Réflexions sur le changement de paradigme à venir : le communisme anarchiste (Sam Dolgoff)
“Qu’est-ce que l’État ? C’est le signe achevé de la division dans la société, en tant qu’il est l’organe séparé du pouvoir politique: la société est désormais divisée entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent. La société n’est plus un Nous indivisé, une totalité une, mais un corps morcelé, un être social hétérogène… »
~ Pierre Clastres ~
“Les deux grandes questions incontournables de l’anthropologie politique sont:
1- Qu’est-ce que le pouvoir politique, c’est à dire qu’est-ce que la société ?
2- Comment et pourquoi passe t’on du pouvoir politique non-coercitif au pouvoir politique coercitif, c’est à dire qu’est-ce que l’histoire ?”
~ Pierre Clastres ~
Le communisme anarchiste
Sam Dolgoff
1932
~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~
Février 2022
1ère partie
Note de Résistance 71 : Ce texte est inédit en français à notre connaissance…
I.
La chute du capitalisme qui s’approche, comme démontrée par la débâcle économique mondiale, mène les humains à penser à un nouvel ordre social. Il est généralement admis, ce même par les plus conservateurs, que le capitalisme arrive au bout de sa course. La plus grande confusion règne néanmoins sur ce qui doit être fait. Bien des soi-disants remèdes sont proposés, de la plus profonde prière comme recommandé par le pape, au 57 variétés de dictatures comme préconisé par les fascistes, les communistes et les socialistes.
Les remèdes proposés, bien que divergents en bien des aspects, possèdent néanmoins une qualité qui leur est commune. Ils sont tous fondés sur la foi que le gouvernement étatique peut remédier à tous les maux. Ils étendraient les fonctions de l’État. L’État opérerait et contrôlerait les industries, régulerait la distribution des biens de consommation, déterminerait les conditions de travail, monopoliserait les sources de l’information et de la connaissance, les écoles, les journaux, la presse, la radio etc… Il se jetterait à corps perdu dans la vie de tout à chacun. Personne n’oserait questionner son autorité.
La délégation du pouvoir entre les mains d’un État omnipotent ne peut pas résoudre les problèmes auxquels fait face la classe des travailleurs, les problèmes d’exploitation, de monopole, d’inégalité, de suppression de l’individu. La bureaucratie d’état constitue une classe en elle-même. Cette classe privilégiée, qui n’est pas engagée dans un travail productif, doit être soutenue par les travailleurs. L’incroyable gâchis, l’inefficacité et la corruption du gouvernement tel qu’exercé de nos jours sont bien connus. A quel point ce fardeau grandirait, à quel point cette bureaucratie se retrancherait toujours plus si les pouvoirs de l’État étaient multipliés par 1000 ?…
La croissance d’une classe bureaucrate ayant des privilèges spéciaux augmentent nécessairement les inégalités. Les intérêts de ceux qui gouvernent et de ceux qui sont gouvernés ne peuvent pas être réconciliés. Les gens qui se retrouvent en permanence réduits à de simples outils entre les mains d’une machine étatique englobant tout se sentiront obligés de bloquer et de mettre en échec le pouvoir toujours plus croissant de la bureaucratie. Les contradictions inhérentes au socialisme d’état, loin d’être résolues par la métaphysique de “l’estompage de l’État”, doivent résulter en une guerre entre la bureaucratie privilégiée et les masses opprimées. Ceci mènerait à une révolution sociale. L’État ne peut en aucun cas mener la vie économique de la société dans l’intérêt de tous. L’État ne peut pas perdre sa caractéristique de classe. L’abolition, la disparition du capitalisme n’est pas suffisante aussi longtemps que l’État et sa bureaucratie sont maintenus.
Le nouvel ordre social se doit d’être fondé sur des principes totalement différents. Le besoin pour une philosophie sociale qui éviterait tous les pièges et obstacles de la centralisation étatique devient de plus en plus pressant face aux tendances toujours plus croissantes vers la dictature d’un type ou d’un autre. L’anarchie est la seule théorie sociale capable de remplir ce besoin. L’anarchie a pour but d’établir une société dans laquelle l’activité économique sera menée par des groupes volontairement associés et des (con)fédérations. Elle a pour but de mettre en place un accord mutuel en lieu et place de la coercition en tant que guide de principe de la vie humaine. Le développement de l’individu devrait être le seul objectif de la vie sociale. Un système social qui ne fournit pas d’objectifs et de moyens pour le développement de l’individu (NdT : et non, l’accumulation de biens et de richesses n’est pas le développement de l’individu…) est un échec. Un système social fondé sur l’oppression et l’exploitation ne peut en aucun cas permettre le développement optimal de l’individu. Ainsi nous pensons que doit être aboli non seulement le capitalisme, mais aussi l’État et toute institution centralisée.
La société est un tout organique intimement connectée et reliée par mille liens. Si un organe ne fonctionne plus, cela va immédiatement en affecter les autres. le très grande complexité et l’interdépendance de la vie sociale mène au communisme. Le communisme est un système dans lequel l’industrie opère pour le bien commun de toute la société. Celle-ci doit être conduite selon le principe du “a chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins”. Aucune personne n’a le droit de monopoliser ce que des générations d’humains ont travaillé pour produire. Les efforts combinés de tous sont nécessaires afin de produire les moyens de vivre, ainsi tout le monde a le droit de partager ce que tout le monde a travaillé à produire. Dans une telle société, il n’y a pas de place pour le privilège, l’inégalité ou la dictature. Le communisme anarchiste combine liberté et égalité. L’une étant indispensable à l’autre.
La vie économique de la société devrait être conduite par ceux qui sont de fait engagés dans l’industrie au travers de coopératives, d’unions industrielles, de fédérations et de sociétés volontaires de toute sorte et de tout objectif. Les besoins de l’humanité sont si variés, les problèmes spécifiques affectant une industrie ou une communauté sont si différents qu’aucun corps social, soit-il un état bureaucrate ou une agence administrative centralisée, ne pourront les adresser de manière efficace et ce même si le gouvernement venait à être impartial et totalement désintéressé ce qui n’est pas et ne peut pas être. Une bureaucratie gouvernementale omnipotente à Washington ne peut pas travailler dans les mines de Pennsylvanie ou forer les puits de pétrole en Oklahoma, ni récolter les fruits en Californie. Seuls les gens qui font le boulot et qui connaissent les ficelles de leurs métiers et affaires dans telle ou telle industrie ou communauté, peuvent résoudre les problèmes qui se posent constamment avec succès. La structure économique doit être basée sur l’autonomie locale la plus complète possible et sur l’action indépendante. La base économique de la société doit correspondre a la vie elle-même, elle doit refléter ses nombreux aspects et ses intérêts variés.
Ceci ne peut être fait que quand chaque groupe et chaque individu est libre de conduire ses affaires en accord avec ses besoins. La décentralisation des fonctions entre les mains de ceux et celles directement concernés assurera la liberté des producteurs et empêchera les monopoles, l’oppression, l’exploitation et l’inefficacité qui sont les caractéristiques distinctives d’institutions centralisées.
Un examen de la société actuelle montrera à quel point l’association volontaire et l’entraide, la coopération, sont responsables de tout ce qui est constructif dans la vie quotidienne moderne. Les sociétés scientifiques volontaires de tout type, sans lesquelles les merveilles de la vie moderne seraient impossibles, les sociétés de l’éducation volontaire, les coopératives de producteurs et de consommateurs, les syndicats, les associations mutuelles, mutualistes et les sociétés de tous types embrassant tous les secteurs de l’activité humaine, sont indispensables à la vie sociale. La vie sociale est impossible sans un accord mutuel. (NdT : non coercitif… L’État IMPOSE un accord mutuel qui préserve la caste dirigeante et les intérêts particuliers, RIEN n’est consensuel…)
Le besoin de coopération mutuelle, d’entraide, est si grand, que même des siècles de gouvernement étatique et d’oppression, de corruption, ont été incapables de s’en débarrasser et de l’écraser. L’histoire récente ne fait que nous rappeler à quel point le gouvernement est incapable et impuissant dans une urgence et que seule la capacité créatrice des masses est capable de répondre à une grande situation de détresse. L’abolition de l’État et du capitalisme délivreront les masses du poids mort de l’exploitation et de l’oppression. Les associations volontaires, augmentées et unifiées par l’impératif de la nécessité mutuelle, seraient enfin libres de se développer. Le génie constructeur de l’humanité régénérerait l’organisme social. La question de la structure économique de la société future sera développée plus avant dans le prochain article, qui s’occupera aussi des tactiques à suivre pour réaliser notre idéal.
II.
Dans l’article précédent, j’ai dit que la grande complexité et l’inter-dépendance de la vie sociale mènent au Communisme.
La production de l’acier par exemple, est dépendante de la production de minerai de fer, de charbon, de machinerie, de transports par voie ferrée, etc. alors que tout cela est impossible sans la production d’acier. La restriction ou la suspension des opérations de toute industrie a des répercussions immédiates sur les autres productions. Les relations harmonieuses d’une industrie avec une autre sont indispensables à la vie sociale. La production d’un article n’est plus la tache d’une personne ou d’un simple artisan, mais est devenue la tache de toute la société. L’évolution de l’industrie montre une tendance distinctive vers la coordination et l’intégration de l’effort humain. Ce changement est bien illustré dans le développement de l’agriculture.
L’agriculture a depuis longtemps cessé de dépendre de méthodes archaïques de culture. L’introduction d’une machinerie économisant la force de travail, les grandes contributions de la chimie dans l’augmentation de la fertilité des sols (NdT : texte écrit en 1932 rappelons-le, le chimique agricole est devenu avec le temps une grande partie du problème d’une nouvelle dépendance et de contrôle…), la facilité accrue de stockage et de transport des denrées périssables, ont rendu possible la mise en culture de grandes zones tout en demandant un minimum de travail humain. De grandes fermes couvrant des milliers d’ha sont bien connues et ne demandent pas de plus amples explications. La rationalisation de l’agriculture est l’arrêt de mort de l’agriculture individuelle et place l’industrie agricole sur le même plan que toute autre par sa technique et son efficacité.
La croissance du fermage, l’incapacité du paysan à payer de lourds impôts et les hypothèques imposées par les capitalistes et l’état, placent la terre entre les mains des banquiers, laissant les paysans dépossédés dans la même position que tous les autres employés, travailleurs salariés. Les intérêts banquiers créent de grandes fermes opérant selon le principe de la production de masse. S’il existe un conflit d’intérêt entre le petit propriétaire terrien et l’ouvrier industriel, cet antagonisme est liquidé par la rationalisation de l’agriculture et l’expropriation de la terre pour la mettre entre les mains de la même classe qui contrôle les autres industries de base. Le développement actuel de la société est dû à l’inter-dépendance de l’industrie. Les relations naturelles entre les producteurs et les consommateurs sont déformées et avilies par la production à des fins de profit en lieu et place d’une production utilitaire. La contradiction entre la propriété privée et le monopole et la nature sociale de la production est un des principaux facteurs de la rupture et de l’effondrement du capitalisme. La société doit posséder et contrôler l’industrie. La société est appelée à adopter le communisme comme forme économique de la nouvelle société.
La production sous l’anarcho-communisme sera conduite par les travailleurs eux-mêmes au travers de leurs organisations propres. Les travailleurs seront organisés en unions industrielles. L’unité de base de production sera le conseil ouvrier d’usine en charge de l’administration et de la coordination. Des réunions fréquentes entre les ouvriers et le comité de l’usine (NdT: mandat tournant et révocable) donneront le bénéfice de l’expérience aux ouvriers pour une meilleure exécution de travail à faire. La rotation des ouvriers dans le comité permettra une meilleure compréhension des problèmes de production et empêchera la possibilité pour qu’un groupe ne monopolise les fonctions organisationnelles.
La pleine autonomie locale caractériserait chaque unité de production. L’abolition d’un système centralisé, d’une institution coercitive et de l’inévitable abus de pouvoir engendré, l’abolition du salariat, l’abolition de l’inégalité et du privilège, détruira les motivations principales de l’oppression. Les comités d’usine n’agiront qu’en capacité de conseiller. Aucune agence ne peut mieux savoir au sujet de la production que ceux qui font le travail sur le terrain. N’ayant plus aucune crainte d’être viré par “le patron”, que celui-ci soit une personne privée ou l’état et ayant tout à gagner d’une administration efficace, les ouvriers seraient obligés de bien faire en regard de leurs intérêts communs à toutes et tous et à coopérer adéquatement les uns avec les autres.
Les conseils d’usine d’une industrie donnée éliraient des représentants à une fédération régionale des conseils ouvriers de leur industrie. Ces conseils régionaux coordonneraient le travail pour cette zone. Ils choisiraient des délégués pour un conseil national et international. Les fonctions de ces corps seraient de suggérer méthodes et moyens d’améliorer la qualité et la quantité du travail, de mettre en place des écoles techniques, de rassembler et de publier des statistiques, de faire des expériences etc… Le congrès des syndicats régionaux ou nationaux n’agiraient, comme les conseils ouvriers, que dans une capacité de conseillers. Ils n’auraient aucun pouvoir de forcer quelque groupe que ce soit d’obéir à leurs suggestions pas plus que des associations scientifiques ne peuvent forcer ses membres d’accepter leurs trouvailles. elles ne font que les soumettre pour discussion. L’acceptation de leurs conclusions ne dépend exclusivement que de leur validité.
A suivre…
« Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni la science, ni la vertu. Être gouverné, c’est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est sous prétexte d’utilité publique et au nom de l’intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. »
~ Pierre-Joseph Proudhon ~
“Oui, il a été inventé là une mort pour les multitudes, une mort qui se vante d’être la vie: en vérité un fier service rendu à tous les prédicateurs de mort. J’appelle État le lieu où sont tous ceux qui boivent du poison, qu’ils soient bons ou méchants… État le lieu où le lent suicide de tous s’appelle… la vie.”
“Là où cesse l’État, c’est là que commence l’Homme, celui qui n’est pas superflu : là commence le chant de ce qui est nécessaire, la mélodie unique et irremplaçable. Là où cesse l’État — regardez donc mes frères ! Ne les voyez-vous pas, l’arc-en-ciel et les ponts du surhumain ?”
~ Friedrich Nietzsche, “De la nouvelle idole” ~
Lectures complémentaires :
Du chemin de la société vers son humanité réalisée (Résistance 71)
La Commune de Paris (Pierre Kropotkine)
La Commune de Paris et la notion d’État (Michel Bakounine)
Appel au socialisme (Gustav Landauer)
Le monde nouveau (Pierre Besnard)
Écrits choisis (Errico Malatesta)
Anarchie de la théorie à la pratique (Rudolf Rocker)
Pourquoi suis-je anarchiste (Zénon)
Les Zones Autonomes Temporaires (Hakim Bey)
Contre les guerres de l’avoir la guerre de l’être (Guerre de Classe)
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24 février 2022 à 6:22
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17 mars 2023 à 4:20
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