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Anarchie, Société des Sociétés, antidote à l’autoritarisme, voie vers la réalisation de notre humanité…

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« Les anarchistes ont un tel désir d’ordre qu’ils n’en supportent aucune caricature. »
~ Antonin Artaud ~

 

Anarchisme, sciences sociales et autonomie du social

 

Julien Vignet

 

Source:
http://www.journaldumauss.net/?Anarchisme-sciences-sociales-et-autonomie-du-social

 

Julien Vignet est sociologue, CERReV, université de Caen Normandie

 

L’anarchie des anarchistes n’est pas le chaos, le désordre, ni le laissez-faire poussé jusqu’au bout des libéraux. Ils promeuvent en réalité une constitution sociale de la société, plutôt qu’une constitution politique ou religieuse. Ce sont les individus ordinaires, à la base, qui décident de se regrouper librement et dans les formes qui leur conviennent. Cette autonomie du social est aussi à la base des sciences sociales, qui émergent en même temps que l’anarchisme. Proudhon et Bakounine sont deux figures de l’anarchisme historique permettant de dévoiler les passerelles entre anarchisme et sciences sociales à partir de cette autonomie du social. En même temps, les anarchistes participent à remettre la science à sa place, mettant en garde contre le gouvernement des savants et développant des pratiques populaires pour entraver la spécialisation et l’émergence d’une élite séparée de scientifiques.

Les anarchistes portent une conception particulière de la vie sociale. En révolte aussi bien contre les structures hiérarchiques anciennes, comme la religion, que face à l’ordre capitaliste se mettant alors en place, ils et elles ont une détestation de la politique. C’est comme si la vie sociale était entravée par l’Etat, le capital et la religion.

Cependant, les anarchistes [1] ne promeuvent pas le laissez-faire à la manière des économistes libéraux. Ils et elles en sont de farouches opposants. L’anarchie est, à certains égards, une sorte de constitution sociale, par les gens eux-mêmes et leurs activités, plutôt qu’une constitution à partir de l’hétéronomie de la politique, de l’économie capitaliste ou de la religion. Or, cette autonomie du social n’est-elle pas aussi à la base des sciences sociales, qui émergent en même temps que l’anarchisme ?

Nous nous intéresserons à cette autonomie du social chez deux figures de l’anarchisme historique, à savoir Proudhon et Bakounine, qui ont par ailleurs appuyé leurs propositions révolutionnaires sur des analyses empruntant à la science de l’époque. Nous essaierons ensuite de creuser la question de savoir sur quel fondement les anarchistes font reposer cette sorte d’intelligence intrinsèque du social, avant d’évoquer les formes d’organisation sociale imaginées pour incarner l’anarchie. Enfin, nous verrons quel lien peut être tissé entre cette conception anarchiste et les sciences sociales, au-delà de la concordance de temps. En effet, de telles sciences ne reposent-elles pas elles aussi sur l’affirmation d’une irréductibilité, voire d’une autosuffisance du social ? En même temps, les anarchistes participent à remettre la science à sa place, mettant en garde contre le gouvernement des savants et développant des pratiques populaires pour entraver la spécialisation et l’émergence d’une élite séparée de scientifiques.

L’autonomie du social chez Proudhon

Le social contre la religion et la politique

Pierre-Joseph Proudhon est le premier à se définir anarchiste positivement en 1840. Il s’oppose à la propriété privée, à l’Eglise, au parlementarisme et au gouvernement en général. Il fait un lien étroit entre domination politique, domination économique et domination religieuse, considérées toutes comme des entraves à l’épanouissement de la justice.

Proudhon confiait ainsi dans ses Carnets de 1852 : « Je fais de la politique pour la TUER. EN FINIR AVEC LA POLITIQUE » [2]. Ce n’est alors pas seulement l’abolition de tous les gouvernements qui est visé, c’est aussi l’idée que la société peut se constituer d’elle-même, par la libre organisation des forces économiques et sociales. Il est encore plus clair dans Les confessions d’un révolutionnaire, où il distingue la constitution politique de la constitution sociale de la société. La seconde repose sur la libre association, l’égalité et la réciprocité et vise à affaiblir et écarter la première, fondée sur l’autorité et la hiérarchie.

« Je distingue en toute société deux espèces de constitutions : l’une que j’appelle la constitution SOCIALE, l’autre qui est la constitution POLITIQUE ; la première, intime à l’humanité, libérée, nécessaire, et dont le développement consiste surtout à affaiblir et écarter peu à peu la seconde, essentiellement factice, restrictive et transitoire. La constitution sociale n’est autre chose que l’équilibre des intérêts fondé sur le libre contrat et l’organisation des forces économiques qui sont, en général : le Travail, la Division du travail, la Force collective, la Concurrence, le Commerce, la Monnaie, le Crédit, la Propriété, l’Egalité dans les transactions, la Réciprocité des garanties, etc. La constitution politique a pour principe l’AUTORITE, ses formes sont : la Distinction des classes, la Séparation des pouvoirs, la Centralisation administrative, la Hiérarchie (…) » [3].

L’anarchisme de Proudhon vise explicitement à sortir de l’aliénation politique. Comme l’affirme Pierre Ansart, il « tend à libérer les force sociales des pouvoirs aliénants » [4], permettant ainsi d’instituer une société qui ne serait plus divisée en fractions ennemies et prise par un ensemble d’illusions.

Proudhon ne considère pas seulement l’exploitation capitaliste ou la domination étatique. Il est conscient qu’il existe des sacralisations qui empêchent la société de prendre conscience d’elle-même et de ses capacités. La refondation des rapports sociaux sans autorité révélée ou transcendante passe par la critique de la religion. C’est pourquoi Proudhon s’en prendra aussi à l’Eglise.

Il va plus loin en affirmant que politique et religion sont indissociables. Non seulement il fait alors de la religion un pouvoir politique, ne pouvant exister « qu’en s’appropriant la politique profane et les lois civiles » [5], mais il atteste du caractère sacré que prennent les institutions politiques pour se légitimer. Etat et Eglise, deux formes d’autorité instituées, utilisent les mêmes fondements pour justifier leur existence, et produisent les mêmes effets.

« Quoi qu’il en soit, il importe, pour la conviction des esprits, de mettre en parallèle, dans leurs idées fondamentales, d’un côté, le système politico-religieux, – la philosophie, qui a distingué si longtemps le spirituel du temporel, n’a plus droit de les séparer ; – d’autre part, le système économique.

Le Gouvernement donc, soit l’Église et l’État indivisiblement unis, a pour dogmes :

1. La perversité originelle de la nature humaine ; 

2. L’inégalité essentielle des conditions ; 

3. La perpétuité de l’antagonisme et de la guerre ; 

4. La fatalité de la misère. D’où se déduit : 

5. La nécessité du gouvernement, de l’obéissance, de la résignation et de la foi.

Ces principes admis, ils le sont encore presque partout, les formes de l’autorité se définissent elles-mêmes. Ce sont :

a) La division du Peuple par classes, ou castes, subordonnées l’une à l’autre, échelonnées et formant une pyramide, au sommet de laquelle apparaît, comme la Divinité sur son autel, comme le roi sur son trône, l’autorité ; 

b) La centralisation administrative ; 

c) La hiérarchie judiciaire ; 

d) La police ; 

e) Le culte » [6].

Il n’est pas étonnant que ce philosophe de l’immanence s’attache à critiquer les formes de transcendance productrices d’illusions, et dont l’Eglise est une incarnation de l’époque. L’antithéisme de Proudhon est pourtant peu rappelé, et parfois même mis en doute.

Proudhon se réfère régulièrement à Jésus, et ne cache pas son admiration pour la morale égalitaire et communautaire des évangiles [7]. Cela facilite probablement qu’il soit parfois assimilé à un spirituel finalement hanté par son enfance religieuse. Il y a certes pour Proudhon un mystère de l’existence et une inquiétude du sens. C’est pourquoi il ne balaie pas d’un revers de la main la question de la foi, si présente dans l’histoire de l’humanité. Cette sensibilité le fait respecter le questionnement religieux, associé dans le même temps à une critique virulente des institutions religieuses de son époque. Il n’en est pas moins clair sur ses positions contre l’Eglise et sur la nécessité de purger le socialisme de son arrière-fond religieux, présent notamment chez Fourier, Saint-Simon ou Leroux. C’est pourquoi il peut affirmer « je n’adore rien, pas même ce que je crois : voilà mon antithéisme » [8].

Probablement l’expérience sociale et politique de son époque, dans laquelle l’Eglise joue le rôle d’appui de la répression des révoltes populaires, influence-t-il son anticléricalisme. Il est difficile de ne pas malmener celui qui vous calomnie et attise les condamnations à votre égard.

Une science proudhonienne de la société à visée normative

Pour Proudhon, la société est immanente, traversée d’antagonismes, et faite par des forces collectives, toujours en mouvement. Il cherche donc une science de la société se promettant d’instaurer le meilleur état social par rapport à ce qu’est la société : une science à visée normative capable d’instaurer l’égalité et la justice. La société se fait en vertu de forces inconscientes, et les individus obéissent sans en avoir l’intelligence. La science ainsi promue doit permettre la compréhension de ses forces, et permettre à l’humanité en quelque sorte de prendre conscience d’elle-même [9].

Proudhon, ancien ouvrier typographe, se méfie de la métaphysique. Il rejette l’idée de savoir absolu. De la même manière, l’action est première par rapport aux idées : il met ainsi l’accent sur l’effort collectif, en opposition au déterminisme et à la providence ; la révolution est la manifestation la plus forte de cet effort collectif créateur. C’est en cela que la société est immanente : c’est l’action humaine qui produit non seulement le monde matériel, mais aussi les idées, les valeurs et les mentalités [10]. De fait, pour Proudhon, « la philosophie doit être essentiellement pratique

 » [11]. Elle n’a pas une fonction spéculative, et s’inscrit dans la vie quotidienne. De la même manière, elle n’est pas une pratique élitiste d’oisifs, mais a une finalité d’action à visée émancipatrice par les prolétaires. La science ne se perd pas dans les limbes de la théorie, elle reste ancrée dans la réalité ordinaire et liée à la recherche de l’amélioration des conditions humaines.

Conformément à cette position, la science promue par Proudhon ne peut être qu’empirique. Elle part de l’observation. Proudhon l’incarnera en étant attentif aux expérimentations sociales des classes populaires qui jaillissent à son époque : mutuelles, coopératives et sociétés secrètes. C’est probablement lors de son passage à Lyon, avec son effervescence portée par les canuts, que mûrira chez lui son mutuellisme. Il y restera entre 1843 et 1847, à la veille de la révolution associationniste de 1848, et y côtoie le socialisme le plus agité.

Dans La capacité politique des classes ouvrières [12], testament politique de Proudhon, il évoque et justifie les efforts des prolétaires pour affirmer leur autonomie politique et matérielle à travers des mutuelles, des coopératives et des syndicats. Il enjoint les ouvriers à l’abstention lors des élections. Leur capacité politique réelle réside dans l’organisation d’un mouvement social autonome. Un temps méfiant vis-à-vis de l’association, il devient l’un de ses plus ardents défenseurs. Pour lui, les gens de bras ne sont pas dépourvus de capacité politique, bien au contraire. Ils n’ont pas à être guidés par une avant-garde, mais créent ici et maintenant des expérimentations sociales sur le terrain économique, permettant d’affirmer immédiatement l’autogestion généralisée future. C’est ce que les socialistes « partageux » sont alors en train de faire. C’est en cela que l’analyse du social par Proudhon est profondément anarchiste : la société, qui est toujours autoproduite, peut se faire consciemment elle-même. Elle résulte de l’association de forces sociales, et non d’un principe organisateur transcendant, que ce soit la religion ou l’Etat. Or, l’anarchie est impossible si ce n’est pas le cas : s’il n’y a pas d’autonomie du social, il n’y a pas d’anarchie possible. L’anarchisme ne vise en ce sens rien d’autre que de favoriser l’autonomisation du social, notamment par rapport au politique dont il se défie.

La prédominance du social chez Proudhon repose sur le fait qu’il est une condition de l’humanité de l’être humain : « l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relation avec ses semblables » [13]. L’être humain est un être sociable parce qu’il a besoin des autres, et ce non seulement pour assurer sa survie ou perpétuer l’espèce, mais surtout parce qu’il ne peut s’épanouir sans autrui ni culture partagée. La liberté ne trouve pas sa limite chez les autres. Elle n’est pas non plus un vide investi d’un pouvoir infini, qui fait que l’expérience radicale de l’existence humaine est d’abord angoisse absolue. La liberté est dans la relation. La plus grande liberté se développe à travers des formes d’activités mutuelles entre égaux. La politique, la religion, l’économie capitaliste empêchent ce développement, et c’est pourquoi il faut selon Proudhon les combattre en leur substituant graduellement d’autres pratiques sociales qui finiront immanquablement à créer d’autres formes de vie au sein d’une autre société. Ce ne sera pas pour autant un point d’arrivée ou une fin de l’histoire. La société est un mouvement de forces diverses, et l’anarchie n’est qu’une sorte d’équilibre en gestation continue, appuyé sur le plan politique par le confédéralisme, et sur le plan économique par le mutuellisme.

Précisons que Proudhon pose deux problèmes de principe aux anarchistes : il est antisémite et misogyne. L’antisémitisme de Proudhon est lié au fait qu’il considère que les Juifs sont à l’origine du capitalisme [14]. Cet antisémitisme, sous une forme différente et plus nuancée, on le retrouvera chez Bakounine à la fin de sa vie, suite à ses polémiques avec Karl Marx. Il ne faut pas les taire, comme il est souvent fait. Cependant, l’antisémitisme de Proudhon n’apparaît pas dans ses constructions théoriques. En revanche, il en est différemment de sa misogynie. Il fait du mariage un pivot de la société, et de la famille l’unité sociale de base.

Joseph Déjacque, l’inventeur du terme libertaire, publie un pamphlet en réponse à et en rupture avec Proudhon : De l’Être humain mâle et femelle. Lettre à P.-J. PROUDHON. Exilé depuis la révolution manquée de juin 1848, il est sans doute le plus virulent contre Proudhon, ce « vieux sanglier qui n’est qu’un porc » [15]. Il y défend l’égalité homme-femme : « dites à l’homme et dites à la femme qu’ils n’ont qu’un seul et même nom comme ils ne font qu’un seul et même être, l’être-humain ». De même, il défendra l’émancipation de tous les êtres, quels que soient leur sexe, leur couleur de peau, leur âge. La révolution consiste en un combat dans les rues et dans les foyers contre un modèle social fondé sur la propriété et la famille. Depuis New-York et la Nouvelle-Orléans, il dénonce le massacre et le pillage des indiens d’Amérique ainsi que l’esclavage des noirs dans plantations. Joseph Déjacque est en ce sens bien plus anarchiste que Proudhon, qui aura pourtant été l’un de ses maîtres à penser.

L’autonomie du social chez Bakounine

Bakounine était un lecteur de Proudhon. Après 50 ans, il s’est lui-même déclaré anarchiste, et est devenu l’un des principaux théoriciens de l’anarchisme révolutionnaire. Il est alors somme toute logique de retrouver cette autonomie du social chez lui. Elle est clairement affirmée dans Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, dont il termine la rédaction en 1868 :

« La société, c’est le mode naturel d’existence de la collectivité humaine indépendamment de tout contrat. Elle se gouverne par les mœurs ou par des habitudes traditionnelles, mais jamais par des lois. Elle progresse lentement par l’impulsion que lui donnent les initiatives individuelles et non par la pensée, ni par la volonté du législateur. Il y a bien des lois qui la gouvernent à son insu, mais ce sont des lois naturelles, inhérentes au corps social, comme les lois physiques sont inhérentes aux corps matériels » [16].

Bakounine l’antipolitique

Pour Bakounine, formé à l’hégélianisme, l’humanité a une nature sociale. Le social, régi par ses propres lois, préexiste même à l’individu et à la constitution politique. Il peut néanmoins se transformer par des efforts individuels. On retrouve ici à la fois la position antipolitique de Bakounine, sa conception fondée sur une philosophie de la nature de l’autonomie du social, et sa considération de l’action humaine comme productrice de la société. Ces trois éléments, que Bakounine peine parfois à concilier, constituent la base de sa pensée anarchiste, nourrie perpétuellement par son activité révolutionnaire. Si Bakounine appelle lui aussi, comme Proudhon, à s’appuyer sur la science, il considère toutefois que la connaissance rationnelle du monde – naturel et social – est insuffisante à l’émancipation. Il n’appelle pas au sentiment de révolte contre la science. Il n’associe pas non plus science et émancipation. Mais la science peut bien permettre de favoriser la conscience des individus des lois naturelles et des prescriptions sociales. Si les premières ne sont pas modifiables, les secondes peuvent être transgressées, et même bouleversées en vue de l’émancipation individuelle et collective. C’est le but de la révolution sociale. On retrouve donc chez Bakounine la même idée que chez Proudhon, celle de la possibilité d’une constitution de la société par le social lui-même, débarrassée du capitalisme, de la politique et de la religion.

Bakounine est célèbre pour sa polémique avec Marx, qui entraînera une rupture au sein de la Première Internationale, celle de l’Association Internationale des Travailleurs. Il a à la fin de sa vie une défiance absolue envers le pouvoir, qu’il soit bourgeois ou populaire : la lutte n’est pas politique, dans les couloirs des palais et les délégations parlementaires, mais strictement sociale. C’est pourquoi il refuse d’utiliser l’appareil d’Etat et la mise en place d’une dictature du prolétariat, contrairement aux communistes – qu’il nomme « autoritaires ».

Bakounine prophétise d’ailleurs ce que deviendra le bolchévisme. Dès le 19 juillet 1866, dans une lettre à Alexandre Herzen et Nicolaï Ogarev [17], Bakounine écrivait : « Toi qui es un socialiste sincère et dévoué, assurément, tu serais prêt à sacrifier ton bien-être, toute ta fortune, ta vie même, pour contribuer à la destruction de cet Etat, dont l’existence n’est compatible ni avec la liberté ni avec le bien-être du peuple. Ou alors, tu fais du socialisme d’Etat et tu es capable de te réconcilier avec ce mensonge le plus vil et le plus redoutable qu’ait engendré notre siècle : le démocratisme officiel et la bureaucratie rouge ». Il annonce les dérives que contiennent les positions sur la participation au jeu politique et sur la prise de l’appareil d’Etat dans une phase transitoire. Il pressent que la mise en place d’un Etat populaire s’accompagnera inévitablement de l’émergence d’une nouvelle classe privilégiée, celle des directeurs et des fonctionnaires, c’est-à-dire de la bureaucratie.

Suite à l’éclatement de la Première Internationale [18], il participe à la fondation de l’Internationale antiautoritaire à Saint-Imier en 1872, avec entre autres Carlo Cafiero, Errico Malatesta et James Guillaume. Celle-ci regroupe les sections espagnoles, italiennes, françaises, jurassiennes et américaines, et est alors l’organisation révolutionnaire la plus nombreuse. Son orientation, influencée par les idées de Bakounine, est clairement antipolitique. Elle déclare que « la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat » dans sa troisième résolution. Conformément à l’orientation anarchiste des carnets proudhoniens de 1852, il s’agit de faire de la politique pour détruire la politique.

Bakounine a bien conscience que son activité révolutionnaire comporte une composante politique. Il critique d’ailleurs l’indifférence à la question politique. Contrairement à ce que déclareront ces détracteurs à l’époque, il ne s’agit pas d’apolitisme, mais d’une position antipolitique – donc d’une affirmation de l’autonomie du social.

Le conflit avec Marx sur la question politique ne se situe pas seulement sur la prise de l’appareil d’Etat en vue de sa décomposition future – option de Marx – ou la lutte immédiate pour le dépérissement de l’Etat – option de Bakounine. Il y a chez Bakounine l’intuition d’une part maudite du pouvoir. 

« Je ne craindrai pas d’exprimer cette conviction, que si demain on établissait un gouvernement et un conseil législatif, un parlement, exclusivement composé d’ouvriers, ces ouvriers, qui sont aujourd’hui de fermes démocrates socialistes, deviendraient après-demain des aristocrates déterminés, des adorateurs hardis ou timides du principe d’autorité, des oppresseurs et des exploiteurs. Ma conclusion est celle-ci : il faut abolir complètement, dans le principe et dans les faits, tout ce qui s’appelle pouvoir politique ; parce que tant que le pouvoir politique existera, il y aura des dominants et des dominés, des maîtres et des esclaves, des exploiteurs et des exploités » [19].

La question n’est pas de savoir si tel ou tel dirigeant est corrompu, manipulateur, violent. Le pouvoir en lui-même pervertit. Le fait de se retrouver en position de pouvoir transforme l’individu et le place en situation où il ne peut qu’exercer une domination sur les autres.

Cette position antipolitique se confirme dans la Lettre à un français [20], au moment de la guerre franco-prussienne, où il déclare que l’émancipation sociale et économique du prolétariat entraînera son émancipation politique, ou plutôt son émancipation de la politique. Ce n’est pas pour autant qu’il n’y aurait pas de décisions collectives à prendre, bien au contraire. Bakounine considère que c’est une nécessité. Ce qui est rejeté, c’est la séparation d’une instance décisionnelle du corps social, et son institutionnalisation qui finit par la consacrer théologiquement.

Suffrage universel ou censitaire, là n’est pas la question pour Bakounine. L’élargissement du suffrage ne supprime en rien le mensonge qu’est la représentation. Le pouvoir corrompt, et se trouver en position de représentant ne peut que couper des aspirations populaires. Les assemblées centralisatrices favorisent le passage des « palpitations vivantes de l’âme populaire » vers des abstractions [21]. Ce n’est pas pour cela que Bakounine n’admet pas la représentation des sections au sein de l’A.I.T., via des mandats impératifs. Mais cette représentation n’intervient alors pas au sein d’un petit Etat en gestation – c’est du moins le sens de son engagement et de ses polémiques avec les tenants du centralisme – mais dans une fédération qui préfigure celle qu’il appelle de ses vœux.

Cette critique du pouvoir, il va jusque la formuler à destination des organisations ouvrières risquant de se bureaucratiser. De son expérience au sein de l’A.I.T., entre 1868 et son éviction en 1872, il en tire plusieurs leçons. Il note d’abord la tendance à la constitution d’une élite militante, qui se considère indispensable. Mécaniquement, elle s’habitue à décider à la place des autres, et les délégués se coupent de leur base. L’autonomie des sections et des individus doit justement venir empêcher cette dégénérescence, de même que les assemblées générales des membres.

Antithéologisme et philosophie de la nature chez Bakounine

L’anarchisme a, on l’a vu, dès son origine mis en avant une critique radicale tant du capitalisme et de l’Etat, que de l’Eglise. La domination n’est pas seulement matérielle, elle est aussi idéologique, et la religion vient couvrir la conscience d’un voile tout en légitimant les dominations existantes. Bakounine ne déroge pas à la règle. Il a très bien synthétisé cette pensée dans Dieu et l’Etat, ouvrage posthume recomposé par son ami Elisée Reclus en 1882. Il y proclame que « si Dieu existait, il n’y aurait pour lui qu’un seul moyen de servir la liberté humaine, ce serait de cesser d’exister » [22].

Pour Bakounine, une religion, et particulièrement l’Eglise catholique, se constitue comme pouvoir politique et économique. L’idéalité divine s’appuie sur l’exploitation économique et l’oppression politique des masses, richesse et puissance s’autoalimentant l’un l’autre [23]. Les religions instituées transforment la spiritualité en s’accaparant le fruit du travail des autres, et tombent dans un matérialisme étroit de privilégiés. Bakounine peut ainsi renvoyer dos à dos idéalisme et matérialisme : l’idéalisme religieux se concrétise sur terre en servant les forces matérielles, tandis que le matérialisme scientifique appuie l’idéalisme pratiques des classes populaires et des laissés-pour-compte.

Il met aussi à jour le fétichisme contenu dans l’idée de dieu, qui vient écraser l’humanité. « Dieu est tout, donc l’homme et tout le monde réel avec lui, l’univers, ne sont rien » [24]. Ce qui est ordinaire et passager est ainsi traité avec dédain, alors que « toute la vie des hommes réels, des hommes en chair et en os, n’est composée que de choses passagères » [25]. Il faut ainsi rendre à l’humanité et la nature ce dont elles ont été dépouillées en s’opposant à la religion. Cette dernière est l’incarnation idéale de ce dépouillement, celui de la capacité à produire le monde. Bakounine fait alors de son antithéologisme l’un de ses trois piliers fondamentaux de son anarchisme, avec le fédéralisme et le socialisme.

Bakounine s’oppose donc à l’hétéronomie de la politique et de la religion. D’où vient pour lui l’autonomie du social ? Bakounine est matérialiste. Il considère donc que l’esprit n’est pas séparé du corps, et que l’individu, qui est d’abord un corps, est le produit de la nature, puis de la société. De la nature d’abord, règne de la nécessité. Il n’y a aucune échappatoire, et aucun projet bakouninien de la sortie des forces naturelles. Il faut au contraire les reconnaître et les faire sienne. Il les distingue des forces sociales, qui elles ne sont pas inhérentes à notre être, mais viennent de l’extérieur de soi-même [26]. Il n’en reste pas moins qu’elle constitue l’individu, être irrémédiablement social pour Bakounine.

L’être humain « naît dans la société comme la fourmi dans la fourmilière et comme l’abeille dans la ruche ; il ne la choisit pas, il en est au contraire le produit, et il est aussi fatalement soumis aux lois naturelles qui président à ses développements nécessaires, qu’il obéit à toutes autres lois naturelles » [27]. La société précède l’individu, et l’imprègne, tant « la pression de la société sur l’individu est immense, et il n’y a point de caractère assez fort ni d’intelligence assez puissante qui puisse se dire à l’abri des attaques de cette influence aussi despotique qu’irrésistible » [28]. C’est d’ailleurs cela qui prouve le caractère social de l’être humain, tant la culture propre à un individu donné se reflète jusque dans les détails de sa vie.

L’individu est comme happé par le social, en même temps qu’il permet la création de liens avec les autres, par la confiance, la routine et les habitudes. A tel point que l’humanité se fonde d’abord sur la sociabilité : il n’y a pas d’êtres humains qui à un moment se mettent d’accord afin de créer volontairement la société, comme chez Rousseau. L’individu ne la crée pas, il en hérite. Il ne peut donc qu’être façonné intimement par la situation sociale-historique dans laquelle il naît.

Les prescriptions sociales prennent presque la consistance des nécessités biologiques. D’ailleurs, Bakounine considère l’espèce humaine comme une continuité des espèces animales : « ce qui n’existe pas dans le monde animal au moins à l’état de germe, n’existe et ne se produira jamais dans le monde humain » [29]. Bakounine distingue le milieu naturel, celui des biologistes, du milieu social, celui des sciences sociales et de l’activité révolutionnaire, mais les pense en continuité. En dernière instance, c’est la nature qui fixe le devenir humain. Si Bakounine en restait là, ce serait une autonomie du social en réalité dépendante des lois naturelles de l’univers ; une autonomie qui n’en serait alors pas une. Dans tous les cas, il y aurait un déterminisme incapable de penser le changement social.

Mais il n’en est rien chez Bakounine, révolutionnaire bien avant d’être philosophe. La continuité chez lui ne veut pas dire qu’il n’y a pas une différence qualitative nette entre l’animalité et l’humanité. L’être humain a pleinement accès à l’abstraction. Il peut penser et parler – et donc transmettre. S’il concède que certains animaux ont des capacités troublantes, ce ne sont que des bribes de ce que l’humanité possède en termes de faculté. De cette capacité de penser, il en fait le second de ces trois fondements du développement humain, avec lesquels s’ouvre le Dieu et l’Etat reconstitué en 1882 par Elisée Reclus [30].

Bakounine et la liberté

L’individu est capable de s’élever à la conscience, et par là de se déterminer lui-même au sein du milieu qui lui préexiste. Il sait reconnaître le monde qui l’enveloppe et les forces qui le déterminent, étape nécessaire avant de pouvoir agir dessus.

« Grâce à cette faculté d’abstraction, l’homme en s’élevant au-dessus de la pression immédiate que tous les objets extérieurs ne manquent jamais d’exercer sur chaque individu, peut les comparer les uns avec les autres, observer leurs rapports. Voilà le commencement de l’analyse et de la science expérimentale » [31].

L’être humain est un individu parlant et pensant. C’est pour cela qu’il peut échapper à la fatalité et s’ouvrir au règne de la liberté. La connaissance, que la science doit développer, est ainsi un maillon essentiel chez Bakounine : c’est par elle qu’il est doué de volonté et peut s’affirmer.

Pour autant, l’être humain ne saurait s’ouvrir à la liberté sans dépasser ce moment de la pensée. L’être humain humanise la nature, à partir de ses idées, par ses activités. C’est bien par l’action dans ce monde qu’il peut réaliser sa liberté : la science ne permet que la conscience de la liberté, qui demande à se réaliser par des actes.

S’il n’y a qu’à faire siennes les lois naturelles, sommes-nous condamnés à toujours nous incliner face aux prescriptions sociales ? Une telle affirmation serait contradictoire avec la vie que Bakounine a menée. Issu d’une famille de l’aristocratie russe, son père l’envoie faire ses classes dans l’armée à 14 ans. Il supporte mal la discipline militaire, et en opposition avec sa famille quitte l’armée quelques années plus tard pour s’inscrire à l’université à Moscou, où il fréquente un cercle révolutionnaire. Il voyage en Allemagne et en France, où il rencontre des socialistes. En 1848, il prend une part active à la révolution qui se déroule alors en France. Il tente de la propager en Allemagne, puis en Pologne où il est l’un des meneurs de l’insurrection populaire de Dresde. Il est finalement arrêté par les prussiens et condamné à mort. Sa sentence est commuée en travaux forcés à perpétuité, avant d’être livré à la Russie. Incarcéré dans des conditions difficiles, il est finalement déporté en Russie en 1857. Il réussit à s’enfuir en 1861, à 47 ans, via le Japon et les Etats-Unis, avant de gagner l’Europe. Il renoue avec les milieux révolutionnaires et adhère en 1868 à l’A.I.T. En 1870, il participe à une insurrection à Lyon, qui proclame la Commune, préfigurant celle de Paris quelques mois plus tard. Le soulèvement échoue, et Bakounine se réfugie à Marseille, puis en Suisse. Après le massacre des communards en 1871, les tensions sont vives au sein de l’A.I.T. Bakounine en est exclu en 1872 avec d’autres membres, et participe à la fondation de l’Internationale antiautoritaire. En 1873, épuisé, il décide d’arrêter le militantisme. Malade, il prend part aux préparatifs d’une insurrection à Bologne, espérant mourir sur les barricades. L’insurrection tourne court, et il meurt en 1876. Toute sa vie, il n’a cessé de braver les déterminismes de la société, depuis sa rupture familiale jusqu’à ses engagements révolutionnaires, debout sur les barricades et armes à la main. Son existence ne colle pas avec l’idée d’une action humaine entièrement engluée dans le milieu social.

Sa théorie n’est pas non plus une théorie du déterminisme. Elle fait la part belle à la liberté, et donc à la capacité humaine de transformer la société. Pour Bakounine, il est possible d’extirper les mauvaises habitudes pour les remplacer par des bonnes. La société est ainsi en partie productrice d’elle-même.

Chaque chose et chaque être possèdent une individualité propre, certes née de circonstances antérieures et issue du milieu social au sens large, mais qui permet des capacités autonomes d’action. C’est une parcelle d’autonomie minuscule devant l’infini du monde et des forces qui façonnent l’univers. C’est néanmoins un pouvoir créatif et imaginatif qui permet à l’individu, au moins de manière abstraite ou en tous cas incomplète, de s’élever au-dessus de la pression immédiate des choses qui l’entourent comme de ses mouvements propres et de ses appétits.

S’il n’y a pas de libre-arbitre, il y a la liberté au prix d’efforts et d’une révolte en partie dirigée contre soi-même – la partie façonnée par le milieu social. L’individu est pourvu de volonté. Sinon, l’individu serait réduit à une machine ou à des instincts. L’individu, par ses expériences et ses actions, modifie non seulement le monde dans lequel il s’insère, c’est-à-dire la société actuelle comme l’humanité et les choses dans leur ensemble, mais aussi sa psychologie. Cette volonté n’est pas un mystère de la vie, elle est fondée dans la chair et le sang, et possède sa propre dynamique. Elle peut ainsi grandir par les efforts de l’individu, la pensée ou les conditions sociales favorables. Ce que Bakounine nomme un ruisseau dans le courant universel de la vie, peut se transformer en torrent. Jusqu’à un certain point, l’individu qui s’émancipe peut alors devenir son propre éducateur et le créateur de soi-même et de son milieu social. Cette auto-détermination reste relative, enchaînée au monde naturel et social comme tout être vivant, mais elle existe et participe à façonner le monde. Donc l’individu n’acquiert pas cette petite partie d’autonomie de manière isolée, en s’arrachant au milieu social, mais en agissant dessus, et donc en s’y mêlant encore plus. Même l’action individuelle est immédiatement sociale.

L’individu chez Bakounine n’est donc pas constitué entièrement par les rapports sociaux, comme chez Marx ; ou plutôt, s’il est constitué par ses relations sociales, il y a aussi une part de subjectivité, qui permet notamment les ruptures non seulement personnelles mais aussi collectives, et les arrachements à la voie tracée par ses conditions, y compris les révoltes. Il n’y a pas de sujet révolutionnaire, tel le prolétariat chez Marx, voué à transformer de manière mécanique et nécessaire la société. Pour Bakounine, il existe bien des classes sociales, mais pas de classe révolutionnaire en soi. Certaines classes sociales peuvent jouer un rôle temporairement révolutionnaire, mais elles sont toutes en rivalité pour le pouvoir. Or, il s’agit pour lui d’en finir par la volonté avec la domination, et donc avec la division en classes sociales, mais aussi avec l’Etat, la religion, la famille patriarcale, avec les mœurs qui ont pénétré profondément l’individu, « de sorte que chacun en est en quelque sorte le complice contre lui-même » [32]. Il n’y a pas de mécanique révolutionnaire chez Bakounine, mais des voies expérimentales et des tentatives créant des ruptures et des chocs modifiant non seulement le milieu social général, mais aussi les structures psychologiques des individus.

Ces ruptures sont d’autant plus possibles que l’une des manifestations de cette part de liberté chez l’humain est le sentiment de révolte. Si la pensée est la facette positive de la liberté, la révolte en est la composante négative. Mais cette dernière est puissante, et le véritable moteur du développement de la liberté – c’est-à-dire de la capacité des êtres humains à développer leurs facultés leur permettant d’intervenir sur le monde. Elle est inscrite dans la condition humaine, et même si elle est toujours située dans un contexte historique et culturel particulier, elle est en ce sens universelle. La révolte, que Bakounine considère comme instinctive, fonde des traditions et des capacités d’organisation contre l’autorité, qui se transmettent à travers les âges. Immédiatement, elle est socialisée et participe à une sédimentation historique, faisant de l’histoire (sociale) de l’humanité ce qu’elle est. Cet « instinct de révolte », déjà très social, est à encourager face à bien d’autres dispositions humaines moins reluisantes, pour devenir un élan révolutionnaire. De négative, la révolte dans toute son ambigüité, à la fois violence ravageuse et destruction créatrice, devient positive et émancipatrice, une force matérielle capable de triompher. La révolution sociale, avec les destructions qu’elle suppose, est évidemment le choc par excellence, la rupture qui transforme non seulement le monde et les rapports sociaux (l’union libre plutôt que la famille patriarcale par exemple) mais suscite aussi un autre type d’humain, plus libre.

Bakounine tire de tout cela une définition sociale de la liberté. La liberté d’autrui n’est pas une limite, au contraire elle confirme et étend la mienne à l’infini.

« Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté » [33].

Ce n’est donc pas une liberté du libre arbitre, avec un individu abstrait et atomisé. Il n’y a pas de liberté spontanée et isolée, indépendante du monde extérieur. Bakounine fournit ainsi des armes aux sciences sociales, dans les débats qui les animent avec les économistes étroits, tenants du libéralisme et de la liberté exclusive de l’individu contre la société. L’individu n’en est pas moins l’élément de base de l’anarchie, et donc de la société. Dans sa complétude, il est irréductible, singulier, vivant, bien plus qu’une simple incarnation du système institutionnel et social, et il convient de respecter absolument sa dignité.


Convergence des luttes…

L’anarchie et le fondement de l’intelligence intrinsèque du social 

Sur quel fondement se constitue le lien social pour les anarchistes ? Si l’équilibre ne repose ni sur la constitution politique, ni sur la nature humaine – égoïste pour les utilitaristes, altruiste pour Kropotkine – sur quoi d’autre peut-il reposer ? L’anarchisme semble parfois reposer sur une conception presque vitaliste de la société, où le mouvement de la vie aurait ses propres finalités qu’il conviendrait de ne pas entraver. C’est quelque chose que l’on retrouve en filigrane dans la pensée des anarchistes Bakounine ou Libertad, par exemple, et surtout chez Kropotkine.

Reprenant à son compte la morale sans obligation ni sanction de Guyau [34], Kropotkine considère quant à lui que la vie contient en elle-même le mobile de l’activité et de la morale. Le géographe russe va plus loin, et finit par fonder la morale sur une solidarité inscrite dans la nature – donc biologique [35].

Celui-ci fonde l’autonomie sur la biologie, ce qui est donc en réalité une négation de l’autonomie du social. Il publie en effet en 1902 L’entr’aide, un facteur d’évolution [36]. Il s’agit non seulement de montrer que la solidarité est un principe moteur tant de l’évolution animale que du changement humain, mais aussi de prendre le contrepied du darwinisme social mettant en avant la lutte concurrentielle pour la survie. L’entraide prime sur la lutte pour la survie des plus aptes. Kropotkine partage tout de même avec les socio-darwinistes l’idée qu’il y a une continuité absolue entre le naturel et le social. Cependant, contrairement à eux, il estime que l’entraide n’est pas simplement un comportement hérité, mais qu’il peut et doit se cultiver. Pour Kropotkine, il n’y a pas de principe biologique prédéterminant de l’entraide, mais des habitudes qui s’acquièrent et se modifient en fonction des situations et des milieux. C’est en fait une force réelle et importante dans le monde vivant, capable de contrebalancer la loi du plus fort. Il cède toutefois au même postulat consistant à reposer les comportements humains sur la biologie. Les sciences sociales comme l’activité révolutionnaire doivent se fondre dans une science de la nature. Qu’il y ait de l’altruisme dans la nature, et profondément ancré dans les sociétés humaines encore aujourd’hui [37], ne vient pas expliquer la socialisation et la transmission des pratiques les plus libertaires de la vie sociale.

L’évolutionnisme, qui considère que le changement est continuel, sans césures, intrinsèquement positif, est en réalité une négation du caractère immédiatement et intégralement social de l’humanité, et surtout des possibilités d’une action humaine libre, donc aussi transgressive et contestataire à l’issue incertaine. Le temps social n’est ni le temps biologique, ni le temps physico-cosmique [38]. Salvador Juan en élabore une critique systématique et précise dans son ouvrage Critique de la déraison évolutionniste (2006), dans lequel un chapitre est consacré au naturalisme anarchiste [39]. Un glissement des sciences de la nature vers les sciences sociales est à l’œuvre depuis la constitution de ces sciences, et les anarchistes s’essayant à la théorie reflètent aussi les travers de cette époque. Aujourd’hui, les prétentions de la biologie à expliquer le social s’appuient sur les nouveau

x développements des technosciences, comme la génétique. Comme l’affirme Salvador Juan, la constitution des sciences sociales passe pourtant par son dégagement d’un certain impérialisme de la biologie. A l’autonomie de la discipline – qui n’empêche aucunement des collaborations fructueuses [40] – correspond l’autonomie du social.

La recherche des continuités (au demeurant réelles [41]) entre humanité et le reste du vivant se fait par une négation des caractères distinctifs, et animalise du même coup l’humanité, donnant la part belle aux idéologies les plus réactionnaires et conservatrices, dont la génétique se fait aujourd’hui largement le relai. Il y a, rappelle Salvador Juan, bel et bien une distinction entre humanité et animalité – distinction ne veut pas dire meilleur, justifiant du même coup une domination possessive et ravageuse de la nature. Dès qu’il y a humanité, il y a immédiatement culture, c’est-à-dire symbole, outil, transmission. L’humanité est en ce sens beaucoup plus ancienne qu’on ne le considère habituellement [42].

Il est aisé de comprendre pourquoi un certain nombre d’anarchistes ont cédé à l’évolutionnisme de l’époque. Ils étaient aussi guidés par des motivations de rupture avec la religion, mais aussi par la volonté de remettre en cause la naturalité revendiquée des hiérarchies constituées. Bien souvent, la séparation radicale entre humanité et animalité s’intégrait parfaitement à l’évolutionnisme classique : les véritables humains étaient les blancs européens, les bourgeois, les êtres masculins… tandis que les autres étaient à des stades inférieurs encore marqués par l’animalité. Poser une continuité entre humanité et animalité permettait de désamorcer ces manières de légitimer l’ordre existant et les conquêtes coloniales. Cela ne remet néanmoins pas en cause son affirmation de l’autonomie du social. Il ne s’agit là que d’une contradiction initiale, en général corrigée par les anarchistes qui ont continué de s’inscrire dans ce mouvement.

Sans transcendance, le social livré à lui-même s’est parfois réfugié dans la biologie pour trouver son fondement. La reconnaissance entière de son autonomie ne peut pourtant passer qu’en prenant acte de sa dimension pleinement culturelle, produit d’une sédimentation historique qui pénètre les moindres détails de l’individu, ainsi que de l’action et de la contestation toujours situées. Peut-il y avoir autonomie du social sans s’inscrire finalement dans le mouvement de la vie sociale elle-même ? Il y aurait donc une sorte d’intelligence intrinsèque du social. Voilà un champ qui mériterait peut-être d’être exploré.

En réalité, les anarchistes ne fondent pas l’anarchie sur la biologie, mais sur l’action humaine. S’il n’y a pas constitution politique de la société pour les anarchistes, cela ne les empêche pas de promouvoir l’auto-institution par des individus conscients. 

Chez Proudhon, elle s’incarne dans des associations, mutuelles, coopératives des classes populaires et demain dans le confédéralisme associé au mutuellisme. Il promeut les liens contractuels directs entre égaux. Ce contractualisme peut cependant parfois être qualifié de « comptable », et reste enraciné chez lui dans un prisme économiste. Chez Bakounine se retrouve les mêmes ensembles sociaux, mais aussi les communes et les assemblées de base. Kropotkine, avec ses comparses anarchistes-communistes, vantera quant à lui les mérites de la commune, à la portée sociale plus large que les organisations économiques. Elle ne s’arrête pas à la production, et intègre les femmes, les enfants, les chômeurs, les anciens, les paysans, dans une optique d’élargissement par la solidarité, bouleversant sans cesse ses frontières et ses contours.

Au fondement de l’anarchisme, il y ainsi une distinction subtile entre instances séparées et social immanent. La religion est l’institution emblématique du dépouillement des capacités autonomes des personnes à produire leur société et à vivre leur vie librement. La constitution politique, incarnée par l’Etat et la législation, bénéficie de davantage de crédit, puisqu’il repose dans les sociétés contemporaines sur l’idée du contrat social. Pour les anarchistes, la politique est un lieu séparé, depuis lequel sont fixés les lois et les mœurs. Qu’elle soit monarchique, aristocratique ou démocratique, elle reste toujours surplombante et vient fixer les forces sociales. A l’inverse, l’anarchie peut se définir comme la situation où la société se fait elle-même, à la base, dans l’épaisseur du social : des lieux décisionnels non séparés, les mœurs, les usages et la sociabilité animés par l’éthique et la réciprocité. Les décisions communes prises dans les lieux institutionnels appropriés ne se substituent pas à un système de règles informelles gérant la vie collective, dans lequel les discussions directes de voisinage sont essentielles et des marges de manœuvre laissées aux individus. L’anarchie, fondée sur les principes de l’entraide, ce sentiment de solidarité conscient et volontaire, et de l’auto-organisation entre égaux, n’est pas le chaos. C’est une société sans dirigeants ni dirigés, où les accords et les règles ne sont pas figés mais définis librement et réciproquement au sein de structures collectives souples. Il n’y a pas de forme adéquate qui préexisterait au contenu – il est possible d’autogérer en capitaliste ou de discuter sans oppression d’une invasion – mais un souci permanent de maintenir vivant les raisons rendant l’anarchie désirable. D’où l’importance que tous les anarchistes accorderont à l’éducation, la transmission et la culture.

Anarchisme et sciences sociales

Les anarchistes ont creusé avec force le sillon d’une reconnaissance de l’autonomie du social. Cette dernière, on la retrouve dans les sciences sociales émergentes. N’est-ce pas ce qu’affirme Durkheim, pourtant très éloigné de l’anarchisme, quand il affirme en 1895 que l’objet de la sociologie se trouve entièrement dans les faits sociaux, et que les faits sociaux doivent être expliqués par d’autres faits sociaux [43] ? Mauss renforcera cette affirmation par la notion de « fait social total », en montrant notamment que les dimensions économiques ne sont pas dissociables des dimensions sociales et culturelles, cet ensemble venant façonner l’individu jusque dans son corps. La socio-anthropologie considère à sa suite le concept d’institution comme central. C’est alors « une création humaine dont personne n’est l’auteur et qui s’impose à tous mais que chacun adapte et peut participer à changer » [44].

L’autonomie du social s’affirme au sens d’une sphère séparée des autres sphères sociales, qui viendraient la pervertir. Cela ne pose pas seulement l’existence d’une sphère qui serait le social, à côté de la sphère politique, économique, techno-scientifique, culturelle, religieuse, mais le fait que cette sphère est celle qui constitue réellement la société, et qui peut être source d’émancipation. La réalité de la société, c’est le social, qui s’engendre par lui-même et pour lui-même, de manière anarchique donc. A l’autonomie du social correspondrait ainsi une exigence à l’autonomie des sciences sociales.

La reconnaissance de l’autonomie du social est à la base d’une théorie des sciences sociales débarrassée de la politique et de l’économie. Aujourd’hui plus qu’hier, elles sont largement instrumentalisées et orientées par les objectifs économiques fixés par l’Etat et les grandes industries stratégiques. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la plupart des programmes de recherche financés. De manière moins reconnue, les sciences sociales viennent aussi appuyer les modes d’administration et de gouvernement des populations, dont les statistiques sont nécessaires. N’est-ce pas ce que soufflait Foucault avec son concept de biopouvoir ?

Michel Foucault a approfondi ses réflexions sur les sociétés disciplinaires avec son concept de biopouvoir [45]. A l’enfermement succède un nouveau type de normativité. Il ne s’agit plus seulement de dresser les corps, mais d’organiser la vie, c’est-à-dire de se constituer comme une force de régulation. Le pouvoir est de plus en plus gestionnaire et bureaucratique : inciter, contrôler, surveiller, normaliser y sont des prérogatives essentielles. Il catégorise et il prescrit des modes de vie et des manières d’agir et de penser. Il investit la vie pour mieux être à même de l’administrer, s’inscrivant dans le corps, et venant gouverner les corps. Or, un tel pouvoir exige de nouvelles attentions : taux de croissance, taux de natalité, taux de mortalité, analyses sociodémographiques et socioéconomiques. Dès lors, les sciences sociales deviennent un outil pour gouverner.

Les anarchistes ont contribué à l’essor des sciences sociales, non seulement par leur affirmation de l’autonomie du social, mais aussi en empruntant des analyses théoriques et en discutant de la société à la manière de praticiens de ces sciences. Déjà Bakounine, homme d’action davantage que théoricien, s’était employé à fonder un matérialisme scientifique, reposant sur les avancées dans les connaissances de la nature et de la vie aussi bien que sur les sciences sociales en cours d’élaboration. Il lit et commente notamment Auguste Comte, commence la traduction du Capital de Karl Marx en russe, s’intéresse à l’anthropologie. Il considère comme Comte que la sociologie vient couronner l’édifice scientifique, en la rattachant toutefois à un strict prolongement des autres disciplines. Si les sciences sociales ont une spécificité, elles sont néanmoins ramenées à une sorte d’extension des sciences de la nature et de la vie. On l’a vu, il y a pour lui une continuité entre les phénomènes physiques, intellectuels et sociaux.

C’est pour lui dans la matière que tout réside, aussi bien la vie que l’esprit. Il se méfie de la métaphysique, dans laquelle il perçoit une abstraction semblable au divin. La nature procède donc d’un « mouvement progressif et réel du monde appelé inorganique au monde organique, végétal, et puis animal, et puis spécialement humain ; de la matière ou de l’être chimique à la matière ou à l’être vivant, et de l’être vivant à l’être pensant » [46]. La matière est au départ, l’idée est à la fin.

Le monde naturel est déjà pour lui une esquisse de l’anarchie, incarnée dans sa conception du fédéralisme, allant du bas vers le haut, et de la périphérie vers le centre. L’émancipation de l’humanité s’inscrit dans la continuité avec le mouvement universel de la nature, mais la pensée – et donc l’étude du social – en est une condition. L’être humain comme l’ensemble du vivant est pris par les lois naturelles. Il est toutefois davantage encore pris par le milieu social, à l’aspect spécifique. Il peut néanmoins s’en défaire par l’exercice de la pensée et de la volonté, ce qui est une caractéristique de l’humanité et un cheminement progressif. La reconnaissance de ce qui détermine le monde et nous détermine en tant que nous en sommes une partie permet à l’être humain, de comprendre son environnement et de s’affranchir par la culture. La culture n’est pas pour autant pensée comme une guerre à la nature, fidèle au projet très moderne, et donc récent, du capitalisme et des techno-sciences.

Pour Bakounine, il y a donc tout intérêt à étudier les régularités sociales, les mœurs et les habitudes : il y a des régularités dans le social qui préexistent aux règles que les individus prétendent se donner, et surtout à la conscience qu’ils en ont. Pour que le ruisseau devienne un torrent capable de nager à contre-courant, il doit lever les barrages. Comprendre la réalité par l’étude du social est un dévoilement du monde permettant une conscience plus éclairée. Connaître les forces déterministes est une étape nécessaire pour s’en libérer et permettre à l’humanité de prendre possession d’elle-même – de devenir autonome, dirait Castoriadis [47].

La science, et les sciences sociales en particulier, a un rôle important dans la lutte pour l’émancipation chez Bakounine, et chez les anarchistes qui lui ont succédé. Il n’y aurait pour autant pas de sens à fonder une science sociale anarchiste, comme n’importe quelle autre discipline universitaire. L’anarchisme ne peut pas être bridé par les murs d’une institution par essence élitiste, ou fondu dans le moule de la pensée académique. Proudhon comme Bakounine se méfiaient d’ailleurs des intellectuels et des philosophes. Mais Proudhon participe à sa manière à l’avènement de la sociologie [48].

Bakounine distingue deux conditions à partir desquelles la science peut devenir émancipatrice. La première consiste dans la reconnaissance des lois naturelles et des régularités sociales, donc dans la connaissance de la réalité, comme nous l’avons vu. Il en affirme une autre qui sépare radicalement l’anarchisme de la conception académique des sciences modernes. Il n’y aurait ainsi pas de sens à fonder une science sociale anarchiste, comme n’importe quelle autre discipline universitaire. L’anarchisme ne peut pas être bridé par les murs d’une institution par essence élitiste, ou fondu dans le moule de la pensée académique.

Bakounine est aussi un critique de la science. Il met en garde contre le gouvernement des savants, qui serait « une monstruosité » [49]. Déjà la science, surtout quand elle s’applique aux sociétés humaines, est nécessairement imparfaite. Ensuite, ce serait une législation surplombante de la société, que les individus se verraient vénérer sans la comprendre. Les scientifiques, formant une caste à part, pourraient alors même être comparés aux prêtres. Une institution scientifique mise dans cette position, déclare Bakounine, se trouverait rapidement corrompue, perdant sa puissance de pensée, diluée dans la jouissance de ses privilèges. Conformément à son idée que le pouvoir pervertit, il affirme que « c’est le propre du privilège et de toute position privilégiée que de tuer l’esprit et le cœur des hommes » [50].

Bakounine ne remet pas en doute le changement de registre qu’opère la démarche scientifique avec la religion ou la métaphysique. La science fait autorité, mais ses représentants sont faillibles. Elle n’est qu’une projection mentale, une interprétation issue d’un corps humain. Il n’y a pas à sacrifier les individus sur l’autel des abstractions, quand bien même elles seraient d’une autre nature que celles émanant de la religion, de la politique ou de la législation. « La science, c’est la boussole de la vie ; mais ce n’est pas la vie » [51]. La vie est une force créatrice que la science se contente d’essayer de reconnaître. C’est pourquoi la science ne peut qu’éclairer la vie, et non la gouverner.

Décidément prophétique, Bakounine prévient que lorsque la science se mêle de création vivante dans le monde réel, il ne peut en sortir que quelque chose de pauvre et de dégradé [52]. Il n’imagine certes pas encore jusqu’où va aller la déraison scientifique, avec ses manipulations génétiques ou le développement de l’atome, entre autres innovations morbides. Il prévoit toutefois la capacité de la science à considérer l’humanité comme cobaye. La reproduction artificielle du vivant est pour lui vouée à l’échec. De fait, ce qui échappe à la science, c’est la singularité contenue dans ce qui est vivant. L’abstraction scientifique est incomplète et imparfaite, condamnée au général, incapable de saisir le mouvement spontané et singulier de la vie. Elle n’est que plus indifférente envers l’être humain fait de chair et de sang.

C’est pour toutes ces raisons que Bakounine est un critique du scientisme avant l’heure. Mais il n’est pas seulement un précurseur mettant en garde contre les excès de la science, il lui définit une place sociale modeste au potentiel émancipateur.

« Ce que je prêche, c’est donc, jusqu’à un certain point, la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science. Non pour détruire la science – à Dieu ne plaise ! Ce serait un crime de lèse-humanité –, mais pour la remettre à sa place, de manière à ce qu’elle ne puisse plus jamais en sortir. […] Elle n’est elle-même qu’un moyen nécessaire pour la réalisation d’un but bien plus élevé, celui de la complète humanisation de la situation réelle de tous les individus réels qui naissent, qui vivent et qui meurent sur la terre » [53].

Le rôle de la science est finalement pour Bakounine d’être une sorte de conscience collective de l’humanité, contribuant aux efforts pour se défaire des illusions politiques, morales et religieuses qui la recouvrent. Les sciences sociales quant à elles ont pour vocation de révéler « les causes générales des souffrances individuelles » [54]. Elles peuvent alors éclairer la route de l’émancipation. Au-delà, elles s’égarent en instrument de pouvoir. C’est pourquoi la science doit être investie par les gens ordinaires et devenir populaire. Elle n’a pas à être une sphère séparée de spécialistes. La liberté humaine est inaccessible à la science, mais elle est à la portée de « l’action spontanée du peuple » [55].

Libertad était de son côté un ferme partisan de l’hygiène tant physique qu’intellectuelle. Il lisait d’ailleurs de la sociologie, certes « avec peine » [56]. Il n’hésite tout de même pas à en faire une critique détaillée dans son journal L’anarchie. Il a surtout développé les causeries populaires en réaction aux universités populaires, où la même séparation entre expert et profane instituait de fait une hiérarchie. On imagine comment il considérait les universités académiques. Libertad est sur ce point représentatif des mouvements anarchistes, à la fois critiques virulents de la science des salons et des instituts, liés aux autorités constituées, et inlassables vulgarisateurs des théories scientifiques. Le spécialiste cède sa place au profane revendiquant la non appartenance au cercle des savants. Bibliothèques, conférences, causeries, excursions, éditions, journaux, chansons, spectacles, sont quelques pratiques populaires visant non seulement à propager l’anarchie, mais surtout à affiner l’esprit critique et à établir une existence libre.

Ces anarchistes ont ainsi contribué à remettre la science à sa place, tant dans le contexte social que dans sa portée. Outre ces deux apports, celui de poser une autonomie du social et par la même de donner une place particulière aux sciences sociales dans la compréhension des sociétés humaines, ainsi qu’une contribution même modeste au développement de telles sciences, l’anarchisme donne une vision à l’activité scientifique. Cette dernière n’est jamais neutre. Elle s’inscrit dans des rapports sociaux. Tant pis pour les esprits étroits qui protesteront toujours sur les jugements et les pensées critiques : il y a bel et bien des valeurs dans les faits. Aujourd’hui, l’activité scientifique contribue surtout à la croissance économique, au développement des technosciences, et à l’administration étatique. Pour les anarchistes, la science devait servir l’élan de la révolution sociale – et non politique. La fièvre révolutionnaire est peut-être aujourd’hui difficilement partageable pour de nombreuses personnes sincères dans leur démarche scientifique. Disons que l’activité scientifique doit s’orienter vers l’émancipation, et donc la subversion. Elle n’a pas le choix : servir les pouvoirs, c’est s’affaiblir elle-même et venir obscurcir davantage le voile qu’elle se donne comme mission de lever.

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LEVAL G., 1976, La pensée constructive de Bakounine, Paris, Spartacus

LIBERTAD A., 2006, Le culte de la charogne, Marseille, Agone

MOUNIER E., 1966, Communisme, anarchie et personnalisme, Paris, Seuil

PEREIRA I., 2009, « Un nouvel esprit contestataire – la grammaire pragmatiste du syndicalisme d’action directe révolutionnaire », thèse de sociologie, EHESS, 768p.

PESSIN A. et PUCCIARELLI M., 2004, Pierre Ansart et l’anarchisme proudhonien, Lyon, Atelier de création libertaire

PROUDHON P-J., 1966, Qu’est-ce que la propriété ?, Paris, Garnier-Flammarion

1849, De la création de l’ordre dans l’humanité, Paris, Garnier frères

1851, Les confessions d’un révolutionnaire, Paris, Garnier Frères

1851, Idée générale de la Révolution au XIXème siècle, Paris, Garnier frères

1858, De la Justice dans la révolution et l’Eglise, 2 volumes, Paris, Garnier frères

1999, Du principe fédératif, Paris, Romillat

1865, La capacité politique des classes ouvrières, Paris, E.Dentu

ROUSSEAU J-J., 2001, Du contrat social, Nîmes, Maxi-livres

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Voir nos textes anarchistes (Kropotkine, Landauer, Bakounine, Proudhon, Malatesta, Reclus, Voline, Makhno, Mühsam, Faure, Rocker, Magon, Pouget, Michel, Goldman, DeCleyre, Alfred, Clastres, Graeber, Scott, Sahlins, McDonald, Bey, Zinn, Zénon, R71, EZLN…) dans notre bibliothèque PDF

Ainsi que notre page « Anthropologie politique »

Il n’y a pas de solution au sein du système, n’y en a jamais eu et ne saurait y en avoir !

Comprendre et transformer sa réalité, le texte:

Paulo Freire, « La pédagogie des opprimés »

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4 textes modernes complémentaires pour mieux comprendre et agir:

Guerre_de_Classe_Contre-les-guerres-de-l’avoir-la-guerre-de-l’être

Francis_Cousin_Bref_Maniffeste_pour _un_Futur_Proche

Manifeste pour la Société des Sociétés

Pierre_Clastres_Anthropologie_Politique_et_Resolution_Aporie

 

Changement de paradigme politique: L’anarchie dans l’évolution socialiste (Pierre Kropotkine) ~ 1ère partie ~

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, militantisme alternatif, pédagogie libération, philosophie, politique et lobbyisme, politique et social, politique française, résistance politique, société libertaire, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , on 7 juillet 2017 by Résistance 71

 

L’ANARCHIE

Dans l’Évolution Socialiste

2ème Édition

Pierre Kropotkine

Prix : 10 centimes

PARIS

Au bureau de la Révolte

140, rue Mouffetard, 14ème

1892

 

1ère partie

2ème partie

 

Brochure publiée à sept mille exemplaires, conformément au désir de notre camarade Lucien Massé, coiffeur à Ars en Ré, qui, en mourant, a légué la RÉVOLTE la somme nécessaire.

Citoyennes et citoyens,

Vous vous êtes certainement demandé, maintes fois, quelle est la raison d’être de l’Anarchie ? Pourquoi, parmi tant d’autres écoles socialistes, venir fonder encore une école de plus, l’école anarchiste ? C’est à cette question que je vais répondre. Et, pour mieux y répondre, permettez-moi de me transporter à la fin du siècle passé.

Vous savez tous ce qui caractérisa cette époque. L’épanouissement de la pensée. Le développement prodigieux des sciences naturelles ; la critique impitoyable des préjugés reçus ; les premiers essais d’une explication de la nature sur des bases vraiment scientifiques, d’observations, d’expérience, de raisonnement.

D’autre part, la critique des institutions politiques léguées à l’humanité par les siècles précédents ; la marche vers cet idéal de Liberté, d’Égalité et de Fraternité qui, de tout temps, fut l’idéal des masses populaires. 

Entravé dans son libre développement par le despotisme, par l’égoïsme étroit des classes privilégiées, ce mouvement, appuyé et favorisé en même temps par l’explosion des colères populaires, engendra la grande Révolution qui eut à se frayer un chemin au milieu de mille difficultés intérieures et extérieures.

La Révolution fut vaincue ; mais ses idées restèrent. Persécutées, conspuées d’abord, elles sont devenues le mot d’ordre de tout un siècle d’évolution lente. Toute l’histoire du xixe siècle se résume dans l’effort de mettre en pratique les principes élaborés à la fin du siècle passé. C’est le sort de toutes les révolutions. Quoique vaincues, elles donnent le mot de l’évolution qui les suit.

Dans l’ordre politique, ces idées sont l’abolition des privilèges de l’aristocratie, la suppression du gouvernement personnel, l’égalité devant la loi. Dans l’ordre économique, la Révolution proclame la liberté des transactions. « Tous, tant que vous êtes sur le territoire — dit-elle — achetez et vendez librement. Vendez vos produits — si vous pouvez produire ; et si vous n’avez pas pour cela l’outillage nécessaire, si vous n’avez que vos bras à vendre, vendez-les, vendez votre travail au plus donnant : l’État ne s’en mêlera pas ! Luttez entre vous, entrepreneurs ! Point de faveurs pour personne. La sélection naturelle se chargera de tuer ceux qui ne seront pas à la hauteur des progrès de l’industrie, et de favoriser ceux qui prendront les devants. »

Voilà, du moins, la théorie de la révolution du tiers-État. Et si l’État intervient dans la lutte pour favoriser les uns au détriment des autres — on l’a vu assez, ces jours-ci, lorsqu’on a discuté les monopoles des compagnies minières et des chemins de fer, — ce sera considéré par l’école libérale comme une déviation regrettable aux grands principes de la Révolution, un abus à réparer.

Le résultat ? — Vous ne le connaissez malheureusement que trop, citoyennes et citoyens réunis dans cette salle. L’opulence oisive pour quelques-uns, l’incertitude du lendemain, la misère pour le plus grand nombre. Les crises, les guerres pour la domination sur les marchés ; les dépenses folles des États pour procurer des débouchés aux entrepreneurs d’industrie.

C’est que, en proclamant la liberté des transactions, un point essentiel fut négligé par nos pères. Non pas qu’ils ne l’eussent entrevu ; les meilleurs l’ont appelé de leurs vœux, mais ils n’osèrent pas le réaliser. C’est que, en proclamant la liberté des transactions, c’est-à-dire la lutte entre les membres de la société, la société n’a pas mis en présence des éléments de force égale, et les forts, armés pour la lutte de l’héritage paternel, l’ont emporté sur les faibles. Les millions de pauvres, mis en présence de quelques riches, devaient fatalement succomber.

Citoyennes et citoyens ! Vous êtes-vous posé cette question : D’où vient la fortune des riches ? — Est-ce de leur travail ? Ce serait une bien mauvaise plaisanterie que de le dire. Mettons que M. de Rothschild ait travaillé toute sa vie. Mais, vous aussi, chacun des travailleurs dans cette salle, a aussi travaillé. Pourquoi donc la fortune de Rothschild se chiffre-t-elle par des centaines de millions, et la vôtre par si peu de chose ?

La raison en est bien simple. C’est que vous vous êtes appliqués à produire vous-mêmes, tandis que M. Rothschild s’est appliqué à recueillir le fruit du travail des autres. Tout est là.

« Mais, comment se fait-il, me dira-t-on, qu’il se soit trouvé des millions d’hommes laissant les Rothschild accaparer le fruit de leurs travaux ? » — La réponse est simple : ils ne pouvaient pas faire autrement, puisqu’ils sont misérables !

En effet, imaginez une cité dont tous les habitants — à condition de produire des choses utiles pour tout le monde — trouvent le gîte, le vêtement, la nourriture et le travail assuré ; et supposez que dans cette cité débarque un Rothschild, porteur d’un baril d’or.

S’il dépense son or, le baril s’allègera rapidement. S’il l’enferme sous clef, il ne débordera pas, parce que l’or ne pousse pas comme les haricots, et, au bout d’une année, notre Rothschild ne retrouvera pas, dans son tiroir, 110 louis s’il n’y en a mis que cent. Et s’il monte une usine et propose aux habitants de la cité de travailler dans cette fabrique pour cinq francs par jour tandis qu’ils en produiront pour dix, on lui répondra : « Monsieur, chez nous vous ne trouverez personne qui veuille travailler à ces conditions ! Allez ailleurs, cherchez une cité de misérables qui n’aient ni travail assuré, ni vêtement, ni pain, qui consentent à vous abandonner la part du lion dans les produits de leur travail, pourvu que vous leur donniez de quoi acheter du pain. Allez là où il y a des meurt-de-faim ! Là vous ferez fortune ! »

L’origine de la fortune des riches, c’est votre misère ! Point de misérables d’abord ! Alors, il n’y aura point de millionnaires !

Or, c’est ce que la Révolution du siècle passé ne sut ou ne put réaliser. Elle mit en présence des ex-serfs, des meurt-la-faim et des va-nu-pieds d’une part, et d’autre part, ceux qui étaient déjà en possession de fortunes. Elle leur dit : Luttez ! Et les misérables succombèrent. Ils ne possédaient point de fortune ; mais ils possédaient quelque chose de plus précieux que tout l’or du monde — leurs bras — Et ces bras — cette source de toutes les richesses — furent asservis par les riches.

Et nous avons vu surgir ces immenses fortunes qui sont le trait caractéristique de notre siècle. Un roi du siècle passé, « le grand Louis XIV » des historiens salariés, a-t-il jamais osé rêver la fortune des roi du XIXe siècle, les Vanderbilt et les Mackay ?

Et d’autre part, nous avons vu le misérable réduit de plus en plus à travailler pour autrui ; le producteur pour son propre compte disparaissant de plus en plus ; chaque jour davantage nous sommes condamnés à travailler pour enrichir les riches.

On a cherché à obvier à ces désastres. On a dit : Donnons à tous une instruction égale. Et on a répandu l’instruction. On a fait de meilleures machines humaines, mais ces machines instruites travaillent toujours pour enrichir les riches. Tel savant illustre, tel romancier de talent, est encore la bête de somme du capitaliste. Le bétail à exploiter s’améliore par l’instruction, mais l’exploitation reste.

On est venu parler ensuite d’association. Mais on s’est vite aperçu qu’en associant leurs misères, les travailleurs n’auraient pas raison du capital. Et ceux-là mêmes qui nourrissait le plus d’illusions à ce sujet ont dû en venir au socialisme.

Timide à ses débuts, le socialisme parla d’abord au nom du sentiment, de la morale chrétienne. Il y eut des hommes profondément imbus des côtés moraux du christianisme — fonds de morale humaine conservée par les religions, — qui vinrent dire : « Le chrétien n’a pas le droit d’exploiter ses frères ! » Mais on leur rit au nez, en leur répondant : « Enseignez au peuple la résignation du christianisme, dites au nom du Christ que le peuple doit présenter la joue gauche à celui qui l’a frappé sur la joue droite, — vous serez les bienvenus ! Quant aux rêves égalitaires que vous retrouvez dans le christianisme, allez méditer vos trouvailles dans les prisons ! »

Plus tard, le socialisme parla au nom de la métaphysique gouvernementale. « Puisque l’État, disait-il, a surtout pour mission de protéger les faibles contre les forts, il est de son devoir de subventionner les associations ouvrières. L’État seul peut permettre aux associations de travailleurs de lutter contre le capital et d’opposer à l’exploitation capitaliste le chantier libre des travailleurs encaissant le produit intégral de leur travail. » — À ceux-là la bourgeoisie répondit par la mitraillade de juin 48.

Et ce n’est que vingt à trente ans après, lorsque les masses populaires furent conviées à entrer dans l’Association Internationale des Travailleurs, que le socialisme parla au nom du peuple ; c’est alors seulement que, s’élaborant peu à peu dans les Congrès de la grande Association et, plus tard chez ses continuateurs, il en arriva à cette conclusion :

« Toutes les richesses accumulées sont des produits du travail de tous — de toute la génération actuelle et de toutes les générations précédentes. Cette maison dans laquelle nous sommes réunis en ce moment, n’a de valeur que parce qu’elle est dans Paris, — cette ville superbe où les labeurs de vingt générations sont venus se superposer. Transportée dans les neiges de la Sibérie, la valeur de cette maison serait presque nulle. Cette machine que vous avez inventée et brevetée, porte en soi l’intelligence de cinq ou six générations ; elle n’a de valeur que comme partie de cet immense tout que nous appelons l’industrie du dix-neuvième siècle. Transportez votre machine à faire les dentelles au milieu des Papouas de la Nouvelle-Guinée, et là, sa valeur sera nulle. Ce livre, enfin, cette œuvre de génie que vous avez faite, nous vous défions, génie de notre siècle, de nous dire quelle est la part de votre intelligence dans vos superbes déductions ! Les faits ? Toute une génération a travaillé à les accumuler. Les idées ? c’est peut-être la locomotive sillonnant les champs qui vous les a suggéré. La beauté de la forme ? c’est en admirant la Vénus de Milo ou l’œuvre de Murillo que vous l’avez trouvée. Et si votre livre exerce quelque influence sur nous, c’est grâce à l’ensemble de notre civilisation.

Tout est à tous ! Et nous défions qui que ce soit de nous dire quelle est la part qui revient à chacun dans les richesses. Voici un immense outillage que le dix-neuvième siècle a créé ; voici des millions d’esclaves en fer que nous appelons machines et qui rabotent et scient, tissent et filent pour nous, qui décomposent et recomposent la matière première, et font les merveilles de notre époque. Personne n’a le droit de s’accaparer aucune de ces machines et de dire aux autres : « Ceci est à moi ; si vous voulez vous servir de cette machine pour produire, vous me paierez un tribut sur chaque chose que vous produirez, » — pas plus que le seigneur du moyen-âge n’avait le droit de dire au cultivateur : « Cette colline, ce pré sont à moi et vous me paierez un tribut sur chaque gerbe de blé que vous récolterez, sur chaque meule de foin que vous entasserez. »

« Tout est à tous ! Et pourvu que l’homme et la femme apportent leur quote-part de travail pour produire les objets nécessaires, ils ont droit à leur quote-part de tout ce qui sera produit par tout le monde ! »

II

« Tout est à tous. Et pourvu que l’homme et la femme apportent leur quote-part de travail pour produire les objets nécessaires, ils ont droit à leur quote-part de tout ce qui sera produit par tout le monde ! »

Mais, c’est le Communisme ? — direz-vous. Oui, c’est le Communisme ; mais le Communisme qui parle, non plus au nom de la religion, non plus au nom de l’État, mais au nom du peuple.

Depuis cinquante ans, un formidable réveil s’est produit dans la classe ouvrière. Le préjugé de la propriété privée s’en va. De plus en plus le travailleur s’habitue à considérer l’usine, le chemin de fer, la mine, non pas comme un château féodal appartenant à un seigneur, mais comme une institution d’utilité publique, que tout le monde a le droit de contrôler.

L’idée de possession commune n’a pas été élaborée, de déduction en déduction, par un penseur de cabinet. C’est la pensée qui germe dans les cerveaux de la masse ouvrière. Et lorsque la révolution que nous réserve la fin de ce siècle aura jeté le désarroi dans le camps des exploiteurs, — vous verrez que la grande masse populaire demandera l’Expropriation et proclamera son droit à l’usine, à la manufacture, à la locomotive et au bateau à vapeur.

Autant le sentiment de l’inviolabilité de l’intérieur du chez soi, s’est développé pendant la deuxième moitié de notre siècle, autant le sentiment du droit collectif à tout ce qui sert à la production des richesses s’est développé dans les masses. C’est un fait ; et quiconque voudra vivre, comme nous, de la vie populaire et suivre son développement, conviendra que cette affirmation n’est qu’un résumé fidèle des aspirations populaires.

Oui, la tendance de la fin du xixe siècle est au Communisme ; non pas le Communisme du couvent ou de la caserne prêché jadis, mais au Communisme libre, qui met à la disposition de tous les produits récoltés ou fabriqués en commun, laissant à chacun la liberté de les consommer comme il lui plaira, dans son chez soi.

C’est la solution la plus accessible aux masses populaires, la solution que le peuple réclame aux heures solennelles. En 1848, la formule : « De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins » est celle qui va le plus droit au cœur des masses. Si elles acclament le République, le suffrage universel, c’est parce qu’elles espèrent trouver le Communisme au bout de l’étape. Et en 1871, dans Paris assiégé, lorsque le peuple veut faire un effort suprême pour résister à l’envahisseur, que réclame-t-il ? — Le rationnement !

La mise au tas de toutes les denrées et la distribution selon les besoins de chacun. La prise au tas de ce qui est en abondance, le rationnement des objets qui peuvent manquer, c’est la solution populaire. Elle se pratique chaque jour dans les campagnes. Tant que les prés suffisent, — quelle est la Commune qui songe à en limiter l’usage ? Lorsque le petit bois et les châtaignes abondent, — quelle Commune refuse aux communiers d’en prendre ce qu’ils veulent ? Et lorsque le gros bois commence à manquer, qu’est-ce que le paysan introduit ? C’est le rationnement !

Prise au tas pour toutes les denrées qui abondent. Rationnement pour tous les objets dont la production est restreinte, et rationnement selon les besoins, donnant la préférence aux enfants et aux vieillards, aux faibles en un mot.

Et le tout, — consommé non pas dans la marmite sociale, mais chez soi, selon les goûts individuels, en compagnie de sa famille et de ses amis. Voilà l’idéal des masses dont nous nous sommes fait les porte-voix.

Mais il ne suffit pas de dire « Communisme, Expropriation ! » Encore faut-il savoir à qui incomberait la gérance du patrimoine commun, et c’est sur cette question que les écoles socialistes se trouvent surtout divisées, les uns voulant le Communisme autoritaire, et nous autres nous prononçant franchement pour le Communisme anarchiste.

Pour juger les deux, revenons encore une fois à notre point de départ, — la Révolution du siècle passé.

En renversant la royauté, la Révolution proclama la souveraineté du peuple. Mais par une inconséquence, toute naturelle à cette époque, elle proclama, non pas la souveraineté en permanence, mais la souveraineté intermittente, s’exerçant à intervalles seulement, pour la nomination de députés qui sont censés représenter le peuple. Au fond, elle copia ses institutions sur le gouvernement représentatif de l’Angleterre.

On noya la Révolution dans le sang, et néanmoins, le gouvernement représentatif devint le mot d’ordre en Europe. Toute l’Europe, sauf la Russie, l’a essayé, sous toutes les formes possibles, depuis le gouvernement censitaire jusqu’au gouvernement direct des petites républiques de l’Helvétie.

Mais, chose étrange, à mesure que nous approchions du gouvernement représentatif idéal, nommé par le suffrage universel complètement libre, nous en découvrions les vices essentiels. Nous constations que ce mode de gouvernement pèche par la base.

N’est-il pas absurde, en effet, de prendre au sein de la population un certain nombre d’hommes et de leur confier le soin de toutes les affaires publiques, en leur disant : « Occupez-vous en, nous nous déchargeons sur vous de la besogne. À vous de faire les lois sur tous les sujets : Armements et chiens enragés ; observatoires et tuyaux de cheminées ; instruction et balayage des rues. Entendez-vous comme vous le voudrez et légiférez, puisque vous êtes les élus que le peuple a trouvé bons à tout faire. »

Je ne sais pas, citoyens, mais il me semble que si on venait offrir à un homme sérieux un pareil poste, il devrait tenir à peu près ce langage : « Citoyens, vous me confiez une besogne qu’il m’est impossible d’accomplir. Je ne connais pas la plupart des questions sur lesquelles je serai appelé à légiférer. Ou bien j’agirai à l’aveuglette et vous n’y gagnerez rien, ou bien je m’adresserai à vous et provoquerai des réunions, dans lesquelles vous-mêmes chercherez à vous mettre d’accord sur la question, et alors mon rôle deviendra inutile. Si vous vous êtes fait une opinion et si vous l’avez formulée ; si vous tenez à vous entendre avec d’autres citoyens qui, eux aussi, se sont fait une opinion sur ce sujet, alors vous pourrez tout simplement entrer en échange d’idées avec vos voisins, et envoyer un délégué qui pourra se mettre d’accord, avec d’autres délégués sur cette question spéciale ; mais vous réserverez certainement votre décision définitive. Vous ne lui confierez pas le soin de vous faire des lois. C’est ainsi qu’agissent déjà les savants, les industriels, chaque fois qu’ils ont à s’entendre sur des questions d’ordre général. »

Mais ceci serait la négation du régime représentatif, du gouvernement et de l’État. Et cependant c’est l’idée qui germa partout, depuis que les vices du gouvernement représentatif, mis à nu, sont devenus si criants.

Notre siècle est allé encore plus loin. Il a mis en discussion les droits des États et de la société par rapport à l’individu. On s’est demandé jusqu’à quel point l’ingérence de l’État est nécessaire dans les mille et mille fonctions d’une société.

A suivre…

État, institutions et coercition… De l’inefficacité des persécutions (Pierre Kropotkine)

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, démocratie participative, documentaire, militantisme alternatif, pédagogie libération, philosophie, police politique et totalitarisme, politique et social, politique française, résistance politique, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , on 26 octobre 2016 by Résistance 71

L’effet des persécutions

 

Pierre Kropotkine

 

Les Temps Nouveaux (1895)

 

Pendant quinze mois on a tout mis en mouvement pour étouffer l’anarchie. On a réduit la presse au silence, supprimé les hommes, fusillé à bout portant en Guyane, transporté dans les îles en Espagne, incarcéré par milliers en Italie, sans même se donner le luxe de lois draconiennes ou de comédies judiciaires. On a cherché partout jusqu’à affamer la femme et l’enfant en envoyant la police faire pression sur les patrons qui osaient encore donner du travail à des anarchistes.

On ne s’est arrêté devant aucun moyen afin d’écraser les hommes et étouffer l’idée.

Et, malgré tout, jamais l’idée n’a fait autant de progrès qu’elle en a fait pendant ces quinze mois.

Jamais elle n’a gagné si rapidement des adhérents.

Jamais elle n’a si bien pénétré dans des milieux, autrefois réfractaires à tout socialisme.

Et jamais on n’a si bien démontré que cette conception de la société sans exploitation, ni autorité, était un résultat nécessaire de tout le monceau d’idées qui s’opère depuis le siècle passé ; qu’elle à ses racines profondes dans tout ce qui a été dit depuis trente ans dans le domaine de la jeune science du développement des sociétés, dans la science des sentiments moraux, dans la philosophie de l’histoire et dans la philosophie en général.

Et l’on entend dire déjà : ― « L’anarchie ? Mais, c’est le résumé de la pensée du siècle à venir ! Méfiez-vous-en, si vous cherchez à retourner vers le passé. Saluez-la si vous voulez un avenir de progrès et de liberté ! »

Alors que l’étiquette seule d’anarchiste valait, de par la loi, la relégation en Guyane et la mort lente sous les fièvres paludéennes et la crapaudine des gardes-chiourme, ― qu’est-ce qui occupait surtout la presse ?

On se souvient de l’enquête sur l’anarchie faite par un grand journal de Paris, ― « Pour porter le front haut et serein, comme ils le portent, ils doivent être inspirés d’un grand idéal » ― disait-on. « Il faut le connaître ! » Et on a lu les centaines d’articles de la presse quotodienne et mensuelle, commencés peut-être avec le désir d’écraser « l’hydre aux cent têtes », mais terminés souvent par la justification des idées et des hommes.

La jeunesse des écoles si longuement réfractaire à un socialisme qui, commencé glorieusement, finissait par une loi de huit heures ou une expropriation des chemins de fer par l’État, ― a salué la nouvelle venue. Les jeunes y ont aperçu une conception large, puissante de la vie des sociétés, embrassant tous les rapports humains et portant dans tous ces rapports la fierté, la force, l’initiative de l’homme libre ― essence même de tout progrès. Et, dans leurs meilleurs représentants, les jeunes se sont passionnés pour une conception qui leur fait comprendre comment l’affranchissement du travailleur devient l’affranchissement de l’homme ; comment communisme et anarchie brisent toutes les entraves dans lesquelles une société chrétienne, droit-romain et jacobine étouffait la liberté de l’être humain.

La presse anglaise, ― surtout le journal hebdomadaire qui parle aux paysans et aux travailleurs ― a pris sa part dans la discussion des principes, de l’idéal, des voies et des moyens anarchistes. Pendant des mois et des mois, cinq ou six des journaux les plus lus par les masses dans les provinces donnaient une ou deux colonnes de correspondance sur l’anarchie. ― « Assez, s’écriaient les éditeurs ; désormais nous cessons cette correspondance ! » Mais dès le numéro suivant, elle était rouverte à nouveau sur une nouvelle issue quelconque : individualisme et communisme, l’État et l’individu… On en ferait déjà des volumes, et elle dure encore !

En même temps, en Allemagne et en Russie, des travaux élaborés paraissent dans les revues sur les rapports entre la société et l’individu, les droits de l’État, le fait de l’individu se plaçant en dehors de la morale courante et l’influence de ce fait, les progrès de la morale publique, et ainsi de suite. On déterrait Godwin et Max Stirner ; on étudiait et commentait Nietsche et on montrait comment l’anarchiste qui meurt sur l’échafaud se rattache au courant philosophique qui s’est traduit dans l’oeuvre du philosophe allemand.

Et enfin Tolstoï, parlant à tout le monde civilisé, montrait dans ses réponses aux critiques suscitées par son dernier livre, comme quoi, non seulement le chrétien, mais tout homme intelligent, quelle que soit sa philosophie, forcément doit rompre entièrement avec l’État qui organise l’exploitation du travailleur, ― doit refuser de prendre la moindre part dans les crimes, l’exploitation économique et les atrocités militaires commis par chaque État, quelle que soit son étiquette.

Pour résumer en quelques mots ― dans tous les domaines multiples de la pensée il s’est produit une poussée vers l’anarchie ; un profond travail d’idées s’accomplit, qui mène à l’anarchie et donne une force nouvelle au communisme.

Nous enregistrons ce travail avec bonheur. Mais nos idées se portent surtout ailleurs.

Nous cherchons les indices qui nous montrent que le même travail s’opère dans les classes qui peinent pour tout produire, sans jouir d’aucune des merveilles d’art, de science et de luxe qu’elle entasse sur la terre.

Nous trouvons partout de ces indices : dans les meetings, les congrès ouvriers, dans le langage même de ces réunions. Mais nous ne cessons de nous demander : « L’écho de ces discussions pénètre-t-il dans la demeure, le taudis du travailleur, la chaumière du paysan ? Le paysan et le travailleur entrevoient-ils la route qui les mènera à leur double affranchissement du Capital et de l’État ? Ou bien , leurrés par les savants, les prêtres, les journalistes, les admirateurs du pouvoir et toute la marmaille entretenue par l’État, ― maintiennent-ils encore la foi inébranlable dans les bienfaits du jacobinisme gouvernemental ? »

Leur critique de ce qui les fait souffrir, dépasse-t-elle la critique des individus ? S’élève-t-elle à la critique des principes sur lesquels le Capital, le salariat et leur créature ― l’État ― résident ?

L’idée d’union internationale de tous les opprimés s’implante-t-elle parmi eux, et leurs cœurs saignent-t-ils également à la nouvelle de massacres commis à Fourmies ou à Berlin, à Chicago ou à Vienne. Englobent-t-ils dans une même haine la bande internationale des exploiteurs, qu’ils s’appellent patriotes japonais ou français, allemands ou anglais ?

Née au sein du peuple, sous l’inspiration du peuple dans l’Association Internationale des Travailleurs et forte maintenant de tout l’appui qu’elle trouve dans l’étude, l’idée doit retourner au peuple, grandir dans son sein, l’inspirer de son souffle irrésistible.

Là seulement elle atteindra tout son développement. Là seulement, elle prendra corps et trouvera ses formes pour se substituer au monde ancien qui s’en va et reconstruire la société sur des bases d’égalité, de liberté entière de l’individu, de fraternité entre tous les hommes.

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Lire Pierre Kropotkine sur Résistance 71

Résistance politique: Comprendre les fondements de la révolution sociale à venir (Pierre Kropotkine) ~ 1ère partie ~

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« C’est une loi de la Nature que l’arbre porte son fruit, que tout gouvernement fleurisse et fructifie en caprices, en tyrannie, en usure, en scélératesse, en meurtres et en malheurs… Rien, rien de bon ne peut nous venir de la République et des républicains arrivés, c’est à dire détenant le pouvoir. C’est une chimère en histoire, un contresens de l’espérer. La classe qui possède et qui gouverne est fatalement ennemie de tout progrès. »

« Ainsi peut-on dire que l’évolution et la révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la révolution et celle-ci précédant une évolution toute nouvelle, mère de révolutions future. »

~ Élisée Reclus (1880) ~

 

Fatalité de la révolution

 

Pierre Kropotkine (1916)

 

1ère partie

2ème partie

— I —

FATALITÉ DE LA RÉVOLUTION

Ce qui effraie un grand nombre de travailleurs et les éloigne des idées anarchistes, c’est ce mot de révolution qui leur fait entrevoir tout un horizon de luttes, de combats et de sang répandu, qui les fait trembler à l’idée qu’un jour ils pourront être forcés de descendre dans la rue et se battre contre un pouvoir qui leur semble un colosse invulnérable contre lequel il est inutile de lutter violemment et qu’il est impossible de vaincre.

Les révolutions passées, qui ont toutes tourné contre leur but et l’ont laissé toujours aussi misérable qu’avant, ont contribué pour beaucoup aussi à rendre le peuple sceptique à l’égard d’une révolution nouvelle. A quoi bon aller se battre et aller se faire casser la figure, se dit-il, pour qu’une bande de nouveaux intrigants nous exploitent aux lieu et place de ceux qui sont au pouvoir actuellement ; je serai bien bête. Et tout en geignant sur sa misère, tout en murmurant contre les hâbleurs qui l’ont trompé par des promesses qu’ils n’ont jamais tenues, il se bouche les oreilles contre les faits qui lui crient la nécessité d’une action virile, il ferme les yeux pour ne pas avoir à envisager l’éventualité de la lutte qui se prépare, il se terre dans son effroi de l’inconnu, voudrait un changement qu’il reconnaît inévitable. Il sait bien que la misère qui frappe autour de lui l’atteindra demain et l’enverra, lui et les siens, grossir le tas d’affamés qui vivent de la charité publique, mais il espère dans des à-coups providentiels qui lui éviteront de descendre dans la rue et alors il se raccroche de toutes ses forces à ceux qui lui font espérer ce changement sans lutte et sans combat ; il acclame ceux qui daubent sur le pouvoir, lui font espérer des réformes, lui font entrevoir toute une législation en sa faveur, le plaignent de sa misère et lui promettent de l’alléger. Croit-il davantage en eux qu’en ceux qui lui parlent de la révolution ? Il est probable que non, mais ils lui font espérer un changement sans qu’il ait à prendre part directement à la lutte. Cela lui suffit à l’heure actuelle. Il s’endort dans sa quiétude, attendant de les voir à l’œuvre, pour recommencer ses plaintes lorsqu’il verra éluder les promesses, s’éloigner l’heure de leur réalisation. Jusqu’au jour où, acculé à la faim, le dégoût et l’indignation étant à leur comble, on verra descendre dans la rue ceux qui, à l’heure actuelle, semblent les plus éloignés de se révolter.

Pour qui réfléchit et étudie les phénomènes sociaux, en effet, la Révolution est inévitable, tout y pousse, tout y contribue et la résistance gouvernementale peut aider à en éloigner la date, à en enrayer les effets, mais ne peut l’empêcher ; de même que la propagande anarchiste peut en hâter l’explosion, contribuer à la rendre efficace, en instruisant les travailleurs des causes de leur misère et en les mettant à même de les supprimer, mais serait impuissante à l’amener si elle n’était le fait de l’organisation sociale vicieuse dont nous souffrons.

Donc, quand les anarchistes parlent de révolution, ils ne s’illusionnent pas au point de croire que c’est leur propagande qui amènera les individus à descendre dans la rue, à remuer les pavés et à attaquer le pouvoir et la propriété et que leur seule parole va enflammer les foules au point qu’elles vont se lever en masse et courir sus à l’ennemi. Les temps ne sont plus où le peuple s’enflammait à la voix des tribuns et se soulevait à leurs accents.

Notre époque est plus positive ; il faut des causes, il faut des circonstances pour que le peuple se révolte. Aujourd’hui, les tribuns sont bien diminués et ne sont plutôt que la représentation — plus ou moins fidèle — du mécontentement populaire qu’ils n’en sont les inspirateurs. Si les anarchistes se réclament de la révolution, ce n’est donc pas parce qu’ils espèrent que la foule descendra dans la rue à leur voix mais seulement parce qu’ils espèrent lui faire comprendre qu’elle est inévitable et l’amener à se préparer pour cette lutte, à ne plus l’envisager avec crainte, mais l’habituer à y voir son affranchissement. Or, ce positivisme de la foule a cela de bon qu’il la détache des hâbleurs ; si elle s’engoue pour eux, elle s’en détache aussi vite ; au fond, elle ne cherche qu’une chose, son affranchissement , et elle discute les idées qui lui sont soumises. Peu importe qu’elle s’égare, son éducation se fait tous les jours, et elle devient de plus en plus sceptique à l’égard de ceux qu’elle acclame momentanément comme ses sauveurs.

La révolution ne se crée ni ne s’improvise, c’est un fait acquis pour les anarchistes ; pour eux, c’est un fait mathématique, découlant de la mauvaise organisation sociale actuelle ; leur objectif est que les travailleurs soient assez instruits des causes de leur misère pour qu’ils sachent profiter de cette révolution qu’ils seront fatalement amenés à accomplir, et ne s’en laissent pas arracher les fruits par les intrigants qui chercheront à se substituer aux gouvernants actuels et à substituer, sous des noms différents, un pouvoir qui ne serait que la continuation de celui que le peuple aurait renversé.

En effet, pour qui réfléchit, il est bien évident que la situation ne peut se prolonger indéfiniment, et que tout nous mène à un cataclysme inévitable.

L’État a beau augmenter sa police, son armée, ses emplois, les perfectionnements apportés par la science, le développement de l’outillage mécanique jetant tous les jours un nouveau stock de travailleurs inoccupés sur le pavé, et l’armée des affamés se grossit de plus en plus, la vie devient de plus en plus difficile, les chômages de plus en plus fréquents et de plus en plus longs.

Les conquêtes coloniales auxquelles se livrait la bourgeoisie pour se créer des débouchés nouveaux deviennent de plus en plus difficiles, les marchés anciens deviennent producteurs à leur tour, contribuent encore à l’engorgement de produits. Les krachs financiers aident de plus en plus à faire affluer les capitaux entre les mains d’une minorité de plus en plus petite et à précipiter dans le prolétariat quelques petits rentiers, quelques petits industriels. Les temps ne sont pas loin où ceux qui craignent la révolution commenceront à l’envisager avec moins d’effroi et à l’appeler de tous leurs voeux Et ce jour-là, la révolution sera dans l’air, il suffira de peu de chose pour qu’elle éclate, entraînant dans son tourbillon, à l’assaut du pouvoir, à la destruction des privilèges, ceux qui actuellement ne l’envisagent qu’avec crainte et avec défiance.

— II—

LE LENDEMAIN DE LA RÉVOLUTION

Une des principales objections que l’on fait aux idées anarchistes est celle-ci : c’est qu’il ne serait pas possible à une nation de vivre en anarchie, vu qu’elle aurait d’abord à se défendre contre les autres puissances coalisées contre elle et aussi à combattre les bourgeois qui tenteraient sûrement de ressaisir l’autorité afin de rétablir à nouveau leur domination. Que pour parer à cet état de choses il faudrait absolument conserver l’armée et un pouvoir centralisateur qui seul pourrait mener à bien cette besogne. C’est une période transitoire, disent-ils, qu’il faut absolument traverser car, seule, elle peut amener la possibilité aux idées anarchistes de s’implanter.

Si ceux qui font ces objections voulaient bien se rendre compte de ce que pourrait être, de ce que doit être une révolution sociale, ils verraient que leur objection tombe à faux et que les moyens transitoires qu’ils prêchent auraient justement pour effet d’enrayer cette révolution qu’ils auraient à charge de faire aboutir.

Etant donné toutes les institutions, tous les préjugés que la révolution sociale devra abattre, il est bien évident qu’elle ne pourra être l’oeuvre de deux ou trois jours de lutte suivis d’une simple transmission de pouvoirs, comme l’ont été les révolutions politiques précédentes. Pour nous, la révolution sociale à faire se présente sous l’aspect d’une longue suite de luttes, de transformations incessantes qui pourront durer une période plus ou moins longue d’années, où les travailleurs, battus d’un côté, vainqueurs d’un autre, arriveront graduellement à éliminer tous les préjugés, toutes les institutions qui les écrasent et où la lutte, une fois commencée, ne pourra prendre fin que lorsque ayant enfin abattu tous les obstacles, l’humanité pourra évoluer librement.

Pour nous, cette période transitoire que les assoiffés de gouvernementalisme veulent à toute force passer pour justifier l’autorité dont ils prétendent avoir besoin pour assurer le succès de la révolution sera justement cette période de lutte qu’il faudra soutenir du jour où les idées ayant pris assez de force tenteront de passer dans le domaine des faits. Tous les autres moyens transitoires que l’on nous préconise ne sont qu’une manière déguisée de se raccrocher à ce passé que l’on fait semblant de combattre, mais que l’on voit fuir avec peine devant les idées de justice et de liberté.

En effet, il est bien évident que si la révolution éclatait en France, par exemple, — nous prenons la France puisque nous y sommes, mais la révolution peut tout aussi bien éclater ailleurs —, et qu’elle vienne à triompher, les bourgeois des autres pays ne tarderaient pas à forcer leurs gouvernements à lui déclarer la guerre, guerre cent fois plus terrible que celle déclarée par l’Europe monarchique à la France républicaine de 1789, et quels que soient l’énergie et les moyens dont pourraient disposer les révolutionnaires, ils ne tarderaient pas à succomber sous le nombre de leurs adversaires que la peur du ventre leur susciterait de toutes parts.

Il faut être absolument visionnaire pour supposer qu’il suffirait de se donner un gouvernement pour empêcher la sainte alliance des bourgeois menacés de perdre leurs privilèges. Ce gouvernement ne pourrait se faire accepter qu’à condition de renier son origine révolutionnaire et d’employer les forces dont il disposerait à mater ceux qui l’auraient porté au pouvoir. Ce qui arriverait infailliblement, tout gouvernement étant infailliblement rétrograde par le fait qu’il est la barrière que ceux du présent opposent à ceux de l’avenir.

Donc, c’est se faire fausse conception de la révolution sociale que de croire qu’elle puisse s’imposer d’un coup ; c’est s’en faire une bien plus grande que de croire qu’elle puisse se localiser et surtout — si cela se produisait — de croire qu’elle pourrait triompher.

La révolution sociale ne pourra triompher qu’à condition de se propager par toute l’Europe. Elle ne pourra empêcher l’alliance des bourgeois qu’à condition de leur donner à chacun assez d’ouvrage chez eux pour leur ôter l’envie de s’occuper de ce qui se passe chez leurs voisins. Les travailleurs d’une nationalité ne pourront triompher et s’émanciper chez eux qu’à la condition que les travailleurs voisins s’émancipent aussi. Ils ne pourront arriver à se débarrasser de leurs maîtres qu’à condition que les maîtres de leurs frères voisins ne puissent venir prêter la main aux leurs. La solidarité internationale de tous les travailleurs, voilà une des conditions sine qua nondu triomphe de la révolution. Telle est la rigoureuse logique des idées anarchistes que cette union idéale des travailleurs de tous les pays, qu’elles posent en principe, qu’elles reconnaissent comme vérité, se pose dès le début comme moyen de lutte aussi bien que d’idéal.

Donc, le premier travail des anarchistes, lorsqu’un mouvement révolutionnaire éclatera quelque part, devra être de chercher à en faire éclater d’autres plus loin. Non par des décrets auxquels devraient se soumettre ceux auxquels ils seraient adressés, mais en prêchant d’exemple, en cherchant à les intéresser dès le début au nouvel état de choses qui se produirait.

Ainsi, par exemple, si un essai de réalisation communiste anarchiste se tentait dans un grand centre quelconque, dès le début il faudrait chercher à y intéresser les travailleurs des campagnes environnantes, en leur envoyant de suite tous les objets nécessaires à l’existence : meubles, vêtements, instruments agricoles, objets de luxe au besoin et qui existent en nombre superflu dans les magasins des grandes villes ; car se contenter de leur envoyer des proclamations qui ne seraient suivies d’aucun effet, ce n’est pas ça qui les amènerait à la révolution. Mais si en leur disant de se révolter on leur envoyait les objets dont ils sont privés, nul doute qu’on ne les intéressât à la révolution et qu’on ne les amenât à y prendre part, car ils y trouveraient de suite une amélioration à leur sort et c’est alors qu’il serait possible de leur faire comprendre que leur émancipation n’est possible qu’avec celle des travailleurs des villes.

II est évident qu’envisagée de ce point de vue, la révolution sociale se présente à nous comme une longue suite de mouvements se succédant les uns aux autres, sans autre lien entre eux que le but à atteindre. Il pourra arriver que ce mouvement soit étouffé dans la ville avant que la campagne ait répondu aux avances des promoteurs du mouvement et se soit soulevée pour les soutenir, mais elle pourrait bien le faire lorsque les réactionnaires tenteraient de lui reprendre ce que les révolutionnaires lui auraient donné. Ensuite, l’exemple est contagieux. Ces actes, du reste, ne s’accomplissent que lorsque les idées sont dans l’air et disséminées partout. A un mouvement étouffé dans une localité, dix autres répondront le lendemain. Les uns seront vaincus complètement, d’autres obtiendront des concessions, d’autres encore surviendront qui s’imposeront et, de défaites en victoires, l’idée poursuivra son chemin jusqu’à ce qu’elle sera imposée définitivement. Il ne peut pas y avoir de période transitoire. La révolution sociale est une route à parcourir, s’arrêter en chemin équivaudrait à retourner en arrière. Elle ne pourra s’arrêter que lorsqu’elle aura accompli sa course et aura atteint le but à conquérir : l’individu libre dans l’humanité libre.

—III—

THÉORIE ET PRATIQUE

De ces deux expressions, la première a un sens nettement déterminé, tandis que la seconde prête à l’équivoque. Lorsqu’un concept est réalisé, mis en action, on dit que de la théorie il passe à la pratique. Il y a aussi, mais dans le sens figuré, des personnages qui sachant profiter lestement des situations diverses, se disent pratiques, c’est précisément de ceux-là qu’il est question, car ce sont eux surtout qui, sous mille dehors, opposent une force considérable aux mouvements révolutionnaires et retardent le progrès.

Dans les arts, les sciences ou en sociologie, soit qu’on modifie ou qu’on détruise un système, une méthode ou une organisation, on doit toujours procéder logiquement si on tient à remporter définitivement la victoire.

Les anarchistes, certes, ont agi ainsi. Après s’être demandé quelles étaient les causes d’où découlait la monstruosité qu’on taxe de civilisation, ils ont débuté par une rigoureuse analyse de la société actuelle et en sont arrivés à déterminer les deux causes qui corrompent l’humanité et font dévier les sociétés de leur véritable destination : ces deux causes sont la propriété individuelle et l’autorité, synonyme de tyrannie, car il est absolument impossible de concevoir un maître sans qu’il y ait des esclaves.

La presque totalité des crimes ont un seul mobile : la possession et la jouissance de ce qu’on convoite ; or, comme cela n’est possible et réalisable que lorsque la fortune vous sourit et, d’autre part, celle-ci ne se montrant bonne fille qu’avec les puissants, il s’ensuit que deux sortes de folies étreignent l’espèce humaine : celle de l’or et celle des grandeurs.

Les lois, cette garantie de celui qui possède contre celui qui n’a rien, sont faites pour justifier et légaliser les crimes des puissants et punir les méfaits des petits.

Les anarchistes ayant donc compris que là était le véritable défaut, ont porté coups sur coups et si bien que, quoi qu’on dise, la conception anarchiste, le «fais ce que tu veux» est aujourd’hui posé dans tous les États.

Lorsque par l’observation profonde et sincère on a découvert le mal, il faut se demander quels sont les meilleurs remèdes à employer et surtout où ce changement doit conduire. En effet, il ne s’agit pas seulement d’attaquer une société marâtre pour les meilleurs et les déshérités, il faut en concevoir une qui soit exempte de ces défauts. Cela est très facile. Tout le monde veut le bien-être. Cela est-il possible ? On peut répondre hardiment : oui. Les produits agricoles et industriels suffisent largement à une population deux fois plus dense que celle qui gaspille ou végète sur la croûte terrestre. La misère provient donc du gaspillage des uns et de l’accaparement des autres.

Pour éviter cela, que faut-il faire ? Renverser la société actuelle, porter à la propriété individuelle et au principe d’autorité un coup dont ils ne puissent plus se relever et sur les ruines de ce monde épouvantable, en créer un autre où chaque être travaillant selon ses aptitudes consommerait suivant ses besoins.

Les grandeurs et la fortune devenant inutiles, les crimes dont ils sont les mobiles disparaîtraient et par un fonctionnement plus ou moins régulier, les êtres humains en arriveraient à l’harmonie.

Pour comprendre cela, il n’est certes pas nécessaire d’être exceptionnellement doué. Eh bien, il n’en est pas ainsi ! Tandis que tous nos efforts tendent à renverser le monde bourgeois, il en est des nôtres, ou qui se disent tels, qui nous opposent de prétendus arguments historiques, pour conclure à quoi ? C’est qu’on ne brûle pas les étapes et qu’avant d’arriver à l’anarchie, le peuple doit limiter ses prochaines révolutions aux démarcations que leur imagination ou leurs caprices auront tracées. Ce n’est pas flatteur pour ce peuple dont ils veulent s’en servir, car s’ils ont, eux, compris le problème sociologique, pourquoi supposent-ils le peuple assez bête et assez niais pour ne pas le saisir?

Pourquoi, lorsqu’on a les mains pleines de vérités, les tenir sous le boisseau ?

Qui peut, dès aujourd’hui, indiquer quelle sera l’intensité et la durée de l’évolution ? Qui peut déterminer si la période révolutionnaire sera longue ou brève ? Qui peut préciser le point culminant qu’atteindra l’intuition plébéienne pendant cette période ? Prétentieux et pédant serait celui qui prétendrait pouvoir le faire. Puisque cela est impossible, pourquoi créer alors une quantité d’écoles ayant chacune son étape, sa phase spécifique ?

On ne peut nier que cette diversité d’écoles, dont les adeptes luttent parfois entre eux, ne soit une cause d’amoindrissement des forces révolutionnaires.

Deux personnes, vivant ensemble, avaient pris un billet de loterie ; le principal lot était un meuble. Rentrées chez elles, l’une dit : «Si nous gagnons le meuble, nous le mettrons là». L’autre répondit : «Non ! Nous le mettrons ici.» Toutes deux tinrent bon et d’un mot à l’autre, elles finirent par se rosser mutuellement de coups… et elles ne gagnèrent pas le meuble.

Il est fort possible que le même fait se reproduise en période révolutionnaire, et les phasistes en seront pour leur étape ! Ce qui peut arriver, c’est que le torrent populaire dépasse les démarcations prétentieuses des uns sans atteindre les illusions des autres. Mais ce qu’il y a de fatal, c’est que, sous prétexte d’être pratiques, beaucoup abandonnent le terrain révolutionnaire pour se lancer dans les luttes électorales, où l’intérêt personnel ne peut être satisfait qu’au détriment de celui de la foule.

Sous prétexte d’être pratiques, d’ex-anarchistes sont à la Chambre, d’autres veulent y arriver. Sous le prétexte d’être pratiques, les possibilistes ont fait un pacte avec la bourgeoisie. Sous prétexte d’être pratiques, de concessions en concessions, on en arrive à acclamer Carnot et à prendre la défense de la bourgeoisie elle-même. Il n’y a qu’un pas à faire, sûrement quelques «pratiques» le feront.

Il nous reste encore une illusion, pour ne pas dire une naïveté, c’est que ceux qui sont de bonne foi, voyant qu’ils font le jeu de la bourgeoisie, en se servant des moyens qui assurent la viabilité de ses privilèges, briseront avec cette méthode antirévolutionnaire et viendront occuper dans les rangs obscurs de la foule la place d’où ils pourront développer dans le peuple les théories révolutionnaires sous lesquelles succombera la société actuelle avec son cruel et triste cortège de maux.

— IV —

ÉGOÏSME OU SOLIDARITÉ ?

On a l’habitude, au lieu d’arguments, de lancer des mots. Ainsi on nous accuse, nous qui, nous inspirant du positivisme moderne, voulons réagir contre l’économie et la philosophie soi-disant scientifiques qui, par l’oeuvre surtout de Marx et de ses disciples, ont prévalu jusqu’à présent parmi les socialistes et ont affecté même les anarchistes, on nous accuse de sentimentalisme et on croit nous écraser par cette flétrissure.

Sentimentalisme, vous dites le principe et la pratique de la solidarité ? Eh bien, soit. Le sentiment a été de tout temps et est encore le plus puissant levier du progrès. C’est lui qui élève l’homme au-dessus des intérêts individuels momentanés, tout au moins au-dessus de ses intérêts matériels. C’est lui qui unit les opprimés dans une seule pensée, dans un seul besoin d’émancipation. C’est lui qui a appris à l’homme à se révolter, non pour son intérêt exclusif, mais pour l’humanité dont il fait partie, à se révolter même sans espoir de vaincre, mais seulement pour laisser derrière lui une protestation, une affirmation, un exemple.

En outre — et dans toutes les circonstances de la vie — les hommes fraternisent par le sentiment, lors même que la raison froide les divise.

On ne peut pas être égoïste sans faire un mal à quelqu’un ou à tout le monde.

La raison est que l’homme est un être essentiellement sociable ; que sa vie se compose de fils innombrables qui se continuent visiblement et invisiblement dans la vie des autres ; que, enfin, il n’est pas un être entier, mais une partie intégrante de l’humanité. Il n’y a pas de ligne de démarcation entre un homme et l’autre, ni entre l’individu et la société : il n’y a pas de mien et tien moral, comme il n’y a pas de tien et mien économique.

Outre notre vie propre, nous vivons un peu de la vie des autres et de l’humanité. En vérité, notre vie à nous est un peu le reflet de celle-là : nous ne mangeons, nous ne nous promenons, nous n’ouvrons les yeux à la lumière, nous ne les fermons pas pour le sommeil sans avoir les preuves innombrables de notre liaison intime à une foule de nos semblables qui travaillent avec nous et pour nous, avec lesquels nous nous croisons à chaque instant et que nous pouvons considérer en quelque sorte comme faisant partie de nous-même, comme rentrant dans la sphère de notre existence.

Cela explique une autre chose : pourquoi la vie n’est pas tout ; pourquoi elle laisse derrière elle des souvenirs, des affections, des traces ; pourquoi nous vivons tous, qui plus et qui moins, un peu après nous.

Si le soleil s’éteignait, dit-on, sa lumière nous éclairerait encore pendant huit minutes. Un phénomène semblable se produit dans le monde moral. Faut-il citer un exemple : nos martyrs de Chicago et de la Russie, qui vivent toujours et vivront longtemps en nous et parmi nous et partout où se trouvent des hommes qui pensent comme nous ?

Voilà comment nous entendons l’égoïsme et la solidarité, surtout dans le milieu social actuel. L’un est le côté par lequel les hommes se divisent ; l’autre est le côté par lequel ils s’unissent. Il suffit de penser aux circonstances d’une grève pour se rendre compte de la différence. Maintenant il y a un autre sens du mot égoïsme. Il y a ceux qui entendent par égoïsme le désir de l’homme de satisfaire tous ses besoins. En ce sens, nous sommes, nous devons être, tous égoïstes. L’homme sain l’est plus que l’infirme.

Personne ne nous prêche la macération de la chair, ni l’épargne, ni l’abstinence, ni le malthusianisme.

Les prêcheurs attardés de ces vertus théologales veulent mutiler l’homme et le dégrader au moral autant qu’au physique, ils veulent rapetisser la vie. Un homme intellectuellement et moralement développé sent ses besoins physiques plus qu’un autre, mais il sent en outre des besoins moraux et il sacrifie quelquefois les premiers aux seconds. L’homme ne vit pas de pain seulement, et ceux qui prêchent l’égoïsme prêchent en quelque sorte l’abstinence morale, le malthusianisme moral. L’homme doit jouir non seulement physiquement mais aussi moralement, et si une bonne alimentation lui est nécessaire, le sentiment de la solidarité, l’amour des camarades, la satisfaction ultérieure lui sont au moins également nécessaires.

On nous dit que tout homme est par nature égoïste ; que l’altruiste même est un égoïste perfectionné, la solidarité se fondant sur un calcul d’intérêt. Mettons que cela soit ainsi, quoique l’argument implique que l’homme se fasse guider dés le début par la raison au lieu de suivre instinctivement les impulsions de ses sentiments.

Mais enfin, si même ce calcul égoïste existait au point de départ, le caractère d’unité disparaît à un certain moment de l’évolution de la conduite morale.

Nous nous expliquons.

Il se peut que nous ayons été poussé à contracter une amitié pour le plaisir que nous éprouvons à converser avec un homme intelligent, pour l’aide que notre camarade pourrait nous donner en quelques circonstances ou pour un autre motif intéressé. Mais il arrive qu’après un certain temps, ce motif perd de son efficacité, disparaît même , et nous aimons notre camarade pour lui-même. L’effet se rend indépendant de la cause, le sentiment s’enracine en nous, et nous aimons parce que nous nous aimons. C’est la perfection du sentiment.

Egalement, on peut commencer à n’aimer une personne de l’autre sexe que pour la volupté qu’elle nous offre ; mais il advient presque toujours, surtout chez les personnes dont le sens moral est développé, la transformation de l’amour sexuel en amitié, survivant à la vieillesse et à la mort.

II arrive de même que nous nous attachons à un idéal. Peut-être au commencement parce que nous pensons que son action pourrait nous apporter du bonheur à nous et à nos proches ; mais nous nous y attachons de plus en plus, jusqu’à ce que nous aimons l’idée pour l’idée, au point de lui sacrifier notre vie et parfois même ce qui est plus dur que la vie, la réputation, l’amour des parents, le bonheur des personnes dont le sort est étroitement lié au nôtre.

Ce sont là des faits, et on ne peut pas les nier.

Ceux qui réduisent l’altruisme à un calcul ; l’abnégation, le sacrifice à une satisfaction ; l’amitié à un compte ouvert entre deux personnes ; enfin, tout ce qui relève l’homme au-dessus de son individualité en une misérable trouvaille de l’égoïsme lui-même, se donnent le change sur leurs vrais sentiments, et ils courent le risque de celui qui criait faussement au loup : ils insinuent peu à peu dans le coeur de l’homme le vrai égoïsme, car, se dit-on, puisque la solidarité ce n’est que de l’égoïsme entendu d’une certaine manière, pourquoi se donner la peine de se dévouer ?

Puisqu’il faut être égoïste, soyons-le en hommes raisonnables, soyons-le pour cause !

— V —

ESCLAVAGE, SERVAGE, SALARIAT

Sous ce titre nous avons publié un extrait d’un article de M. Letourneau du Dictionnaire des sciences anthropologiques. Dans cet article, M. Letourneau démontre que le salariat n’est que la transformation de l’esclavage, reconnaît que ce n’est que de mauvaise grâce que les privilégiés renoncent à leurs privilèges, qu’ils cèdent le moins possible, reprenant d’une main ce qu’il leur échappe de l’autre et il en conclut que le salariat doit disparaître pour faire place à un ordre de choses plus équitable, ce en quoi nous sommes d’accord avec lui.

Où nous ne sommes plus d’accord, par exemple, c’est sur les moyens qu’il cite pour arriver à ce résultat l’association, des lois restrictives sur l’héritage, voilà sur quoi il compte pour supprimer le salariat, cette forme actuelle de l’esclavage.

Le salariat, en effet, n’est que la forme moderne du servage et de leur ancêtre, l’esclavage ; cela ne fait aucun doute et est reconnu de tous ceux qui examinent les choses, qui ne sont pas aveuglés par un intérêt de classe quelconque.

L’homme ayant trouvé plus profitable d’exploiter son semblable que de le manger, il a cherché à en tirer toute la somme de travail possible, à charge pour lui de lui délivrer les choses nécessaires à son existence, mais en ayant soin de réduire les besoins de l’esclave à ce qui lui était juste nécessaire pour continuer de fournir la somme de travail exigée.

Puis les esclaves, las d’obéir et de servir les autres, se sont révoltés ; les maîtres n’ayant plus l’espoir de les contenir se sont laisser arracher certaines concessions qui, de par le jeu de l’organisation sociale et de la forme de la propriété, ne tardaient pas à être rendues vaines et illusoires, et, petit à petit, l’esclave devenait affranchi, acquérant certains droits ; l’établissement de la féodalité en faisait un serf, mais, au fond, il n’en continuait pas moins à être tout aussi dépendant de ses maîtres ; attaché à la glèbe, il ne pouvait changer de maître qu’avec la terre, il n’en fallait pas moins produire, peiner et suer au profit des privilégiés, tout en crevant de misère, en croupissant dans l’ignorance, donc privé de tout.

Au temps de l’esclavage, le maître n’avait d’autres lois que son bon plaisir, tempéré ou aggravé par certaines coutumes, douces ou dures selon le caractère de la nation ; au temps du servage, les seigneurs féodaux, tout en continuant de n’agir que selon leur bon plaisir, avaient fait inscrire dans leurs chartes et privilèges les iniquités, les humiliations et l’exploitation qu’ils prétendaient faire subir à leurs serfs. Le maître de l’esclave tirait parti de ce dernier parce qu’il l’avait payé ou conquis, violait l’esclave parce qu’elle lui plaisait ; le seigneur féodal faisait intervenir son droit écrit ; la loi faisait son apparition dans les relations sociales avec les droits de dîme, de cuissage et de jambage et entrait en scène pour justifier le bon plaisir du maître, le transformant en droit.

De même que le servage a remplacé l’esclavage, le salariat a remplacé le servage. La Révolution de 1789 a brûlé les vieux chartiers féodaux, les paysans ont pendu quelques seigneurs, les bourgeois en ont guillotinés quelques autres, la propriété a changé de mains, la suprématie de la propriété féodale est passé aux mains du capital argent, le salarié a remplacé le serf ; nominativement, le travailleur est devenu libre, tout ce qu’il y a de plus libre !… Complètement dégagé des liens qui l’attachaient à la terre, il peut se transporter d’un pays à l’autre, s’il a les moyens de payer les compagnies de chemin de fer — qui prélèvent un droit énorme sur le transport des voyageurs — ou s’il a de quoi se nourrir pendant le temps que durera sa route, s’il entreprend de la faire à pied. Il a le droit de se loger dans n’importe quel appartement, pourvu qu’il paie le propriétaire auquel il appartient ; il a le droit de travailler n’importe où, à condition que l’industriel, qui s’est accaparé l’outillage de la branche d’industrie qu’il choisit, veuille bien l’occuper ; il n’est tenu à aucune servitude envers ceux qui l’emploient ; sa femme n’est plus tenue à subir les caprices du maître; la loi même le proclame l’égal du milliardaire ; bien plus, il peut prendre part à la confection des lois — par le droit de choisir ceux qui doivent les fabriquer — au même titre que les privilégiés ; ne voilà-t-il donc pas l’idéal de ses rêves ? Que lui manque-il donc pour être au comble de ses voeux ? Il faut croire que non puisque l’on reconnaît que le salariat n’est que la transformation adoucie de l’esclavage et que l’on demande son abolition.

C’est que tous ces droits ne sont que nominatifs et que pour en user il faut posséder ou le pouvoir politique qui vous permet de vivre aux dépens de ceux qui vous subissent, ou posséder ce moteur universel, l’argent, qui vous affranchit de tout.

Le capitaliste ne peut plus tuer le travailleur mais il peut le laisser crever de faim en ne l’employant pas ; il ne peut plus prendre de force l’ouvrière qui lui résiste, mais il peut très bien la corrompre en faisant miroiter à ses yeux le luxe, le bien-être que ne peut lui donner un salaire incertain.

Pendant la période de ce que l’on est convenu de nommer l’histoire de l’humanité, les forts et les habiles se sont taillé la part qu’ils ont pu dans l’héritage commun : les uns se sont emparé de la terre ; sous prétexte de droit de courtage, par suite de l’invention de la monnaie, les intermédiaires de toutes sortes, banquiers, marchands, etc., ont pu rendre leur concours impossible à éviter et se sont taillé la part du lion dans les échanges ; d’autres, par l’accaparement de l’outillage, se sont rendus les maîtres de la production ; et pour assurer le bon fonctionnement de ce vol et de ces tripotages, les politiciens se sont érigés en syndicat gouvernemental, prélevant encore sa dîme sur le peu laissé aux exploités par les parasites qui les groupent, les forçant à coopérer à la défense d’un ordre social qui n’est organisé que pour perpétuer leur esclavage et leur exploitation.

En un mot, pour user de son droit de dormir, de manger, de voyager, de s’instruire, il faut payer, toujours payer ; pour avoir de quoi payer, le déshérité doit aliéner son droit de produire en faveur du détenteur de l’outillage qui ne lui donne que juste de quoi entretenir sa force de production.

Afin de pouvoir consommer, il faut produire, c’est une loi naturelle inévitable ; par l’accaparement de la terre et des moyens de production, les capitalistes se sont déchargé sur les travailleurs du devoir de produire en ne leur accordant le droit de consommer qu’en échange d’une somme de travail égale, supérieure même, parfois, à celle du travailleur et de l’employeur, et comme il en est de même pour tous les besoins de l’homme, il est établi un jeu de bascule qui fait que tous les droits sont passés à la classe possédante pendant que la classe non possédante n’avait plus que des devoirs, n’ayant pas les moyens de payer l’usage de ses droits.

Pour arriver à cette simple substitution d’étiquette, il a fallu des siècles et plusieurs révolutions ; c’est que l’on avait laissé subsister la cause pendant que l’on s’attaquait aux effets, et le droit d’association, les lois plus ou moins restrictives n’auraient pas plus d’effet si on ne s’attaque pas de suite à l’organisation économique qui régit la société.

Certes, l’association, voilà bien la forme que doit prendre la société future, mais en quoi les travailleurs pourront-ils associer autre chose que des zéros si on n’a pas supprimé le monopole du capital, détruit l’appropriation individuelle du sol et de l’outillage ? Qu’en rentrera-il davantage aux travailleurs parce que le syndicat gouvernemental héritera aux lieu et place des cousins du décédé, cela fera-t-il qu’ils auront été moins exploités par celui-ci de son vivant et qu’ils le seront moins par cet héritier substitué à un autre ?

Pour que l’association soit utile aux travailleurs il faut changer la forme de la propriété, il faut détruire le syndicat gouvernemental, il ne faut pas que le capital fasse la loi aux individus, il ne faut pas qu’il y ait une force pour appuyer ses prétentions. Il faut que ceux qui se sont emparé de l’héritage social rendent gorge et restituent à l’association le patrimoine de tous. Il faut que chacun puisse se mouvoir librement, appliquer ses facultés selon ses affinités et selon l’impulsion qu’il reçoit de son énergie.

Cette transformation radicale peut, seule, abolir le salariat ; tous les palliatifs n’auront d’autre effet que de le transformer, l’éterniser en le changeant, de temps à autre, d’étiquette, sans en atténuer les effets. Ce ne sont pas des lois restrictives qu’il faut. Comme le dit M. Letourneau, les privilégiés savent trop bien reprendre d’une main ce qu’il leur échappe de l’autre ; c’est une révolution sociale qui s’emparera de la richesse sociale pour la mettre à la disposition de tous et qui, détruisant les privilèges, mettra les privilégiés dans l’impossibilité de reprendre ce qu’on leur aura arraché.

Fin de la 1ère partie

De l’origine scélérate et abusive de la loi… (suite et fin)

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« Si la propriété est un droit naturel, absolu, imprescriptible et inaliénable, pourquoi donc de touts temps y a t’il eu tant de spéculation sur son origine ?… »
~ Pierre Joseph Proudhon ~

« Originellement, toutes choses étaient indivisées et communes ; elles étaient la propriété de tous. »
~ Grotius ~

 

La loi et l’autorité

 

Pierre Kropotkine

 

1ère partie

2ème partie

 

III

Nous avons vu comment la Loi est née des coutumes et des usages établis, et comment elle représentait dès le début un mélange habile de coutumes sociables, nécessaires à la préservation de la race humaine, avec d’autres coutumes, imposées par ceux qui profitaient des superstitions populaires pour consolider leur droit du plus fort. Ce double caractère de la Loi détermine son développement ultérieur chez les peuples de plus en plus policés. Mais, tandis que le noyau de coutumes sociables inscrites dans la Loi ne subit qu’une modification très faible et très lente dans le cours des siècles, — c’est l’autre partie des lois qui se développe, tout à l’avantage des classes dominantes, tout au détriment des classes opprimées. C’est à peine si, de temps en temps, les classes dominantes se laissent arracher une loi quelconque qui représente, ou semble représenter, une certaine garantie pour les déshérités. Mais alors cette loi ne fait qu’abroger une loi précédente, faite à l’avantage des classes dominatrices. « Les meilleures lois », disait Burkle, « furent celles qui abrogèrent des lois précédentes. » Mais, quels efforts terribles n’a-t-il pas fallu dépenser, quels flots de sang n’a-t-il pas fallu verser chaque fois qu’il s’agissait d’abroger une de ces institutions qui servent à tenir le peuple dans les fers ! Pour abolir les derniers vestiges du servage et des droits féodaux et pour briser la puissance de la camarilla royale, il a fallu que la France passât par quatre ans de révolution et par vingt ans de guerres. Pour abroger la moindre des lois iniques qui nous sont léguées par le passé, il faut des dizaines d’années de lutte, et pour la plupart, elles ne disparaissent que dans les périodes révolutionnaires.

Les socialistes ont déjà fait maintes fois l’histoire de la genèse du Capital. Ils ont raconté comment il est né des guerres et du butin, de l’esclavage, du servage, de la fraude et de l’exploitation moderne. Ils ont montré comment il s’est nourri du sang de l’ouvrier et comment peu à peu il a conquis le monde entier. Ils ont encore à faire la même histoire, concernant la genèse et le développement de la Loi. Heureusement, l’esprit populaire, prenant, comme toujours, les devants sur les hommes de cabinet, fait déjà la philosophie de cette histoire et il en plante les jalons essentiels.

Faite pour garantir les fruits du pillage, de l’accaparement et de l’exploitation, la Loi a suivi les mêmes phases de développement que le Capital : frère et sœur jumeaux, ils ont marché la main dans la main, se nourrissant l’un et l’autre des souffrances et des misères de l’humanité. Leur histoire a été presque la même dans tous les pays d’Europe. Ce ne sont que les détails qui diffèrent : le fond reste le même ; et, jeter un coup d’œil sur le développement de la Loi en France, ou en Allemagne, c’est connaître dans ses traits essentiels ses phases de développement dans la plupart des nations européennes.

A ses origines, la Loi était le pacte ou contrat national. Au Champ de Mai, les légions et le peuple agréaient le contrat ; le Champ de Mai des Communes primitives de la Suisse est encore un souvenir de cette époque, malgré toute l’altération qu’il a subie par l’immixtion de la civilisation bourgeoise et centralisatrice. Certes, ce contrat n’était pas toujours librement consenti ; le fort et le riche imposaient déjà leur volonté à cette époque. Mais du moins, ils rencontraient un obstacle à leurs tentatives d’envahissement dans la masse populaire qui souvent leur faisait aussi sentir sa force.

Mais, à mesure que l’Église d’une part et le seigneur de l’autre réussissent à asservir le peuple, le droit de légiférer échappe des mains de la nation pour passer aux privilégiés. L’Église étend ses pouvoirs. Soutenue par les richesses qui s’accumulent dans ses coffres, elle se mêle de plus en plus dans la vie privée et, sous prétexte de sauver les âmes, elle s’empare du travail de ses serfs, elle prélève l’impôt sur toutes les classes, elle étend sa juridiction ; elle multiplie les délits et les peines et s’enrichit en proportion des délits commis, puisque c’est dans ses coffres-forts que s’écoule le produit des amendes. Les lois n’ont plus trait aux intérêts nationaux : « on les croirait plutôt émanées d’un Concile de fanatiques religieux que de législateurs », — observe un historien du droit français.

En même temps, à mesure que le seigneur, de son côtés, étend ses pouvoirs sur les laboureurs des champs et les artisans des villes, c’est lui qui devient aussi juge et législateur. Au dixième siècle, il existe des monuments de droit public, ce ne sont que des traités qui règlent les obligations, les corvées et les tributs des serfs et des vassaux du seigneur. Les législateurs à cette époque, c’est une poignée de brigands, se multipliant et s’organisant pour le brigandage qu’ils exercent contre un peuple devenu de plus en plus pacifique à mesure qu’il se livre à l’agriculture. Ils exploitent à leur avantage le sentiment de justice inhérent aux peuples ; ils posent en justiciers, se donnent de l’application même des principes de justice une source de revenus, et fomentent les lois qui serviront à maintenir leur domination.

Plus tard ces lois rassemblées par les légistes et classifiées, servent de fondement à nos codes modernes. Et on parlera encore de respecter ces codes, — héritage du prêtre et du baron !

La première révolution, la révolution des Communes, ne réussit à abolir qu’une partie de ces lois ; car les chartes des communes affranchies ne sont pour la plupart qu’un compromis entre la législation seigneuriale ou épiscopale et les nouvelles relations, créées au sein de la Commune libre. Et cependant, quelle différence entre ces lois et nos lois actuelles ! La Commune ne se permet pas d’emprisonner et de guillotiner les citoyens pour une raison d’État : elle se borne à expulser celui qui a comploté avec les ennemis de la Commune, et à raser sa maison. Pour la plupart des soi-disant « crimes et délits », elle se borne à imposer des amendes ; on voit même, dans les Communes du douzième siècle, ce principe si juste, mais oublié aujourd’hui, que c’est toute la Commune qui répond pour les méfaits commis par chacun de ses membres. Les sociétés d’alors, considérant le crime comme un accident, ou comme un malheur (c’est encore jusqu’à présent la conception du paysan russe), et n’admettant pas le principe de vengeance personnelle, prêchée par la Bible, comprenaient que la faute pour chaque méfait retombe sur la société entière. Il a fallu toute l’influence de l’Église byzantine, qui importait en Occident la cruauté raffinée des despotes de l’Orient, pour introduire dans les mœurs des Gaulois et des Germains la peine de mort et les supplices horribles qu’on infligea plus tard à ceux qu’on considérait comme criminels ; il a fallu toute l’influence du code civil romain, — produit de la pourriture de la Rome impériale, — pour introduire ces notions de propriété foncière illimitée qui vinrent renverser les coutumes communalistes des peuples primitifs.

On sait que les Communes libres n’ont pu se maintenir ; elles devinrent la proie de la royauté. Et à mesure que la royauté acquérait une force nouvelle, le droit de la législation passait de plus en plus dans les mains d’une coterie de courtisans. L’appel à la nation n’est fait que pour sanctionner les impôts demandés par le roi. Des parlements, appelés à deux siècles d’intervalle, selon le bon plaisir et les caprices de la Cour, des « Conseils extraordinaires », des « séances de notables », où les ministres écoutent à peine les « doléances » des sujets du roi, — voilà les législateurs. — Et plus tard encore, lorsque les pouvoirs sont concentrés dans une seule personne qui dit : « l’État, c’est Moi », c’est « dans le secret des Conseils du prince », selon la fantaisie d’un ministre ou d’un roi imbécile, que se fabriquent les édits, auxquels les sujets sont tenus d’obéir sous peine de mort. Toutes les garanties judiciaires sont abolies ; la nation est serve du pouvoir royal et d’une poignée de courtisans ; les peines les plus terribles : la roue, le bûcher, l’écorchement, les tortures en tout genre, — produits de la fantaisie malade de moines et fous enragés qui cherchent leurs délices dans les souffrances des suppliciés, — voilà les progrès qui font leur apparition à cette époque.

C’est à la grande révolution que revient l’honneur d’avoir commencé la démolition de cet échafaudage de lois qui nous a été légué par la féodalité et la royauté. Mais, après avoir démoli quelques parties du vieil édifice, la Révolution remit le pouvoir de légiférer entre les mains de la bourgeoisie qui, à son tour, commença à élever tout un nouvel échafaudage de lois destinées à maintenir et à perpétuer sa domination sur les masses. Dans ses parlements, elle légifère à perte de vue, et des montagnes de paperasses s’accumulent avec une rapidité effroyable. Mais que sont au fond toutes ces lois ? La plus grande partie n’a qu’un but : celui de protéger la propriété individuelle, c’est-à-dire, les richesses acquises au moyen de l’exploitation de l’homme par l’homme, d’ouvrir de nouveaux champs d’exploitation au capital, de sanctionner les nouvelles formes que l’exploitation revêt sans cesse à mesure que le Capital accapare de nouvelles branches de la vie humaine : chemins de fer, télégraphes, lumière électrique, industrie chimique, expression de la pensée humaine par la littérature et la science, etc., etc. Le reste des lois, au fond, a toujours le même but, c’est-à-dire le maintien de la machine gouvernementale qui sert à assurer au Capital l’exploitation et l’accaparement des richesses produites. Magistrature, police, armée, instruction publique, finances, tout sert le même dieu : le Capital ; tout cela n’a qu’un but : celui de protéger et de faciliter l’exploitation du travailleur par le capitaliste. Analysez toutes les lois faites depuis cent ans, vous n’y trouverez pas autre chose. La protection des personnes, que l’on veut représenter comme la vraie mission de la Loi, n’y occupe qu’une place presque imperceptible ; car, dans nos sociétés actuelles, les attaques contre les personnes, dictées directement par la haine et la brutalité, tendent à disparaître. Si l’on tue quelqu’un, aujourd’hui, c’est pour piller et rarement par vengeance personnelle. Et si ce genre de crimes et délits va toujours en diminuant, ce n’est certainement pas à la législation que nous le devons : c’est au développement humanitaire de nos sociétés, à nos habitudes de plus en plus sociables, et non pas aux prescriptions de nos lois. Qu’on abroge demain toutes les lois concernant la protection des personnes, qu’on cesse demain toute poursuite pour attentats contre les personnes, et le nombre d’attentats dictés par la vengeance personnelle ou par la brutalité n’augmentera pas d’un seul.

On nous objectera, peut-être, qu’on a fait depuis cinquante ans bon nombre de lois libérales. Mais qu’on analyse ces lois, et l’on verra que toutes ces lois libérales ne sont que l’abrogation de lois qui nous ont été léguées par la barbarie des siècles précédents. Toutes les lois libérales, tout le programme radical, se résument en ces mots : abolition de lois devenues gênantes pour la bourgeoisie elle-même, et retour aux libertés des communes du douzième siècle, étendues à tous les citoyens. L’abolition de la peine de mort, le jury pour tous les « crimes » (le jury, plus libéral qu’aujourd’hui, existait au douzième siècle), la magistrature élue, le droit de mise en accusation des fonctionnaires, l’abolition des armées permanentes, la liberté d’enseignement, etc., tout cela qu’on nous dit être une invention du libéralisme moderne, n’est qu’un retour aux libertés qui existaient avant que l’Église et le Roi n’eussent étendu leur main sur toutes les manifestations de la vie humaine.

La protection de l’exploitation, directe par les lois sur la propriété, et indirecte par le maintien de l’État, voilà donc l’essence et la matière de nos codes modernes et la préoccupation de nos engins coûteux de législation. Il est temps, cependant, de ne plus nous payer de phrases et de nous rendre compte de ce qu’ils sont en réalité. La loi que l’on présenta au début comme un recueil de coutumes utiles à la préservation de la société, n’est plus qu’un instrument pour le maintien de l’exploitation et la domination des riches oisifs sur les masses laborieuses. Sa mission civilisatrice est nulle aujourd’hui, elle n’a qu’une mission : le maintien de l’exploitation.

Voilà ce que nous dit l’histoire du développement de la Loi. Est-ce à ce titre que nous sommes appelés à la respecter ? Certainement non. Pas plus que Capital, produit du brigandage, elle n’a droit à notre respect. Et le premier devoir des révolutionnaires du vingtième siècle sera de faire un autodafé de toutes les lois existantes, comme ils le feront des titres de propriété.

IV

Si on étudie les millions de lois qui régissent l’humanité, on s’aperçoit aisément qu’elles peuvent être subdivisées en trois catégories : protection de la propriété, protection des personnes, protection du gouvernement. et, en analysant ces trois catégories, on en arrive à l’égard de chacune d’elles à cette conclusion logique et nécessaire : Inutilité et nuisibilité de la Loi.

Pour la protection de la propriété, les socialistes savent ce qu’il en est. Les lois sur la propriété ne sont pas faites pour garantir à l’individu ou à la société la jouissance des produits de leur travail. Elles sont faites, au contraire, pour dérober au producteur une partie de ce qu’il produit et pour assurer à quelques-uns la part des produits qu’ils ont dérobés, soit aux producteurs, soit à la société entière. Lorsque la loi établit les droits de Monsieur un tel sur une maison, par exemple, elle établit son droit, non pas sur une cabane qu’il aurait bâtie lui-même, ou sur une cabane qu’il aurait élevée avec le secours de quelques amis. Elle établit, au contraire, ses droits sur une maison qui n’est pas le produit de son travail, d’abord, parce qu’il l’a fait bâtir par d’autres, auxquels il a n’a pas payé toute la valeur de leur travail, et ensuite — parce que cette maison représente une valeur sociale qu’il n’a pu produire à lui seul : la loi établit ses droits sur une portion de ce qui appartient à tout le monde et à personne en particulier. La même maison, bâtie au milieu de la Sibérie, n’aurait pas la valeur qu’elle a dans une grande ville, et cette valeur-ci provient, — on le sait, — du travail de toute une cinquantaine de générations qui ont bâti la ville, qui l’ont embellie, pourvue d’eau et de gaz, de beaux boulevards, d’universités, de théâtres et de magasins, de chemins de fer et de routes rayonnant dans toutes les directions. En reconnaissant donc les droits de Monsieur un tel sur une maison à Paris, à Londres, à Rouen, la loi lui approprie — injustement — une certaine part de produits du travail de l’humanité entière. Et c’est précisément parce que cette appropriation est une injustice criante (toutes les autres formes de propriété ont le même caractère), qu’il a fallu tout un arsenal de lois et toute une armée de soldats, de policiers et de juges, pour le maintenir contre le bon sens et le sentiment de justice inhérent à l’humanité.

Eh bien, la moitié de nos lois, — les codes civils de tout pays, — n’ont d’autre but que celui de maintenir cette appropriation, ce monopole, au profit de quelques-uns, contre l’humanité entière. Les trois quarts des affaires jugées par les tribunaux ne sont que des querelles surgissant entre monopoleurs : deux voleurs se disputant le butin. Et une bonne partie de nos lois criminelles ont encore le même but, puisqu’elles ont pour objectif de maintenir l’ouvrier dans une position subordonnée à celle du patron, afin d’assurer à celui-ci l’exploitation de celui-là.

Quant à garantir au producteur les produits de son travail, il n’y a même pas de lois qui s’en chargent. Cela est si simple et si naturel, si bien dans les mœurs et dans les habitudes de l’humanité, que la Loi n’y a même pas songé. Le brigandage ouvert, les armes à la main, n’est plus de notre siècle : un travailleur ne vient jamais non plus disputer à un autre travailleur les produits de son travail ; s’il y a malentendu entre eux, ils le vident sans avoir recours à la Loi, en s’adressant à un tiers, et si quelqu’un vient exiger d’un autre une certaine part de ce qu’il a produit, ce n’est que le propriétaire, venant prélever sa part du lion. Quant à l’humanité en général, elle respecte partout le droit de chacun sur ce qu’il a produit, sans qu’il y ait pour cela besoin de lois spéciales.

Toutes ces lois sur la propriété, qui font les gros volumes des codes et la joie de nos avocats, n’ayant ainsi d’autre but que celui de protéger l’appropriation injuste des produits du travail de l’humanité par certains monopoleurs, n’ont aucune raison d’être, et les socialistes-révolutionnaires sont bien décidés à les faire disparaître le jour de la Révolution. Nous pouvons, en effet, avec pleine justice, faire un autodafé complet de toutes les lois qui sont en rapport avec les ci-nommés « droits de propriété », de tous les titres de propriété, de toutes les archives, — bref, de tout ce qui a trait à cette institution, qui sera bientôt considérée comme tache humiliante dans l’histoire de l’humanité, au même titre que l’esclavage et le servage des siècles passés.

Ce que nous venons de dire sur les lois concernant la propriété s’applique complètement à cette seconde catégorie de loi, — les lois servant à maintenir le gouvernement, ou les lois constitutionnelles.

C’est encore tout un arsenal de lois, de décrets, d’ordonnances, d’avis, etc., servant à protéger les diverses formes de gouvernement représentatif (par délégation ou par usurpation), sous lesquelles se débattent encore les sociétés humaines. Nous savons fort bien, — les anarchistes l’ont assez souvent démontré par la critique qu’ils ont faite sans cesse des diverses formes de gouvernement, — que la mission de tous les gouvernements monarchiques, constitutionnels et républicains, est de protéger et de maintenir par la force les privilèges des classes possédantes : aristocratie, prêtraille et bourgeoisie. Un bon tiers de nos lois, — les lois « fondamentales », lois sur les impôts, sur les douanes, sur l’organisation des ministères et de leurs chancelleries, sur l’armée, la police, l’église, etc., — et il y en a bien quelques dizaines de mille dans chaque pays, — n’ont d’autre but que celui de maintenir, de rhabiller et de développer la machine gouvernementale, qui sert, à son tour, presque entièrement à protéger les privilèges des classes possédantes. Qu’on analyse toutes ces lois, qu’on les observe en action au jour le jour, et l’on s’apercevra qu’il n’y en a pas une bonne à conserver — en commençant par celles qui livrent les communes, pieds et mains liées, au curé, aux gros bourgeois de l’endroit et au sous-préfet, et en finissant par cette fameuse constitution (la dix-neuvième ou la vingtième depuis 1789), qui nous donne une Chambre de crétins et de boursicoteurs préparent la dictature de quelque aventurier quelconque, si ce n’est le gouvernement d’une tête de chou couronnée.

Bref, à l’égard de ces lois, il ne peut y avoir de doute. Non seulement les anarchistes, mais aussi bien les bourgeois plus ou moins révolutionnaires, sont d’accord en ceci, que le seul usage que l’on puisse faire de toutes les lois concernant l’organisation du gouvernement, — c’est d’en allumer un feu de joie.

Reste la troisième catégorie de lois, la plus importante, puisque c’est à elle que s’attachent le plus de préjugés : les lois concernant la protection des personnes, la punition et la prévention des « crimes ». En effet, cette catégorie est la plus importante, parce que si la Loi jouit d’une certaine considération, c’est qu’on croit ce genre de lois absolument indispensables au maintien de la sécurité dans nos sociétés. Ce sont ces lois qui se sont développées autour du noyau de coutumes utiles aux sociétés humaines et qui furent exploitées par les dominateurs pour sanctifier leur domination. L’autorité des chefs de tribus, des familles riches dans les communes et du roi s’appuyait sur les fonctions de juges qu’ils exerçaient ; et jusqu’à présent encore, chaque fois que l’on parle de la nécessité du gouvernement, c’est sa fonction de juge suprême que l’on sous-entend. — « Sans gouvernement, les hommes s’égorgeraient entre eux ! » dit le raisonneur de village. — « Le but final de tout gouvernement est de donner douze honnêtes jurés à chaque inculpé », — disait Burke.

Eh bien, malgré tous les préjugés existant à ce sujet, il est bien temps que les anarchistes disent hautement que cette catégorie de lois est aussi inutile et aussi nuisible que les précédentes.

D’abord, quant aux ci-nommés « crimes », aux attentats contre les personnes, il est connu que les deux tiers et souvent même les trois quarts de tous les « crimes » sont inspirés par le désir de s’emparer des richesses appartenant à quelqu’un. Cette catégorie immense de ci-nommés « crimes et délits » disparaîtra lorsque la propriété aura cessé d’exister.

— « Mais, nous dira-t-on, il y aura toujours des brutes qui attenteront à la vie des citoyens, qui porteront un coup de couteau à chaque querelle, qui vengeront la moindre offense par un meurtre, s’il n’y a pas de lois pour les restreindre et des punitions pour les retenir ! » — Voilà le refrain qu’on nous chante dès que nous mettons en doute le droit de punir de la société.

Là-dessus, il y a cependant une chose bien établie aujourd’hui : La sévérité des punitions ne diminue pas le nombre des « crimes ». Pendez, écartelez, si vous voulez, les assassins, le nombre d’assassinats ne diminuera pas d’un seul. Par contre, abolissez la peine de mort, et il n’y aura pas un seul assassinat de plus. Les statisticiens et les légistes savent que jamais diminution de sévérité dans le code pénal n’amena une augmentation d’attentats contre la vie des citoyens. D’autre part, que la récolte soit bonne, que le pain soit bon marché, que le temps soit beau, — et le nombre des assassinats diminuera aussitôt. Il est prouvé par la statistique, que le nombre des crimes augmente et diminue toujours en proportion du prix des denrées et du beau ou mauvais temps. Non pas que tous les assassinats soient inspirés par la faim. Point du tout ; mais lorsque la récolte est bonne et les denrées à un prix accessible, les hommes, plus gais, moins misérables que de coutume, ne se laissent pas aller aux sombres passions et ne vont pas plonger un couteau dans le sein d’un de leurs semblables pour des motifs futiles.

En outre, il est connu aussi que la peur de la punition n’a jamais arrêté un seul assassin. Celui qui va tuer son voisin par vengeance ou par misère ne raisonne pas trop sur les conséquences, et il n’y a pas d’assassin qui n’ait la ferme conviction d’échapper aux poursuites.

D’ailleurs, que chacun raisonne lui-même sur ce sujet, qu’il analyse les crimes et les peines, leurs motifs et leurs conséquences, et s’il sait raisonner sans se laisser influencer par les idées préconçues, il arrivera nécessairement à cette conclusion :

« Sans parler d’une société où l’homme recevra une meilleure éducation, où le développement de toutes ses facultés et la possibilité d’en jouir lui procurera tant de jouissances qu’il ne cherchera pas à les perdre par un assassinat, — sans parler de la société future, même dans notre société, même avec ces tristes produits de la misère que nous voyons aujourd’hui dans les cabarets des grandes cités, — le jour où aucune punition ne serait infligée aux assassins, le nombre d’assassinats n’augmenterait pas d’un seul cas ; il est fort probable qu’il diminuerait au contraire de tous les cas qui sont dûs aujourd’hui aux récidivistes, abrutis dans les prisons. »

On nous parle toujours des bienfaits de la loi et des effets salutaires des peines, mais a-ton jamais essayé de faire la balance entre ces bienfaits qu’on attribue à la loi et aux peines, et l’effet dégradant de ces peines sur l’humanité ? Qu’on fasse seulement l’addition de toutes les mauvaises passions réveillées dans l’humanité par les punitions atroces qu’on infligeait jadis dans nos rues ! Qui donc a choyé et développé les instincts de cruauté dans l’homme (instincts inconnus aux animaux, l’homme étant devenu l’animal le plus cruel de la terre), si ce n’est le roi, le juge et le prêtre armés de la loi, qui faisaient arracher la chair par lambeaux, verser de la poix brûlante dans les plaies, disloquer les membres, broyer les os, scier les hommes en deux, pour maintenir leur autorité ? Que l’on calcule seulement tout le torrent de dépravation versé dans les sociétés humaines par la délation, favorisée par les juges et payée par les écus sonnants du gouvernement, sous prétexte d’aider à la découverte des crimes. Que l’on aille en prison et que l’on étudie là ce que devient l’homme, privé de liberté, enfermé avec d’autres dépravés qui se pénètrent de toute la corruption et de tous les vices qui suintent de nos prisons actuelles ; et que l’on se souvienne seulement que plus on les réforme, plus détestables elles sont, tous nos pénitenciers modernes et modèles étant cent fois plus abominables que les donjons du moyen-âge. Que l’on considère enfin quelle corruption, quelle dépravation de l’esprit est maintenue dans l’humanité par cette idée d’obéissance — essence de la loi, — de châtiment, d’autorité ayant le droit de punir, de juger, en dehors de la conscience ; par ces fonctions de bourreaux, de geôliers, de dénonciateurs, —bref, de tous ces attributs de la Loi et de l’Autorité. Que l’on considère tout cela, et on sera certainement d’accord avec nous, lorsque nous disons que la Loi et la pénalité sont des abominations qui doivent cesser d’exister.

D’ailleurs, les peuples non-policés et, partant moins imbus de préjugés autoritaires, ont parfaitement compris que celui que l’on nomme un « criminel », est tout bonnement un malheureux ; qu’il ne s’agit pas de le faire fouetter, de l’enchaîner ou de le faire mourir sur l’échafaud ou en prison, mais qu’il faut le soulager par les soins les plus fraternels, par un traitement égalitaire, par la pratique de la vie entre honnêtes gens. Et nous espérons que dans la prochaine révolution éclatera ce cri :

« Brûlons les guillotines, démolissons les prisons, chassons le juge, le policier, le délateur -— race immonde s’il en fût jamais sur la terre, — traitons en frère celui qui aura été porté par la passion à faire du mal à son semblable, par-dessus tout ôtons aux grands criminels, à ces produits ignobles de l’oisiveté bourgeoise, la possibilité d’étaler leurs vices sous des formes séduisantes ; — et soyons sûrs que nous n’aurons plus que très peu de crimes à signaler dans notre société. Car ce qui maintient le crime (outre l’oisiveté), c’est la Loi et l’Autorité : la loi sur la propriété, la loi sur le gouvernement, la loi sur les peines et délits, et l’Autorité qui se charge de faire ces lois et de les appliquer. »

Plus de lois, plus de juges ! La Liberté, l’Égalité et la pratique de la Solidarité sont la seule digue efficace que nous puissions opposer aux instincts anti-sociables de certains d’entre nous.

 

Source:

http://fr.wikisource.org/wiki/La_Loi_et_l’autorité

De l’origine scélérate et abusive de la loi…

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, guerres hégémoniques, guerres imperialistes, militantisme alternatif, neoliberalisme et fascisme, police politique et totalitarisme, politique et lobbyisme, politique et social, politique française, résistance politique, société libertaire, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , on 12 mai 2015 by Résistance 71

Texte d’une actualité brûlante pourtant écrit par Pierre Kropotkine en 1892. Nous publions souvent des textes dits « anciens », mais qui frappent par leur modernité et leur actualité. Si ces textes nous paraissent toujours tant d’actualité aujourd’hui, c’est tout simplement parce que bien que le temps passe inéluctablement, rien ne change vraiment, nous en sommes toujours au statu quo du pouvoir oligarchique. Les changements ne sont que « cosmétiques » et au fond tout demeure inchangé, voire empire au fil de l’avancée technologique permettant toujours plus de répression, de surveillance, de coercition et d’oppression organisées.

Deux grands penseurs allemands disaient ceci de l’État et de ses lois:

« Là où le peuple existe encore, il ne comprend pas l’État et il le hait comme un mauvais œil et comme un pêché contre les coutumes et les droits… L’État, lui, ment dans tous les idiômes du bien et du mal et quoi qu’il dise, il ment et ce qu’il possède, il l’a volé. » (Friedrich Nietzsche, 1881)

« Par le ciel ! celui-là qui vient faire de l’État une école des mœurs ne sait pas quel pêché il commet. Car ce qui a fait de l’Etat un enfer, c’est que l’Homme en ait voulu faire un paradis. » (Friedrich Hölderlin, 1795)

Les lois liberticides et scélérates entrant en vigueur partout en occident, dont la dernière ignominie en date: la « Loi sur le Renseignement » du gouvernement fasciste Valls, ne feront certainement pas mentir ni Nietzsche, ni Hölderlin ni encore moins Kropotkine…

— Résistance 71 —

 

La loi et l’autorité

 

Pierre Kropotkine

 

1ère partie

2ème partie

 

(Brochure publiée en 6e édition, en 1892, à sept mille exemplaires, conformément au désir de notre camarade Lucien Massé, coiffeur à Ars en Ré, qui en mourant, avait légué à la RÉVOLTE la somme nécessaire à cette publication. Publications des Temps Nouveaux n°65)

I

« Quand l’ignorance est au sein des sociétés et de désordre dans les esprits, les lois deviennent nombreuses. Les hommes attendent tout de la législation, et chaque loi nouvelle étant un nouveau mécompte, ils sont portés à lui demander sans cesse ce qui ne peut venir que d’eux-mêmes, de leur éducation, de l’état de leurs mœurs. » — Ce n’est pourtant pas un révolutionnaire qui dit cela, pas même un réformateur. C’est un jurisconsulte, Dalloz, l’auteur du recueil des lois françaises, connu sous le nom de Répertoire de la Législation. Et cependant ces lignes, quoique écrites par un homme qui était lui-même un législateur et un admirateur des lois, représentent parfaitement l’état anormal de nos sociétés.

Dans les États actuels une loi nouvelle est considérée comme un remède à tous les maux. Au lieu de changer soi-même ce qui est mauvais, on commence par demander une loi qui le change. La route entre deux villages est-elle impraticable, le paysan dit qu’il faudrait une loi sur les routes vicinales. Le garde-champêtre a-t-il insulté quelqu’un, en profitant de la platitude de ceux qui l’entourent de leur respect : — « Il faudrait une loi, dit l’insulté, qui prescrivît aux gardes-champêtres d’être un peu plus polis. » Le commerce, l’agriculture ne marchent pas ? — « C’est une loi protectrice qu’il nous faut ! » ainsi raisonnent le laboureur, l’éleveur de bétail, le spéculateur en blés, il n’y a pas jusqu’au revendeur de loques qui ne demande une loi pour son petit commerce. Le patron baisse-t-il les salaires ou augmente-t-il la journée de travail : — « Il faut une loi qui mette ordre à cela ! » — s’écrient les députés en herbe, au lieu de dire aux ouvriers qu’il y a un autre moyen, bien plus efficace « de mettre ordre à cela » : reprendre au patron ce dont il a dépouillé des générations d’ouvriers. Bref, partout une loi ! une loi sur les rentes, une loi sur les modes, une loi sur les chiens enragés, une loi sur la vertu, une loi pour opposer une digue à tous les vices, à tous les maux qui ne sont que le résultat de l’indolence et de la lâcheté humaine.

Nous sommes tous tellement pervertis par une éducation qui dès le bas-âge cherche à tuer en nous l’esprit de révolte et développe celui de soumission à l’autorité ; nous sommes tellement pervertis par cette existence sous la férule de la loi qui régente tout : notre naissance, notre éducation, notre développement, notre amour, nos amitiés, que, si cela continue, nous perdrons toute initiative, toute habitude de raisonner par nous-mêmes. Nos sociétés semblent ne plus comprendre que l’on puisse vivre autrement que sous le régime de la loi, élaborée par un gouvernement représentatif et appliquée par une poignée de gouvernants ; et lors même qu’elles parviennent à s’émanciper de ce joug, leur premier soin est de le reconstituer immédiatement. « L’an I de la Liberté » n’a jamais duré plus d’un jour, car après l’avoir proclamé, le lendemain même on se remettait sous le joug de la Loi, de l’Autorité.

En effet, voilà des milliers d’années que ceux qui nous gouvernent ne font que répéter sur tous les tons : Respect à la loi, obéissance à l’autorité ! Le père et la mère élèvent les enfants dans ce sentiment. L’école les raffermit, elle en prouve la nécessité en inculquant aux enfants des bribes de fausse science, habilement assorties : de l’obéissance à la loi elle fait un culte ; elle marie le dieu et la loi des maîtres en une seule et même divinité. Le héros de l’histoire qu’elle fabriquée, c’est celui qui obéit à la loi, qui la protège contre les révoltés.

Plus tard, lorsque l’enfant entre dans la vie publique, la société et la littérature, frappant chaque jour, à chaque instant, comme la goutte d’eau creusant la pierre, continuent à nous inculquer le même préjugé. Les livres d’histoire, de science politique, d’économie sociale regorgent de ce respect à la loi ; on a même mis les sciences physiques à contribution et, en introduisant dans ces sciences d’observation un langage faux, emprunté à la théologie et à l’autoritarisme, on parvient habilement à nous brouiller l’intelligence, toujours pour maintenir le respect de la loi. Le journal fait la même besogne : il n’y a pas d’article dans les journaux qui ne prêche l’obéissance à la loi, lors même qu’à la troisième page, ils constatent chaque jour l’imbécillité de la loi et montrent comment elle est traînée dans toutes les boues, dans toutes les fanges par ceux qui sont préposés à son maintien. Le servilisme devant la loi est devenu une vertu et je doute même qu’il y ait eu un seul révolutionnaire qui n’ait débuté dans son jeune âge par être défenseur de la loi contre ce qu’on nomme généralement les abus, conséquence inévitable de la loi même.

L’art fait chorus avec la soi-disant science. Le héros du sculpteur, du peintre et du musicien couvre la Loi de son bouclier et, les yeux enflammés et les narines ouvertes, il est prêt à frapper de son glaive quiconque oserait y toucher. On lui élève des temples, on lui nomme des grands prêtres, auxquels les révolutionnaires hésitent à toucher, et si la Révolution elle-même vient balayer une ancienne institution, c’est encore par une loi qu’elle essaie de consacrer son œuvre.

Ce ramassis de règles de conduite, que nous ont légué l’esclavage, le servage, le féodalisme, la royauté et qu’on appelle Loi, a remplacé ces monstres de pierre devant lesquels on immolait les victimes humaines, et que n’osait même effleurer l’homme asservi, de peur d’être tué par les foudres du ciel.

C’est depuis l’avènement de la bourgeoisie, — depuis la grande révolution française, — qu’on a surtout réussi à établir ce culte. Sous l’ancien régime, lorsqu’on était tenu d’obéir au bon plaisir du roi et de ses valets, on parlait peu de lois, si ce n’est Montesquieu, Rousseau, Voltaire, pour les opposer au caprice royal. Mais pendant et après la révolution, les avocats, arrivés au pouvoir, ont fait de leur mieux pour affermir ce principe, sur lequel ils devaient établir leur règne. La bourgeoisie l’accepta d’emblée comme son ancre de salut, pour mettre une digue au torrent populaire. La prêtraille s’empressa de la sanctifier, pour sauver la barque qui sombrait dans les vagues du torrent. Le peuple enfin l’accepta comme un progrès sur l’arbitraire et la violence du passé.

Il faut se transposer en imagination au XVIIIe siècle pour le comprendre. Il faut avoir saigné le sang de son cœur au récit des atrocités qui se commettaient à cette époque par les nobles tout-puissants sur les hommes et les femmes du peuple, pour comprendre quelle influence magique ces mots : « Égalité devant la loi, obéissance à la loi, sans distinction de naissance ou de fortune » devaient exercer, il y a un siècle, sur l’esprit du manant. Lui, qu’on avait traité jusqu’alors plus cruellement qu’un animal, lui qui n’avait jamais eu aucun droit et n’avait jamais obtenu la justice contre les actes les plus révoltants du noble, à moins de se venger en le tuant et en se faisant pendre, — il se voyait reconnu par cette maxime, du moins en théorie, du moins quant à ses droits personnels, l’égal de son seigneur. Quelle que fût cette loi, elle promettait d’atteindre également le seigneur et le manant, elle proclamait l’égalité, devant le juge, du pauvre et du riche.

Cette promesse était un mensonge, nous le savons aujourd’hui : mais à cette époque, elle était un progrès, un hommage rendu à la justice, comme « l’hypocrisie est un hommage rendu à la vérité ». C’est pourquoi, lorsque les sauveurs de la bourgeoisie menacée, les Robespierre et les Danton, se basant sur les écrits des philosophes de la bourgeoisie, les Rousseau et les Voltaire, proclamèrent « le respect de la loi égal pour tous » — le peuple, dont l’élan révolutionnaire s’épuisait déjà en face d’un ennemi de plus en plus solidement organisé, accepta le compromis. Il plia le cou sous le joug de la Loi, pour se sauver de l’arbitraire du seigneur.

Depuis, la bourgeoisie n’a cessé d’exploiter cette maxime qui, avec cet autre principe, le gouvernement représentatif, résume la philosophie du siècle de la bourgeoisie, le dix-neuvième siècle. Elle l’a prêché dans les écoles, elle l’a propagé dans ses écrits, elle a créé sa science et ses arts avec cet objectif, elle l’a fourré partout, comme la dévote anglaise qui vous glisse sous la porte ses bouquins religieux. Et elle a si bien fait, qu’aujourd’hui, nous voyons se produire ce fait exécrable : au jour même du réveil de l’esprit frondeur, les hommes, voulant être libres, commencent par demander à leurs maîtres, de vouloir bien les protéger en modifiant les lois crées par ces mêmes maîtres.

— Mais les temps et les esprits ont cependant changé depuis un siècle. On trouve partout des révoltés qui ne veulent plus obéir à la loi, sans savoir d’où elle vient, quelle en est l’utilité, d’où vient l’obligation de lui obéir et le respect dont on l’entoure. La révolution qui s’approche est une révolution et non une simple émeute, par cela même que les révoltés de nos jours soumettent à leur critique toutes les bases de la société, vénérées jusqu’à présent, et avant tout, ce fétiche, — la Loi.

Ils analysent son origine et il y trouvent, soit un dieu, — produit des terreurs du sauvage, stupide, mesquin et méchant comme les prêtres qui se réclament de son origine surnaturelle, — soit le sang, la conquête par le fer et le feu. Ils étudient son caractère et il y trouvent pour trait distinctif l’immobilité, remplaçant le développement continu de l’humanité, la tendance à immobiliser ce qui devrait se développer et se modifier chaque jour. Ils demandent comment la loi se maintient, et ils voient les atrocités du byzantinisme et les cruautés de l’inquisition, les tortures du moyen-âge, les chairs vivantes coupées en lanières par le fouet du bourreau, les chaînes, la massue, la hache au service de la loi ; les sombres souterrains des prisons, les souffrances, les pleurs et les malédictions. Aujourd’hui — toujours la hache, la corde, le chassepot, et les prisons ; d’une part, l’abrutissement du prisonnier, réduit à l’état de bête en cage, l’avilissement de son être moral, et, d’autre part, le juge dépouillé de tous les sentiments qui font la meilleure partie de la nature humaine, vivant comme un visionnaire dans un monde de fictions juridiques, appliquant avec volupté la guillotine, sanglante ou sèche, sans que lui, ce fou froidement méchant, se doute seulement de l’abîme de dégradation dans lequel il est tombé vis-à-vis de ceux qu’il condamne.

Nous voyons une race de faiseurs de lois légiférant sans savoir sur quoi ils légifèrent, votant aujourd’hui une loi sur l’assainissement des villes, sans avoir la moindre notion d’hygiène, demain, réglementant l’armement des troupes, sans même connaître un fusil, faisant des lois sur l’enseignement et l’éducation sans avoir jamais su donner un enseignement quelconque ou une éducation honnête à leurs enfants, légiférant à tort et à travers, mais n’oubliant jamais l’amende qui frappera les va-nu-pieds, la prison, les galères qui frapperont des hommes mille fois moins immoraux qu’ils ne le sont eux-mêmes, ces législateurs ! — Nous voyons enfin le geôlier qui marche vers la perte de tout sentiment humain, le gendarme dressé en chien de piste, le mouchard se méprisant lui-même, la délation transformée en vertu, la corruption érigée en système ; tous les vices, tous les mauvais côtés de la nature humaine, favorisés, cultivés pour le triomphe de la Loi.

Nous voyons cela, et c’est pour cela qu’au lieu de répéter niaisement la vieille formule : « Respect à la loi ! », nous crions : « Mépris de la loi et de ses attributs ! » Ce mot lâche : « Obéissance à la loi ! » nous le remplaçons par : « Révolte contre toutes les lois ! » Que l’on compare seulement les méfaits accomplis au nom de chaque loi, avec ce qu’elle a pu produire de bon, qu’on pèse le bien et le mal, — et l’on verra si nous avons raison.

II

La loi est un produit relativement moderne ; car l’humanité a vécu des siècles et des siècles sans avoir aucune loi écrite, ni même simplement gravée en symboles, sur des pierres, à l’entrée des temples. A cette époque, les relations des hommes entre eux étaient réglées par de simples coutumes, par des habitudes, des usages, que la constante répétition rendait vénérables et que chacun acquérait dès son enfance, comme il apprenait à se procurer sa nourriture par la chasse, l’élevage de bestiaux ou l’agriculture.

Toutes les sociétés humaines ont passé par cette phase primitive, et jusqu’à présent encore une grande partie de l’humanité n’a point de lois écrites. Les peuplades ont des mœurs, des coutumes, — un « droit coutumier », comme disent les juristes, — elles ont des habitudes sociables, et cela suffit pour maintenir les bons rapports entre les membres du village, de la tribu, de la communauté. Même chez nous, civilisés, lorsque, sortant de nos grandes villes, nous allons dans les campagnes, nous y voyons encore que les relations mutuelles des habitants sont réglées, non d’après la loi écrite des législateurs, mais d’après les coutumes anciennes, généralement acceptées. Les paysans de la Russie, de l’Italie, de l’Espagne, et même d’une bonne partie de la France et de l’Angleterre, n’ont aucune idée de la loi écrite. Celle-ci vient s’immiscer dans leur vie seulement pour régler leurs rapports avec l’État ; quant aux rapports entre eux, quelquefois très compliqués, ils les règlent simplement d’après les anciennes coutumes. Autrefois, c’était le cas pour toute l’humanité.

Lorsqu’on analyse les coutumes des peuples primitifs, on y remarque deux courants bien distincts.

Puisque l’homme ne vit pas solitaire, il s’élabore en lui des sentiments, des habitudes utiles à la conservation de la société et à la propagation de la race. Sans les sentiments sociables, sans les pratiques de solidarité, la vie en commun eût été absolument impossible. Ce n’est pas la loi qui les établit, ils sont antérieurs à toutes lois. Ce n’est pas non plus la religion qui les prescrit, ils sont antérieurs à toute religion, ils se retrouvent chez tous les animaux qui vivent en société. ils se développent d’eux-mêmes, par la force même des choses, comme ces habitudes que l’homme a nommé instincts chez les animaux : ils proviennent d’une évolution utile, nécessaire même pour maintenir la société dans la lutte pour l’existence qu’elle doit soutenir. Les sauvages finissent par ne plus se manger entre eux, parce qu’ils trouvent qu’il est beaucoup plus avantageux de s’adonner à une culture quelconque, au lieu de se procurer une fois par an le plaisir de se nourrir de la chair d’un vieux parent. Au sein des tribus absolument indépendantes et ne connaissant ni lois, ni chefs, dont maint voyageur nous a dépeint les mœurs, les membres d’une même tribu cessent de se donner des coups de couteau à chaque dispute, parce que l’habitude de vivre en société a fini par développer en eux un certain sentiment de fraternité et de solidarité ; ils préfèrent s’adresser à des tiers pour vider leurs différents. L’hospitalité des peuples primitifs, le respect de la vie humaine, le sentiment de réciprocité, la compassion pour les faibles, la bravoure, juqu’au sacrifice de soi-même dans l’intérêt d’autrui, que l’on apprend d’abord à pratiquer envers les enfants et les amis, et plus tard à l’égard des membres de la communauté, — toutes ces qualités se développent chez l’homme antérieurement aux lois, indépendamment de toute religion, comme chez tous les animaux sociables. Ces sentiments et ces pratiques sont le résultat inévitable de la vie en société. Sans être inhérentes à l’homme (ainsi que disent les prêtres et les métaphysiciens), ces qualités sont la conséquence de la vie en commun.

Mais, à côté de ces coutumes, nécessaires pour la vie des sociétés et pour la conservation de la race, il se produit, dans les associations humaines, d’autres désirs, d’autres passions, et partant, d’autres habitudes, d’autres coutumes. Le désir de dominer les autres et de leur imposer sa volonté ; le désir de s’emparer des produits du travail d’une tribu voisine ; le désir de subjuguer d’autres hommes, afin de s’entourer des jouissances sans rien produire soi-même, tandis que des esclaves produisent le nécessaire et procurent à leur maître tous les plaisirs et toutes les voluptés, — ces désirs personnels, égoïstes, produisent un autre courant d’habitudes et de coutumes. Le prêtre, d’une part, ce charlatan qui exploite la superstition et qui, après s’être affranchi lui-même de la peur du diable, la propage parmi les autres ; le guerrier, d’autre part, ce rodomont qui pousse à l’invasion et au pillage du voisin pour en revenir chargé de butin et suivi d’esclaves, — tous deux, la main dans la main, parviennent à imposer aux sociétés primitives des coutumes avantageuses pour eux, et qui tendent à perpétuer leur domination sur les masses. Profitant de l’indolence, de la peur, de l’inertie des foules, et grâce à la répétition constante des mêmes actes, ils arrivent à établir le point d’appui de leur domination.

Pour cela, ils exploitent d’abord l’esprit de routine qui est si développé chez l’homme et qui atteint un degré si frappant chez les enfants, les peuples sauvages, aussi bien que chez les animaux. L’homme, surtout lorsqu’il est superstitieux, a toujours peur de changer quoi que ce soit à ce qui existe ; généralement il vénère ce qui est antique. — « Nos pères ont fait ainsi ; ils ont vécu tant bien que mal, ils vous ont élevé, ils n’ont pas été malheureux, faites de même ! » disent les vieillards aux jeunes gens, dès que ceux-ci veulent changer quelque chose. L’inconnu les effraie, ils préfèrent se cramponner au passé, lors même que ce passé représente la misère, l’oppression, l’esclavage. On peut même dire que plus l’homme est malheureux, plus il craint de changer quoi que ce soit, de peur de devenir encore plus malheureux ; il faut qu’un rayon d’espoir et quelque peu de bien-être pénètrent dans sa triste cabane, pour qu’il commence à vouloir mieux, à critiquer son ancienne manière de vivre, à désirer un changement. Tant que cet espoir ne l’a pas pénétré, tant qu’il ne s’est pas affranchi de la tutelle de ceux qui utilisent ses superstitions et ses craintes, il préfère rester dans la même situation. Si les jeunes veulent changer quelque chose, les vieux poussent un cri d’alarme contre les novateurs ; tel sauvage se fera plutôt tuer que de transgresser la coutume de son pays, car dès l’enfance on lui a dit que la moindre infraction aux coutumes établies lui porterait malheur, causerait la ruine de toute la tribu. Et aujourd’hui encore, combien de politiciens, d’économistes et de soi-disant révolutionnaires agissent sous la même impression, en se cramponnant à un passé qui s’en va ! Combien n’ont d’autre souci que de chercher des précédents ! Combien de fougueux novateurs sont les simples copistes des révolutions antérieures !

Cet esprit de routine qui puise son origine dans la superstition, dans l’indolence et dans la lâcheté, fit de tout temps la force des oppresseurs ; dans les sociétés humaines primitives, il fut habilement exploité par les prêtres et les chefs militaires, perpétuant les coutumes avantageuses pour eux seuls, qu’ils réussissent à imposer aux tribus.

Tant que cet esprit de conservation, habilement exploité, suffisait pour assurer l’empiétement des chefs sur la liberté des individus ; tant que les seules inégalités entre les hommes étaient les inégalités naturelles et qu’elles n’étaient pas encore décuplées et centuplées par la concentration du pouvoir et des richesses, il n’y avait aucun besoin de loi et de l’appareil formidable des tribunaux et des peines toujours croissantes pour l’imposer.

Mais lorsque la société eut commencé à se scinder de plus en plus en deux classes hostiles, — l’une qui cherche à établir sa domination et l’autre qui s’efforce de s’y soustraire, la lutte s’engagea. Le vainqueur d’aujourd’hui s’empresse d’immobiliser le fait accompli, il cherche à le rendre indiscutable, à le transformer en institution sainte et vénérable, par tout ce que les vaincus peuvent respecter. La loi fait son apparition, sanctionnée par le prêtre et ayant à son service la massue du guerrier. Elle travaille à immobiliser les coutumes avantageuses à la minorité dominatrice, et l’Autorité militaire se charge de lui assurer l’obéissance. Le guerrier trouve en même temps dans cette nouvelle fonction un nouvel instrument pour assurer son pouvoir ; il n’a plus à son service une simple force brutale : il est le défenseur de la Loi.

Mais, si la Loi ne présentait qu’un assemblage de prescriptions avantageuses aux seuls dominateurs, elle aurait de la peine à se faire accepter, à se faire obéir. Eh bien, le législateur confond dans un seul et même code les deux courants de coutumes dont nous venons de parler : les maximes qui représentent les principes de moralité et de solidarité élaborés par la vie en commun, et les ordres qui doivent à jamais consacrer l’inégalité. Les coutumes qui sont absolument nécessaires à l’existence même de la société, sont habilement mêlées dans le Code aux pratiques imposées par les dominateurs, et prétendent au même respect de la foule. — « Ne tue pas ! » dit le Code et « Paye la dîme au prêtre ! » s’empresse-t-il d’ajouter. « Ne vole pas ! » dit le Code et aussitôt après : « Celui qui ne paiera pas l’impôt aura le bras coupé ! ».

Voilà la Loi, et ce double caractère, elle l’a conservé jusqu’aujourd’hui. Son origine, — c’est le désir des dominateurs d’immobiliser les coutumes qu’ils avaient imposées à leur avantage. Son caractère, c’est le mélange habile des coutumes utiles à la société, — coutumes qui n’ont pas besoin de lois pour être respectées, — avec ces autres coutumes qui ne présentent d’avantages que pour les dominateurs, qui sont nuisibles aux masses et ne sont maintenues que par la crainte des supplices.

Pas plus que le capital individuel, né de la fraude et de la violence et développé sous l’auspice de l’autorité, la Loi n’a donc aucun titre au respect des hommes. Née de la violence et de la superstition, établie dans l’intérêt du prêtre, du conquérant et du riche exploiteur, elle devra être abolie en entier le jour où le peuple voudra briser ses chaînes.

Nous nous en convaincrons encore mieux, en analysant dans le chapitre suivant le développement ultérieur de la Loi sous les auspices de la religion, de l’autorité et du régime parlementaire actuel.

A suivre…

Société contre l’État: Pratique politique anarchiste et révolution (1ère partie)

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Voici ce qu’écrivait Pierre Kropotkine en 1914, à l’orée de la première guerre mondiale. Peut-on encore une fois être plus d’actualité et si oui, ne devrions-nous pas nous poser la question de pourquoi exactement 100 ans après son écriture, RIEN n’a changé ? Nos politicards nous parlent de « progressisme ». A hurler de rire si ce n’était pas si tragique…

— Résistance 71 —

 

L’action anarchiste dans la révolution

 

Pierre Kropotkine (1914)

 

Note: L’emphase sur certains passages est de notre chef et non pas de l’auteur.

 

1ère partie

2ème partie

 

Nous vivons à l’approche de graves évènements. C’est pourquoi les travailleurs et tous ceux qui tiennent à coeur le succès de la Révolution prochaine feront bien de méditer sur les idées exprimées dans ces pages et d’en chercher l’explication dans la vie, s’ils les approuvent.

Pierre KROPOTKINE mai 1914

I

Le massacre des bourgeois en vue du triomphe de la Révolution est un rêve insensé. Leur nombre même s’y oppose; car outre les millions de bourgeois qui devraient disparaître dans l’hypothèse des Fouquier-Tinville modernes, il y aurait encore les millions de travailleurs demi-bourgeois qui devraient les suivre. En effet, ceux-ci ne demandent qu’à devenir bourgeois à leur tour, et ils s’empresseraient de le devenir, si l’existence de la bourgeoisie n’était frappée que dans ses résultats et non dans ses causes. Quant à la Terreur organisée et légalisée, elle ne sert, en réalité, qu’à forger des chaînes pour le peuple. Elle tue l’initiative individuelle, qui est l’âme des révolutions ; elle perpétue l’idée de gouvernement fort et obéi, elle prépare la dictature de celui qui mettra la main sur le tribunal révolutionnaire et saura le manier, avec ruse et prudence, dans l’intérêt de son parti.

Arme des gouvernants, la Terreur sert avant tout les chefs des classes gouvernantes ; elle prépare le terrain pour que le moins scrupuleux d’entre eux arrive au pouvoir.

La Terreur de Robespierre devait aboutir à celle de Tallien, et celle-ci — à la dictature de Bonaparte. Robespierre couvait Napoléon.

Pour vaincre la bourgeoisie, il faut quelque chose de tout à fait différent de ce qui fait sa force actuelle, d’autres éléments que ceux qu’elle a si bien appris à manier. C’est pourquoi il faut voir d’abord ce qui fait sa force, et à cette force — en opposer une autre, supérieure.

Qu’est-ce qui a permis, en effet, aux bourgeois d’escamoter toutes les révolutions depuis le quinzième siècle ? d’en profiter pour asservir et agrandir leur domination, sur des bases autrement solides que le respect des superstitions religieuses ou le droit de naissance de l’aristocratie ?

— C’est l’Etat. C’est l’accroissement continuel et l’élargissement des fonctions de l’Etat, basé sur cette fondation bien plus solide que la religion ou le droit d’héridité — la Loi. Et tant que l’Etat durera, tant que la Loi restera sacrée aux yeux des peuples, tant que les révolutions à venir travailleront au maintien et à l’élargissement des fonctions de l’Etat et de la Loi — les bourgeois seront sûrs de conserver le pouvoir et de dominer les masses. Les légistes constituant l’Etat omnipotent, c’est l’origine de la bourgeoisie, et c’est encore l’Etat omnipotent qui fait la force actuelle de la bourgeoisie. Par la Loi et l’Etat les bourgeois se sont saisis du capital, et ils ont constitué leur autorité. Par la Loi et l’Etat, ils la maintiennent. Par la Loi et l’Etat, ils promettent encore de réparer les maux qui rongent la société.

En effet, tant que toutes les affaires du pays seront remises à quelques-uns, et que ces affaires auront la complexité inextricable qu’elles ont aujourd’hui — les bourgeois pourront dormir tranquilles. Ce sont eux qui, reprenant la tradition romaine de l’Etat omniscient, ont créé, élaboré, constitué ce mécanisme : ce sont eux qui en furent les soutiens à travers l’histoire moderne. Ils l’étudient dans leurs universités ; ils le maintiennent dans leurs tribunaux, ils l’enseignent à l’école; ils le propagent, l’inculquent par la voie de leur presse.

Leur esprit est si bien façonné à la tradition de l’Etat, que jamais ils ne s’en départissent, même dans leurs rêves d’avenir, Leurs utopies en portent le cachet. Ils ne peuvent rien concevoir, en dehors des principes de l’Etat romain, concernant la structure de la Société. S’ils rencontrent des institutions, développées en dehors de ces conceptions, soit dans la vie des paysans français, soit ailleurs, ils les brisent plutôt que d’en reconnaître la raison. C’est ainsi que les jacobins ont continué l’oeuvre de destruction des institutions populaires de la France, commencée par Turgot. Il abolissait les assemblées primaires de village, le mir qui vivait encore de son temps, le trouvant trop tumultueux, et insuffisamment ordonné. Les jacobins continuaient son oeuvre : ils abolissaient les communautés de famille, qui avaient échappé à la hache du droit romain ; ils donnaient le coup de grâce à la possession communale du sol ; ils faisaient les lois draconniennes contre les Lacune : 1 ligne les Vendéens par milliers que de se donner la peine de comprendre leurs institutions populaires. Et les jacobins modernes, en rencontrant la commune et la fédération des tribus parmi les Kabyles, préfèrent massacrer ces institutions par leurs tribunaux, que de déroger à leurs conceptions de propriété et d’hiérarchie romaines. Les bourgeois anglais en ont fait de même dans les Indes.

Ainsi, du jour où la Grande Révolution du siècle passé embrassa à son tour les doctrines romaines de l’Etat omnipotent, sentimentalisées par Rousseau et représentées par lui avec une étiquette d’Egalité et de Fraternité romano-catholiques, du jour où elle prit pour base de l’organisation sociale, la propriété et le gouvernement électif, — c’est aux petits-fils des « légistes » du XVIIe siècle, aux bourgeois qu’incomba la tâche d’organiser et de gouverner la France selon ces principes. Le peuple n’avait plus rien à y faire, sa force créatrice étant dans une toute autre direction.

II

Si par malheur, lors de la prochaine révolution, le peuple, encore une fois, ne comprend pas que sa mission est historique est de briser l’Etat, créé par les code de Justicien et les édits du pape ; s’il se laisse encore une fois éblouir, par les conceptions romaines « légales », d’Etat et de propriété (ce à quoi les socialistes autoritaires travaillent drûment) — alors il devra encore une fois abandonner le soin d’établir cette organisation à ceux qui en sont les vrais représentants historiques — les bourgeois.

S’il ne comprend pas que la vraie raison d’être d’une révolution populaire est de démolir l’Etat, nécessairement hiérarchique, pour rechercher à sa place la libre entente des individus et des groupes, la fédération libre et temporaire (chaque fois dans un but déterminé) ; s’il ne comprend pas qu’il faut abolir la propriété et le droit de l’acquérir, supprimer le gouvernement des élus, qui est venu se substituer au libre consentement de tous ; si le peuple renonce aux traditions de liberté de l’individu, de groupement volontaire et du libre consentement, devenant la base des règles de conduite, — traditions qui ont fait l’essence de tous les mouvements populaires précédents et de toutes les institutions de création populaire ; s’il abandonne ces traditions et reprend celles de la Rome romaine et catholique, — alors il n’aura que faire dans la révolution ; il devra laisser tout à la bourgeoisie, et se borner à lui demander quelques concessions.

La conception étatiste est absolument étrangère au peuple. Heureusement, il n’y comprend rien, il ne sait pas s’en servir. Il est resté peuple ; il est resté imbu de conceptions de ce que l’on appelle le droit commun ; conceptions basées sur des idées de justice réciproque entre individus, sur des faits réels, tandis que le droit des Etats est basé, soit sur des conceptions métaphysiques, soit sur des fictions, soit sur des interprétations de mots, créés à Rome et à Byzance pendant une période de décomposition, pour justifier l’exploitation et la suppression des droits populaires.

Le peuple a essayé à plusieurs reprises de rentrer dans les cadres de l’Etat, de s’en emparer, de s’en servir. Il n’y a jamais réussi.

Et il finissait toujours par abandonner ce mécanisme d’hiérarchie et de lois à d’autres que lui ; au souverain après les révolutions du seizième siècle ; aux bourgeois après celles du dix-septième en Angleterre et du dix-huitième en France.

La bourgeoisie, au contraire, s’est entièrement identifiée avec le droit des Etats. C’est ce qui fait sa force. C’est ce qui lui donne cette unité de pensée qui nous frappe à chaque instant.

En effet, un Ferry peut détester un Clemenceau ; un Floquet, un Freycinet, un Ferry peuvent méditer les coups qu’ils préparent pour arracher la présidence à un Grévy ou à un Carnot ; le pape et son clergé peuvent haïr les trois compères et leur couper l’herbe sous les pieds ; le boulangiste peut envelopper dans ses haines le clergé et le pape, Ferry et Clemenceau. Tout cela se peut et cela se fait. Mais, quelque chose de supérieur à ces inimitiés les unit tous, depuis la cocotte des boulevards, jusqu’au mielleux Carnot, depuis le ministre jusqu’au dernier professeur d’un lycée laïque ou religieux. C’est le culte de l’autorité.

Ils ne peuvent concevoir la société sans un gouvernement fort et obéi. Sans la centralisation, sans une hiérarchie rayonnant depuis Paris ou depuis Berlin jusqu’au dernier garde-champêtre et faisant marcher le dernier hameau sur les ordres de la capitale, ils ne voient que l’émiettement. Sans un code — création commune des Montagnards de la Convention et des princes de l’empire — ils ne voient qu’assassinats, incendies, coupe-gorges dans les rues. Sans la propriété garantie par le code, ils ne voient que des champs déserts et des villes en ruine. Sans une armée, abrutie jusqu’au point d’obéir aveuglément à ses chefs, ils voient le pays en proie aux envahisseurs ; et sans les juges, enveloppés d’autant de respect que le corpus dei l’était au moyen-âge, ils ne prévoient que la guerre de chacun contre tous. Le ministre et le garde-champêtre, le pape et l’instituteur sont absolument d’accord sur ces points. C’est ce qui fait leur force commune.

Ils n’ignorent point que le vol est en permanence dans les ministères, civils et militaires. Mais « peu importe ! » disent-ils ; ce ne sont que des accidents de personnes ; et tant que les ministères existent, la bourse et la patrie ne sont pas en danger.

Ils savent que les élections se font avec de l’argent, des chopes de bière et des fêtes de bienfaisance, et que dans les Chambres les voix s’achètent par des places, des concessions et des vols. Peu importe ! — la loi votée par les élus du peuple, sera traitée par eux de sacrée. On l’éludera, on la violera si elle gêne, mais on fera des discours enflammés sur son caractère divin.

Le président du Conseil et le chef de l’opposition peuvent s’insulter mutuellement dans la Chambre mais, le tournoi de paroles fini, ils s’entourent mutuellement de respect : ils sont deux chefs, deux fonctions nécessaires dans l’Etat. Et si le procureur et l’avocat se lancent des insultes par dessus la tête de l’accusé et se traitent mutuellement (en langage fleuri) de menteur et de coquin, — les discours finis, ils se serrent la main et se félicitent l’un l’autre de leurs péroraisons « palpitantes ». Ce n’est pas hypocrisie, ce n’est pas du savoir vivre. Du fond de son coeur l’avocat admire le procureur et le procureur admire l’avocat ; ils voient l’un dans l’autre quelque chose de supérieur à leurs personnalités, deux fonctions, deux représentants de la justice, du gouvernement, de l’Etat. Toute leur éducation les a préparés à cette manière de voir qui permet d’étouffer les sentiments humains sous des formules de la loi. Jamais le peuple n’arrivera à cette perfection, et il ferait mieux de ne jamais vouloir s’y essayer.

Une adoration commune, un culte commun unit tous les bourgeois, tous les exploiteurs. Le chef du pouvoir et le chef de l’opposition légale, le pape et l’athée bourgeois adorent également un même dieu, et ce dieu d’autorité réside jusque dans les coins les plus cachés de leurs cerveaux. C’est pourquoi ils restent unis, malgré leurs divisions. Le chef de l’Etat ne se séparerait du chef de l’opposition et le procureur de l’avocat que le jour où celui-là mettrait en doute l’institution même du parlement, et où l’avocat traiterait le tribunal même en vrai nihiliste, c’est-à-dire nierait son droit à l’existence. Alors, mais alors seulement, ils pourraient se séparer. En attendant, ils sont unis pour vouer leurs haines à ceux qui minent la suprématie de l’Etat et détruisent le respect de l’autorité. Contre ceux-ci ils sont implacables. Et si les bourgeois de l’Europe entière ont voué tant de haines aux travailleurs de la Commune de Paris — c’est qu’ils croyaient voir en eux de vrais révolutionnaires, prêts à jeter par dessus bord l’Etat, la propriété et le gouvernement représentatif.

On comprend quelle force ce culte commun du pouvoir hiérarchique donne à la bourgeoisie.

Si pourrie qu’elle soit dans les trois-quarts de ses représentants, elle a encore dans son sein un bon quart d’hommes qui tiennent ferme le drapeau de l’Etat. Après à la besogne, appliqués à la tâche aussi bien par leur religion légalitaire que par les appétits de pouvoir, ils travaillent sans relâche à affermir et propager ce culte. Toute une littérature immense, toutes les écoles sans exception, toute la presse sont à leur service, et dans leur jeunesse surtout, ils travaillent sans relâche à combattre toutes les tentatives d’entamer la conception étatiste légalitaire. Et quand des moments de lutte arrivent — tous, les décavés comme les vigoureux, se rangent serrés autour de ce drapeau. Ils savent qu’ils régneront, tant que ce drapeau flottera.

On comprend aussi, combien il est insensé de vouloir ranger la révolution sous ce drapeau, de. chercher à amener le peuple, à l’encontre de toutes ses traditions à accepter ce même principe, qui est celui de la domination et de l’exploitation. L’autorité est leur drapeau, et tant que le peuple n’en aura pas un autre, qui sera l’expression de ses tendances de communisme, antilégalitaires et anti-étatistes, — anti-romaines en un mot — force sera pour lui de se laisser mener et dominer par les autres.

C’est ici surtout que le révolutionnaire doit avoir l’audace de la pensée. Il doit avoir l’audace de rompre entièrement avec la tradition rornano-catholique ; il doit avoir le courage de se dire que le peuple a à élaborer lui-même toute l’organisation des sociétés sur des bases de justice, réelle, telle que la conçoit le droit commun populaire.

III

L’abolition de l’Etat, voici, disons-nous, la tâche qui s’impose au révolutionnaire — à celui, du moins, qui a l’audace de la pensée, sans laquelle on ne fait pas de révolutions. En cela, il a contre lui toutes les traditions de la bourgeoisie. Mais il a pour lui toute l’évolution de l’humanité qui nous impose à ce moment historique de nous affranchir d’une forme de groupement, rendue, peut-être, nécessaire par l’ignorance des temps passés, mais devenue hostile désormais à tout progrès ultérieur.

Cependant, l’abolition de l’Etat resterait un vain mot si les causes qui tendent aujourd’hui à produire la misère continuaient à fonctionner. Comme la richesse des puissants, comme le capital et l’exploitation, l’Etat est né de l’appauvrissement d’une partie de la société. Il a toujours fallu que quelques-uns tombent dans la misère, à la suite de migrations, d’invasions, de pestes ou de famines, pour que les autres s’enrichissent et acquièrent une autorité, qui pouvait croître désormais en rendant les moyens d’existence des masses de plus en plus incertains.

La domination politique ne peut donc pas être abolie sans abolir les causes mêmes de l’appauvrissement, de la misère des masses.

Pour cela — nous l’avons dit bien des fois — nous ne voyons qu’un moyen.

C’est d’assurer, d’abord, l’existence et même l’aisance à tous, et de s’organiser de manière à produire, sociétairement, tout ce qui est nécessaire pour assurer l’aisance. Avec les moyens de production actuels, c’est plus que possible, cest facile.

C’est d’accepter ce qui résulte de toute l’évolution économique moderne ; c’est-à-dire concevoir la société entière comme un tout, qui produit des richesses, sans qu’il soit possible de déterminer la part qui revient à chacun dans la production. C’est de s’organiser en société communiste, — non pas pour des considérations de justice absolue, mais parce qu’il est devenu impossible de déterminer la part de l’individu dans ce qui n’est plus une oeuvre individuelle.

Comme on le voit, le problème qui se dresse devant le révolutionnaire de notre siècle est immense. Il ne s’agit plus d’une simple négation d’abolir, — par exemple le servage, ou de renoncer à la suprématie du pape.

Il s’agit d’une oeuvre constructive : d’ouvrir une nouvelle page de l’histoire universelle, d’élaborer un ordre de choses tout nouveau, basé — non plus sur la solidarité au sein de la tribu, ou de la communauté de village, ou de la cité, mais sur la solidarité et l’égalité de tous. Les tentatives de solidarité limitée, soit par des liens de parenté, soit par des délimitations territoriales, soit par des liens de guildes ou de classes, ayant échoué, nous sommes amenés à travailler à l’élaboration d’une société, basée sur une conception autrement vaste que ce qui servit à maintenir les sociétés du moyen âge ou de l’antiquité.

Le problème à résoudre n’a certainement pas la simplicité sous laquelle on l’a si souvent présenté. Changer les hommes au pouvoir et rentrer chacun dans son atelier pour y reprendre le travail d’hier, mettre en circulation des bons de travail et les échanger contre des marchandises — ces solutions simplistes ne suffiraient pas ; cela ne vivrait pas, puisque la production actuelle est tout aussi fausse dans les buts qu’elle poursuit que dans les moyens qu’elle met en jeu.

Faite pour maintenir la pauvreté, elle ne saurait assurer l’abondance, — et c’est l’abondance que les masses réclament depuis qu’elles ont compris leur force productive, immensifiée par les progrès de la science et de la technique modernes. Élaborée en vue de tenir les masses dans un état voisin de la misère, avec le spectre de la faim toujours prêt à forcer l’homme à vendre ses forces aux détenteurs du sol, du capital et du pouvoir, — comment l’organisation actuelle de la production donnerait-elle le bien-être ?

Élaborée en vue de maintenir la hiérarchie des travailleurs, faite pour exploiter le paysan au profit de l’ouvrier industriel, le mineur au profit du mécanicien, l’artisan au profit de l’artiste, et ainsi de suite, pendant que les pays civilisés exploiteront les pays arriérés en civilisation, — comment l’agriculture et l’industrie, telles qu’elles sont aujourd’hui, pourraient-elles assurer l’égalité ?

Tout le caractère de l’agriculture, de l’industrie, du travail, a besoin d’être changé entièrement, une fois que la société revient à cette idée que le sol, la machine, l’usine doivent être des champs d’application du travail, en vue de donner le bien être à tous. Avant de rentrer à l’atelier, « après la révolution », comme nous disent les faiseurs d’utopies socialistes-autoritaires, il faudra encore savoir, si tel atelier, telle usine, produisant des instruments perfectionnés d’instruction ou d’abrutissement, a sa raison d’être ; si le champ doit être parcellé ou non, si la culture doit se faire comme chez les barbares d’il y a quinze cents ans, ou si elle doit se faire en vue de donner la plus grande somme de produits nécessaires à l’homme ?

C’est toute une période de transformations à traverser. C’est la révolution à porter dans l’usine et dans le champ, dans la chaumière et dans la maison urbaine, dans l’outil de labour, comme dans la machine puissante des grands ateliers, dans le groupement des cultivateurs, comme dans les groupements des ouvriers de la manufacture, ainsi que dans les rapports économiques entre tous ceux qui travaillent, dans l’échange et le commerce, qui sont aussi à socialiser, comme la consommation et la production.

Il faut, en outre, que tout le monde vive pendant cette période de transformation, que tout le monde se sente plus à l’aise que dans le passé.

Lorsque les habitants des communes du douzième siècle entreprirent de fonder dans les cités révoltées une société nouvelle, affranchie du seigneur, ils commencèrent par conclure un pacte de solidarité entre tous les habitants. Les mutins des communes jurèrent l’appui mutuel ; ils firent ce qu’on appela les « conjurations » des communes.

C’est par un pacte du même genre que devra commencer la révolution sociale. Un pacte pour la vie en commun — non pour la mort ; d’union et non pas d’extermination mutuelle. Un pacte de solidarité, pour considérer tout l’héritage du passé comme possession commune, un pacte pour partager selon les principes de l’équité tout ce qui pourra servir à traverser la crise : vivres et munitions, habitations et forces emmagasinées, outils et machines, savoir et pouvoir — un pacte de solidarité pour la consommation des produits, comme pour l’usage des moyens de production.

Forts de leurs conjurations, les bourgeois du douzième siècle, — au moment même de commencer la lutte contre le seigneur, pour pouvoir exister pendant cette lutte et la mener à bonne fin, — se mirent à organiser leurs sociétés de guildes et de métier. Ils réussirent ainsi à garantir un certain bien-être aux citadins. De même, forte du pacte de solidarité qui aura lié la société entière pour traverser les moments joyeux ou difficiles, et partager les conquêtes comme les défaites, la révolution pourra alors entreprendre en pleine sécurité l’oeuvre immense de réorganisation de la production qu’elle aura devant soi. Mais ce pacte, elle devra le conclure, si elle veut vivre.

Et dans son oeuvre nouvelle, qui devra être une oeuvre constructive, les masses populaires devront compter surtout sur leurs propres forces, sur leur initiative et leur génie organisateur, sur leur capacité d’ouvrir des voies nouvelles, parce que toute l’éducation de la bourgeoisie s’est faite dans une voie absolument opposée.

Le problème est immense. Mais ce n’est pas en cherchant à l’amoindrir d’avance que le peuple trouvera les forces nécessaires pour le résoudre. C’est au contraire en le concevant dans toute sa grandeur, c’est en puisant son inspiration dans les difficultés mêmes de la situation, qu’il trouvera le génie nécessaire pour vaincre.

Tous les progrès réellement grands de l’humanité, toutes les actions réellement grandes des peuples, se sont faites de cette façon et c’est dans la conception de toute la grandeur de sa tâche que la révolution puisera ses forces.

Ne faut-il donc pas que le révolutionnaire ait pleine conscience de la tâche qui lui incombe ? qu’il ne ferme pas les yeux sur les difficultés ? qu’il sache les regarder en face ?

C’est en faisant une conjuration contre tous les maîtres — une conjuration pour garantir à tous la liberté et à tous un certain bien-être — que les citadins révoltés débutèrent au douzième siècle. C’est aussi par une conjuration pour garantir à tous le pain et la liberté que devra débuter la révolution sociale. Que tous, sans aucune exception, sachent que quoiqu’il arrive à la révolution, sa première pensée sera toujours donnée à pourvoir le pain, le gîte, le vêtement aux habitants de la cité ou du territoire, — et dans ce seul fait de solidarité genérale, la révolution trouvera des forces qui ont manqué aux révolutions précédentes.

Mais pour cela, il faut renoncer aux errements de l’ancienne économie politique bourgeoise. Il faut se défaire pour toujours du salariat sous toutes ses formes possibles, et envisager la société comme un grand tout, organisé pour produire la plus grande somme possible de bien-être, avec la moindre perte de forces humaines. Il faut s’habituer à considérer la rémunération personnelle des services comme une impossibilité, comme une tentative échouée du passé, comme un encombrement pour l’avenir, si elle continuait d’exister.

Et il faut se défaire, non seulement en principe, mais jusque dans les moindres applications, du principe d’autorité, de la concentration des fonctions qui fait l’essence de la société actuelle.

Tel étant le problème, il serait bien triste si les travailleurs révolutionnaires s’illusionnaient sur sa simplicité, ou s’ils ne cherchaient déjà à se rendre compte sur la façon dont ils entendent le résoudre.

A suivre…

Voici ce qui terrifie l’oligarchie étatique…

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… Et pourquoi, à chaque fois que les peuples ont fondé et entretenu ce modèle politique égalitaire et progressiste, tous les états, quelle que soit leur forme, se sont ligués pour l’anéantir. Il suffit de regarder l’histoire: La Commune de Paris (1871), les grèves générales expropriatrices italiennes de 1920, Cronstadt 1921, communes espagnoles entre 1878 et 1939, révolution espagnole 1936-39. Cette dernière est absolument édifiante dans son  unicité, puisque pour venir à bout des communes anarchistes de Catalogne, D’Aragon et d’Andalousie, il aura fallu une sainte alliance étatique des fascismes nationalistes italien et allemand sous Mussolini et Hitler, du communisme d’état (fascisme rouge du capitalisme d’état) sous Staline, de la complicité d’une république « modérée », la France et d’une monarchie constitutionnelle (La Grande-Bretagne), preuve s’il en fallait encore une, que les soi-disants « ennemis extrêmes » s’allient pour lutter contre le seul modèle politico-social qui annihilerait la société parasitique capitaliste inégalitaire et coercitive d’état: La (con)fédération des communes libres.

C’est pour cela que ce modèle, adapté au monde moderne, est LA solution au marasme de nos sociétés. Il est grand temps de se pencher dessus, d’y plancher et de commencer à développer le contre-pouvoir autogestionnaire salvateur.

Il n’y a pas, n’y a jamais eu et n’y aura jamais de solutions au sein du système. Celui-ci doit disparaître et être remplacé pour le salut de l’humanité. Ce texte de Pierre Kropotkine ci-dessous, écrit en 1895, est plus que jamais d’une actualité brûlante, comme tous les textes des grands penseurs anarchistes du reste…

— Résistance 71 —

 

La Commune

 

Pierre Kropotkine (1895)

 

I

Quand nous disons que la révolution sociale doit se faire par l’affranchissement des Communes, et que ce sont les Communes, absolument indépendantes, affranchies de la tutelle de l’État, qui pourront seules nous donner le milieu nécessaire à la révolution et le moyen de l’accomplir, on nous reproche de vouloir rappeler à la vie une forme de la société qui s’est déjà survécue, qui a fait son temps. « Mais, la Commune – nous dit-on – est un fait d’autrefois ! En cherchant à détruire l’État et à mettre à sa place les Communes libres, vous tournez vos regards vers le passé : vous voulez nous ramener en plein moyen-âge, rallumer les guerres antiques entre elles, et détruire les unités nationales, si péniblement conquises dans le cours de l’histoire ! »

Eh bien, examinons cette critique.

Constatons d’abord que cette comparaison avec le passé n’a qu’une valeur relative. Si, en effet, la Commune voulue par nous n’était réellement qu’un retour vers la Commune du moyen-âge, ne faudrait-il pas reconnaître que la Commune, aujourd’hui, ne peut revêtir les formes qu’elle prenait il y a sept siècles ? Or, n’est-il pas évident que, s’établissant de nos jours, dans notre siècle de chemins de fer et de télégraphes, de science cosmopolite et de recherche de la vérité pure, la Commune aurait eu une organisation si différente de celle qu’elle a eue au douzième siècle, que nous serions en présence d’un fait absolument nouveau, placé dans des conditions nouvelles et qui nécessairement amènerait des conséquences absolument différentes ?

En outre, nos adversaires, les défenseurs de l’État, sous des formes diverses, devraient bien se souvenir que nous pouvons leur faire une objection absolument semblable à la leur.

Nous aussi, nous pouvons leur dire, et à plus forte raison, que ce sont eux qui ont leur regard tourné vers le passé, puisque l’État est une forme tout aussi ancienne que la Commune. Seulement il y a cette différence : tandis que l’État nous représente dans l’histoire la négation de toute liberté, l’absolutisme et l’arbitraire, la ruine de ses sujets, l’échafaud et la torture, c’est précisément dans l’affranchissement des Communes contre les États que nous retrouvons les plus belles pages de l’histoire. Certes, en nous transportant vers le passé, ce ne sera pas vers un Louis XI, vers un Louis XV, ou vers Catherine II que nous porterons nos regards : ce sera plutôt sur les communes ou républiques d’Amalfi et de Florence, vers celles de Toulouse et de Laon, vers Liège et Courtray, Augsbourg et Nuremberg, vers Pskov et Novgorod.

Il ne s’agit donc pas de se payer de mots et de sophisme : il importe d’étudier, d’analyser de près et de ne pas imiter M. de Laveleye et ses élèves zélés qui se bornent à nous dire : « Mais la commune, c’est le moyen âge ! En conséquence elle est condamnée. » – « L’État, c’est tout un passé de méfaits, répondrions-nous ; donc, il est condamné à plus forte raison ! »

Entre la commune du moyen âge et celle qui peut s’établir aujourd’hui, et probablement s’établira bientôt, il y aura des différences essentielles : tout un abîme creusé par cinq ou six siècles de développement de l’humanité et de rudes expériences. Examinons les principales.

Quel est le but capital de cette « conjuration » ou « communion » que font au douzième siècle les bourgeois de telle cité ? – Certes, il est bien restreint. Le but est de s’affranchir du seigneur. Les habitants, marchands et artisans, se réunissent et jurent de ne pas permettre à « qui que ce soit de faire tort à l’un d’entre eux et de le traiter désormais en serf. » ; c’est contre ses anciens maîtres que la Commune se lève en armes. – « Commune, – dit un auteur du douzième siècle, cité par Aug. Thierry, – est un mot nouveau et détestable, et voici ce qu’on entend par ce mot : les gens taillables ne payent plus qu’une fois par an à leur seigneur la rente qu’ils lui doivent. S’ils commettent quelque délit, ils en sont quittes pour une amende légalement fixée ; et quant aux levées d’argent qu’on a coutume d’infliger aux serfs, ils en sont entièrement exempts. »

C’est donc bien réellement contre le seigneur que se soulève la Commune du moyen-âge. C’est de l’État que la Commune d’aujourd’hui cherchera à s’affranchir. Différence essentielle, puisque souvenons-nous en – ce fut bien l’État, représenté par le roi, qui, plus tard, s’apercevant que les Communes voulaient faire acte d’indépendance vis-à-vis du seigneur, envoya ses armées pour « châtier », comme dit la chronique, « la forsennerie de ces musards qui, pour la raison de la Commune, faisaient mine de rebeller et dresser contre la couronne. »

La Commune de demain saura qu’elle ne peut admettre de supérieur ; qu’au-dessus d’elle il ne peut y avoir que les intérêts de la Fédération, librement consentie par elle-même avec d’autres Communes. Elle sait qu’il ne peut y avoir de terme moyen : ou bien la Commune sera absolument libre de se donner toutes les institutions qu’elle voudra et de faire toutes les réformes et révolutions qu’elle trouvera nécessaires, ou bien elle restera ce qu’elle a été jusqu’aujourd’hui une simple succursale de l’État, enchaînée dans tous ses mouvements, toujours sur le point d’entrer en conflit avec l’État, et sûre de succomber dans la lutte qui s’en suivrait. Elle sait qu’elle doit briser l’État et le remplacer par la Fédération, et elle agira en conséquence. Plus que cela, – elle en aura les moyens. Aujourd’hui ce ne sont plus de petites villes seulement qui lèvent le drapeau de l’insurrection communale. C’est Paris, c’est Lyon, c’est Marseille, c’est Carthagène, et bientôt ce seront toutes les grandes cités qui arboreront le même drapeau. Différence essentielle, s’il en fût.

En s’affranchissant du seigneur, la Commune du moyen âge ne s’affranchissait-elle aussi de ces riches bourgeois, qui, par la vente des marchandises et des capitaux, s’étaient conquis des richesses privées au sein de la cité ? – Point du tout ! Après avoir démoli les tours de son seigneur, l’habitant de la ville vit bientôt se dresser, dans la Commune même, des citadelles de riches marchands cherchant à le subjuguer, et l’histoire intérieure des Communes du moyen âge est celle d’une lutte acharnée entre les riches et les pauvres, lutte qui nécessairement finit par l’intervention du roi. L’aristocratie se développant de plus en plus au sein même de la Commune, le peuple, retombé vis-à-vis du riche seigneur de la ville haute dans la servitude qu’il subissait déjà de la part du seigneur du dehors, comprit qu’il n’avait plus rien à défendre dans la Commune ; il déserta les remparts qu’il avait dressés, et qui, par l’effet du régime individualiste, étaient devenus les boulevards d’un nouveau servage. N’ayant rien à perdre, il laissa les riches marchands se défendre eux-mêmes, et ceux-ci furent vaincus : efféminés par le luxe et les vices, sans soutien dans le peuple, ils durent bientôt céder aux sommations des hérauts du roi et leur remirent les clefs de leurs cités. En d’autres communes, ce furent les riches eux-mêmes qui ouvrirent les portes de leurs villes aux armées impériales, royales ou ducales, pour fuir la vengeance populaire, prête à tomber sur eux.

Mais la première préoccupation de la Commune du dix-neuvième siècle ne sera-t-elle pas de mettre fin à ces inégalités sociales ? de s’emparer de tout le capital social accumulé dans son sein et de le mettre à la disposition de ceux qui veulent s’en servir pour produire et pour augmenter le bien-être général ? Son premier soin ne sera-t-il pas de briser la force du capital et de rendre à jamais impossible la création de l’aristocratie qui causa la chute des Communes du moyen âge ? Ira-t-elle prendre pour alliés l’évêque et le moine ? Enfin, imitera-t-elle des ancêtres qui ne cherchaient dans la Commune que la création d’un État dans l’État ? qui, abolissant le pouvoir du seigneur et du roi, ne savaient faire mieux que de reconstituer, jusque dans ses minimes détails, toujours le même pouvoir, oubliant que ce pouvoir, pour être limité par les murs de la ville, n’en conserverait pas moins tous les vices de son modèle ? Les prolétaires de notre siècle imiteront-ils ces Florentins qui, tout en abolissant les titres de noblesse ou en les faisant porter comme une flétrissure, laissaient naître une nouvelle aristocratie, celle de la grosse bourse ? Feront-ils enfin comme ces artisans qui, arrivés à l’Hôtel-de-ville, imitaient dévotement leurs devanciers, et reconstituaient toute cette échelle de pouvoirs qu’ils venaient de renverser ? Changeront-ils seulement les hommes, sans toucher aux institutions ?

Certainement non. La Commune du dix-neuvième siècle, forte de son expérience, fera mieux. Elle sera commune autrement que par le nom. Elle ne sera pas uniquement communaliste, elle sera communiste, révolutionnaire en politique, elle le sera aussi dans les questions de production et d’échange. Elle ne supprimera pas l’État pour le reconstituer, et bien des communes sauront prêcher d’exemple, en abolissant le gouvernement de procuration, en se gardant de confier leur souveraineté aux hasards du scrutin.

II

La commune du moyen âge, après avoir secoué le joug de son seigneur, chercha-t-elle à le frapper dans ce qui faisait sa force ? chercha-t-elle à venir en aide à la population agricole qui l’entourait et, pourvue d’armes que le serf des campagnes n’avait pas, mit-elle ces armes au service des malheureux qu’elle regardait orgueilleuse du haut de ses murs ? – Loin de là ! Guidée par un sentiment purement égoïste, la Commune du moyen âge s’enferma dans ses remparts. Que de fois n’a-t-elle pas jalousement fermé ses portes et levé ses ponts devant les esclaves qui venaient lui demander refuge, et ne les a-t-elle pas laissé massacrer par le seigneur, sous ses yeux, à la portée de ses arquebuses ? Fière de ses libertés, elle ne cherchait pas à les étendre sur ceux qui gémissaient au dehors. C’est à ce prix même, au prix de la conservation du servage chez ses voisins, que mainte commune a reçu son indépendance. Et puis, n’était-il pas aussi de l’intérêts des gros bourgeois communiers, de voir les serfs de la plaine rester toujours attachés à la glèbe, sans connaître ni l’industrie, ni le commerce, toujours forcés de recourir à la ville pour s’approvisionner de fer, de métaux et de produits industriels ? Et lorsque l’artisan voulait tendre la main par-dessus la muraille qui le séparait du serf, que pouvait-il faire contre la volonté du bourgeois qui tenait le haut du pavé, qui seul connaissait l’art de la guerre et qui payait les mercenaires aguerris ?

Maintenant, quelle différence ! La Commune de Paris victorieuse se serait-elle bornée à donner des institutions municipales plus ou moins libres ? Le prolétariat parisien brisant ses chaînes, c’eut été la révolution sociale dans Paris d’abord, puis dans les communes rurales. La Commune de Paris, lors-même qu’elle soutenait la lutte à son corps défendant, a néanmoins dit au paysan : Prends ta terre, toute la terre ! Elle ne se serait pas bornée à des paroles, et l’eût-il fallu, ses vaillants fils seraient allés en armes dans les villages lointains aider le paysan à faire sa révolution : chasser les accapareurs du sol, et s’en emparer pour la rendre à tous ceux qui veulent et qui savent en tirer les moissons.

La Commune du moyen âge cherchait à se circonscrire dans ses murs ; celle du dix-neuvième siècle cherche à s’étendre, à s’universaliser. A la place des privilèges communaux, elle a mis la solidarité humaine.

La Commune du moyen âge pouvait se parquer dans ses murs et, jusqu’à un certain point, s’isoler de ses voisins. Lorsqu’elle entrait en relations avec d’autres communes, ces relations se bornaient le plus souvent à un traité pour la défense des droits urbains contre les seigneurs, ou bien à un pacte de solidarité pour la protection mutuelle des ressortissants des communes dans leurs voyages lointains. Et quand de véritables ligues se formaient entre les villes, comme en Lombardie, en Espagne, en Belgique, ces ligues, trop peu homogènes, trop fragiles à cause de la diversité des privilèges, se scindaient bientôt en groupes isolés ou succombaient sous les attaques des États voisins.

Quelle différence avec les groupes qui se formeraient aujourd’hui ! Une petite Commune ne pourrait vivre huit jours sans être obligée par la force des choses de se mettre en relations suivies avec les centres industriels, commerciaux, artistiques, et ces centres, à leur tour, sentiraient le besoin d’ouvrir leurs portes toute grandes aux habitants des villages voisins, des communes environnantes et des cités lointaines.

Que telle grande ville proclame demain « la Commune », qu’elle abolisse dans son sein la propriété individuelle, qu’elle introduise chez soi le communisme complet, c’est-à-dire la jouissance collective du capital social, des instruments de travail et des produits du travail accompli, et, pourvu que la ville ne soit pas cernée par des armées ennemies, au bout de quelques jours déjà, les convois de chars arriveront aux Halles, les fournisseurs lui expédieront des ports lointains leurs cargaisons de matières premières ; les produits de l’industrie de la cité, après avoir satisfait aux besoins de la population, iront chercher des acheteurs aux quatre coins du monde ; les étrangers viendront en foule, et tous, paysans, citoyens, des villes voisines, étrangers, iront conter à leurs foyers la vie merveilleuse de la libre cité où tous travaillent, où il n’y a plus ni pauvres ni opprimés, où tous jouissent des fruits de leur labeur, sans que personne mette la main sur la part du lion. L’isolement n’est pas à craindre : si les communes des États-Unis ont à se plaindre dans leurs communautés, ce n’est pas de l’isolement, c’est plutôt de l’intrusion du monde bourgeois des alentours dans leurs affaires communales.

C’est qu’aujourd’hui le commerce et l’échange, renversant les bornes des frontières, ont détruit les murailles des anciennes cités. Ils ont déjà établi la cohésion qui manquait au moyen âge. Tous les points habités de l’Europe occidentale sont si intimement liés entre eux que l’isolement est devenu impossible pour aucun d’eux ; il n’y a pas de village si haut perché qu’il soit sur la corniche d’une montagne, qui n’ait son centre industriel et commercial vers lequel il gravite, avec lequel il ne peut plus rompre.

Le développement de grands centres industriels a fait plus.

De nos jours, l’esprit de clocher pourrait exciter bien des jalousies entre deux communes voisines, empêcher leur alliance directe, et même allumer des luttes fratricides. Mais si ces jalousies peuvent empêcher effectivement la fédération directe de ces deux communes, c’est par l’intermédiaire des grands centres que cette fédération s’établira. aujourd’hui, deux petits municipes voisins n’ont souvent rien qui les relie directement : le peu de relations qu’ils entretiennent serviraient plutôt à faire naître des conflits qu’à nouer des liens de solidarité. Mais tous deux ont déjà un centre commun avec lequel ils sont en relations fréquentes, sans lequel ils ne peuvent subsister ; et quelles que soient les jalousies de clocher, ils se verront obligés de s’unir par l’intermédiaire de la grande ville où ils s’approvisionnent, où ils portent leurs produits ; chacun d’eux devra faire partie de la même fédération, pour maintenir leurs relations avec ce foyer d’appel et se grouper autour de lui.

Et pourtant ce centre ne pourrait pas lui-même prendre une prépondérance fâcheuse sur les Communes qui l’environnent. Grâce à la variété infinie des besoins de l’industrie, du commerce, tous les lieux habités ont déjà plusieurs centres auxquels ils se rattachent, et à mesure que leurs besoins se développeront, ils se rattacheront à de nouveaux centres qui pourront subvenir à des nécessités nouvelles. Nos besoins sont si variés, ils naissent avec une telle rapidité, que bientôt une seule fédération ne suffira plus à les satisfaire tous. La Commune se sentira donc la nécessité de contracter d’autres alliances, d’entrer dans une autre fédération. Membre d’un groupe pour l’acquisition de ses denrées alimentaires, la Commune devra se faire membre d’un deuxième groupe pour obtenir d’autres objets qui lui sont nécessaires, les métaux, par exemple, et puis encore d’un troisième et d’un quatrième groupe pour les étoffes et les œuvres d’art. Prenez un atlas économique de n’importe quel pays, et vous verrez qu’il n’existe pas de frontières économiques : les zones de production et d’échange de divers produits se pénètrent mutuellement, s’enchevêtrent, se superposent. De même les fédérations de Communes, si elles suivaient leur libre développement, viendraient bientôt s’enchevêtrer, se croiser, se superposer et former ainsi un réseau bien autrement compact, « un et indivisible » que ces groupements étatistes qui ne sont que juxtaposés, comme les verges en faisceau autour de la hache du licteur.

Ainsi, répétons-le, ceux qui viennent nous dire que les Communes, une fois débarrassées de la tutelle de l’État, vont se heurter et s’entre-détruire en guerres intestines, oublient une chose : c’est la liaison intime qui existe déjà entre les diverses localités, grâce aux centres de gravitation industrielle et commerciale, grâce à la multitude de ces centres, grâce aux incessantes relations. Ils ne se rendent pas compte de ce qu’était le moyen âge avec ses cités closes et ses caravanes se traînant lentement sur des routes difficiles, surveillées par des seigneurs-brigands ; ils oublient ces courants d’hommes, de marchandises, de lettres, de télégrammes, d’idées et d’affections, qui circulent entre nos cités comme les eaux d’un fleuve qui ne tarissent jamais : ils n’ont pas l’idée nette de la différence entre deux époques qu’ils cherchent à comparer.

D’ailleurs, l’histoire n’est-elle pas là pour nous prouver que l’instinct de fédération est déjà devenu un des besoins les plus pressants de l’humanité ? Il suffit qu’un jour l’État se trouve désorganisé pour une raison ou pour une autre ; que la machine oppressive faiblisse dans ses fonctions, pour que les alliances libres naissent d’elles-mêmes. Souvenons-nous des fédérations spontanées de la bourgeoisie armée pendant la grande révolution. Souvenons-nous de ces fédérations qui surgirent spontanément en Espagne et sauvèrent l’indépendance du pays, lorsque l’État était ébranlé jusque dans ses fondements par les armées conquérantes de Napoléon. Dès que l’État n’est plus à même d’imposer l’union forcée, l’union surgit d’elle-même, selon les besoins naturels. Renversez l’État, la société fédérée surgira de ses ruines, vraiment une, vraiment indivisible, mais libre et grandissant en solidarité par sa liberté même.

Mais il y a encore autre chose. Pour le bourgeois du moyen âge la Commune était un État isolé, nettement séparé des autres par ses frontières. Pour nous, « Commune » n’est plus une agglomération territoriale ; c’est plutôt un nom générique, un synonyme de groupements d’égaux, ne connaissant ni frontières ni murailles. La Commune sociale cessera bien vite d’être un tout nettement défini. Chaque groupe de la Commune sera nécessairement attiré vers d’autres groupes similaires des autres Communes ; il se groupera, se fédérera avec eux par des liens tout au moins aussi solides que ceux qui le rattachent à ses concitadins, constituera une Commune d’intérêts dont les membres sont disséminés dans mille cités et villages. Tel individu ne trouvera la satisfaction de ses besoins qu’en se groupant avec d’autres individus ayant les mêmes goûts et habitant cent autres communes.

Aujourd’hui déjà les Sociétés libres commencent à couvrir tout l’immense champ de l’activité humaine. Ce n’est plus seulement pour satisfaire ses goûts scientifiques, littéraires ou artistiques, que l’homme ayant des loisirs constitue des sociétés. Ce n’est plus seulement pour une lutte de classe que l’on se ligue.

On trouverait difficilement une seule des manifestations multiples et variées de l’activité humaine, qui ne soit déjà représentée par des sociétés librement constituées et leur nombre augmente sans cesse, envahissant chaque jour de nouveaux champs d’action, jusqu’à ceux même qui jadis étaient considérés comme une attribution spéciale de l’État. Littérature, arts, sciences, enseignement, commerce, industrie ; trafic ; amusements, hygiène, musées, entreprises lointaines ; expéditions polaires, voire même défense du territoire, secours aux blessés, défense contre les agresseurs et les tribunaux eux-mêmes…, partout nous voyons l’initiative privée se faire jour et revêtir la forme de sociétés libres. C’est la tendance, le trait distinctif de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.

Cette tendance prenant son libre essor, et trouvant un nouveau champ immense d’application, servira de base à la société future. C’est par libres groupements que s’organisera la Commune sociale et ces groupements mêmes bouleverseront les murailles, les frontières. Ce seront des millions de communes non plus territoriales, mais se tendant la main à travers les fleuves, les chaînes de montagnes, les océans, unissant les individus disséminés aux quatre coins du globe et les peuples en une seule et même famille d’égaux.

Résistance politique: Devant les crimes de l’oligarchie, un changement radical de société est une manœuvre de salubrité publique ~ 2ème partie ~

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« Jamais il n’a été permis de mentir aux citoyens avec une si parfaite absence de conséquences. Le spectateur est seulement censé ignorer tout, ne mériter rien. »

— Guy Debord , 1988–

« Pour rester libre, il faut sans cesse rester en garde contre ceux qui gouvernent: rien de plus aisé que de perdre celui qui est sans défiance, et la trop grande sécurité des peuples est toujours l’avant-coureur de leur servitude. »

« C’est à la violence que les états doivent leur origine; presque toujours quelque heureux brigand en est le fondateur et presque partout les lois ne furent, dans leur principe, que des règlements de police, propres à maintenir à chacun la tranquille jouissances de ces rapines. »

— Jean Paul Marat, 1774 —

Une analyse de l’esprit de révolte et des révolutions par Pierre Kropotkine en 1914, texte d’une actualité stupéfiante et déconcertante, preuve que rien n’a changé dans le fond depuis bien plus de cent ans et que nous publions en deux parties. A lire et diffuser sans modération. Dans cette seconde partie, Kropotkine s’appuie sur l’exemple de la révolution française, période historique qu’il avait particulièrement étudiée, pour nous montrer que la voie étatique n’est pas inéluctable. Jean Paul Marat, révolutionnaire méconnu, l’avait lui aussi bien compris. Ce n’est pas par hasard si Marat a été assassiné… Il était de fait, bien plus dangereux pour l’oligarchie pilotant déjà la jeune république que tous les Saint Just, Danton et Robespierre réunis…

— Résistance 71 —

 

1ère partie

 

L’esprit de révolte, 2ème partie

 

Pierre Kropotkine, 1914

III

Une étude serait à faire, — intéressante au plus haut degré, attrayante, et surtout instructive — une étude sur les divers moyens d’agitation auxquels les révolutionnaires ont eu recours à diverses époques, pour accélérer l’écolosion de la révolution, pour donner aux masses la conscience des évènements qui se préparaient, pour mieux désigner au peuple ses principaux ennemis, pour réveiller l’audace et l’esprit de révolte. Nous savons tous très bien pourquoi telle révolution  est devenue nécessaire, mais ce n’est que par instinct et par tatonnements que nous parvenons à deviner comment les révolutions ont germé.

L’état-major prussien a publié dernièrement un ouvrage à l’usage de l’armée, sur l’art de vaincre les insurrections populaires, et il enseigne, dans cet ouvrage, comment l’armée doit agir pour éparpiller les forces du peuple. Aujourd’hui, on veut porter des coups sûrs, égorger le peuple selon toutes les règles de l’art. Eh bien, l’étude dont nous parlons serait une réponse à cette publication et à tant d’autres qui traitent le même sujet, quelquefois avec moins de cynisme. Elle montrerait comment on désorganise un gouvernement, comment on relève le moral d’un peuple, affaissé, déprimé par la misère et l’oppression qu’il a subies.

Jusqu’à présent, pareille étude n’a pas été faite. Les historiens nous ont bien raconté les grandes étapes, par lesquelles l’humanité a marché vers son affranchissement, mais il ont peu prêté d’attention aux périodes qui précédèrent les révolutions. Absorbés par les grands drames qu’ils essayèrent d’esquisser, ils ont glissé d’une main rapide sur le prologue, mais c’est ce prologue qui nous intéresse surtout.

 

Et cependant, quel tableau plus saisissant, plus sublime et plus beau que celui des efforts qui furent faits par les précurseurs des révolutions ! ! Quelle série incessante d’efforts de la part des paysans et des hommes d’action de la bourgeoisie avant 1789 ; quelle lutte persévérante de la part des républicains, depuis la restauration des Bourbons en 1815, jusqu’à leur chûte en 1830 ; quelle activité de la part des sociétés secrètes pendant le règne du gros bourgeois Louis-Philippe ! Quel tableau poignant que celui des conspirations faites par les Italiens pour secouer le joug de l’Autriche, de leurs tentatives héroïques, des souffrances inénarrables de leurs martyrs ! Quelle tragédie, lugubre et grandiose, que celle qui raconterait toutes les péripéties du travail secret entrepris par la jeunesse russe contre le gouvernement et le régime foncier et capitaliste, depuis 1880 jusqu’à nos jours !

Que de nobles figures surgiraient devant le socialiste moderne à la lecture de ces drames ; que de dévouement et d’abnégation sublimes et, en même temps, quelle instruction révolutionnaire, non plus théorique, mais pratique, toute d’exemple à suivre.

Ce n’est pas ici à entreprendre une pareille étude. La brochure ne se prête pas à un travail d’histoire. Nous devons donc nous borner à choisir quelques exemples, afin de montrer comment s’y prenaient nos pères pour faire de l’agitation révolutionnaire, et quel genre de conclusions peuvent être tirées des études en question.

Nous jetterons un coup d’oeil sur une de ces périodes, sur celle qui précéda 1789 et, laissant de côté l’analyse des circonstances qui ont créé vers la fin du siècle passé une situation révolutionnaire, nous nous bornerons à relever quelques procédés d’agitation, employés par nos pères.

 

Deux grands faits se dégagent comme résultat de la Révolution de 1789-1793. D’une part, l’abolition de l’autocratie royale, et l’avènement de la bourgeoisie au pouvoir ; d’autre part l’abolition définitive du servage et des redevances féodales dans les campagnes. Les deux sont intimement liés entre eux, et l’un sans l’autre n’aurait pu réussir. Et ces deux courants se retrouvent déjà dans l’agitation qui précéda la Révolution : l’agitation contre la royauté au sein de la bourgeoisie, l’agitation contre les droits des seigneurs au sein des paysans.

Jetons un coup d’oeil sur les deux.

 

Le journal, à cette époque, n’avait pas l’importance qu’il a acquise aujourd’hui, c’est la brochure, le pamphlet, le libelle de trois ou qutre pages qui le remplaçaient. En conséquence, le libelle, le pamphlet, la brochure pullulent. La brochure met à la portée de la grande masse les idées des précurseurs, philosophes et économistes, de la Révolution ; le pamphlet et le libelle font de l’agitation, en attaquant directement les ennemis. Ils ne font pas de théories : c’est par l’odieux et le ridicule qu’ils procèdent.

Des milliers de libelles racontent les vices de la cour, la dépouille de ses décors trompeurs, la mettent à nu avec tous ses vices, sa dissipation, sa perversité, sa stupidité. Les amours royales, les scandales de la cour, les dépenses folles, le Pacte de famine — cette alliance des puissants avec les accapareurs de blé pour s’enrichir en affamant le peuple, — voilà le sujet de ces libelles. Ils sont toujours sur la brèche et ne négligent aucune circonstance de la vie publique pour frapper l’ennemi. Pourvu qu’on parle de quelque fait, le pamphlet et le libelle sont là pour le traiter sans gêne, à leur manière. Ils se prêtent mieux que le journal à ce genre d’agitation. Le journal est toute une entreprise, et l’on y regarde de près avant de le faire sombrer ; sa chute embarrasse souvent tout un parti. Le pamphlet et le libelle ne compromettent que l’auteur et l’imprimeur, et encore, — allez cherchez l’un et l’autre !…

Il est évident que les auteurs de ces libelles et pamphlets commencent, avant tout, par s’émanciper de la censure ; car à cette époque, si on n’avait pas encore inventé ce joli petit instrument du jésuitisme contemporain, «le procès en diffamation»  qui annihile toute liberté de presse, — on avait pour mettre en prison les auteurs et les imprimeurs, «la lettre de cachet», brutale, il est vrai, mais franche en tout cas. C’est pourquoi les auteurs commencent par s’émanciper du censeur et impriment leurs libelles, soit à Amsterdam, soit n’importe où, —« à cent lieues de la Bastille, sous l’arbre de la Liberté». Aussi ne se gêneront-ils pas de frapper sur, de vilepender le roi, la reine et ses amants, les grands de la cour, les aristos. Avec la presse clandestine, la police avait beau perquisitionner chez les libraires, arrêter les colporteurs, — les auteurs inconnus échappaient aux poursuites et continuaient leur oeuvre.

 

La chanson, — celle qui est trop franche pour être imprimée, mais qui fait le tour de la France en se transmettant de mémoire, — a toujours été un des moyens de propagande des plus efficaces. Elle tombait sur les autorités établies, elle bafouait les têtes couronnées, elle semait jusqu’au foyer de la famille le mépris de la royauté, la haine contre le clergé et l’aristocratie, l’espérance de voir bientôt venir le jour de la Révolution.

Mais c’est surtout au placard que les agitateurs avaient recours. Le placard fait plus parler de lui, il fait plus d’agitation qu’un pamphlet ou une brochure. Aussi les placards, imprimés ou écrits à la main, paraissent chaque  fois qu’il se produit un fait qui intéresse la masse du public. Arrachés aujourd’hui, ils reparaissent demain, faisant enrager les gouvernants et leurs sbires.  «Nous avons manqué votre aïeul, nous ne vous manqueront pas !» lit aujourd’hui le roi sur une feuille collée aux murs de son palais.. Demain, c’est la reine qui pleure de rage en lisant comment on affiche sur les murs les sales détails de sa vie honteuse. C’est alors que se préparait déjà cette haine, vouée plus tard par le peuple à la femme qui aurait froidement exterminé Paris pour rester reine et autocrate. Les courtisans se proposent-ils de fêter la naissance du dauphin, les placards menacent de mettre le feu aux quatre coins de la ville, et ils sèment ainsi la panique, ils préparent les esprits à quelque chose d’extraordinaire. Ou bien, ils annoncent qu’au jour des réjouissances, «le roi et la reine seront conduits sous bonne escorte en Place de Grève, puis iront à l’Hôtel-de-Ville confesser leurs crimes et monteront sur un échafaud pour y être brûlés vifs». — Le roi convoque-t-il l’Assemblée des Notables, immédiatement les placards annoncent que «la nouvelle troupe de comédiens, levée par le sieur de Calonne (premier ministre), commencera les représentations le 29 de ce mois et donnera un ballet allégorique intitulé Le Tonneau des Danaïdes. Ou bien, devenant de plus en plus méchant, le placard pénètre jusque dans la loge de la reine, en lui annonçant que les tyrans vont bientôt être exécutés.

Mais c’est surtout contre les accapareurs de blé, contre les fermiers généraux, les intendants, que l’on fait usage des placards. Chaque fois qu’il y a effervescence dans le peuple, les placards annoncent la Saint-Barthélémy des intendants et des fermiers généraux. Tel marchand de blé, tel fabricant, tel intendant sont-ils détestés du peuple — les placards les condamnent à mort «au nom du Conseil du peuple», etc., et plus tard, lorsque l’occasion se présentera de faire une émeute, c’est contre ces exploiteurs, dont les noms ont été si souvent prononcés, que se portera la fureur populaire.

Si l’on pouvait seulement réunir tous les innombrables placards qui furent affichés pendant les dix, quinze années qui précédèrent la Révolution, on comprendrait quel rôle immense ce genre d’agitation a joué, pour préparer la secousse révolutionnaire. Jovial et railleur au début, de plus en plus menaçant à mesure que l’on approche du dénouement, il est toujours alerte, toujours prêt à répondre à chaque fait de la politique courante et aux dispositions d’esprit des masses ; il excite la colère, le mépris, il nomme les vrais ennemis du peuple, il réveille au sein des paysans, des ouvriers et de la bourgeoisie la haine contre leurs exploiteurs ; il annonce l’approche du jour de la libération et de la vengeance.

 

Pendre ou écarteler en effigie, c’était un usage très répandu au siècle passé. Aussi était-ce un des moyens d’agitation les plus populaires. Chaque fois qu’il y avait effervescence des esprits, il se formait des attroupements qui portaient une poupée, représentant l’ennemi du moment, et pendaient, brûlaient ou écartelaient cette poupée. — «Enfantillage !» diront les jeunes vieillards qui se croient si raisonnables. Eh bien, la pendaison de Réveillon pendant les élections de 1789, celle de Foulon et de Berthier, qui changèrent complètement le caractère de la Révolution qui s’annonçait, — n’ont été que l’exécution réelle de ce qui avait été préparé de longue date, par l’exécution des poupées de paille.

Voici quelques exemples sur mille.

Le peuple de Paris n’aimait pas Maupéou, un des ministres bien chers à Louis XVI. Eh bien, on s’attroupe un jour ; des voix crient dans la foule : «Arrêt du Parlement qui condamne le sieur Maupéou, chancelier de France, a être brûlé vif et les cendres jetées au vent ! » Après quoi, en effet, la foule marche vers la statue de Henri IV avec une poupée du chancelier, revêtue de tous ses insignes, et la poupée est brûlée aux acclamations de la foule. Un autre jour, on accroche à la lanterne la poupée de l’abbé Terray en costume ecclésiastique et en gants blancs. A Rouen, on écartèle en effigie le même Maupéou ; et lorsque la gendarmerie empêche un attroupement de se former, on se borne à pendre par les pieds un simulacre de l’accapareur, du blé s’échappant en pluie du nez, de la bouche et des oreilles.

Toute une propagande dans cette poupée ! et une propagande bien autrement efficace que la propagande abstraite, qui ne parle qu’au petit nombre des convaincus.

L’essentiel, c’était que le peuple s’habituât à descendre dans la rue, à manifester ses opinions sur la place publique, qu’il s’habituât à braver la police, la troupe, la cavalerie. C’est pourquoi les révolutionnaires de l’époque ne négligèrent rien pour attirer la foule dans les rues, pour provoquer ces attroupements.

Chaque circonstance de la vie publique à Paris et dans les provinces était utilisée de cette manière. L’opinion publique a-t-elle obtenu du roi le renvoi d’un ministre détesté, ce sont des réjouissances, des illuminations à n’en plus finir. Pour attirer le monde, on brûle des pétards, on lance des fusées «en telle quantité qu’à certains endroits on marchait sur le carton». Et si l’argent manque pour en acheter, on arrête les passants bien mis et on leur demande,  — «poliment mais avec fermeté», disent les contemporains, — quelques sous «pour divertir le peuple». Puis, lorsque la masse est bien compacte, des orateurs prennent la parole pour expliquer et commenter les évènements, et des clubs s’organisent en plein air. Et, si la cavalerie ou la troupe arrivent pour disperser la foule, elles hésitent à employer la violence contre des hommes et des femmes paisibles, tandis que les fusées qui éclatent devant les chevaux et les fantassins, aux acclamations et aux rires du public, arrêtent la fougue des soldats.

Dans les villes de province, ce sont quelquefois des ramoneurs qui s’en vont dans les rues, en parodiant le lit de justice du roi ; et tous éclatent de rire en voyant l’homme à la face barbouillée qui représente le roi ou sa femme. Des acrobates, des jongleurs réunissent sur la place des milliers de spectateurs, tout en décochant, au milieu de récits drôlatiques, leurs flèches à l’adresse des puissants et des riches. Un attroupement se forme, les propos deviennent de plus en plus menaçants, et alors, gare à l’aristocrate dont la voiture ferait apparition sur le lieu de la scène : il sera certainement malmené par la foule.

Que l’esprit travaille seulement dans cette voie, — que d’occasions les hommes intelligents ne trouveront-ils pas pour provoquer des attroupements, composés d’abord de rieurs, puis d’hommes prêts à agir lors d’un moment d’effervescence.

Tout cela étant donné : d’une part, la situation révolutionnaire, le mécontentement général, et d’autre part, les placards, les pamphlets, les chansons, les exécutions en effigie, tout cela enhardissait la population et bientôt les attroupements devinrent de plus en plus menaçants. Aujourd’hui, c’est l’archevêque de Paris qui est assailli dans un carrefour ; demain, c’est un duc ou un comte qui a failli être jeté à l’eau ;  un autre jour, la foule s’est amusée à huer sur leur passage les membres du gouvernement, etc. ; les faits de révolte varient à l’infini, en attendant le jour où il suffira d’une étincelle pour que l’attroupement se transforme en émeute, et l’émeute en Révolution.

— « C’est la lie du peuple, ce sont les scélérats, les fainéants qui se sont ameutés», — disent aujourd’hui nos historiens prudhommesques. — Eh bien, oui, en effet, ce n’est pas parmi la gent aisée que les révolutionnaires cherchent des alliés. Puisque celle-ci se bornait à récriminer dans les salons, c’est bien dans les caboulots mal famés de la banlieue qu’ils allaient chercher des camarades, armés de gourdins, lorsqu’il s’agissait de huer Monseigneur l’archevêque de Paris, — n’en déplaise aux Prudhommes qui sont trop bien gantés pour se compromettre en de pareilles entreprises.

Si l’action s’était bornée à attaquer les hommes et les institutions du gouvernement, la grande Révolution eût-elle jamais été ce qu’elle fût en réalité, c’est-à-dire un soulèvement général de la masse populaire, paysans et ouvriers, contre les classes privilégiées ? La Révolution eût-elle duré quatre ans ? eût-elle remué la France jusqu’aux entrailles ? eût-elle trouvé ce souffle invincible qui lui a donné la force de résister aux «rois conjurés» ?

Certainement non ! Que les historiens chantent tant qu’ils voudront les gloires des «messieurs du Tiers», de la Constituante ou de la Convention, — nous savons ce qu’il en est. Nous savons que la Révolution n’eût abouti qu’à une limitation microscopiquement constitutionnelle du pouvoir royal, sans toucher au régime féodal, si la France paysanne ne se fût soulevée et n’eût maintenu,  — quatre années durant, l’anarchie, — l’action révolutionnaire spontanée des groupes et des individus, affranchis de toute tutelle gouvernementale. Nous savons que le paysan serait resté la bête de somme du seigneur, si la jacquerie n’eût sévi depuis 1788 jusqu’à 1793 — jusqu’à l’époque où la Convention fut forcée de consacrer par une loi, ce que les paysans venaient d’accomplir en fait : l’abolition sans rachat de toutes les redevances féodales et la restitution aux Communes des biens qui leur avaient été jadis volés par les riches sous l’ancien régime. En attendre des Assemblées, si les va-nu-pieds et les sans-culottes n’avaient jeté dans la bascule parlementaire le poids de leurs gourdins et de leurs piques, eût été une duperie.

Mais ce n’est ni l’agitation dirigée contre les ministres, ni par l’affichage dans Paris des placards dirigés contre la reine, que le soulèvement des petits villages pouvait être préparé. Ce soulèvement fut certainement le résultat de la situation générale du pays, mais il fut préparé aussi par l’agitation faite au sein du peuple et dirigée contre ses ennemis immédiats : le seigneur, le prêtre-propriétaire, l’accapareur de blé, le gros bourgeois.

Ce genre d’agitation est bien moins connu que le précédent. L’histoire de France est faite, celle du village n’a jamais été commencée sérieusement : et cependant, c’est cette agitation qui a préparé la Jacquerie, sans laquelle la Révolution eût été impossible.

Le pamphlet, le libelle ne pénétrait pas dans le village : le paysan à cette époque ne lisait presque pas. Eh bien, c’est par l’image imprimée, souvent barbouillée à la main, simple et compréhensible, que se faisait la propagande. Quelques mots tracés à côté, et tout un roman se forgeait avec ces estampes secrètes et ces enluminures populaires concernant le roi, la reine, le comte d’Artopis, Madame de Lamballe, le pacte de famine, les seigneurs, «vampires suçant le sang du peuple» ; il courait les villages et préparait les esprits. Là, c’était un placard fait à la main, affiché sur un arbre, qui excitait à la révolte, promettant l’approche des temps meilleurs et racontant les émeutes qui avaient éclaté dans d’autres provinces, à l’autre bout de la France.

Sous le nom des «Jacques», il se constituait des groupes secrets dans les villages, soit pour mettre le feu à la grange du seigneur, soit pour détruire ses récoltes, ou son gibier, soit pour l’exécuter ; et, que de fois ne trouvait-on pas dans le château un cadavre percé d’un couteau, qui portait cette inscription : De la part des Jacques ! Un lourd équipage descendait le long d’une côte ravinée, amenant le seigneur dans son domaine. Mais deux passants, aidés du postillon, le garottaient et le roulaient au fond du ravin, et dans sa poche on trouvait un papier disant : De la part des Jacques ! Ou bien, un jour, au croisement de deux routes, on apercevait une potence portant cette inscription : Si le seigneur ose percevoir les redevances, il sera pendu à cette potence. Quiconque osera les payer au seigneur, aura le même sort ! et le paysan ne payait plus, à moins d’y être contraint par la maréchaussée, heureux, au fond, d’avoir trouvé un prétexte pour ne rien payer. Il sentait qu’il y avait une force occulte qui le soutenait, il s’habituait à l’idée de ne rien payer, de se révolter contre le seigneur, et bientôt, en effet, il ne payait plus et il arrachait au seigneur, par la menace, la renonciation à toutes les redevances.

Continuellement, on voyait dans les villages des placards annonçant que désormais, il n’y aura plus de redevances à payer ; qu’il faut brûler les châteaux et les terriers (cahiers de redevances), que le Conseil du Peuple vient de lancer un arrêt dans ce sens, etc., etc. — «Du Pain ! Plus de redevances ni de taxes !» voilà le mot d’ordre que l’on faisait courir dans les campagnes. Mot d’ordre compréhensibles pour tous, allant droit au coeur de la mère, dont les enfants n’avaient pas mangé depuis trois jours, allant droit au cerveau du paysan harcelé par la maréchaussée, qui lui arrachait les arriérés des taxes. — «A bas l’accapareur !» — et ses magasins étaient forcés, ses convois de blé arrêtés, et l’émeute se déchaînait en province. — «A bas l’octroi !» et les barrières étaient brûlées, les commis assommés, et les villes, manquant d’argent, se révoltaient à leur tour contre le pouvoir central qui leur en demandait. — «Au feu les registres d’impôts, les livres de comptes, les archives des municipalités ! » et la paperasse brûlait en juillet 1789, le pouvoir se désorganisait, les seigneurs émigraient, et la Révolution étendait toujours davantage son cercle de feu.

Tout ce qui se jouait sur la grande scène de Paris n’était qu’un reflet de ce qui se passait en province, de la Révolution qui, pendant quatre ans, gronda dans chaque ville, dans chaque hameau, et dans laquelle le peuple s’intéressa bien moins aux menées de la cour qu’à ses ennemis les plus proches : aux exploiteurs, aux sangsues de l’endroit.

Résumons. — La Révolution de 1788-1793, qui nous présente sur une grande échelle la désorganisation de l’Etat PAR la Révolution populaire (éminemment économique, comme toute Révolution vraiment populaire), — nous sert ainsi d’enseignement précieux.

Bien avant 1789, la France présentait déjà une situation révolutionnaire. Mais l’esprit de révolte n’avait pas encore suffisamment mûri pour que la Révolution éclatât. C’est donc sur le développement de cet esprit d’insubordination, d’audace, de haine contre l’ordre social, que se dirigèrent les efforts des révolutionnaires. Tandis que les révolutionnaires de la bourgeoisie dirigeaient leurs attaques contre le gouvernement, les révolutionnaires populaires, — ceux dont l’histoire ne nous a même pas conservé les noms,  — les hommes du peuple préparaient leur soulèvement, leur Révolution, par des actes de révolte dirigés contre les seigneurs, les agents du fisc et les exploiteurs de tout acabit.

En 1788, lorsque l’approche de la Révolution s’annonça par des émeutes sérieuses de la masse du peuple, la royauté et la bourgeoisie cherchèrent à la maîtriser par quelques concessions ; mais, pouvait-on apaiser la vague populaire par les Etats Généraux, par le simulacre de concessions jésuitiques du 4 août, ou par les actes misérables de la Législative ? — On apaise ainsi une émeute politique, mais avec si peu de choses on n’a pas raison d’une révolte populaire. Et la vague montait toujours. Mais en s’attaquant à la propriété, en même temps elle désorganisait l’Etat. Elle rendait tout gouvernement absolument impossible, et la révolte du peuple, dirigée contre les seigneurs et les riches en général, a finit, comme on le sait, au bout de quatre ans, par balayer la royauté et l’absolutisme.

Cette marche, c’est la marche de toutes les grandes Révolutions. Ce sera le développement et la marche de la prochaine Révolution, si elle doit être,  —  comme nous en sommes persuadés, — non un simple changement de gouvernement, mais une vraie Révolution populaire, un cataclysme qui transformera de fond en comble le régime de la propriété

Résistance politique: Devant les crimes de l’oligarchie, un changement radical de société est une manœuvre de salubrité publique…

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« La révolte tue les hommes alors que la révolution tue à la fois des hommes et des principes; mais pour ces mêmes raisons, on peut dire qu’il n’y a pas encore eu de révolution dans l’Histoire. Il ne peut y en avoir qu’une qui serait la révolution définitive… Les anarchistes, Varlet en tête, ont bien vu que gouvernement et révolution sont incompatibles au sens direct. ‘Ceci implique la contradiction, dit Proudhon, que le gouvernement puisse être jamais révolutionnaire et cela pour la raison toute simple qu’il est gouvernement’ […] S’il y avait une seule fois révolution, en effet, il n’y aurait plus d’Histoire. Il y aurait unité heureuse et mort rassasiée. »

— Albert Camus, « L’homme révolté », 1951

« L’anarchisme a vraiment conduit en 1936, une révolution sociale et l’ébauche la plus avancée qui fut jamais, d’un pouvoir prolétarien… Le mouvement anarchiste organisé (en Espagne) s’est montré incapable d’étendre les demies victoires de la révolution et même seulement de les défendre. Ses chefs reconnus sont devenus ministres et otages de l’État bourgeois qui détruisait la révolution pour perdre la guerre civile. »

— Guy Debord, « La société du spectacle », 1967

*  *  *

Une analyse de l’esprit de révolte et des révolutions par Pierre Kropotkine en 1914, texte d’une actualité stupéfiante déconcertante, preuve que rien n’a changé dans le fond depuis bien plus de cent ans et que nous publions en deux parties. A lire et diffuser sans modération.

— Résistance 71 —

 

L’esprit de révolte

 

Pierre Kropotkine, 1914

 

= 1ère partie =

= 2ème partie =

 

Dans la vie des sociétés, il est des époques où la Révolution devient une impérieuse nécessité, où elle s’impose d’une manière absolue. Des idées nouvelles germent de partout, elles cherchent à se faire jour, à trouver une application dans la vie, mais elles se heurtent continuellement à la force d’inertie de ceux qui ont intérêt à maintenir l’ancien régime, elles étouffent dans l’atmosphère suffocante des anciens préjugés et des traditions. Les idées reçues sur la constitution des Etats, sur les lois d’équilibre social, sur les relations politiques et économiques des citoyens entre eux, ne tiennent plus devant la critique sévère qui les sape chaque jour, à chaque occasion, dans le salon comme dans le cabaret, dans les ouvrages du philosophe comme dans la conversation quotidienne. Les institutions politiques, économiques et sociales tombent en ruine ; édifice devenu inhabitable, il gêne, il empêche le développement des germes qui se produisent dans ses murs lézardés et naissent autour de lui.

Un besoin de vie nouvelle se fait sentir. Le code de moralité établi, celui qui gouverne la plupart des hommes dans leur vie quotidienne ne paraît plus suffisant. On s’aperçoit que telle chose, considérée auparavant comme équitable, n’est qu’une criante injustice : la moralité d’hier est reconnue aujourd’hui comme étant d’une immoralité révoltante. Le conflit entre les idées nouvelles et les vieilles traditions éclate dans toutes les classes de la société, dans tous les milieux, jusque dans le sein de la famille. Le fils entre en lutte avec son père : il trouve révoltant ce que son père trouvait tout naturel durant toute sa vie ; la fille se révolte contre les principes que sa mère lui transmettait comme le fruit d’une longue expérience. La conscience populaire s’insurge chaque jour contre les scandales qui se produisent au sein de la classe des privilégiés et des oisifs, contre les crimes qui se commettent au nom du droit du plus fort, ou pour maintenir les privilèges. Ceux qui veulent le triomphe de la justice; ceux qui veulent mettre en pratique les idées nouvelles, sont bien forcés de reconnaître que la réalisation de leurs idées généreuses, humanitaires, régénératrices, ne peut avoir lieu dans la société, telle qu’elle est constituée : ils comprennent la nécessité d’une tourmente révolutionnaire qui balaie toute cette moisissure, vivifie de son souffle les coeurs engourdis et apporte à l’humanité le dévouement, l’abnégation, l’héroïsme, sans lesquels une société s’avilit, se dégrade, se décompose.

La machine gouvernementale, chargée de maintenir l’ordre existant, fonctionne encore. Mais, à chaque tour de ses rouages détraqués, elle se butte et s’arrête. Son fonctionnement devient de plus en plus difficile, et le mécontentement excité par ses défauts, va toujours croissant. Chaque jour fait surgir de nouvelles exigences. — «Réformez ceci, réformez cela ! » crie-t-on de tous côtés. — «Guerre, finance, impôts, trinunaux, police, tout est à remanier, à réorganiser, à établir sur de nouvelles bases.» disent les réformateurs. Et cependant, tous comprennent qu’il est impossible de refaire, de remanier quoi que ce soit, puisque tout se tient ; tout serait à refaire à la fois ; et comment refaire, lorsque la société est divisée en deux camps ouvertement hostiles ? Satisfaire les mécontents, serait en créer de nouveaux.

Incapables de se lancer dans la voie des réformes, puisque ce serait s’engager dans la Révolution ; en même temps, trop impuissants pour se jeter avec franchise dans la réaction, les gouvernements s’appliquent aux demi-mesures, qui peuvent ne satisfaire personne et ne font que susciter de nouveaux mécontentements. Les médiocrités qui se chargent à ces époques transitoires de mener la barque gouvernementale, ne songent plus d’ailleurs qu’à une seule chose : s’enrichir, en prévision de la débâcle prochaine. Attaqués de tous côtés, ils se défendent maladroitement, ils louvoient, ils font sottise sur sottise, et ils réussissent bientôt à trancher la dernière corde de salut ; ils noient le prestige gouvernemental dans le ridicule de leur incapacité. A ces époques, la Révolution s’impose. Elle devient une nécessité sociale ; la situation est une situation révolutionnaire.

Lorsque nous étudions chez nos meilleurs historiens la génèse et le développement des grandes secousses révolutionnaires, nous trouvons ordinairement sous ce titre : «Les Causes de la Révolution», un tableau saisissant de la situation à la veille des évènements. La misère du peuple, l’insécurité générale, les mesures vexatoires du gouvernement, les scandales odieux qui étalent les grands vices de la société, les idées nouvelles cherchant à se faire jour et se heurtant contre l’incapacité des suppôts de l’ancien régime, rien n’y manque. En contemplant ce tableau, on arrive à la conviction que la Révolution était inévitable en effet, qu’il n’y avait pas d’autre issue que la voie des faits insurrectionnels.

Prenons pour exemple la situation d’avant 1789, telle que nous la montrent les historiens. Vous croyez entendre le paysan se plaindre de la gabelle, de la dîme, des redevances féodales, et vouer dans son coeur une haine implacable au seigneur, au moine, à l’accapareur, à l’intendant. Il vous semble voir les bourgeois se plaindre d’avoir perdu leurs libertés municipales et accabler le roi sous le poids de leurs malédictions. Vous entendez le peuple blâmer la reine, se révolter au récit de ce que font les ministres, et se dire à chaque instant que les impôts sont intolérables et les redevances exorbitantes, que les récoltes sont mauvaises et l’hiver trop rigoureux, que les vivres sont trop chers et les accapareurs trop voraces, que les avocats de village dévorent la moisson du pâysan, que le garde champêtre veut jouer au roitelet, que la poste même est mal organisée et les employés trop paresseux… Bref, rien ne marche, tous se plaignent. «Cela ne peut plus durer, ça finira mal ! » se dit-on de tous les côtés.

Mais, de ces raisonnements paisibles à l’insurrection, à la révolte, il y a tout un abîme, — celui qui sépare, chez la plus grande partie de l’humanité, le raisonnement de l’acte, la pensée de la volonté, du besoin d’agir. Comment donc cet abîme a-t-il été franchi ? Comment ces hommes qui, hier encore, se plaignaient tout tranquillement de leur sort, en fumant leurs pipes, et qui, un moment après, saluaient humblement ce même garde champêtre et ce gendarme dont ils venaient de dire du mal, — comment, quelques jours plus tard, ces mêmes hommes ont-ils pu saisir leurs faulx et leurs bâtons ferrés et sont-ils allés attaquer dans son château le seigneur, hier encore si terrible ? Par quel enchantement, ces hommes que leurs femmes traitaient avec raison de lâches se sont-ils transformés aujourd’hui en héros, qui marchent sous les balles et sous la mitraille à la conquête de leurs droits ? Comment ces paroles, tant de fois prononcées jadis et qui se perdaient dans l’air comme le vain son des cloches, se sont-elles enfin transformées en actes ?

La réponse est facile.

C’est l’action, l’action continue, renouvelée sans cesse, des minorités, qui opère cette transformation. Le courage, le dévouement, l’esprit de sacrifice, sont aussi contagieux que la poltronnerie, la soumission et la panique.

Quelles formes prendra l’agitation ?

— Eh bien, toutes les formes, les plus variées, qui lui seront dictées par les circonstances, les moyens, les tempéraments. Tantôt lugubre, tantôt railleuse, mais toujours audacieuse, tantôt collective, tantôt purement individuelle, elle ne néglige aucun des moyens qu’elle a sous la main, aucune circonstance de la vie publique, pour tenir toujours l’esprit en éveil, pour propager et formuler le mécontentement, pour exciter la haine contre les exploiteurs, ridiculiser les gouvernants, démontrer leur faiblesse, et surtout et toujours, réveiller l’audace, l’esprit de révolte, en prêchant d’exemple.

II

Lorsqu’une situation révolutionnaire se produit dans un pays, sans que l’esprit de révolte soit encore assez éveillé dans les masses pour se traduire par des manifestations tumultueuses dans la rue, ou par des émeutes et des soulèvements, — c’est par l’action que les minorités parviennent à réveiller ce sentiment d’indépendance et ce souffle d’audace sans lesquels aucune révolution ne saurait s’accomplir.

Hommes de coeur qui ne se contentent pas de paroles, mais qui cherchent à les mettre à exécution, caractères intègres, pour qui l’acte fait un avec l’idée, pour qui la prison, l’exil et la mort sont préférables à une vie restant en désaccord avec leurs principes ; hommes intrépides qui savent qu’il faut oser pour réussir, — ce sont les sentinelles perdues qui engagent le combat, bien avant que les masses soient assez excitées pour lever ouvertement le drapeau de l’insurrection et marcher, les armes à la main, à la conquête de leurs droits.

Au milieu des plaintes, des causeries, des discussions théoriques, un acte de révolte, individuel ou collectif, se produit, résumant les aspirations dominantes. Il se peut qu’au premier abord la masse soit indifférente. Tout en admirant le courage de l’individu ou du groupe initiateur, il se peut qu’elle veuille suivre d’abord les sages, les prudents, qui s’empressent de taxer cet acte de «folie» et de dire que «les fous, les têtes brûlées vont tout compromettre.» Ils avaient si bien calculé, ces sages et ces prudents, que leur parti, en poursuivant lentement son oeuvre, parviendrait dans cent ans, dans deux cents ans, trois cents ans peut-être, à conquérir le monde entier, — et voilà que l’imprévu s’en mêle ; l’imprevu, bien entendu, c’est ce qui n’a pas été prévu par eux, les sages et les prudents. Quiconque connaît un bout d’histoire et possède un cerveau tant soit peu ordonné, sait parfaitmeent d’avance qu’une propagande théorique de la Révolution se traduire nécessairement par des actes, bien avant que les théoriciens aient décidé que le moment d’agir est venu ; néanmoins, les sages théoriciens se fâchent contre les fous, les excommunient, les vouent à l’anathème. Mais les fous trouvent des sympathies, la masse du peuple applaudit en secret à leur audace et ils trouvent des imitateurs. A mesure que les premiers d’entre eux vont peupler les géôles et les bagnes, d’autres viennent continuer leur oeuvre ; les actes de protestation illégale, de révolte et de vengeance se multiplient.

L’indifférence est désormais impossible. Ceux qui, au début, ne se demandaient même pas ce que veulent les «fous» sont forcés de s’en occuper, de discuter leurs idées, de prendre parti pour ou contre. Par les faits qui s’imposent à l’attention générale, l’idée nouvelle s’infiltre dans les cerveaux et conquiert des prosélytes. Tel acte fait en quelques jours plus de propagande que des milliers de brochures.

Surtout, il réveille l’esprit de révolte, il fait germer l’audace. —  L’ancien régime, armé de policiers, de magistrats, de gendarmes et de soldats, semblait inébranlable, comme ce vieux fort de la Bastille qui, lui aussi, paraissait imprenable aux yeux du peuple désarmé, accouru sous ses hautes murailles, garnies de canons prêts à faire feu. Mais on s’aperçoit bientôt que le régime établi n’a pas la force qu’on lui supposait. Tel acte audacieux a suffi pour bouleverser pendant quelques jours la machine gouvernementale, pour ébranler le colosse ; telle émeute a mis sens dessus-dessous toute une province, et la troupe, toujours si imposante, a reculé devant une poignée de paysans, armés de pierres et de bâtons ; le peuple s’aperçoit que le monstre n’est pas aussi terrible qu’on le croyait, il commence à entrevoir qu’il suffira de quelques efforts énergiques pour le terrasser. L’espoir naît dans les coeurs, et souvenons-nous que si l’exaspération pousse souvent aux émeutes, c’est toujours l’espoir de vaincre qui fait les révolutions.

Le gouvernement résiste : il sévit avec fureur. Mais, si jadis la répression tuait l’énergie des opprimés, maintenant, aux époques d’effervescence, elle produit l’effet contraire. Elle provoque de nouveaux faits de révolte, individuelle et collective ; elle pousse les révoltés à l’héroïsme, et de proche en proche ces actes gagnent de nouvelles couches, se généralisent, se développent. Le parti révolutionnaire se renforce d’éléments qui jusqu’alors lui étaient hostiles, ou qui croupissaient dans l’indifférence. La désagrégation gagne le gouvernement, les classes dirigeantes, les privilégiés : les uns poussent à la résistance à outrance, les autres se prononcent pour les concessions, d’autres encore vont jusqu’à se déclarer prêts à renoncer pour le moment à leurs privilèges, afin d’apaiser l’esprit de révolte, quitte à le maîtriser plus tard. La cohésion du gouvernement et des privilégiés est rompue.

Les classes dirigeantes peuvent essayer encore de recourir à une réaction furieuse. Mais ce n’est plus le moment ; la lutte n’en devient que plus aiguë, et la Révolution qui s’annonce n’en sera que plus sanglante. D’autre part, la moindre des concessions de la part des classes dirigeantes, puisqu’elle arrive trop tard, puisqu’elle est arrachée par la lutte, ne fait que réveiller davantage l’esprit révolutionnaire. Le peuple qui, auparavant, se serait contenté de cette concession, s’aperçoit que l’ennemi fléchit : il prévoit la victoire, il sent croître son audace, et ces mêmes hommes qui jadis, écrasés par la misère, se contentaient de soupirer en cachette, relèvent maintenant la tête et marchent fièrement à la conquête d’un meilleur avenir.

Enfin, la Révolution éclate, d’autant plus violente que la lutte précédente a été plus acharnée.

La direction que prendra la Révolution dépend certainement de toute la somme des circonstances variées qui ont déterminé l’arrivée du cataclysme. Mais elle peut être prévue à l’avance, d’après la force d’action révolutionnaire déployée dans la période préparatoire par les divers partis avancés.

Tel parti aura mieux élaboré les théories qu’il préconise et le programme qu’il cherche à réaliser, il l’aura beaucoup propagé par la parole et par la plume. Mais il n’a pas suffisamment affirmé ses aspirations au grand jour, dans la rue, par des actes qui soient la réalisation de la pensée qui lui est propre ; il a eu la puissance théorique, mais il n’a pas eu la puissance d’action ; ou bien il n’a pas agi contre ceux qui sont ses principaux ennemis, il n’a pas frappé les institutions qu’il vise à démolir ; il n’a pas contribué à réveiller l’esprit de révolte, ou il a négligé de le diriger contre ce qu’il cherchera surtout à frapper lors de la Révolution. Eh bien, ce parti est moins connu ; ses affirmations n’ont pas été affirmées continuellement, chaque jour, par des actes dont le retentissement atteint les cabanes les plus isolées, ne se sont pas suffisamment infiltrées dans la masse du peuple ; elles n’ont pas passé par le creuset de la foule et de la rue et n’ont pas trouvé leur énoncé simple, qui résume en un seul mot, devenu populaire. Les écrivains les plus zélés du parti sont connus par leurs lecteurs pour des penseurs de mérite, mais ils n’ont ni la réputation, ni les capacités de l’homme d’action ; et le jour où la foule descendra dans la rue, elle suivra plutôt les conseils de ceux qui ont, peut-être, des idées théoriques moins nettes et des aspirations moins larges, mais qu’elle connaît mieux, parce qu’elle les a vu agir.

Le parti qui a le plus fait d’agitation révolutionnaire, qui a le plus manifesté de vie et d’audace, ce parti sera le plus écouté le jour où il faudra agir, où il faudra marcher de l’avant pour accomplir la Révolution. Celui qui n’a pas eu l’audace de s’affirmer par des actes révolutionnaires dans la période préparatoire, celui qui n’a pas eu une force d’impulsion assez puissante pour inspirer aux individus et aux groupes le sentiment d’abnégation, le désir irrésistible de mettre leurs idées en pratique (si ce désir avait existé, il se serait traduit par des actes, bien avant que la foule tout entière ne soit descendue dans la rue), celui qui n’a pas su rendre son drapeau populaire et palpables ses aspirations et compréhensibles, — ce parti n’aura qu’une maigre chance de réaliser la moindre part de son programme. Il sera débordé par les partis d’action.

Volà ce que nous enseigne l’histoire des périodes qui précédèrent les grandes révolutions. La bourgeoisie révolutionnaire l’a parfaitement compris : elle ne négligeait aucun moyen d’agitation pour réveiller l’esprit de révolte, lorsqu’elle cherchait à démolir le régime monarchique : le paysan français du siècle passé le comprenait aussi instinctivement lorsqu’il s’agitait pour l’abolition des droits féodaux, et l’Internationale, — du moins une partie de l’Association —, agissait d’accord avec ces mêmes principes, lorsqu’elle cherchait à réveiller l’esprit de révolte au sein des travailleurs des villes, et à le diriger contre l’ennemi naturel du salarié — l’accapareur des instruments de travail et des matières premières.

A suivre …