transactions, un point essentiel fut négligé par nos pères. Non pas qu’ils ne l’eussent entrevu ; les meilleurs l’ont appelé de leurs vœux, mais ils n’osèrent pas le réaliser. C’est que, en proclamant la liberté des transactions, c’est-à-dire la lutte entre les membres de la société, la société n’a pas mis en présence des éléments de force égale, et les forts, armés pour la lutte de l’héritage paternel, l’ont emporté sur les faibles. Les millions de pauvres, mis en présence de quelques riches, devaient fatalement succomber.

Citoyennes et citoyens ! Vous êtes-vous posé cette question : D’où vient la fortune des riches ? — Est-ce de leur travail ? Ce serait une bien mauvaise plaisanterie que de le dire. Mettons que M. de Rothschild ait travaillé toute sa vie. Mais, vous aussi, chacun des travailleurs dans cette salle, a aussi travaillé. Pourquoi donc la fortune de Rothschild se chiffre-t-elle par des centaines de millions, et la vôtre par si peu de chose ?

La raison en est bien simple. C’est que vous vous êtes appliqués à produire vous-mêmes, tandis que M. Rothschild s’est appliqué à recueillir le fruit du travail des autres. Tout est là.

« Mais, comment se fait-il, me dira-t-on, qu’il se soit trouvé des millions d’hommes laissant les Rothschild accaparer le fruit de leurs travaux ? » — La réponse est simple : ils ne pouvaient pas faire autrement, puisqu’ils sont misérables !

En effet, imaginez une cité dont tous les habitants — à condition de produire des choses utiles pour tout le monde — trouvent le gîte, le vêtement, la nourriture et le travail assuré ; et supposez que dans cette cité débarque un Rothschild, porteur d’un baril d’or.

S’il dépense son or, le baril s’allègera rapidement. S’il l’enferme sous clef, il ne débordera pas, parce que l’or ne pousse pas comme les haricots, et, au bout d’une année, notre Rothschild ne retrouvera pas, dans son tiroir, 110 louis s’il n’y en a mis que cent. Et s’il monte une usine et propose aux habitants de la cité de travailler dans cette fabrique pour cinq francs par jour tandis qu’ils en produiront pour dix, on lui répondra : « Monsieur, chez nous vous ne trouverez personne qui veuille travailler à ces conditions ! Allez ailleurs, cherchez une cité de misérables qui n’aient ni travail assuré, ni vêtement, ni pain, qui consentent à vous abandonner la part du lion dans les produits de leur travail, pourvu que vous leur donniez de quoi acheter du pain. Allez là où il y a des meurt-de-faim ! Là vous ferez fortune ! »

L’origine de la fortune des riches, c’est votre misère ! Point de misérables d’abord ! Alors, il n’y aura point de millionnaires !

Or, c’est ce que la Révolution du siècle passé ne sut ou ne put réaliser. Elle mit en présence des ex-serfs, des meurt-la-faim et des va-nu-pieds d’une part, et d’autre part, ceux qui étaient déjà en possession de fortunes. Elle leur dit : Luttez ! Et les misérables succombèrent. Ils ne possédaient point de fortune ; mais ils possédaient quelque chose de plus précieux que tout l’or du monde — leurs bras — Et ces bras — cette source de toutes les richesses — furent asservis par les riches.

Et nous avons vu surgir ces immenses fortunes qui sont le trait caractéristique de notre siècle. Un roi du siècle passé, « le grand Louis XIV » des historiens salariés, a-t-il jamais osé rêver la fortune des roi du XIXe siècle, les Vanderbilt et les Mackay ?

Et d’autre part, nous avons vu le misérable réduit de plus en plus à travailler pour autrui ; le producteur pour son propre compte disparaissant de plus en plus ; chaque jour davantage nous sommes condamnés à travailler pour enrichir les riches.

On a cherché à obvier à ces désastres. On a dit : Donnons à tous une instruction égale. Et on a répandu l’instruction. On a fait de meilleures machines humaines, mais ces machines instruites travaillent toujours pour enrichir les riches. Tel savant illustre, tel romancier de talent, est encore la bête de somme du capitaliste. Le bétail à exploiter s’améliore par l’instruction, mais l’exploitation reste.

On est venu parler ensuite d’association. Mais on s’est vite aperçu qu’en associant leurs misères, les travailleurs n’auraient pas raison du capital. Et ceux-là mêmes qui nourrissait le plus d’illusions à ce sujet ont dû en venir au socialisme.

Timide à ses débuts, le socialisme parla d’abord au nom du sentiment, de la morale chrétienne. Il y eut des hommes profondément imbus des côtés moraux du christianisme — fonds de morale humaine conservée par les religions, — qui vinrent dire : « Le chrétien n’a pas le droit d’exploiter ses frères ! » Mais on leur rit au nez, en leur répondant : « Enseignez au peuple la résignation du christianisme, dites au nom du Christ que le peuple doit présenter la joue gauche à celui qui l’a frappé sur la joue droite, — vous serez les bienvenus ! Quant aux rêves égalitaires que vous retrouvez dans le christianisme, allez méditer vos trouvailles dans les prisons ! »

Plus tard, le socialisme parla au nom de la métaphysique gouvernementale. « Puisque l’État, disait-il, a surtout pour mission de protéger les faibles contre les forts, il est de son devoir de subventionner les associations ouvrières. L’État seul peut permettre aux associations de travailleurs de lutter contre le capital et d’opposer à l’exploitation capitaliste le chantier libre des travailleurs encaissant le produit intégral de leur travail. » — À ceux-là la bourgeoisie répondit par la mitraillade de juin 48.

Et ce n’est que vingt à trente ans après, lorsque les masses populaires furent conviées à entrer dans l’Association Internationale des Travailleurs, que le socialisme parla au nom du peuple ; c’est alors seulement que, s’élaborant peu à peu dans les Congrès de la grande Association et, plus tard chez ses continuateurs, il en arriva à cette conclusion :

« Toutes les richesses accumulées sont des produits du travail de tous — de toute la génération actuelle et de toutes les générations précédentes. Cette maison dans laquelle nous sommes réunis en ce moment, n’a de valeur que parce qu’elle est dans Paris, — cette ville superbe où les labeurs de vingt générations sont venus se superposer. Transportée dans les neiges de la Sibérie, la valeur de cette maison serait presque nulle. Cette machine que vous avez inventée et brevetée, porte en soi l’intelligence de cinq ou six générations ; elle n’a de valeur que comme partie de cet immense tout que nous appelons l’industrie du dix-neuvième siècle. Transportez votre machine à faire les dentelles au milieu des Papouas de la Nouvelle-Guinée, et là, sa valeur sera nulle. Ce livre, enfin, cette œuvre de génie que vous avez faite, nous vous défions, génie de notre siècle, de nous dire quelle est la part de votre intelligence dans vos superbes déductions ! Les faits ? Toute une génération a travaillé à les accumuler. Les idées ? c’est peut-être la locomotive sillonnant les champs qui vous les a suggéré. La beauté de la forme ? c’est en admirant la Vénus de Milo ou l’œuvre de Murillo que vous l’avez trouvée. Et si votre livre exerce quelque influence sur nous, c’est grâce à l’ensemble de notre civilisation.

Tout est à tous ! Et nous défions qui que ce soit de nous dire quelle est la part qui revient à chacun dans les richesses. Voici un immense outillage que le dix-neuvième siècle a créé ; voici des millions d’esclaves en fer que nous appelons machines et qui rabotent et scient, tissent et filent pour nous, qui décomposent et recomposent la matière première, et font les merveilles de notre époque. Personne n’a le droit de s’accaparer aucune de ces machines et de dire aux autres : « Ceci est à moi ; si vous voulez vous servir de cette machine pour produire, vous me paierez un tribut sur chaque chose que vous produirez, » — pas plus que le seigneur du moyen-âge n’avait le droit de dire au cultivateur : « Cette colline, ce pré sont à moi et vous me paierez un tribut sur chaque gerbe de blé que vous récolterez, sur chaque meule de foin que vous entasserez. »

« Tout est à tous ! Et pourvu que l’homme et la femme apportent leur quote-part de travail pour produire les objets nécessaires, ils ont droit à leur quote-part de tout ce qui sera produit par tout le monde ! »

II

« Tout est à tous. Et pourvu que l’homme et la femme apportent leur quote-part de travail pour produire les objets nécessaires, ils ont droit à leur quote-part de tout ce qui sera produit par tout le monde ! »

Mais, c’est le Communisme ? — direz-vous. Oui, c’est le Communisme ; mais le Communisme qui parle, non plus au nom de la religion, non plus au nom de l’État, mais au nom du peuple.

Depuis cinquante ans, un formidable réveil s’est produit dans la classe ouvrière. Le préjugé de la propriété privée s’en va. De plus en plus le travailleur s’habitue à considérer l’usine, le chemin de fer, la mine, non pas comme un château féodal appartenant à un seigneur, mais comme une institution d’utilité publique, que tout le monde a le droit de contrôler.

L’idée de possession commune n’a pas été élaborée, de déduction en déduction, par un penseur de cabinet. C’est la pensée qui germe dans les cerveaux de la masse ouvrière. Et lorsque la révolution que nous réserve la fin de ce siècle aura jeté le désarroi dans le camps des exploiteurs, — vous verrez que la grande masse populaire demandera l’Expropriation et proclamera son droit à l’usine, à la manufacture, à la locomotive et au bateau à vapeur.

Autant le sentiment de l’inviolabilité de l’intérieur du chez soi, s’est développé pendant la deuxième moitié de notre siècle, autant le sentiment du droit collectif à tout ce qui sert à la production des richesses s’est développé dans les masses. C’est un fait ; et quiconque voudra vivre, comme nous, de la vie populaire et suivre son développement, conviendra que cette affirmation n’est qu’un résumé fidèle des aspirations populaires.

Oui, la tendance de la fin du xixe siècle est au Communisme ; non pas le Communisme du couvent ou de la caserne prêché jadis, mais au Communisme libre, qui met à la disposition de tous les produits récoltés ou fabriqués en commun, laissant à chacun la liberté de les consommer comme il lui plaira, dans son chez soi.

C’est la solution la plus accessible aux masses populaires, la solution que le peuple réclame aux heures solennelles. En 1848, la formule : « De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins » est celle qui va le plus droit au cœur des masses. Si elles acclament le République, le suffrage universel, c’est parce qu’elles espèrent trouver le Communisme au bout de l’étape. Et en 1871, dans Paris assiégé, lorsque le peuple veut faire un effort suprême pour résister à l’envahisseur, que réclame-t-il ? — Le rationnement !

La mise au tas de toutes les denrées et la distribution selon les besoins de chacun. La prise au tas de ce qui est en abondance, le rationnement des objets qui peuvent manquer, c’est la solution populaire. Elle se pratique chaque jour dans les campagnes. Tant que les prés suffisent, — quelle est la Commune qui songe à en limiter l’usage ? Lorsque le petit bois et les châtaignes abondent, — quelle Commune refuse aux communiers d’en prendre ce qu’ils veulent ? Et lorsque le gros bois commence à manquer, qu’est-ce que le paysan introduit ? C’est le rationnement !

Prise au tas pour toutes les denrées qui abondent. Rationnement pour tous les objets dont la production est restreinte, et rationnement selon les besoins, donnant la préférence aux enfants et aux vieillards, aux faibles en un mot.

Et le tout, — consommé non pas dans la marmite sociale, mais chez soi, selon les goûts individuels, en compagnie de sa famille et de ses amis. Voilà l’idéal des masses dont nous nous sommes fait les porte-voix.

Mais il ne suffit pas de dire « Communisme, Expropriation ! » Encore faut-il savoir à qui incomberait la gérance du patrimoine commun, et c’est sur cette question que les écoles socialistes se trouvent surtout divisées, les uns voulant le Communisme autoritaire, et nous autres nous prononçant franchement pour le Communisme anarchiste.

Pour juger les deux, revenons encore une fois à notre point de départ, — la Révolution du siècle passé.

En renversant la royauté, la Révolution proclama la souveraineté du peuple. Mais par une inconséquence, toute naturelle à cette époque, elle proclama, non pas la souveraineté en permanence, mais la souveraineté intermittente, s’exerçant à intervalles seulement, pour la nomination de députés qui sont censés représenter le peuple. Au fond, elle copia ses institutions sur le gouvernement représentatif de l’Angleterre.

On noya la Révolution dans le sang, et néanmoins, le gouvernement représentatif devint le mot d’ordre en Europe. Toute l’Europe, sauf la Russie, l’a essayé, sous toutes les formes possibles, depuis le gouvernement censitaire jusqu’au gouvernement direct des petites républiques de l’Helvétie.

Mais, chose étrange, à mesure que nous approchions du gouvernement représentatif idéal, nommé par le suffrage universel complètement libre, nous en découvrions les vices essentiels. Nous constations que ce mode de gouvernement pèche par la base.

N’est-il pas absurde, en effet, de prendre au sein de la population un certain nombre d’hommes et de leur confier le soin de toutes les affaires publiques, en leur disant : « Occupez-vous en, nous nous déchargeons sur vous de la besogne. À vous de faire les lois sur tous les sujets : Armements et chiens enragés ; observatoires et tuyaux de cheminées ; instruction et balayage des rues. Entendez-vous comme vous le voudrez et légiférez, puisque vous êtes les élus que le peuple a trouvé bons à tout faire. »

Je ne sais pas, citoyens, mais il me semble que si on venait offrir à un homme sérieux un pareil poste, il devrait tenir à peu près ce langage : « Citoyens, vous me confiez une besogne qu’il m’est impossible d’accomplir. Je ne connais pas la plupart des questions sur lesquelles je serai appelé à légiférer. Ou bien j’agirai à l’aveuglette et vous n’y gagnerez rien, ou bien je m’adresserai à vous et provoquerai des réunions, dans lesquelles vous-mêmes chercherez à vous mettre d’accord sur la question, et alors mon rôle deviendra inutile. Si vous vous êtes fait une opinion et si vous l’avez formulée ; si vous tenez à vous entendre avec d’autres citoyens qui, eux aussi, se sont fait une opinion sur ce sujet, alors vous pourrez tout simplement entrer en échange d’idées avec vos voisins, et envoyer un délégué qui pourra se mettre d’accord, avec d’autres délégués sur cette question spéciale ; mais vous réserverez certainement votre décision définitive. Vous ne lui confierez pas le soin de vous faire des lois. C’est ainsi qu’agissent déjà les savants, les industriels, chaque fois qu’ils ont à s’entendre sur des questions d’ordre général. »

Mais ceci serait la négation du régime représentatif, du gouvernement et de l’État. Et cependant c’est l’idée qui germa partout, depuis que les vices du gouvernement représentatif, mis à nu, sont devenus si criants.

Notre siècle est allé encore plus loin. Il a mis en discussion les droits des États et de la société par rapport à l’individu. On s’est demandé jusqu’à quel point l’ingérence de l’État est nécessaire dans les mille et mille fonctions d’une société.

A suivre…

La morale anarchiste ~ 1ère partie ~ (Pierre Kropotkine)

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Pierre Kropotkine (1889)

 

1ère partie

2ème partie

Réalisé par Jo de JBL1960, le PDF du texte entier:

La Morale Anarchiste de Kropotkine)

I

L’histoire de la pensée humaine rappelle les oscillations du pendule, et ces oscillations durent déjà depuis des siècles. Après une longue période de sommeil arrive un moment de réveil. Alors la pensée s’affranchit des chaînes dont tous les intéressés — gouvernants, hommes de loi, clergé — l’avaient soigneusement entortillée. Elle les brise. Elle soumet à une critique sévère tout ce qu’on lui avait enseigné et met à nu le vide des préjugés religieux, politiques, légaux et sociaux, au sein desquels elle avait végété. Elle lance la recherche dans des voies inconnues, enrichit notre savoir de découvertes imprévues ; elle crée des sciences nouvelles.

Mais l’ennemi invétéré de la pensée — le gouvernant, l’homme de loi, le religieux — se relèvent bientôt de la défaite. Ils rassemblent peu à peu leurs forces disséminées ; ils rajeunissent leur foi et leurs codes en les adaptant à quelques besoins nouveaux. Et profitant de ce servilisme du caractère et de la pensée qu’ils avaient si bien cultivé eux-mêmes, profitant de la désorganisation momentanée de la société, exploitant le besoin de repos des uns, la soif de s’enrichir des autres, les espérances trompées des troisièmes — surtout les espérances trompées — ils se remettent doucement à leur œuvre en s’emparant d’abord de l’enfance par l’éducation.

L’esprit de l’enfant est faible, il est si facile de le soumettre par la terreur ; c’est ce qu’ils font. Ils le rendent craintif, et alors ils lui parlent des tourments de l’enfer ; ils font miroiter devant lui les souffrances de l’âme damnée, la vengeance d’un dieu implacable. Un moment après, ils lui parleront des horreurs de la Révolution, ils exploiteront un excès des révolutionnaires pour faire de l’enfant « un ami de l’ordre ». Le religieux l’habituera à l’idée de loi pour le faire mieux obéir à ce qu’il appellera la loi divine, et l’avocat lui parlera de loi divine pour le faire mieux obéir à la loi du code. Et la pensée de la génération suivante prendra ce pli religieux, ce pli autoritaire et servile en même temps — autorité et servilisme marchent toujours la main dans la main — cette habitude de soumission que nous ne connaissons que trop chez nos contemporains.

Pendant ces périodes de sommeil, on discute rarement les questions de morale. Les pratiques religieuses, l’hypocrisie judiciaire en tiennent lieu. On ne critique pas, on se laisse mener par l’habitude, par l’indifférence. On ne se passionne ni pour ni contre la morale établie. On fait ce que l’on peut pour accommoder extérieurement ses actes à ce que l’on dit professer. Et le niveau moral de la société tombe de plus en plus. On arrive à la morale des Romains de la décadence, de l’ancien régime, de la fin du régime bourgeois.

Tout ce qu’il y avait de bon, de grand, de généreux, d’indépendant chez l’homme s’émousse peu à peu, se rouille comme un couteau resté sans usage. Le mensonge devient vertu ; la platitude, un devoir. S’enrichir, jouir du moment, épuiser son intelligence, son ardeur, son énergie, n’importe comment, devient le mot d’ordre des classes aisées, aussi bien que de la multitude des pauvres gens dont l’idéal est de paraître bourgeois. Alors la dépravation des gouvernants — du juge, du clergé et des classes plus ou moins aisées — devient si révoltante que l’autre oscillation du pendule commence.

La jeunesse s’affranchit peu à peu, elle jette les préjugés par-dessus bord, la critique revient. La pensée se réveille, chez quelques-uns d’abord ; mais insensiblement le réveil gagne le grand nombre. La poussée se fait, la révolution surgit.

Et chaque fois, la question de la morale revient sur le tapis. — « Pourquoi suivrais-je les principes de cette morale hypocrite ? » se demande le cerveau qui s’affranchit des terreurs religieuses. — « Pourquoi n’importe quelle morale serait-elle obligatoire ? ».

On cherche alors à se rendre compte de ce sentiment moral que l’on rencontre à chaque pas, sans l’avoir encore expliqué, et que l’on n’expliquera jamais tant qu’on le croira un privilège de la nature humaine, tant qu’on ne descendra pas jusqu’aux animaux, aux plantes, aux rochers pour le comprendre. On cherche cependant à se l’expliquer selon la science du moment.

Et — faut-il le dire ? — plus on sape les bases de la morale établie, ou plutôt de l’hypocrisie qui en tient lieu — plus le niveau moral se relève dans la société. C’est à ces époques surtout, précisément quand on le critique et le nie, que le sentiment moral fait les progrès les plus rapides ; c’est alors qu’il croît, s’élève, se raffine.

On l’a vu au dix-huitième siècle. Dès 1723, Mandeville, l’auteur anonyme qui scandalisa l’Angleterre par sa « Fable des Abeilles » et les commentaires qu’il y ajouta, attaquait en face l’hypocrisie sociale connue sous le nom de morale. Il montrait comment les coutumes soi-disant morales ne sont qu’un masque hypocrite ; comment les passions, que l’on croit maîtriser par le code de morale courante, prennent au contraire une direction d’autant plus mauvaise, à cause des restrictions mêmes de ce code. Comme Fourier le fit plus tard, il demandait place libre aux passions, sans quoi elles dégénèrent en autant de vices ; et, payant en cela un tribut au manque de connaissances zoologiques de son temps, c’est-à-dire oubliant la morale des animaux, il expliquait l’origine des idées morales de l’humanité par la flatterie intéressée des parents et des classes dirigeantes.

On connaît la critique vigoureuse des idées morales faites plus tard par les philosophes écossais et les encyclopédistes. On connaît les anarchistes de 1793 et l’on sait chez qui l’on trouve le plus haut développement du sentiment moral : chez les légistes, les patriotes, les jacobins qui chantaient l’obligation et la sanction morale par l’Être suprême, ou chez les athéistes hébertistes qui niaient, comme l’a fait récemment Guyau, et l’obligation et la sanction de la morale.

« Pourquoi serai-je moral ? » Voilà donc la question que se posèrent les rationalistes du douzième siècle, les philosophes du seizième siècle, les philosophes et les révolutionnaires du dix-huitième siècle. Plus tard, cette question revint de nouveau chez les utilitariens anglais (Bentham et Mill), chez les matérialistes allemands tels que Büchner, chez les nihilistes russes des années 1860-70, chez ce jeune fondateur de l’éthique anarchiste (la science de la morale des sociétés) — Guyau — mort malheureusement trop tôt ; voilà, enfin, la question que se posent en ce moment les jeunes anarchistes français.

Pourquoi, en effet ?

Il y a trente ans, cette même question passionna la jeunesse russe. — « Je serai immoral », venait dire un jeune nihiliste à son ami, traduisant en un acte quelconque les pensées qui le tourmentaient. — « Je serai immoral et pourquoi ne le serai-je pas ? »

— « Parce que la Bible le veut ? Mais la Bible n’est qu’une collection de traditions babyloniennes et judaïques — traditions collectionnées comme le furent les chants d’Homère ou comme on le fait encore pour les chants basques ou les légendes mongoles ! Dois-je donc revenir à l’état d’esprit des peuples à demi barbares de l’Orient ?

« Le serai-je parce que Kant me parle d’un catégorique impératif, d’un ordre mystérieux qui me vient du fond de moi-même et qui m’ordonne d’être moral ? Mais pourquoi ce « catégorique impératif » aurait-il plus de droits sur mes actes que cet autre impératif qui, de temps en temps, me donnera l’ordre de me soûler ? Un mot, rien qu’un mot, tout comme celui de Providence ou de Destin, inventé pour couvrir notre ignorance !

— « Ou bien serai-je moral pour faire plaisir à Bentham qui veut me faire croire que je serai plus heureux si je me noie pour sauver un passant tombé dans la rivière que si je le regarde se noyer ?

— « Ou bien encore, parce que mon éducation est telle ? parce que ma mère m’a enseigné la morale ? Mais alors, devrai-je aussi m’agenouiller devant la peinture d’un christ ou d’une madone, respecter le roi ou l’empereur, m’incliner devant le juge que je sais être un coquin, seulement parce que ma mère — nos mères à nous tous — très bonnes, mais très ignorantes, nous ont enseigné un tas de bêtises ?

« Préjugés, comme tout le reste, je travaillerai à m’en défaire. S’il me répugne d’être immoral, je me forcerai de l’être, comme, adolescent, je me forçais à ne pas craindre l’obscurité, le cimetière, les fantômes et les morts, dont on m’avait inspiré la crainte. Je le ferai pour briser une arme exploitée par les religions ; je le ferai, enfin, ne serait-ce que pour protester contre l’hypocrisie que l’on prétend nous imposer au nom d’un mot, auquel on a donné le nom de moralité. »

Voilà le raisonnement que la jeunesse russe se faisait au moment où elle rompait avec les préjugés du « vieux monde « et arborait ce drapeau du nihilisme, ou plutôt de la philosophie anarchiste : « Ne se courber devant aucune autorité, si respectée qu’elle soit ; n’accepter aucun principe, tant qu’il n’est pas établi par la raison. »

Faut-il ajouter qu’après avoir jeté au panier l’enseignement moral de leurs pères et brûlé tous les systèmes de morale, la jeunesse nihiliste a développé dans son sein un noyau de coutumes morales, infiniment supérieures à tout ce que leurs pères avaient jamais pratiqué sous la tutelle de l’Évangile, de la « conscience », du « catégorique impératif », ou de « l’intérêt bien compris » des utilitaires ?

Mais avant de répondre à cette question : « Pourquoi serais-je moral ? », voyons d’abord si la question est bien posée ; analysons les motifs des actes humains.

II

Lorsque nos aïeux voulaient se rendre compte de ce qui pousse l’homme à agir d’une façon ou d’une autre, ils y arrivaient d’une façon bien simple. On peut voir jusqu’à présent les images catholiques qui représentent leur explication. Un homme marche à travers champs et, sans s’en douter le moins du monde, il porte le diable sur son épaule gauche et un ange sur son épaule droite. Le diable le pousse à faire le mal, l’ange cherche à l’en retenir. Et si l’ange a eu le dessus, et l’homme est resté vertueux, trois autres anges s’emparent de lui et l’emportent vers les cieux. Tout s’explique ainsi à merveille.

Nos vieilles bonnes d’enfants, bien renseignées sur ce chapitre, vous diront qu’il ne faut jamais mettre un enfant au lit sans déboutonner le col de sa chemise. Il faut laisser ouverte, à la base du cou, une place bien chaude, où l’ange gardien puisse se capitonner. Sans cela, le diable tourmenterait l’enfant jusque dans son sommeil.

Ces conceptions naïves s’en vont. Mais si les vieux mots disparaissent, l’essence reste toujours la même.

La gent éduquée ne croit plus au diable ; mais, comme ses idées ne sont pas plus rationnelles que celles de nos bonnes d’enfants, elle déguise le diable et l’ange sous un verbiage scolastique, honoré du nom de philosophie. Au lieu de « diable », on dira aujourd’hui « la chair, les passions ». « L’ange » sera remplacé par les mots « conscience » ou « âme ». — « reflet de la pensée d’un Dieu créateur » ou du « grand architecte », — comme disent les francs-maçons. Mais les actes de l’homme sont toujours représentés comme le résultat d’une lutte entre deux éléments hostiles. Et toujours l’homme est considéré d’autant plus vertueux que l’un de ces deux éléments — l’âme ou la conscience — aura remporté plus de victoires sur l’autre élément — la chair ou les passions.

On comprend facilement l’étonnement de nos grands-pères lorsque les philosophes anglais, et plus tard les encyclopédistes, vinrent affirmer, contrairement à ces conceptions primitives, que le diable et l’ange n’ont rien à voir dans les actions humaines, mais que toutes les actions de l’homme, bonnes ou mauvaises, utiles ou nuisibles, dérivent d’un seul motif : la recherche du plaisir.

Toute la confrérie religieuse et surtout la tribu nombreuse des pharisiens crièrent à l’immoralité. On couvrit les penseurs d’invectives, on les excommunia. Et lorsque plus tard, dans le courant de notre siècle, les mêmes idées furent reprises par Bentham, John Stuart Mill, Tchernychevsky, et tant d’autres, et que ces penseurs vinrent affirmer et prouver que l’égoïsme ou la recherche du plaisir est le vrai motif de toutes nos actions, les malédictions redoublèrent. On fit contre leurs livres la conspiration du silence, on en traita les auteurs d’ignares.

Et cependant, que peut-il y avoir de plus vrai que cette affirmation ?

Voilà un homme qui enlève le dernier morceau de pain à l’enfant. Tout le monde s’accorde à dire qu’il est un affreux égoïste, qu’il est guidé exclusivement par l’amour de soi-même.

Mais voici un autre homme, que l’on s’accorde à reconnaître vertueux. Il partage son dernier morceau de pain avec celui qui a faim, il ôte son vêtement pour le donner à celui qui a froid. Et les moralistes, parlant toujours le jargon religieux, s’empressent de dire que cet homme pousse l’amour du prochain jusqu’à l’abnégation de soi-même, qu’il obéit à une passion tout autre que celle de l’égoïste.

Et cependant, en y réfléchissant un peu, on découvre bien vite que, si différentes que soient les deux actions comme résultat pour l’humanité, le mobile a toujours été le même. C’est la recherche du plaisir.

Si l’homme qui donne sa dernière chemise n’y trouvait pas du plaisir, il ne le ferait pas. S’il trouvait plaisir à enlever le pain à l’enfant, il le ferait ; mais cela le répugne, il trouve plaisir à donner son pain ; et il le donne.

S’il n’y avait pas inconvénient à créer de la confusion, en employant des mots qui ont une signification établie pour leur donner un sens nouveau, on dirait que l’un et l’autre agissent sous l’impulsion de leur égoïsme. D’aucuns l’ont dit réellement, afin de mieux faire ressortir la pensée, de préciser l’idée en la présentant sous une forme qui frappe l’imagination — et de détruire en même temps la légende qui consiste à dire que ces deux actes ont deux motifs différents — ils ont le même motif de rechercher le plaisir, ou bien d’éviter une peine, ce qui revient au même.

Prenez le dernier des coquins : un Thiers, qui massacre trente-cinq mille Parisiens ; prenez l’assassin qui égorge toute une famille pour se vautrer dans la débauche. Ils le font, parce que, en ce moment, le désir de gloire, ou bien celui de l’argent, priment chez eux tous les autres désirs : la pitié, la compassion même, sont éteintes en ce moment par cet autre désir, cette autre soif. Ils agissent presque en automates, pour satisfaire un besoin de leur nature.

Ou bien, laissant de côté les fortes passions, prenez l’homme petit, qui trompe ses amis, qui ment à chaque pas, soit pour soutirer à quelqu’un la valeur d’une chose, soit par vantardise, soit par ruse. Prenez le bourgeois qui vole sou à sou ses ouvriers pour acheter une parure à sa femme ou à sa maîtresse. Prenez n’importe quel petit coquin. Celui-là encore ne fait qu’obéir à un penchant : il cherche la satisfaction d’un besoin, il cherche à éviter ce qui, pour lui, serait une peine.

On a presque honte de comparer ce petit coquin à quelqu’un qui sacrifie toute son existence pour la libération des opprimés, et monte à l’échafaud, comme une nihiliste russe, tant les résultats de ces deux existences sont différents pour l’humanité ; tant nous nous sentons attirés vers l’un et repoussés par l’autre.

Et cependant, si vous parliez à ce martyr, à la femme que l’on va pendre, lors même qu’elle va monter à l’échafaud, elle vous dirait qu’elle ne donnerait ni sa vie de bête traquée par les chiens du tsar, ni sa mort, en échange de la vie du petit coquin qui vit de sous volés aux travailleurs. Dans son existence, dans la lutte contre les monstres puissants, elle trouve ses plus hautes jouissances. Tout le reste, en dehors de cette lutte, toutes les petites joies du bourgeois et ses petites misères lui semblent si mesquines, si ennuyeuses, si tristes ! — « Vous ne vivez pas, vous végétez, répondrait-elle ; moi, j’ai vécu ! »

Nous parlons évidemment des actes réfléchis, conscients de l’homme, en nous réservant de parler plus tard de cette immense série d’actes inconscients, presque machinaux, qui remplissent une part si immense de notre vie. Eh bien ! dans ses actes conscients ou réfléchis, l’homme recherche toujours ce qui lui fait plaisir.

Un tel se soûle et se réduit chaque jour à l’état de brute, parce qu’il cherche dans le vin l’excitation nerveuse qu’il ne trouve pas dans son système nerveux. Tel autre ne se soûle pas, il renonce au vin, lors même qu’il y trouve plaisir, pour conserver la fraîcheur de la pensée et la plénitude de ses forces, afin de pouvoir goûter d’autres plaisirs qu’il préfère à ceux du vin. Mais, que fait-il, sinon agir comme le gourmet qui, après avoir parcouru le menu d’un grand dîner, renonce à un plat qu’il aime cependant, pour se gorger d’un autre plat qu’il lui préfère ?

Quoi qu’il fasse, l’homme recherche toujours un plaisir, ou bien il évite une peine.

Lorsqu’une femme se prive du dernier morceau de pain pour le donner au premier venu, lorsqu’elle ôte sa dernière loque pour en couvrir une autre femme qui a froid, et grelotte elle-même sur le pont du navire, elle le fait parce qu’elle souffrirait infiniment plus de voir un homme qui a faim ou une femme qui a froid, que de grelotter elle- même ou de souffrir elle-même de faim. Elle évite une peine, dont ceux-là seuls qui l’ont sentie eux-mêmes peuvent apprécier l’intensité.

Quand cet Australien, cité par Guyau, dépérit à l’idée qu’il n’a pas encore vengé la mort de son parent ; quand il s’étiole, rongé par la conscience de sa lâcheté, et ne revient à la vie qu’après avoir accompli l’acte de vengeance, il fait un acte, parfois héroïque, pour se débarrasser d’un sentiment qui l’obsède, pour reconquérir la paix intérieure qui est le suprême plaisir.

Quand une troupe de singes a vu l’un des siens tomber sous la balle du chasseur, et vient assiéger sa tente pour lui réclamer le cadavre, malgré les menaces du fusil ; lorsque enfin le vieux de la bande entre carrément, menace d’abord le chasseur, le supplie ensuite et le force enfin par ses lamentations à lui restituer le cadavre, et que la troupe l’emporte avec gémissements dans la forêt, les singes obéissent à un sentiment de condoléances plus fort que toutes les considérations de sécurité personnelle. Ce sentiment prime en eux tous les autres. La vie même perd pour eux ses attraits, tant qu’ils ne se sont pas assurés qu’ils ne peuvent plus ramener leur camarade à la vie. Ce sentiment devient si oppressif que les pauvres bêtes risquent tout pour s’en débarrasser.

Lorsque les fourmis se jettent par milliers dans les flammes d’une fourmilière que cette bête méchante, l’homme, a allumée, et périssent par centaines pour sauver leurs larves, elles obéissent encore à un besoin, celui de sauver leur progéniture. Elles risquent tout pour avoir le plaisir d’emporter ces larves qu’elles ont élevées avec plus de soins que mainte bourgeoise n’a élevé ses enfants.

Enfin, lorsqu’un infusoire évite un rayon trop fort de chaleur, et va rechercher un rayon tiède, ou lorsqu’une plante tourne ses fleurs vers le soleil, ou referme ses feuilles à l’approche de la nuit, — ces êtres obéissent encore au besoin d’éviter la peine et de rechercher le plaisir — tout comme la fourmi, le singe, l’Australien, le martyr chrétien ou le martyr anarchiste.

Rechercher le plaisir, éviter la peine, c’est le fait général (d’autres diraient la loi) du monde organique. C’est l’essence même de la vie.

Sans cette recherche de l’agréable, la vie même serait impossible. L’organisme se désagrégerait, la vie cesserait.

Ainsi, quelle que soit l’action de l’homme, quelle que soit sa ligne de conduite, il le fait toujours pour obéir à un besoin de sa nature. L’acte le plus répugnant, comme l’acte indifférent ou le plus attrayant, sont tous également dictés par un besoin de l’individu. En agissant d’une manière ou d’une autre, l’individu agit ainsi parce qu’il y trouve un plaisir, parce qu’il évite de cette manière ou croit éviter une peine.

Voilà un fait parfaitement établi ; voilà l’essence de ce que l’on a appelé la théorie de l’égoïsme.

Eh bien, sommes-nous plus avancés après être arrives à cette conclusion générale ?

— Oui, certes, nous le sommes. Nous avons conquis une vérité et détruit un préjugé qui est la racine de tous les préjugés. Toute la philosophie matérialiste, dans ses rapports avec l’homme, est dans cette conclusion. Mais, s’ensuit-il que tous les actes de l’individu soient indifférents, ainsi qu’on s’est empressé d’en conclure ? — C’est ce que nous allons voir.

III

Nous avons vu que les actions de l’homme, réfléchies ou conscientes, — plus tard nous parlerons des habitudes inconscientes — ont toutes la même origine. Celles que l’on appelle vertueuses et celles que l’on dénomme vicieuses, les grands dévouements comme les petites escroqueries, les actes attrayants aussi bien que les actes répulsifs dérivent tous de la même source. Tous sont faits pour répondre à un besoin de la nature de l’individu. Tous ont pour but la recherche du plaisir, le désir d’éviter une peine.

Nous l’avons vu dans le chapitre précédent qui n’est qu’un résumé très succinct d’une masse de faits qui pourraient être cités à l’appui.

On comprend que cette explication fasse pousser des cris à ceux qui sont encore imbus de principes religieux. Elle ne laisse pas de place au surnaturel ; elle abandonne l’idée de l’âme immortelle. Si l’homme n’agit toujours qu’en obéissant aux besoins de sa nature, s’il n’est, pour ainsi dire, qu’un « automate conscient », que devient l’âme immortelle ? que devient l’immortalité, —— ce dernier refuge de ceux qui n’ont connu que peu de plaisirs et trop de souffrances et qui rêvent de trouver une compensation dans l’autre monde ?

On comprend que, grandis dans les préjugés, peu confiants dans la science qui les a si souvent trompés, guidés par le sentiment plutôt que par la pensée, ils repoussent une explication qui leur ôte le dernier espoir.

Mais que dire de ces révolutionnaires qui, depuis le siècle passé jusqu’à nos jours, chaque fois qu’ils entendent pour la première fois une explication naturelle des actions humaines (la théorie de l’égoïsme si l’on veut) s’empressent d’en tirer la même conclusion que le jeune nihiliste dont nous parlions au début et qui s’empressent de crier : « À bas la morale ! »

Que dire de ceux qui après s’être persuadés que l’homme n’agit d’une manière ou d’une autre que pour répondre à un besoin de sa nature, s’empressent d’en conclure que tous les actes sont indifférents ; qu’il n’y a plus ni bien, ni mal ; que sauver, au risque de sa vie, un homme qui se noie, ou le noyer pour s’emparer de sa montre, sont deux actes qui se valent ; que le martyr mourant sur l’échafaud pour avoir travaillé à affranchir l’humanité, et le petit coquin volant ses camarades, se valent l’un et l’autre — puisque tous les deux cherchent à se procurer un plaisir ?

Si encore ils ajoutaient qu’il ne doit y avoir ni bonne ni mauvaise odeur ; ni parfum de la rose ni puanteur de l’assa fœtida, parce que l’un et l’autre ne sont que des vibrations de molécules ; qu’il n’y a ni bon ni mauvais goût parce que l’amertume de la quinine et la douceur d’une goyave ne sont encore que des vibrations moléculaires ; qu’il n’y a ni beauté ni laideur physiques, ni intelligences ni imbécillité, parce que beauté et laideur, intelligence ou imbécillité ne sont encore que des résultats de vibrations chimiques et physiques s’opérant dans les cellules de l’organisme ; s’ils ajoutaient cela, on pourrait encore dire qu’ils radotent, mais qu’ils ont, au moins, la logique du fou.

Mais puisqu’ils ne le disent pas, — que pouvons-nous en conclure ?

Notre réponse est simple. Mandeville qui raisonnait de cette façon en 1723 dans la « Fable des Abeilles », le nihiliste russe des années 1868-70, tel anarchiste parisien de nos jours raisonnent ainsi parce que, sans s’en rendre compte, ils restent toujours embourbés dans les préjuges de leur éducation chrétienne. Si athéistes, si matérialistes ou si anarchistes qu’ils se croient, ils raisonnent exactement comme raisonnaient les pères de l’Église ou les fondateurs du bouddhisme.

Ces bons vieux nous disaient en effet : « L’acte sera bon s’il représente une victoire de l’âme sur la chair ; il sera mauvais si c’est la chair qui a pris le dessus sur l’âme ; il sera indifférent si ce n’est ni l’un ni l’autre. Il n’y a que cela pour juger si l’acte est bon ou mauvais. » Et nos jeunes amis de répéter après les pères chrétiens et bouddhistes : « Il n’y a que cela pour juger si l’acte est bon ou mauvais. »

Les pères de l’Église disaient : « Voyez les bêtes ; elles n’ont pas d’âme immortelle : leurs actes sont simplement faits pour répondre à un des besoins de la nature ; c’est pourquoi il ne peut y avoir chez les bêtes ni bons ni mauvais actes ; tous sont indifférents ; et c’est pourquoi il n’y aura pour les bêtes ni paradis ni enfer — ni récompense ni châtiment. » Et nos jeunes amis de reprendre le refrain de saint Augustin et de saint Çakyamouni et de dire : « L’homme n’est qu’une bête, ses actes sont simplement faits pour répondre à un besoin de sa nature ; c’est pourquoi il ne peut y avoir pour l’homme ni bons ni mauvais actes. Ils sont tous indifférents. »

C’est toujours cette maudite idée de punition et de châtiment qui se met en travers de la raison ; c’est toujours cet héritage absurde de l’enseignement religieux professant qu’un acte est bon s’il vient d’une inspiration surnaturelle et indifférent si l’origine surnaturelle lui manque. C’est encore et toujours, chez ceux mêmes qui en rient le plus fort, l’idée de l’ange sur l’épaule droite et du diable sur l’épaule gauche. « Chassez le diable et l’ange et je ne saurai plus vous dire si tel acte est bon ou mauvais, car je ne connais pas d’autre raison pour le juger. »

Le curé est toujours là, avec son diable et son ange et tout le vernis matérialiste ne suffit pas pour le cacher. Et, ce qui est pire encore, le juge, avec ses distribution de fouet aux uns et ses récompenses civiques pour les autres, est toujours là, et les principes mêmes de l’anarchie ne suffisent pas pour déraciner l’idée de punition et de récompense.

Eh bien, nous ne voulons ni du curé ni du juge. Et nous disons simplement : « L’assa fœtida pue, le serpent me mord, le menteur me trompe ? La plante, le reptile et l’homme, tous trois, obéissent à un besoin de la nature. Soit ! Eh bien, moi, j’obéis aussi à un besoin de ma nature en haïssant la plante qui pue, la bête qui tue par son venin et l’homme qui est encore plus venimeux que la bête. Et j’agirai en conséquence, sans m’adresser pour cela ni au diable, que je ne connais d’ailleurs pas, ni au juge que je déteste bien plus encore que le serpent. Moi, et tous ceux qui partagent mes antipathies, nous obéissons aussi à un besoin de notre nature. Et nous verrons lequel des deux a pour lui la raison et, partant, la force. »

C’est ce que nous allons voir, et par cela même nous verrons que si les saint Augustin n’avaient pas d’autre base pour distinguer entre le bien et mal, le monde animal en a une autre bien plus efficace. Le monde animal en général, depuis l’insecte jusqu’à l’homme, sait parfaitement ce qui est bien et ce qui est mal, sans consulter pour cela ni la bible ni la philosophie. Et s’il en est ainsi, la cause en est encore dans les besoins de leur nature : dans la préservation de la race et, partant, dans la plus grande somme possible de bonheur pour chaque individu.

IV

Pour distinguer entre ce qui est bien et ce qui est mal, les théologiens mosaïques, bouddhistes, chrétiens et musulmans avaient recours à l’inspiration divine. Ils voyaient que l’homme, qu’il soit sauvage ou civilisé, illettré ou savant, pervers ou bon et honnête, sait toujours s’il agit bien ou s’il agit mal, et le sait surtout quand il agit mal ; mais, ne trouvant pas d’explication à ce fait général, ils y ont vu une inspiration divine. Les philosophes métaphysiciens nous ont parlé à leur tour de conscience, d’impératif mystique, ce qui d’ailleurs n’était qu’un changement de mots.

Mais, ni les uns ni les autres n’ont su constater ce fait si simple et si frappant que les animaux vivant en société savent aussi distinguer entre le bien et le mal, tout à fait comme l’homme. Et, ce qui est plus que leurs conceptions sur le bien et le mal sont absolument du même genre que celles de l’homme. Chez les représentants les mieux développés de chaque classe séparée — poissons, insectes, oiseaux, mammifères — elles sont même identiques.

Les penseurs du dix-huitième siècle l’avaient bien remarqué, mais on l’a oublié depuis, et c’est à nous qu’il revient maintenant de faire ressortir toute l’importance de ce fait.

Forel, cet observateur inimitable des fourmis, a démontré par une masse d’observations et de faits, que lorsqu’une fourmi, qui a bien rempli de miel son jabot, rencontre d’autres fourmis au ventre vide, celles-ci lui demandent immédiatement à manger. Et parmi ces petits insectes, c’est un devoir pour la fourmi rassasiée de dégorger le miel, afin que les amis qui ont faim puissent s’en rassasier à leur tour. Demandez aux fourmis s’il serait bien de refuser la nourriture aux autres fourmis de la même fourmilière quand on a eu sa part ? Elles vous répondront par des actes qu’il est impossible de ne pas comprendre, que ce serait très mal. Une fourmi aussi égoïste serait traitée plus durement que des ennemis d’une autre espèce. Si cela arrivait pendant un combat entre deux espèces différentes, on abandonnerait la lutte pour s’acharner contre cette égoïste. Ce fait est démontré par des expériences qui ne laissent aucun doute.

Ou bien, demandez aux moineaux qui habitent votre jardin s’il est bien de ne pas avertir toute la petite société que vous avez jeté quelques miettes de pain dans le jardin, afin que tous puissent participer au repas. Demandez-leur si tel friquet a bien agi en volant au nid de son voisin les brins de paille que celui-ci avait ramassés et que le pillard ne veut pas se donner la peine de ramasser lui-même. Et les moineaux vous répondront que c’est très mal, en se jetant tous sur le voleur et en le poursuivant à coups de bec.

Demandez encore aux marmottes si c’est bien de refuser l’accès de son magasin souterrain aux autres marmottes de la même colonie, et elles vous répondront que c’est très mal, en faisant toute sorte de chicanes à l’avare.

Demandez enfin à l’homme primitif, au Tchoukche, par exemple, si c’est bien de prendre à manger dans la tente d’un des membres de la tribu en son absence. Et il vous répondra que si l’homme pouvait lui-même se procurer sa nourriture, c’eût été très mal. Mais s’il était fatigué ou dans le besoin, il devait prendre la nourriture là où il la trouvait ; mais que, dans ce cas, il eût bien fait de laisser son bonnet ou son couteau, ou bien même un bout de ficelle avec un nœud, afin que le chasseur absent puisse savoir en rentrant qu’il a eu la visite d’un ami et non d’un maraudeur. Cette précaution lui eût évité les soucis que lui donnerait la présence possible d’un maraudeur aux environs de sa tente.

Des milliers de faits semblables pourraient être cités ; des livres entiers pourraient être écrits pour montrer combien les conceptions du bien et du mal sont identiques chez l’homme et chez les animaux.

La fourmi, l’oiseau, la marmotte et le Tchouktche sauvage n’ont lu ni Kant ni les saints Pères, ni même Moïse. Et cependant, tous ont la même idée du bien et du mal. Et si vous réfléchissez un moment sur ce qu’il y a au fond de cette idée, vous verrez sur-le-champ que ce qui est réputé bon chez les fourmis, les marmottes et les moralistes chrétiens ou athées, c’est ce qui est utile pour la préservation de la race — et ce qui est réputé mauvais, c’est ce qui lui est nuisible. Non pas pour l’individu, comme disaient Bentham et Mill, mais bel et bien pour la race entière.

L’idée du bien et du mal n’a ainsi rien à voir avec la religion ou la conscience mystérieuse : c’est un besoin naturel des races animales. Et quand les fondateurs des religions, les philosophes et les moralistes nous parlent d’entités divines ou métaphysiques, ils ne font que ressasser ce que chaque fourmi, chaque moineau pratiquent dans leurs petites sociétés :

Est-ce utile à la société ? Alors c’est bon. — Est-ce nuisible ? Alors c’est mauvais.

Cette idée peut être très rétrécie chez les animaux inférieurs, ou bien elle s’élargit chez les animaux les plus avancés, mais son essence reste toujours la même.

Chez les fourmis, elle ne sort pas de la fourmilière. Toutes les coutumes sociables, toutes les règles de bienséance ne sont applicables qu’aux individus de la même fourmilière. Il faut dégorger la nourriture aux membres de la fourmilière — jamais aux autres. Une fourmilière ne fera pas une seule famille avec une autre fourmilière, à moins de circonstances exceptionnelles, telle que la détresse commune à toutes les deux. De même les moineaux du Luxembourg, tout en se supportant mutuellement d’une manière frappante, feront une guerre acharnée à un moineau du square Monge qui oserait s’aventurer au Luxembourg. Et le Tchouktche considérera un Tchouktche d’une autre tribu comme un personnage auquel les usages de la tribu ne s’appliquent pas. Il est même permis de lui vendre (vendre, c’est toujours plus ou moins voler l’acheteur : sur les deux, il y en a toujours un de dupe), tandis que ce serait un crime de vendre aux membres de sa tribu : à ceux-ci on donne sans jamais compter. Et l’homme civilisé, comprenant enfin les rapports intimes, quoique imperceptibles au premier coup d’œil, entre lui et le dernier des Papouas, étendra ses principes de solidarité sur toute l’espèce humaine et même sur les animaux. L’idée s’élargit, mais le fond reste toujours le même.

D’autre part, la conception du bien et du mal varie selon le degré d’intelligence ou de connaissance acquises. Elle n’a rien d’immuable.

L’homme primitif pouvait trouver très bon, c’est-à-dire très utile à la race, de manger ses vieux parents quand ils devenaient une charge (très lourde au fond) pour la communauté. Il pouvait aussi trouver bon — c’est-à-dire toujours utile pour la communauté — de tuer ses enfants nouveau-nés et de n’en garder que deux ou trois par famille afin que la mère pût les allaiter jusqu’à l’âge de trois ans et leur prodiguer sa tendresse.

Aujourd’hui, les idées ont changé ; mais les moyens de subsistance ne sont plus ce qu’ils étaient dans l’âge de pierre. L’homme civilisé n’est pas dans la position de la famille sauvage qui avait à choisir entre deux maux : ou bien manger les vieux parents, ou bien se nourrir tous insuffisamment et bientôt se trouver réduits à ne plus pouvoir nourrir ni les vieux parents ni la jeune famille. Il faut bien se transporter dans ces âges que nous pouvons à peine évoquer dans notre esprit, pour comprendre que, dans les circonstances d’alors, l’homme demi-sauvage pouvait raisonner assez juste.

Les raisonnements peuvent changer. L’appréciation de ce qui est utile ou nuisible à la race change, mais le fond reste immuable. Et si l’on voulait mettre toute cette philosophie du règne animal en une seule phrase, on verrait que fourmis, oiseaux, marmottes et hommes sont d’accord sur un point.

Les chrétiens disaient : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse à toi ». Et ils ajoutaient: « Sinon, tu seras expédié dans l’enfer ! »

La moralité qui se dégage de l’observation de tout l’ensemble du règne animal, supérieure de beaucoup à la précédente, peut se résumer ainsi : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent dans les mêmes circonstances. »

Et elle ajoute :

« Remarque bien que ce n’est qu’un conseil ; mais ce conseil est le fruit d’une longue expérience de la vie des animaux en sociétés et chez l’immense masse des animaux vivant en sociétés, l’homme y compris, agir selon ce principe a passé à l’état d’habitude. Sans cela, d’ailleurs, aucune société ne pourrait exister, aucune race ne pourrait vaincre les obstacles naturels contre lesquels elle a à lutter. »

Ce principe si simple est-il bien ce qui se dégage de l’observation des animaux sociables et des sociétés humaines ? Est-il applicable ? Et comment ce principe passe-t-il à l’état d’habitude et se développe toujours ? C’est ce que nous allons voir maintenant.

V

L’idée du bien et du mal existe dans l’humanité. L’homme, quelque degré de développement intellectuel qu’il ait atteint, quelque obscurcies que soient ses idées par les préjugés et l’intérêt personnel, considère généralement comme bon ce qui est utile à la société dans laquelle il vit, et comme mauvais ce qui lui est nuisible.

Mais d’où vient cette conception, très souvent si vague qu’à peine pourrait-on la distinguer d’un sentiment ? Voilà des millions et des millions d’êtres humains qui jamais n’ont réfléchi à l’espèce humaine. Ils n’en connaissent, pour la plupart, que le clan où la famille, rarement la nation — et encore plus rarement l’humanité — comment se peut-il qu’ils puissent considérer comme bon ce qui est utile à l’espèce humaine, ou même arriver à un sentiment de solidarité avec leur clan, malgré leurs instincts étroitement égoïstes ?

Ce fait a beaucoup occupé les penseurs de tout temps. Il continue de les occuper, et il ne se passe pas d’année que des livres ne soient écrits sur ce sujet. À notre tour, nous allons donner notre vue des choses ; mais relevons en passant que si l’explication du fait peut varier, le fait lui-même n’en reste pas moins incontestable ; et lors même que notre explication ne serait pas encore la vraie, ou qu’elle ne serait pas complète, le fait, avec ses conséquences pour l’homme, resterait toujours. Nous pouvons ne pas nous expliquer entièrement l’origine des planètes qui roulent autour du soleil, — les planètes roulent néanmoins, et l’une nous emporte avec elle dans l’espace.

Nous avons déjà parlé de l’explication religieuse. Si l’homme distingue entre le bien et le mal, disent les hommes religieux, c’est que Dieu lui a inspiré cette idée. Utile ou nuisible, il n’a pas à discuter : il n’a qu’à obéir à l’idée de son créateur. Ne nous arrêtons pas à cette explication — fruit des terreurs et de l’ignorance du sauvage. Passons.

D’autres (comme Hobbes) ont cherché à l’expliquer par la loi. Ce serait la loi qui aurait développé chez l’homme le sentiment du juste et de l’injuste, du bien et du mal. Nos lecteurs apprécieront eux-mêmes cette explication. Ils savent que la loi a simplement utilisé les sentiments sociaux de l’homme pour lui glisser, avec des préceptes de morale qu’il acceptait, des ordres utiles à la minorité des exploiteurs, contre lesquels il se rebiffait. Elle a perverti le sentiment de justice au lieu de le développer. Donc, passons encore.

Ne nous arrêtons pas non plus à l’explication des utilitaires. Ils veulent que l’homme agisse moralement par intérêt personnel, et ils oublient ses sentiments de solidarité avec la race entière, qui existent, quelle que soit leur origine. Il y a déjà un peu de vrai dans leur explication. Mais ce n’est pas encore la vérité entière. Aussi, allons plus loin.

C’est encore, et toujours, aux penseurs du dix-huitième siècle qu’il appartient d’avoir deviné, en partie du moins, l’origine du sentiment moral.

Dans un livre superbe, autour duquel la prêtaille a fait le silence et qui est en effet peu connu de la plupart des penseurs, même antireligieux, Adam Smith a mis le doigt sur la vraie origine du sentiment moral. Il ne va pas le chercher dans des sentiments religieux ou mystiques, — il le trouve dans le simple sentiment de sympathie.

Vous voyez qu’un homme bat un enfant. Vous savez que l’enfant battu souffre. Votre imagination vous fait ressentir vous-même le mal qu’on lui inflige ; ou bien, ses pleurs, sa petite face souffrante vous le disent. Et si vous n’êtes pas un lâche, vous vous jetez sur l’homme qui bat l’enfant, vous arrachez celui-ci à la brute.

Cet exemple, à lui seul, explique presque tous les sentiments moraux. Plus votre imagination est puissante, mieux vous pourrez vous imaginer ce que sent un être que l’on fait souffrir ; et plus intense, plus délicat sera votre sentiment moral. Plus vous êtes entraîné à vous substituer à cet autre individu, et plus vous ressentirez le mal qu’on lui fait, l’injure qui lui a été adressée, l’injustice dont il a été victime — et plus vous serez poussé à agir pour empêcher le mal, l’injure ou l’injustice. Et plus vous serez habitué, par les circonstances, par ceux qui vous entourent, ou par l’intensité de votre propre pensée et de votre propre imagination à agir dans le sens où votre pensée et votre imagination vous poussent — plus ce sentiment moral grandira en vous, plus il deviendra habitude.

C’est là ce qu’Adam Smith développe avec un luxe d’exemples. Il était jeune lorsqu’il écrivit ce livre infiniment supérieur à son œuvre sénile, « L’Économie Politique ». Libre de tout préjugé religieux, il chercha l’explication morale dans un fait physique de la nature humaine, et c’est pourquoi pendant un siècle la prêtaille en soutane ou sans soutane a fait silence autour de ce livre.

La seule faute d’Adam Smith est de n’avoir pas compris que ce même sentiment de sympathie, passé à l’état d’habitude, existe chez les animaux tout aussi bien que chez l’homme.

N’en déplaise aux vulgarisateurs de Darwin, ignorant chez lui tout ce qu’il n’avait pas emprunté à Malthus, le sentiment de solidarité est le trait prédominant de la vie de tous les animaux qui vivent en sociétés. L’aigle dévore le moineau, le loup dévore les marmottes, mais les aigles et les loups s’aident entre eux pour chasser, et les moineaux et les marmottes se solidarisent si bien contre les animaux de proie que les maladroits seuls se laissent pincer. En toute société animale, la solidarité est une loi (un fait général) de la nature, infiniment plus importante que cette lutte pour l’existence dont les bourgeois nous chantent la vertu sur tous les refrains, afin de mieux nous abrutir.

Quand nous étudions le monde animal et que nous cherchons à nous rendre compte de la lutte pour l’existence soutenue par chaque être vivant contre les circonstances adverses et contre ses ennemis, nous constatons que plus le principe de solidarité égalitaire est développé dans une société animale et passé à l’état d’habitude, — plus elle a de chances de survivre et de sortir triomphante de la lutte contre les intempéries et contre ses ennemis. Mieux chaque membre de la société sent sa solidarité avec chaque autre membre de la société — mieux se développent, en eux tous, ces deux qualités qui sont les facteurs principaux de la victoire et de tout progrès — le courage d’une part, et d’autre part la libre initiative de l’individu. Et plus, au contraire, telle société animale ou tel petit groupe d’animaux perd ce sentiment de solidarité (ce qui arrive à la suite d’une misère exceptionnelle, ou bien à la suite d’une abondance exceptionnelle de nourriture), plus les deux autres facteurs du progrès — le courage et l’initiative individuelle — diminuent ; ils finissent par disparaître, et la société, tombée en décadence, succombe devant ses ennemis. Sans confiance mutuelle, point de lutte possible ; point de courage, point d’initiative, point de solidarité — et point de victoire ! C’est la défaite assurée.

Nous reviendrons un jour sur ce sujet et nous pourrons démontrer avec luxe de preuves comment, dans le monde animal et humain, la loi de l’appui mutuel est la loi du progrès, et comment l’appui mutuel, ainsi que le courage et l’initiative individuelle qui en découlent, assurent la victoire à l’espèce qui sait mieux les pratiquer. Pour le moment, il nous suffira de constater ce fait. Le lecteur comprendra lui-même toute son importance pour la question qui nous occupe.

Que l’on s’imagine maintenant ce sentiment de solidarité agissant à travers les millions d’âges qui se sont succédé depuis que les premières ébauches d’animaux ont apparu sur le globe. Que l’on s’imagine comment ce sentiment peu à peu devenait habitude et se transmettait par l’hérédité, depuis l’organisme microscopique le plus simple jusqu’à ses descendants, — les insectes, les reptiles, les mammifères et l’homme, — et l’on comprendra l’origine du sentiment moral qui est une nécessité pour l’animal, tout comme la nourriture ou l’organe destiné à la digérer.

Voilà, sans remonter encore plus haut (car ici il nous faudrait parler des animaux compliqués, issus de colonies de petits êtres extrêmement simples), l’origine du sentiment moral. Nous avons dû être extrêmement court pour faire rentrer cette grande question dans l’espace de quelques petites pages, mais cela suffit déjà pour voir qu’il n’y a là rien de mystique ni de sentimental. Sans cette solidarité de l’individu avec l’espèce, le règne animal ne se serait jamais développé ni perfectionné. L’être le plus avancé sur la terre serait encore un de ces petits grumeaux qui nagent dans les eaux et qui s’aperçoivent à peine au microscope. Existerait-il même, car les premières agrégations de cellules ne sont-elles pas déjà un fait d’association dans la lutte ?

A suivre...

Résistance politique: Quelques conclusions et moyens d’actions pour une société libre et égalitaire… Au-delà de la prise de conscience: la conscience politique…

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Réflexions et conclusions sur l’anarchisme

 

Pierre Kropotkine

 

Extraits de “La Science moderne et l’anarchisme” (1901)

 

Traduit de l’anglais et publié par Résistance 71
Le 8 Juin 2011

 

Source: https://resistance71.wordpress.com/2011/06/08/etat-et-societe-analyses-et-solutions-pour-un-marasme-annonce-pierre-kropotkine-scientifique-et-visionnaire-anarchiste-suite-et-fin/

 

Chapitre 11 – Quelques conclusions de l’anarchisme –

[…] Quand un économiste vient et nous dit: “Dans un contexte de marché libre total la valeur des produits est mesurée par la quantité de travail socialement nécessaire à les produire.” (comme le disent Ricardo, Proudhon, Marx et bien d’autres), nous n’acceptons pas cette affirmation comme une profession de foi pour la raison qu’elle a été proclamée par une autorité particulière en la matière ou parce que cela nous semble être “diablement socialiste”. “C’est possible “ nous disons, “que cela soit juste. Mais ne voyez-vous pas qu’en faisant cette affirmation, vous maintenez que la valeur et la quantité de travail requise sont proportionnelles, de la même manière que la vitesse de chute d’un objet est proportionnelle au temps de sa chute ? Vous affirmez ainsi une certaine relation quantitative entre le travail et la valeur marchande. Très bien; mais avez-vous donc en conséquence fait les observations et les mesures quantitatives qui par elles-mêmes pourraient confirmer votre hypothèse quantitative ?

Vous pouvez dire que de manière générale, la valeur d’échange des produits augmente si la quantité de travail nécessaire pour les produire augmente. C’est ainsi qu’Adam Smith s’est exprimé, mais il fut assez sage de rajouter que sous un régime de production capitaliste, la proportionalité entre la valeur d’échange et la quantité de travail nécessaire n’était plus de mise. Mais de là à sauter à la conclusion qu’en conséquence, les deux quantités sont proportionnelles, que l’une est la mesure de l’autre et que cela constitue la loi de l’économie, ceci est une erreur grossière. Une erreur aussi grossière que d’affirmer par exemple que la quantité de pluie qui tombera demain sera proportionnelle a la quantité représentant la chute de millimètres du baromètre sous la moyenne établie à un certain endroit en une certaine saison.

L’homme qui remarqua la relation entre la chute du baromètre et la quantité de pluie qui tombe, l’homme qui remarqua qu’une pierre qui tombe d’une grande hauteur acquiert plus de vélocité que la même pierre tombant d’un mètre, ces hommes ont fait des découvertes scientifiques. C’est ce qu’Adam Smith fît eut égard à la valeur. Mais un homme qui viendrait après qu’une telle remarque générale fût faite et qui affirmerait que la quantité de pluie qui tombe est mesurée par la quantité de la chute du baromètre par rapport à une normale saisonnière ou bien que la distance parcourut par une pierre en chute est proportionnelle à la durée de la chute et est mesurée par celle-ci, parlerait de manière inepte. De plus il prouverait que la méthode scientifique lui est complètement inconnue. Il prouverait que ses écrits ne sont pas scientifiques, bien que remplis de mots tirés du jargon scientifique. Ceci est exactement ce qui fut fait concernant l’affirmation sus-mentionnée sur la valeur […]

[…] Un homme de science sait qu’il y a des milliers d’autres relations possibles indépendamment de la relation de proportionalité et pouvant lier les deux quantités, et à moins qu’il ait procédé à de nombreuses mesures qui prouvent que cette relation de simple proportionalité existe, personne n’oserait même faire une telle affirmation. Et pourtant, cela est exactement ce que font les économistes quand ils disent que le travail est la mesure de la valeur ! Pis que cela… Ils ne voient même pas qu’ils ne font en fait qu’une supposition, une suputation, une suggestion. Ils affirment péremptoirement que leur affirmation est une loi; ils ne comprennent même pas la nécessité que cela soit vérifié par des mesures […]

La valeur d’échange et le travail nécessaire ne sont pas proportionnels l’un à l’autre, le travail n’est pas la mesure de la valeur et Adam Smith l’avait déjà noté. Après avoir commencé à dire qu’ils l’étaient, il réalisa très vite que cela n’était vrai que dans le contexte d’évolution tribale de l’humanité. Dans le système capitaliste, la valeur d’échange n’est plus mesurée par la quantité de travail nécessaire. Beaucoup d’autres facteurs interviennent dans une société capitaliste, qui viennent altérer la relation qui a pu exister entre la valeur d’échange et le travail. Mais les économistes modernes ne tiennent aucun compte de cela, ils continuent de répéter ce que Ricardo a écrit dans la première moitié du XIXème siècle.

Ce que nous disons à propos de la valeur, s’applique a la plupart des assertions faites par les économistes et les soi-disants “socialistes scientifiques” (NdT: ici Kropotkine fait une allusion directe à Marx et Engels), qui continuellement représentent leurs hypothèses comme des “lois naturelles”. Non seulement nous maintenons que la plupart de ces soi-disants “lois” ne sont pas correctes, mais nous sommes également certains que ceux qui croient en ces “lois”, reconnaîtraient eux-mêmes leur erreur dès qu’ils prendraient conscience, comme tout naturaliste, de la nécessité de soumettre tout affirmation numérique et quantitative à un test numérique et quantitatif […]

[…] En fait toute loi naturelle signifie ceci: “Si telles et telles conditions sont réunies, le résultat sera ceci et cela.” […]

[..] Jusqu’ici, les économistes académiques ont toujours simplement énuméré ce qui se passe sous telles ou telles conditions, sans spécifier ni analyser les conditions elles-mêmes. Si elles furent mentionnées, c’est pour être immédiatement oubliées et ne plus en parler.

Ceci est déjà suffisamment mauvais en soi, mais il y a dans leur enseignement quelque chose de pire. Les économistes représentent les faits qui découlent des conditions comme étant des lois, des lois strictes et immuables. Et ils appellent cela de la science.

Quant aux économistes politiques socialistes, il est vrai qu’ils critiquent quelques conclusions des économistes académiques, ou ils expliquent de manière différente certains faits, mais toujours ils oublient les conditions mentionnées et donnent trop de stabilité aux “faits” économiques d’une époque donnée, en les représentant comme des “lois naturelles”. Aucun d’eux n’a à ce jour tracé sa propre voie dans la science économique. Le plus qui fut fait (par Marx dans son “Capital”), fut de prendre la définition métaphysique des économistes académiques comme Ricardo et de dire: “Vous voyez, même si nous prenons vos propres définitions, nous pouvons prouver que les capitalistes exploitent les travailleurs !” Ceci résonne bien dans un pamphlet, mais est très loin d’être de la science économique.

De manière générale, nous pensons que pour devenir science, l’économie politique doit être construite de manière différente. Elle doit être traitée comme un science naturelle et doit utiliser la méthode utilisée dans toutes les sciences empiriques exactes et elle se doit de se tracer un chemin différent. Elle doit prendre, en regard des sociétés humaines, une position analogue de celle occupée par la physiologie en relation avec les plantes et les animaux. Elle doit devenir la physiologie de la société.

Son but doit être l’étude de la somme toujours croissante des besoins de la société et des moyens utilisés, dans le passé et présentement, pour les satisfaire. Elle doit analyser combien sont utiles les moyens utilisés alors et aujourd’hui pour accéder aux buts fixés. Ensuite, le but de chaque science serait la prédiction et l’application aux demandes de la vie pratique (comme l’a dit Bacon il y a si longtemps); l’économie politique doit étudier les moyens de satisfaire au mieux les besoins présents et futurs avec le moins de dépense d’énergie (économie) et avec les meilleurs résultat pour l’humanité entière […]

Il est très possible que nous ayons tort et qu’il aient raison. Mais la question de savoir qui de nous a tort ou raison ne peut pas être déterminée aux moyens de commentaires byzantins sur l’interprétation de ce que tel ou tel écrivain voulait dire ou en parlant de ce qui est en accord avec la “trilogie d’Hegel” et certainement pas en continuant l’utilisation de la méthode dialectique.

Ceci ne peut être fait qu’en étudiant les faits de l’économie de la même manière et avec les mêmes méthodes que l’on étudie les sciences naturelles… Nous ne pouvons pas être impressionnés par des affirmations telles que : “L’État est l’affirmation de la justice supême dans la société.” Ou “L’État est le porteur et l’instrument du progrès” ou bien même “Sans État, pas de société”. En accord avec notre méthode nous étudions l’état avec le même état d’esprit que nous étudions une ruche ou une colonie de fourmis et leurs sociétés, ou des oiseaux qui sont venus faire leur nid sur les rives d’un lac sibérien ou des côtes arctiques […]

[…] Pour la civilisation européenne (celle des 1500 dernières années à laquelle nous apartenons), l’État est une forme de société qui ne s’est développée que depuis le XVIème siècle, sous l’influence d’une série de causes qu’on peut trouver dans mon essai “L’État et son rôle historique”. Avant cela et depuis la chute de l’empire romain, l’État, dans sa forme romaine, n’existait pas. Si nous le trouvons néanmoins répertorié dans les livres scolaires d’histoire, même depuis l’âge de la période barbare, ce n’est qu’un produit de l’imagination des historiens qui dessinent l’arbre généalogique des rois, en France, jusqu’au début de l’ère des bandes mérovingiennes, et en Russie en remontant jusqu’à Rurik en 862. Les véritables historiens, eux, savent que l’État fut constitué sur les ruines des cités libres médiévales […]

[…] L’état est pour nous, une société d’assurance mutuelle entre le propriétaire terrien, le commandant militaire, le juge, le prêtre, et plus tard le capitaliste, afin de soutenir l’autorité des uns et des autres sur la masse des gens et d’exploiter la pauvreté de la majorité afin de s’enrichir eux-mêmes. Ceci fut l’origine de l’état, ceci fut son histoire, et ceci est son essence actuelle.

En conséquence, imaginer que le capitalisme puisse être aboli tout en maintenant l’état et avec son aide, alors que celui-ci fut créé pour pousser plus avant le développement du capitalisme et a toujours grandi en puissance et en solidité, en proportion de la croissance de la puissance du capitalisme; chérir une telle illusion est à notre sens aussi déraisonnable que d’attendre une émancipation sociale de l’église, du césarisme ou de l’impérialisme. Il est certain qu’il y a eu dans la première moitié du XIX ème siècle pas mal de socialistes qui ont eu ces rêves, mais vivre dans ce monde puéril alors que nous entrons dans le XXème siècle est vraiment trop naïf.

Une nouvelle forme d’organisation économique va demander une nouvelle forme d’organisation et de structure politiques. Que le changement s’opère soudainement par une révolution ou lentement par le biais d’une évolution progressive, les deux changements politique et économique doivent aller de paire, main dans la main.

Chaque pas vers la liberté économique, chaque victoire remportée contre le capitalisme seront de la même manière un pas de plus vers la liberté politique, vers la libération de l’emprise de l’état par le moyen des accords libres territoriaux, professionnels et fonctionnels. Chaque étape gagnée à enlever à l’état quelque puissance ou attribut que ce soient aidera le peuple à gagner une victoire contre le capitalisme […]

Chapitre 12 – les moyens d’action –

[…] Le système de “non-intervention de l’état” n’a jamais existé nulle-part. Partout l’état fut et est toujours, le pilier central et le créateur, direct ou indirect, du capitalisme et de sa puissance sur les masses. Nulle part, depuis que l’état a grandi en influence, les masses ont-elles eu la liberté de résister l’oppression des capitalistes. Les droits qu’elles ont aujourd’hui, elles les ont gagné par la détermination et par des sacrifices sans fin.

Ainsi parler de la “non-intervention” de l’état est peut-être bien pour les économistes de la classe moyenne, qui essaient de persuader les travailleurs que leur misère est une “loi de la Nature”. Mais comment des socialistes peuvent-ils employer un tel langage ? L’état a toujours interferé avec la vie économique en faveur du capitaliste exploiteur. Il lui a toujours donné protection quant à ses vols, toujours donné plus d’aide et de soutien pour plus d’enrichissement…

L’état a été mis en place dans le but précis d’imposer les règles des propriétaires terrien, des employeurs de l’industrie, de la classe des guerriers, du clergé sur les paysans dans les campagnes et les artisans dans les villes. Les riches savent pertinemment bien que si la machine étatique cesse de les protéger, leur pouvoir sur les classes laborieuses s’évanouira en un instant […]

[…] Nous étudions le mouvement vers le communisme qui commença à se développer parmi les couches les plus pauvres de la population en 1793-94 et les formes admirables d’organisation populaire volontaire pour une grande variété de fonctions économiques et politiques qui fut élaborée au sein des “sections” des grandes villes et des municipalités plus petite. De l’autre côté, nous étudions également la croissance de la puissance des classes moyennes, qui travaillèrent énergiquement et de manière cognitive à constituer leur propre autorité en lieu et place de l’autorité brisée du roi et de sa clique. Nous voyons comment ils ont travaillé à l’établissement d’un état fort et centralisé et ainsi consolider les propriétés qu’ils ont acquises durant ou tout a long de la révolution, ainsi que de s‘arroger le droit de d’enrichir encore plus avec le travail sous-payé des classes les plus pauvres. Nous étudions le développement et la lutte de ces deux puissances et essayons de comprendre pourquoi les classes moyennes purent dominer les classes plus pauvres.

C’est alors que nous constatons que l’état centralisé, créé par les classes moyennes jacobines, prépara le chemin du premier empire et de Napoléon. Nous voyons comment, cinquante ans plus tard, Napoléon III trouva dans les rêves de ceux qui pensèrent créer un état centralisé, les éléments pour l’avènement du second empire; et nous comprenons aussi comment cette autorité centralisée, qui durant 70 ans de rang a tué en France tout effort local et personnel de bouger en dehors du système central et de la hiérarchie étatique, demeure la malédiction du pays. Le seul effort véritable d’en sortir librement fut fait par les prolétaires de la Commune de Paris en 1871.

Dans ce domaine également, notre compréhension de l’histoire et les conclusions que nous en tirons, sont bien différentes de la compréhension et des conclusions tirées par la classe moyenne et les partis politiques socialistes […]

Chapitre 13 – Conclusions –

Ce qui a été dit donnera sans doute une vision générale de ce qu’est l’anarchisme… Il représente une tentative d’appliquer des généralisations obtenues par la méthode d’induction-déduction des sciences naturelles à l’évaluation des institutions humaines et de peut-être prédire la marche future de l’humanité vers l’égalité, la fraternité, la liberté en étant toujours guidé par le désir la plus grande somme de bonheur pour chaque unité dans chaque société humaine […]

[…] L’anarchie ne reconnaît que la méthode de recherche scientifique et il applique cette méthode à toutes les sciences habituellement décrites comme “sciences humaines”. Ceci correspons à l’aspect scientifique de l’anarchie […]

[…] Se basant sur de nouvelles données obtenues après des recherches anthropologiques et en cela étendant le travail de ses prédécesseurs du XVIIIème siècle, l’anarchie a pris le parti de l’individu contre l’État et celui de la société contre celui de l’autorité, qui par vertu d’héritage historique, domine la société.

Sur la base de données historiques accumulées par la science moderne, l’anarchie a démontré que l’autorité de l’État, qui croît de plus en plus de nos jours, est en réalité une superstructure inutile et néfaste, qui pour nous européens n’a commencé qu’au XV-XVIème siècles: une superstructure bâtie à l’avantage de la propriété terrienne, du capitalisme et du fonctionariat et qui dans les temps anciens a déjà causé la chute de la Grèce, de Rome et bien d’autres centres de civilisation qui florissaient en Orient et en Egypte.

L’autorité qui fut constituée afin d’unifier le membre du clergé, le noble, le commandant militaire, le juge pour leur protection mutuelle et les avantages de leur classe et qui fut toujours un obstacle aux tentatives de l’Homme de créer pour lui-même une vie somme toute plus libre et sécure, cette autorité donc ne peut en aucune manière devenir une arme d’affranchissement, pas plus que l’église, le césarisme et l’impérialisme ne peuvent devenir les outils de la révolution sociale.

En économie politique, l’anarchisme a abouti à ces conclusions que les méfaits actuels ne proviennent pas de l’appropriation par les capitalistes de “la valeur de surplus” ou du “profit net”, mais du fait que ces deux choses soient de fait possible. Une telle appropriation de travail humain est possible simplement par le fait que la vaste majorité de l’humanité n’a pour ainsi dire rien pour assurer sa subsistance et doivent en conséquence vendre leur force de travail et leur intelligence à un prix qui rend possible pour les capitaliste d’engranger les “surplus de valeur” (valeur ajoutée, NdT) et le profit net.

C’est pourquoi nous considérons qu’en politique économique, le premier chapitre à étudier est le chapitre de la consommation et non celui de la production. Quand une révolution survient, la première des priorités est d’adresser le problème immédiat de la consommation de façon à ce que tout à chacun ait le gîte, le couvert et l’habillage nécessaires…

C’est pourquoi, l’anarchie ne peut pas regarder la révolution à venir comme une simple substitution du “chèque contre travail” pour de l’or, non plus que de contempler l’État comme capital universel pour les capitalistes.

L’anarchisme est-il correct dans ses conclusions ? La réponse nous sera donnée par une critique scientifique de sa base, surtout par la vie pratique du reste. Mais il y a un point sur lequel l’anarchisme est correct, c’est quand il considère l’étude des institutions sociales comme un chapitre de science naturelle, quand il se démarque pour toujours de la métaphysique et quand il prend pour sa méthode de raisonnement celle qui a servi à bâtir toute la science moderne et la philosophie naturelle. Ainsi, pour vérifier nos conclusions, l’utilisation de la méthode scientifique de l’induction-déduction est la seule possibilité; elle est la méthode sur laquelle repose toutes les sciences et sur laquelle tout concept scientifique de l’univers a été développé.

Résistance politique: Comprendre les fondements de la révolution sociale à venir (Pierre Kropotkine) ~ 2ème partie ~

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« Qu’iriez-vous espérer de cupides crapules aménageant, du quatrième cercle de l’enfer dantesque, la liquidation lucrative d’un monde qu’ils vident de sa substance vivante, après s’être purgés de leur propre humanité.
Il n’y a pas de dialogue avec les propagateurs de la misère et de l’inhumanité. Il n’y a pas de dialogue avec le parti de la mort. Aucune discussion n’est tolérable avec les tenants de la barbarie. Seule l’affirmation obstinée de la vie souveraine et sa conscience briseront les fers qui entravent le progrès de l’homme vers l’humain. »
~ Raoul Vaneigem ~

 

Fatalité de la révolution

 

Pierre Kropotkine (1916)

 

1ère partie

2ème partie

 

— VI —

LA PROPRIÉTÉ

La science aujourd’hui, nous démontre que la Terre doit son origine à un noyau de matières cosmiques qui s’est primitivement détaché de la nébuleuse solaire. Ce noyau, par l’effet de rotation sur lui-même autour de l’astre central, s’est condensé au point que la compression des gaz en a amené une conflagration et que ce globe, fils du soleil, a dû, comme celui qui lui avait donné naissance, briller de sa lumière propre dans la Voie Lactée, comme une toute petite étoile. La globe s’étant refroidi est passé de l’état gazeux à l’état liquide, pâteux, puis, de plus en plus dense, jusqu’à sa complète solidification. Mais dans cette fournaise primitive, l’association des gaz s’était faîte de façon que leur combinaisons différentes avaient donné naissance aux matériaux fondamentaux qui forment la composition de la Terre : minéraux, métaux, gaz restés libres en suspension dans l’atmosphère.

Le refroidissement s’opérant peu à peu, l’action de l’eau et de l’atmosphère sur les minéraux a aidé à former une couche de terre végétale ; pendant ce temps, l’association de l’hydrogène, de l’oxygène, du carbone et de l’azote arrivait à donner naissance, au sein des eaux, à une façon de gelée organique, sans forme définie, sans organe, sans conscience, mais déjà douée de la faculté de se déplacer en poussant des prolongements de sa masse du côté où elle voulait aller, ou plutôt du côté où l’attraction se faisait sentir sur elle, et de cette autre faculté d’assimiler les corps étrangers qui se prenaient dans sa masse et de s’en nourrir. Enfin, dernière faculté : arriver à un certain développement pouvoir se scinder en deux et donner naissance à un nouvel organisme semblable à son progéniteur.

Voilà les débuts modestes de l’humanité ! Si modestes que ce n’est que bien plus tard, après une longue période d’évolution, après la formation d’un certain nombre de types dans la chaîne des êtres que l’on arrive à distinguer l’animal du végétal.

II est de toute évidence que cette explication de l’apparition de l’homme sur la terre enlève tout le merveilleux raconté sur sa création ; plus de Dieu ni d’entité créatrice par conséquent.

La thèse de l’origine surnaturelle de l’homme étant écartée, l’idée que la société telle qu’elle existe, avec sa division de riches et de pauvres, de gouvernements et de gouvernés, découle d’une volonté divine ne tient pas non plus debout. L’autorité qui s’est appuyée si longtemps sur son origine supranaturelle, fable qui a contribué — au moins tout autant que la force brutale à la maintenir et, avec elle, la propriété qu’elle avait pour mission de défendre, se voit, elle aussi, forcée de se retrancher derrière des raisons plus matérielles et plus soutenables.

C’est alors que les économistes bourgeois font intervenir ici l’homme industrieux qui est parvenu à économiser et doit, par conséquent, s’il place ses économies dans une entreprise, recouvrer son capital mais aussi un intérêt pour la couverture des risques qu’il a courus.

Or prenez un ouvrier, en le supposant des plus favorisés : gagnant relativement bien, n’ayant jamais de chômage, jamais de maladie ; cet ouvrier pourra-t-il vivre la vie large qui devrait être assurée à tous ceux qui produisent, satisfaire tous ses besoins physiques et intellectuels, tout en travaillant? Allons donc, ce n’est pas la centième partie de ses besoins qu’il pourra satisfaire, les aurait-il des plus bornés ; il faudra qu’il les réduise encore s’il veut économiser quelques sous pour ses vieux jours. Et quelle que soit sa parcimonie, il n’arrivera jamais à économiser assez pour vivre à ne rien faire. Les économies faites dans la période productive arriveront à peine à compenser le déficit qu’amène la vieillesse, s’il ne lui arrive des héritages ou toute autre aubaine qui n’a rien à voir avec le travail.

Pour un de ces travailleurs privilégiés, combien de misérables qui n’ont pas de quoi manger à leur faim ! Et encore le développement de l’industrialisme et de l’outillage mécanique tendent-ils à augmenter le nombre des sans-travail, à diminuer le nombre des ouvriers aisés.

Maintenant, supposons que le travailleur aisé, au lieu de continuer à placer ses économies en valeurs quelconques, se mette, quand il a réuni une certaine somme, à travailler à son compte. Dans la pratique, l’ouvrier travaillant seul n’existe presque plus. Le petit patron, avec deux ou trois ouvriers, vit peut-être un tout petit mieux qu’eux, mais, talonné sans cesse par les échéances, il n’a à s’attendre à aucune amélioration, bien heureux s’il arrive à se maintenir dans son bien-être relatif et à éviter la faillite.

Les gros bénéfices, les grosses fortunes, la vie à grandes guides sont réservés aux gros propriétaires, aux gros actionnaires, aux gros usiniers, aux gros spéculateurs qui ne travaillent pas eux-mêmes mais occupent les ouvriers par centaines. Ce qui prouve que le capital est bien du travail accumulé, mais le travail des autres accumulé dans les mains d’un seul, d’un voleur.

De tout ceci il ressort clairement que la propriété individuelle n’est accessible qu’à ceux qui exploitent leurs semblables. L’histoire de l’humanité nous démontre que cette forme de la propriété n’a pas été celle des premières associations humaines, que ce n’est que très tard dans leur évolution, quand la famille a commencé à se dégager de la promiscuité, que la propriété individuelle a commencé à se montrer dans la propriété commune au clan, à la tribu.

Ceci ne prouverait rien en sa légitimité si cette appropriation avait pu s’opérer d’une façon autre qu’arbitrairement et démontrer aux bourgeois, qui ont voulu en faire un argument en sa faveur, en prétendant que la propriété a toujours été ce qu’elle est aujourd’hui, que cet argument n’a pas davantage de valeur à nos yeux.

Du reste, eux, qui déclament tant contre les anarchistes, qui se réclament de la force pour les déposséder, est-ce qu’ils y mirent tant de formes pour déposséder la noblesse en 1789 et frustrer les paysans qui s’étaient mis à l’œuvre en pendant les hobereaux, en détruisant les chartiers, en s’emparant des biens seigneuriaux ?

Est-ce que les confiscations et les ventes fictives ou à prix dérisoires qu’ils en firent n’eurent pas pour but de dépouiller les possesseurs primordiaux, et les paysans qui en attendaient leur part, pour se les accaparer à leur profit? N’osèrent-ils pas du simple droit de la force qu’ils masquèrent et sanctionnèrent par des comédies légales ? Cette spoliation ne fut-elle pas plus inique — en admettant que celle que nous réclamons le soit, ce qui n’est pas — vu qu’elle ne fut pas faite au profit de la collectivité, mais contribua seulement à enrichir quelques trafiquants qui se dépêchèrent de faire la guerre aux paysans qui s’étaient rués à l’assaut des châteaux en les fusillant et les traitant de brigands ?

Les bourgeois sont donc mal venus de crier au vol lorsqu’on veut les forcer à restituer, car leur propriété n’est elle-même que le fruit d’un vol.

—VII —

COMMUNISME, INDIVIDUALISME

Ménager leurs forces pour arracher à la nature les choses nécessaires à leur existence, but qu’ils ne pouvaient atteindre que par la concentration de leurs efforts, voilà certainement ce qui a guidé les premiers humains quand ils ont commencé à se grouper, ou devait, tout au moins, être tacitement entendu, si ce n’était complètement raisonné, dans leurs associations premières qui, peut-être bien, ont dû être temporaires et bornées à la durée de l’effort, se rompant une fois le résultat obtenu.

Chez les anarchistes, personne ne songe à subordonner l’existence de l’individu à la marche de la société.

L’individu libre, complètement libre dans tous les modes d’activité, voilà ce que nous demandons tous, et lorsqu’il y en a qui repoussent l’organisation, qui disent qu’ils se moquent de la communauté, affirmant que l’égoïsme de l’individu doit être sa seule règle de conduite, que l’adoration de son moi doit passer avant et au-dessus de toute considération humanitaire — croyant par cela être plus avancés que les autres —, ceux-là ne se sont jamais occupés de l’organisation psychologique et physiologique de l’homme, ne se sont pas rendu compte de leurs propres sentiments, ils n’ont aucune idée de ce qu’est la vie de l’homme actuel, quels sont ses besoins physiques, moraux et intellectuels.

La société actuelle nous montre quelques-uns de ces parfaits égoïstes : les Delobelle, les Hialmar Eikdal ne sont pas rares et ne se trouvent pas que dans les romans. Sans se rencontrer en grand nombre, il nous est permis de voir, quelquefois, dans nos relations, de ces types qui ne pensent qu’à eux, qui ne voient que leur personne dans la vie. S’il y a un bon morceau sur la table, ils se l’adjugeront sans aucun scrupule. Ils vivront largement au dehors pendant que chez eux on crèvera de faim. Ils accepteront les sacrifices de tous ceux qui les entourent : père, mère, femme, enfants, comme chose due pendant qu’ils se prélasseront ou se gobergeront sans vergogne. Les souffrances des autres ne comptent pas, pourvu que leur existence à eux ne fasse aucun pli. Bien mieux, ils ne s’apercevront même pas que l’on souffre pour eux et par eux. Lorsqu’ils sont bien repus et bien dispos, l’humanité est satisfaite et délassée.

Voilà bien le type du parfait égoïste, dans le sens absolu du mot, mais on peut dire aussi que c’est le type d’un sale animal. Le bourgeois le plus dégoûtant n’approche même pas de ce type ; il a, parfois, encore l’amour des siens ou, tout au moins, quelque chose d’approchant qui le remplace. Nous ne croyons pas que les partisans sincères de l’individualisme le plus outré aient jamais eu l’intention de donner ce type comme idéal de l’humanité à venir. Pas plus que les communistes-anarchistes n’ont entendu prêcher l’abnégation et le renoncement aux individus dans la société qu’ils entrevoient. Repoussant l’entité société, ils repoussent également l’entité Individu qui tendait à se créer en poussant la théorie jusqu’à l’absurde.

L’individu a droit à toute sa liberté, à la satisfaction de tous ses besoins, cela est entendu ; seulement, comme ils sont plus de deux milliards d’individus sur la terre, avec des droits sinon des besoins égaux, il s’ensuit que tous ces droits doivent se satisfaire sans empiéter les uns sur les autres, sinon il y aurait oppression, ce qui rendrait inutile la révolution faite.

Si l’homme pouvait vivre isolé, s’il pouvait retourner à l’état nature, il n’y aurait pas à discuter comment on vivra : ça serait comme chacun l’entendrait. La terre est assez grande pour loger tout le monde ; mais la terre livrée à elle-même fournirait-elle assez de vivres pour tous ? Cela est plus douteux. Ce serait probablement la guerre féroce entre individus, la «lutte pour l’existence» des premiers âges. Ce serait le cycle de l’évolution déjà parcourue à recommencer. Ce seraient les plus forts opprimant les plus faibles jusqu’à ce qu’ils soient remplacés par les plus intelligents, jusqu’à ce que la valeur argent remplace la valeur force.

Si nous avons dû traverser cette période de sang, de misère et d’exploitation qui s’appelle l’histoire de l’humanité, c’est que l’homme a été égoïste dans le sens absolu du mot, sans aucun correctif, sans aucun adoucissement. I1 n’a vu, dès le début de son association, que la satisfaction de la jouissance immédiate. Quand il a pu asservir le plus faible, il l’a fait, sans aucun scrupule, ne voyant que la somme de travail qu’il en tirait, sans réfléchir que la nécessité de le surveiller, les révoltes qu’il aurait à réprimer finiraient, à la longue, par lui faire un travail tout aussi onéreux, et qu’il aurait mieux valu travailler côte à côte, en se prêtant une aide mutuelle. C’est ainsi que l’autorité et la propriété ont pu s’établir ; or, si nous voulons les renverser ce n’est donc pas pour recommencer l’évolution passée.

Si on admettait cette théorie : que les mobiles de l’individu doivent être l’égoïsme pur et simple, l’adoration de la culture de son moi, ça serait en arriver à dire qu’il doit se lancer dans la mêlée, travailler à acquérir les moyens de se satisfaire, sans s’occuper s’il en froisse d’autres à côté. Affirmer cela, ce serait en arriver à dire que la révolution future devrait être faite au profit des plus forts, que la société nouvelle doit être le conflit perpétuel entre les individus. S’il en était ainsi, nous n’aurions pas à nous réclamer d’une idée d’affranchissement général. Nous ne serions révoltés contre la société actuelle que parce que son organisation capitaliste ne nous permet pas de jouir aussi.

Il se peut que parmi ceux qui se sont dit anarchistes il y en ait eu qui aient envisagé la question de ce point de vue. Cela nous donnerait l’explication de ces défections et de ces palinodies d’individus qui, après avoir été les plus ardents, ont lâché les idées pour se ranger du côté des défenseurs de la société actuelle, parce que celle-ci leur offrait des compensations.

Certainement, nous combattons la société actuelle parce qu’elle ne nous donne pas la satisfaction de ce que nos besoins, que nous voulons réaliser, fût étendue à tous les membres de la société.

L’égoïsme étroit, malentendu, est contraire au fonctionnement d’une société, mais le renoncement et l’esprit de sacrifice, en étant funestes à l’individualité, seraient également funestes à l’humanité, en laissant dominer les esprits étroits, égoïstes, au mauvais sens du mot ; c’est le type le moins parfait de l’humanité qui arriverait à absorber les autres, nous devons donc également repousser l’un et l’autre.

Mais si l’égoïsme et l’altruisme, poussés à l’extrême, sont mauvais pour l’individu et la société, associés ensemble ils se résolvent en un troisième terme qui est la loi des sociétés de l’avenir. Cette loi, c’est la solidarité.

Nous nous unissons, un certain nombre d’individus, en vue d’obtenir la satisfaction d’une de nos aspirations quelconques. Cette association n’ayant rien d’arbitraire, motivée seulement par un besoin de notre être, il est bien évident que nous apporterons, dans cette association, d’autant plus de force et d’activité que le besoin chez nous sera plus intense.

Ayant tous contribué à la production, nous avons tous le droit à la consommation, cela est évident, mais comme on aura calculé la somme des besoins — en y faisant entrer ceux qui seront à prévoir — pour arriver à produire pour la satisfaction de tous, la solidarité n’aura pas de peine à s’établir pour que chacun ait sa part. Ne dit-on pas que le naturel de l’homme est d’avoir les yeux plus grands que le ventre ? Or, plus intense sera, chez lui, le désir, plus forte sera la somme de force et d’activité qu’il y apportera.

II arrivera ainsi à produire, non seulement pour satisfaire les co-participants, mais encore ceux chez qui le désir ne s’éveillerait qu’au vu de la chose produite. Les besoins de l’homme étant infinis, infinis seront ses modes d’activités, infinis ses moyens de se satisfaire.

— VIII —

LE MARIAGE

Sans entrer dans les développements historiques de la famille, il nous est permis d’affirmer qu’elle n’a pas toujours été ce qu’elle est actuellement. Là dessus, ethnographes et anthropologues sont d’accord pour nous raconter les diverses formes qu’elle a revêtues au cours de l’évolution humaine.

Au mariage lui-même, que la religion et les bourgeois voulaient maintenir indissoluble, on a dû lui adjoindre ce correctif, le divorce, qui n’est applicable qu’à des cas spéciaux, que l’on n’obtient qu’au moyen de procès, de démarches sans nombre et en dépensant beaucoup d’argent, mais n’en est pas moins un argument contre la stabilité de la famille puisque, après l’avoir repoussé si longtemps, on l’a enfin reconnu nécessaire et qu’il vient fortement ébranler la famille en brisant le mariage qui n’en est que la sanction.

Quel plus bel aveu en faveur de l’union libre pourrait-on demander ? Ne devient-il pas bien évident qu’il est inutile de sceller par une cérémonie ce qu’une autre cérémonie peut défaire ? Pourquoi faire consacrer par un bonhomme sanglé d’une sous-ventrière l’union que trois autres bonshommes en jupe, ou en toques, pourront déclarer nulle et non avenue ?

Donc, les anarchistes repoussent l’organisation du mariage. Ils disent que deux êtres qui s’aiment n’ont pas besoin de la permission d’un troisième pour coucher ensemble ; du moment que leur volonté les y porte, la société n’a rien à y voir, et encore moins à y intervenir.

Les anarchistes disent encore ceci : par le fait qu’ils se sont donnés l’un à l’autre, l’union de l’homme et de la femme n’est pas indissoluble, ils ne sont pas condamnés à finir leurs jours ensemble s’ils viennent à être antipathiques l’un à l’autre. Ce que leur libre volonté a formé, leur libre volonté peut le défaire.

Sous l’empire de la passion, sous la pression du désir, ils n’ont vu que leurs qualités réciproques, ils ont fermé les yeux sur leurs défauts ; ils se sont unis et voilà que la vie commune efface les qualités, fait ressortir les défauts, accuse des angles qu’ils ne savent arrondir. Faudra-t-il que ces deux êtres, parce qu’ils se seront trompés dans un moment d’effervescence, paient de toute une vie de souffrance l’erreur d’un moment qui leur a fait prendre pour une passion profonde et éternelle ce qui n’était que le résultat d’une surexcitation des sens ?

Allons donc ! Il est temps de revenir à des notions plus saines. Est-ce que l’amour de l’homme et de la femme n’a pas été toujours plus fort que les lois, que toutes les pruderies et que toutes les réprobations que l’on a voulu attacher à l’accomplissement de l’acte sexuel ?

Est-ce que malgré la honte que l’on a voulu jeter sur la femme qui trompait son mari — nous ne parlons pas de l’homme, qui a toujours su se faire la part large dans les moeurs —, malgré le rôle de paria réservé dans nos sociétés pudibondes à la fille-mère, est-ce que cela a empêché un seul moment les femmes de faire leur mari cocu, les filles de se donner à celui qui leur avait plu ou avait su profiter du moment où les sens parlaient plus fort que la raison ?

L`histoire, la littérature ne parlent que de maris et d’épouses trompés, de filles séduites. Le besoin génésique est le premier moteur de l’homme : on se cache, mais on cède à sa pression.

Pour quelques esprits passionnés, faibles et timorés, qui se suicident — avec l’être aimé parfois —, n’osant rompre avec les préjugés, n’ayant pas la force morale de lutter contre les obstacles que leur opposent les moeurs et l’idiotie de parents imbéciles, innombrable est la foule de ceux qui… en cachette, se moquent des préjugés : on a seulement ajouté l’hypocrisie à la liste des passions humaines, voilà tout.

Pourquoi vouloir s’entêter à réglementer ce qui a échappé à de longs siècles d’oppression ? Reconnaissons donc, une bonne fois pour toutes, que les sentiments de l’homme échappent à toute réglementation et qu’il faut la liberté la plus entière pour qu’ils puissent s’épanouir complètement et normalement. Soyons moins puritains et nous serons plus francs, plus normaux.

L’homme propriétaire voulant transmettre à ses descendants le fruit de ses rapines a façonné la famille en vue d’assurer sa suprématie sur la femme et, pour pouvoir à sa mort transmettre ses biens à ses descendants, il a fallu qu’il rendît la famille indissoluble. Basée sur les intérêts et non sur l’affection, il est évident qu’il fallait une force et une sanction pour l’empêcher de se désagréger sur les chocs occasionnés par l’antagonisme des intérêts.

Si les sentiments de l’être humain sont portés vers l’inconstance, si son amour ne peut se fixer sur le même objet, comme le prétendent maintes personnes, — et c’est sur cette affirmation que s’appuient ceux qui veulent réglementer les relations sexuelles, — si la polygamie et la polyandrie étaient les lois naturelles de l’individu, que nous importe ! Que pouvons-nous y faire ? Puisque, jusqu’à présent, la compression n’a pu rien empêcher que nous donner des vices nouveaux, laissons donc la nature humaine libre, laissons-la évoluer où la portent ses tendances, ses aspirations. Elle est, aujourd’hui, assez intelligente pour savoir reconnaître ce qui lui est nuisible, pour connaître par l’expérience dans quel sens elle doit se diriger. L’évolution physiologique fonctionnant librement sans être contrecarrée par les lois autoritaires, plus nous sommes certains que ce seront les plus aptes, les mieux doués qui auront la chance de survivre et de se reproduire.

La tendance humaine, au contraire, est-elle, comme je le pense, portée vers la monogamie ? Est-ce que leur propre volonté ne sera pas le plus sûr garant de l’insolubilité de leur union ? Deux êtres qui, s’étant rencontrés, ont appris à se connaître et à s’estimer et finissent par ne plus faire qu’un, tellement leur union devient intime et complète, tellement leur volonté, leurs désirs, leurs pensées deviennent identiques, ceux-là moins que tous les autres auront besoin de lois pour les contraindre à vivre ensemble.

Quand l’homme et la femme ne se sentent plus rivés l’un à l’autre et qu’ils s’aiment, la force des choses les amène à se chercher réciproquement, à mériter l’amour de l’être qu’ils auront choisi. Sentant que le compagnon ou la compagne aimée peut s’envoler du nid dès qu’il n’y trouverait plus la satisfaction qu’il a rêvée, les individus mettront tout en œuvre pour se l’attacher complètement. Comme chez ces espèces d’oiseaux où, à la saison des amours, le mâle revêt un plumage nouveau et éclatant pour séduire la femelle dont il veut s’attirer les faveurs, les humains cultiveront les qualités morales qui doivent les faire aimer et rendre leur société agréable. Basées sur ces sentiments, les unions seront rendues indissolubles plus que ne pourraient le faire les lois les plus féroces, l’oppression la plus violente.

Cela ne serait-il pas plus moral, plus élevé que le mariage actuel qui équivaut à la prostitution la plus éhontée ? Mariages d’affaires, où les sentiments n’ont rien à voir ; mariages de convenances, arrangés dans les familles bourgeoises par les parents sans consulter ceux que l’on unit ; mariages disproportionnés, où l’on voit de vieux gâteux unir, grâce à leur argent, leur vieille carcasse en ruine à la fraîcheur et à la beauté d’une toute jeune fille ; de vieilles drôlesses payant, à force d’écus, la complaisance de jeunes marlous.

L’union sexuelle n’a pas toujours revêtu les mêmes formalités, elle doit continuer à évoluer et elle ne peut atteindre sa plus grande dignité qu’en se débarrassant de toute entrave.

— IX —

L’IDÉE ANARCHISTE ET SES DÉVELOPPEMENTS

Anarchie veut dire négation de l’autorité. Mais comme l’autorité prétend légitimer son existence sur la nécessité de défendre les institutions sociales, telles que la famille, la religion, la propriété, une foule de rouages sont nés pour assurer l’exercice et la sanction de cette autorité qui sont : la loi, la magistrature, l’armée, le pouvoir législatif, exécutif, etc. De sorte que, forcée de répondre à tout, l’idée anarchiste a dû s’attaquer à tous les préjugés sociaux, de s’imprégner à fond de toutes les connaissances humaines afin de pouvoir démontrer que ses conceptions étaient conformes à la nature physiologique et psychologique de l’homme, adéquate à l’observance des lois naturelles, tandis que l’organisation actuelle était établie à l’encontre de toute logique, ce qui fait que nos sociétés sont instables, bouleversées par des révolutions qui sont elles-mêmes occasionnées par les haines accumulées de ceux qui sont broyés par des institutions arbitraires.

Donc, en combattant l’autorité, il a fallu aux anarchistes attaquer toutes les institutions dont le pouvoir s’est créé le défenseur, dont il cherche à démontrer l’utilité pour légitimer sa propre existence.

Le cadre des idées anarchistes s’est donc agrandi. Parti d’une simple négation politique, il lui a fallu attaquer aussi les préjugés économiques et sociaux, trouver uns formule qui, tout en niant l’appropriation individuelle qui est la base de l’ordre économique actuel, affirmât, en même temps, des aspirations sur l’organisation future, et le mot «communisme» vint, tout naturellement, prendre place à côté du mot «anarchisme».

C’est cette diversité de questions à attaquer et à résoudre qui a fait le succès des idées anarchistes et a contribué à leur rapide expansion, qui fait que, parties d’une minorité d’inconnus, sans moyens de propagande, elles envahissent aujourd’hui, plus ou moins, les sciences, les arts, la littérature.

La haine de l’autorité, les réclamations sociales datent de longtemps, elles commencent aussitôt que l’homme a pu se rendre compte qu’on l’opprimait. Mais par combien de phases et de systèmes a-t-il fallu que passe l’idée pour arriver à se concrétiser sous sa forme actuelle ?

C’est Rabelais qui, un des premiers, en formula l’intuition en décrivant la vie de l’abbaye de Thélème, mais combien obscure elle est encore ; combien peu il la croit applicable à la société entière, car l’entrée de la communauté en est réservée à une minorité de privilégiés.

En 1793, on parle bien des anarchistes. Jacques Roux et les Enragés nous paraissent être ceux qui ont vu clair le mieux dans la révolution et ont le plus cherché à la faire tourner au profit du peuple. Aussi les historiens bourgeois les ont-ils laissés dans l’ombre : leur histoire est encore à faire : les documents, enfouis dans les musées, les archives et les bibliothèques attendent encore celui qui aura le temps et l’énergie de les déterrer pour les mettre à jour et nous apporter la clef de choses bien incompréhensibles encore pour nous dans cette période tragique de l’histoire. Nous ne pouvons donc formuler aucune appréciation sur leur programme.

II faut arriver à Proudhon pour voir l’anarchie se poser en adversaire de l’autorité et du pouvoir et commencer à prendre corps. Mais ce n’est encore qu’une ennemie théorique ; en pratique, dans son organisation sociale, Proudhon laisse subsister, sous des noms différents, les rouages administratifs qui sont l’essence même du gouvernement. L’anarchie arrive, jusqu’à la fin de l’empire, sous la forme d’un vague mutuellisme qui vient sombrer, en France, dans les premières années qui suivirent la Commune, au mouvement dévoyé et dévoyeur des coopératives de production et de consommation.

Mais bien avant d’aboutir, un courant s’était détaché du rameau primitif. L’Internationale avait donné naissance, en Suisse, à la Fédération jurassienne où Bakounine propageait l’idée de Proudhon, l’anarchie ennemie de l’autorité, mais en la développant, en l’élargissant, en lui faisant faire corps avec les réclamations sociales.

C’est de là que date la véritable éclosion du mouvement anarchiste actuel. Certes, bien des préjugés existaient encore, bien des illogismes se faisaient encore jour dans les idées émises. L’organisation propagandiste contenait encore bien des germes d’autoritarisme, bien des éléments restaient de la conception autoritaire, mais qu’importe ! Le mouvement était lancé, l’idée grandit, s’épura et devint de plus en plus concise. Et lorsque, il y a à peine douze ans, l’anarchie s’affirmait en France, au Congrès du Centre, quoique bien faible encore, quoique cette affirmation ne fut que le fait d’une infime minorité et qu’elle eut contre elle non seulement les satisfaits de l’ordre social actuel, mais encore ces pseudo-révolutionnaires qui ne voient dans les réclamations populaires qu’un moyen de grimper au pouvoir, l’idée avait en elle-même assez de force d’expansion pour arriver à s’implanter, sans aucun moyen de propagande autre que la bonne volonté de se adhérents, assez de vigueur pour amener les soutiens du régime capitaliste à l’injurier, la persécuter ; les gens de bonne foi à la discuter, ce qui est une preuve de force et de vitalité.

Aussi, malgré la croisade de tous ceux qui, à un degré quelconque, peuvent se considérer comme les meneurs d’une des diverses fractions de l’opinion publique, malgré les calomnies, malgré les excommunications, malgré la prison, l’idée anarchiste fait son chemin. Des groupes se fondent, des organes de propagande sont lancés en France, en Espagne, en Italie, en Angleterre, au Portugal, en Belgique, en Hollande, en Norvège, en Amérique, en Australie, en Argentine : en slave, en allemand, en hébreu, en tchèque, en arménien ; un peu partout, un peu en toutes les langues.

Mais, chose plus énorme, du petit groupe de mécontents où elles s’étaient formulées, les idées anarchistes ont irradié dans toutes les classes de la société. Elles se sont infiltrées partout où l’homme est en activité cérébrale. Les arts, la science, la littérature sont contaminés par les idées nouvelles et leur servent de véhicule.

Elles ont commencé d’abord en formules inconscientes, en aspirations vagues, mal définies, bien souvent boutades plutôt que convictions réelles. Aujourd’hui, non seulement on formule des aspirations anarchistes, mais on sait que c’est l’anarchie que l’on répand et on pose crânement l’étiquette.

Les anarchistes ne sont donc plus les seuls à trouver que tout est mauvais et à désirer un changement. Ces plaintes, ces aspirations sont formulées par ceux-là même qui se croient les défenseurs de l’ordre capitaliste. Bien plus, on commence à sentir que l’on ne doit plus se borner aux voeux stériles, mais que l’on doit travailler à la réalisation de ce que l’on demande ; on commence à comprendre et à acclamer l’action, à comprendre la propagande par le fait, c’est-à-dire que, comparaison faite des jouissances que doit apporter la satisfaction d’agir comme l’on pense et les ennuis que l’on doit éprouver de la violation d’une loi sociale, on tâche, de plus en plus, à conformer sa manière de vivre à sa manière de concevoir les choses, selon le degré de résistance que votre tempérament particulier peut offrir aux persécutions de la vindicte sociale.

Aujourd’hui l’idée est lancée, rien ne pourra l’arrêter.

La question du pain quotidien garanti à celui qui travaille est si étroitement liée à tous les rapports entre individus dans la société, tout se tient si intimement dans cet ensemble compliqué des rapports entre capitalistes, financiers, marchands, spéculateurs, escrocs, agioteurs, gouvernants, magistrats, etc. que seulement pour garantir les moyens d’existence à celui qui travaille ou veut travailler, il faut déjà réviser les bases mêmes sur lesquelles s’étaye une société qui admet l’appropriation privée des moyens de production.

Quant aux palliatifs, tels que la réglementation des heures de travail et autres mesures du même genre, les travailleurs comprirent bientôt que les réformes de ce genre tendent, soit à créer une classe de travailleurs privilégiés au-dessus des masses grouillant dans la misère — un quatrième état aux dépens du cinquième —, soit à produire une amélioration temporaire qui bientôt ne fait qu’aggraver les crises et en augmenter la fréquence et la durée.

Alors la question sociale se dressa dans toute sa grandeur et le prolétariat comprit qu’il se trouvait en face d’un immense problème : celui de socialiser les moyens de production par la révolution sociale. Il comprit aussi — et les faits qui se produisirent depuis ne firent que le confirmer dans cette conviction — qu’aujourd’hui nous vivons à la veille même d’une immense révolution internationale, essayée, déjà, en 1848, et devenue inévitable aujourd’hui ; que mille causes y concourent : la décomposition des États, les crises économiques dues à l’universalisation et la décentralisation de l’industrie, les crimes de la bourgeoisie, la désagrégation des classes gouvernantes, et surtout cet esprit de critique qui, dès qu’il reprit l’oeuvre inachevée du XVIIIème siècle, se mit à saper impitoyablement toutes les apparences d’institutions que nous possédons : propriété, État, gouvernement représentatif, loi, justice, éducation, organisation industrielle et commerciale, morale publique, le tout sapé et démoli à la fois, le tout s’écroulant au premier souffle de l’esprit critique.

Le mot «expropriation» fut prononcé. Remplacé d’abord par celui de «liquidation sociale» qui prêtait moins aux rigueurs des codes, il fut bientôt nettement affirmé et devint le mot d’ordre de tous ceux qui inscrivaient sur leur drapeau la solution de la question sociale. Il l’est encore ; et si les meneurs des partis socialistes se laissent aller de plus en plus aux compromis avec le passé, à mesure que la coupe du budget approche de leurs lèvres, il n’en est pas moins certain que l’idée d’expropriation, comprise d’abord par un petit nombre seulement, a fait un progrès immense dans l’esprit des masses. Son progrès dans les masses est proportionnel au recul des meneurs. Et si nous voyons des congrès ouvriers reprendre les palliatifs enterrés dès les premiers congrès de l’Internationale, il ne faudrait pas y voir un doute de la part des travailleurs sur la nécessité de la justice de l’expropriation. Leurs doutes ne portent que sur la possibilité de la faire à bref délai. Mais ces doutes, l’incurie de la bourgeoisie se charge de les dissiper chaque jour en accélérant l’arrivée de la révolution si ardemment désirée par les prolétaires qui la croyaient imminente dès 1867.

Aux débuts, la solution du problème social se présentait à peu près de la façon suivante : L’État s’emparait de tout le sol occupé par la nation : il le déclarait propriété nationale. Il saisissait de même les mines, les usines, les manufactures, ainsi que les voies de communication. Il procédait comme il procède de nos jours lorsqu’il s’agit d’exproprier pour cause d’utilité publique un morceau de terrain sur lequel un chemin de fer doit passer mais dont le propriétaire s’obstine à refuser la vente. Le mot expropriation tire même son origine de cet acte si souvent accompli de nos jours. Quant à la rémunération aux détenteurs actuels du sol, des mines, etc., on disait à ces derniers qu’ils seraient indemnisés s’ils étaient sages et qu’ils ne le seraient pas s’il fallait faire valoir contre eux le droit de conquête.

L’État, devenu propriétaire de toute la richesse nationale, l’administrait par les représentants de la nation réunis au Parlement populaire. Dans un pays libre, le suffrage universel, disait-on — l’école allemande le dit encore —, deviendrait éclairé et la Chambre du travail serait une vraie représentation des travailleurs.

Quant à la manière d’administrer le patrimoine de la nation, on se disait que l’État trouverait certainement avantage à affermer le sol, les mines, les usines, les chemins de fer aux corporations de métier, lesquelles formeraient, d’une part, des fédérations territoriales — commune, région, nation — et, d’autre part, de vastes fédérations de métiers, nationales et internationales.

Tel était, dans ses traits essentiels, le plan de révolution et d’organisation qui se dessinait aux débuts du mouvement socialiste auquel nous appartenons tous. L’Internationale devait être le prototype de cette organisation à venir lorsque la guerre franco-allemande, la Commune et la réaction qui la suivit vinrent brusquement interrompre le mouvement, le refouler de la surface dans les couches profondes du prolétariat, jeter un flot d’idées nouvelles.

Il y eut une période de recueillement.