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« Le communisme de Kropotkine » de Marie Goldsmith en format PDF mis en page par Jo, traduction de Résistance 71

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Résistance 71

2 février 2023

Suite à la publication il y a quelques jours de notre traduction du superbe texte « Le communisme de Kropotkine », que Marie Goldsmith écrivit en 1931 pour le 10ème anniversaire de la mort de son grand ami, Jo nous en a fait un superbe PDF que nous soumettons ci-dessous à nos lecteurs, texte à (re)lire encore et encore ainsi que les lectures complémentaires ajoutées et à diffuser au grand large, car nous approchons à grands pas de la grande croisé des chemins où nous devrons choisit sans faiblir notre route future, celle qui ne nous permettra pas que de survivre le marasme ambiant, mais de vivre enfin la vie émancipée que l’humanité peine tant à trouver. Ce texte éclaire le chemin dans les ténèbres qui se sont abattues sur nous tous, mais qui ne sont en rien inéluctables… Il suffit de dire NON !
Bonne (re)lecture !

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Changement de paradigme politique… L’inévitable anarchie (Pierre Kropotkine ~ 1ère partie)

Posted in actualité, altermondialisme, démocratie participative, guerres hégémoniques, guerres imperialistes, politique et social, politique française, résistance politique, société libertaire, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , on 25 décembre 2017 by Résistance 71

Lectures connexes:

Manifeste de la societe des societes

L’anarchie pour la jeunesse

La Morale Anarchiste de Kropotkine)

le-prince-de-levolution-Dugatkin

 

 

L’inévitable anarchie

 

Pierre Kropotkine

 

Texte publié dans “La société nouvelle”, 11ème année, t.1, 1895

 

1ère partie

2ème partie

La théorie que nous avons soutenue dans une autre étude [1], indiquant le concours des forces comme source principale de nos richesses, explique pourquoi beaucoup d’anarchistes pensent qu’il n’y a pas d’autre solution que le communisme à la question de la rémunération intégrale des efforts individuels. Il fut un temps où une famille d’agriculteurs, s’occupant également de petites industries domestiques, considéraient non sans raison le blé qu’ils récoltaient et le gros drap qu’ils tissaient comme le produit de leur labeur exclusivement personnel. Même alors ce point de vue n’était pas absolument juste : On se réunissait entre voisins pour abattre les forêts et pour frayer les routes ; même alors la famille devait, comme aujourd’hui, faire souvent appel à l’entr’aide communale. Mais l’industrie est si complexe maintenant, dans l’infini de ses ramifications dépendant toutes les unes des autres, que la question ne peut plus être envisagée aussi étroitement. Si le commerce du fer et du coton ont atteint en Angleterre un si haut degré de développement, ils le doivent à la progression parallèle de milliers d’autres industries, grandes ou petites, à la multiplicité des chemins de fer, à l’instruction plus sérieuse des ingénieurs et des ouvriers, à de meilleurs procédés, à une meilleure organisation de la production, et pardessus tout à l’extension considérable du commerce mondial, grâce aux travaux gigantesques exécutés au delà des mers. Les Italiens morts du choléra au percement du canal de Suez et du « Mal de tunnel » au Saint-Gothard ont contribué à l’enrichissement de l’Angleterre, tout comme la fillette de Manchester, qui vieillit prématurément au service d’une machine, et cette enfant autant que l’ingénieur qui, en perfectionnant la machine, économise du travail. Comment prétendrait-on évaluer la part de chacun dans les richesses qui s’accumulent autour de nous !

On peut admirer les aptitudes inventives et les facultés d’organisation d’un seigneur de la mine ; mais il faut reconnaître que tout son génie et toute son énergie équivaudraient à l’impuissance s’il avait à faire à des bergers mongols ou à des paysans de Sibérie au lieu de mécaniciens et de mineurs britanniques. On demandait à un millionnaire anglais qui a su donner une puissante impulsion à une importante industrie locale, quelle était dans son opinion la cause réelle du succès. « Je me suis toujours attaché à confier dans chaque branche la besogne à l’homme le plus compétent, le laissant agir en toute indépendance et ne me réservant que la direction générale. » — Et vous avez toujours trouvé cet homme nécessaire ? — « Toujours. » — Mais pour les modifications que vous avez introduites, il a fallu beaucoup d’inventions nouvelles ? — « Sans doute, j’ai acheté beaucoup de brevets. » Ce petit colloque résume pour moi ce que sont au fond ces entreprises rapportant des millions à leurs heureux fondateurs, que nous citent volontiers les avocats de la rémunération intégrale des efforts individuels. Cela montre jusqu’à quel point les efforts sont vraiment « individuels ». Sans insister sur les circonstances, favorables ou défavorables, qui tantôt permettent à un homme de déployer tout son talent et tantôt l’en empêchent, on peut demander ce qui adviendrait si ce même entrepreneur ne trouvait pas d’organisateurs capables, d’habiles ouvriers, et si des centaines d’inventions ne se faisaient pas quotidiennement grâce aux aptitudes qu’ont pour la mécanique un si grand nombre d’Anglais. L’industrie britannique est œuvre de la nation britannique, en Europe et aux Indes, et ne peut être attribuée à des individualités isolées.

Avec ces idées synthétiques sur la production, les anarchistes ne peuvent pas admettre, comme les collectivistes, qu’une rémunération proportionnée aux heures de travail faites par chacun pour la production des richesses soit l’idéal, ni même un acheminement vers l’idéal. Sans vouloir discuter ici jusqu’à quel point la valeur d’échange des marchandises peut réellement se mesurer par la quantité de travail nécessaire à sa production, — cette question devant être étudiée à part, — nous tenons à dire que l’idéal collectiviste nous semble absolument irréalisable dans une société qui en serait arrivée à considérer les matières nécessaires à la production comme appartenant à tous, et qui se verrait ainsi forcée de renoncer au salariat. Il paraît impossible que l’individualisme mitigé de l’école collectiviste puisse se soutenir à côté du communisme partiel qu’implique la possession en commun de la terre et des machines, à moins que ce système ne soit imposé par un gouvernement autrement fort que les pouvoirs actuels. Le salariat, conséquence de l’appropriation par quelques-uns des matières nécessaires à la production, était une condition indispensable au développement de la production capitaliste et ne pourra lui survivre, alors même qu’on paierait à l’ouvrier la valeur intégrale de son labeur et qu’on substituerait à l’argent des bons de travail. La possession en commun des matériaux nécessaires à la production implique la jouissance en commun de cette production ; nous pensons donc qu’une société ne peut s’organiser équitablement qu’en renonçant au salariat et en assurant la participation de chacun de ses membres au bien commun qu’ils auront contribué à produire.

Nous maintenons aussi, non seulement que le communisme serait l’état de société le plus enviable et le plus juste, mais encore que c’est vers le communisme, le libre communisme, que tend le monde moderne, malgré les apparences contraires qu’on pourrait induire du développement de l’individualisme, et dans lesquelles nous ne voyons que des efforts de l’individu, pour résister à la domination de plus en plus envahissante de l’État et du Capital. Mais l’histoire ne nous montre-t-elle pas aussi, à côté de ce développement, la lutte infatigable des travailleurs pour maintenir l’antique communisme partiel ou pour l’introduire sous de nouvelles formes, aussitôt que des circonstances favorables le permettent ? Les communes des Xe, XIe et XIIe siècles n’eurent pas plutôt arboré leur indépendance qu’on y pratiqua largement le travail en commun, le commerce en commun et, en partie, la consommation en commun. Il n’en reste plus rien ; mais la commune rurale combat courageusement pour conserver ses antiques coutumes et y a réussi en beaucoup d’endroits de l’Europe orientale, de la Suisse et même de la France et de l’Allemagne, tandis que des associations fondées sur les mêmes principes surgissent de tous côtés dès que l’occasion s’en présente. Malgré le tour égoïste donné à l’esprit public par le mercantilisme du siècle, la tendance vers le communisme s’affirme sans cesse, s’infiltre insensiblement dans les mœurs. Le nouvel esprit prévaut dans des milliers d’institutions. On ne paie plus de péage sur les ponts et sur les routes ; les musées, les écoles et les bibliothèques sont ouverts à tous ainsi que les parcs et les promenades. Les rues pavées et éclairées sont à l’usage des uns et des autres ; on distribue l’eau dans tous les logements sans exiger de taxe rigoureusement proportionnelle à la quantité consommée par chacun. Les tramways et les chemins de fer mettent en vente des billets de saison, instituent le tarif par zones et iront très loin dans ce sens dès qu’ils auront cessé d’être propriété privée. Mais ces exemples ne sont que des indices de ce que nous réserve un avenir prochain et de la direction vers laquelle nous marchons, et marcherons davantage dès que nous abandonnerons l’idée d’appropriation privée des moyens de production.

La tendance est de placer les besoins de l’individu au-dessus des services qu’il a rendus ou pourrait rendre à la société et d’envisager la société comme un être organisé dont nous tous sommes les membres, de telle façon qu’un service rendu à un individu le soit à la société. Le bibliothécaire du British Museum ne demande pas au lecteur quels services il a rendus avant de lui remettre le livre qu’il réclame, et, moyennant une redevance uniforme, les associations scientifiques ouvrent leurs salles et leurs musées à chacun de leurs membres. Les marins d’un bateau de sauvetage ne s’informent pas si les passagers d’un navire en péril méritent qu’on leur sauve la vie, et la société de secours aux prisonniers ne s’enquiert pas si le forçat libéré a des titres à sa générosité. Ils ont besoin d’être secourus, ce sont des hommes comme nous : inutile d’en savoir davantage ! Et, que telle ville, si égoïste soit-elle, subisse une calamité publique, un siège par exemple, comme Paris en 1871, et manque de vivres, tous seront unanimes à décider que les premiers besoins à satisfaire sont ceux des enfants et des vieillards, sans considération des services qu’ils ne peuvent rendre, ceux des défenseurs de la cité ensuite, sans distinction du degré de courage déployé par chacun d’eux. Et cette tendance que nous pouvons tous constater, s’affirmera de plus en plus, nul ne peut en douter, à mesure que l’humanité s’affranchira de la terrible lutte pour l’existence. Quand nos forces actives s’emploieront à grossir le fonds commun des objets de première nécessité, quand les conditions du régime de la propriété se modifieront en sorte que ceux qui ne font rien aujourd’hui travailleront aussi, et que l’on rendra aux occupations manuelles leur place d’honneur, décuplant ainsi la production et rendant le travail plus facile et plus agréable, alors le communisme latent développera immensément sa sphère d’action.

En étudiant cette question, surtout par son côté pratique consistant à savoir comment la propriété privée deviendra propriété commune, la plupart des anarchistes pensent ainsi que les premières mesures qu’aura à prendre la société, aussitôt que le régime actuel de la propriété subira quelques modifications, devront revêtir un caractère communiste. Nous sommes communistes ; mais non pas à la manière des phalanstériens ou de l’école autoritaire ; nous professons le communisme anarchiste, le communisme sans direction, le communisme libre, synthèse des deux grands désidérata de l’humanité depuis l’aube de l’histoire : la liberté économique et la liberté politique.

J’ai déjà dit que pour nous le mot anarchie veut dire : pas de gouvernement. Nul n’ignore sans doute qu’il est aussi synonyme de désordre dans le langage courant. Mais ce sens du mot « anarchie » est un sens dérivé, qui implique, au moins, deux assertions : l’une, affirmant que partout où il n’y a pas de gouvernement règne le désordre, et l’autre, impliquant que l’ordre établi par un gouvernement fort, et défendu par une police rigide, serait un bienfait, — deux suppositions qui ne sont rien moins que prouvées. Il y a beaucoup d’ordre, je dirai même d’harmonie, dans certaines branches de l’activité humaine où par bonheur le gouvernement n’intervient pas. Quant aux effets salutaires de l’ordre, celui qui régnait à Naples sous les Bourbons n’était assurément pas préférable au genre de désordre inauguré par Garibaldi, et beaucoup de protestants anglais s’applaudissent que le désordre introduit par Luther l’ait emporté sur l’ordre défendu par le pape. Il n’y a non plus qu’une seule opinion sur l’ordre qui, comme on le sait, fut rétabli à Varsovie. Tout le monde convient ainsi que l’harmonie est ce qu’il y a de plus désirable, mais on est loin de se mettre d’accord sur l’ordre, de sorte que nous n’avons pas la moindre objection à ce que le mot anarchie soit pris dans son sens de la négation de ce que l’on décrit le plus souvent comme l’ordre.

En prenant l’anarchie, ou « pas de gouvernement » pour drapeau, nous prétendons être d’accord avec l’esprit de notre temps. Les époques, où nous voyons, dans l’histoire, une ou plusieurs fractions de l’humanité renversant le despotisme des chefs et marchant à la conquête de l’indépendance, sont précisément celles des plus grands progrès économiques et intellectuels. Rappellerons-nous le développement des communes libres dont les incomparables monuments, chefs-d’œuvre de libres associations d’ouvriers libres, témoignent encore du réveil de l’esprit, du bien-être des citoyens. Parlerons-nous du grand mouvement d’où est sorti la Réforme ? Chaque fois que dans le passé l’individu reprenait possession de soi-même et de sa liberté, une ère de progrès était inaugurée. Et, en observant de près le développement actuel des nations contemporaines, nous remarquons qu’il tend à limiter de plus en plus l’action gouvernementale, en laissant le champ libre à l’initiative individuelle. Après avoir subi tous les genres d’autorité et cherché à résoudre cet insoluble problème : trouver un gouvernement qui force les gens à l’obéissance sans pour cela se dispenser d’obéir lui-même à la collectivité, l’humanité prend maintenant à tâche de s’affranchir des gouvernements, quels qu’ils soient, et de satisfaire par la libre entente au besoin qu’elle a d’organisation. Le home rule devient une nécessité, même pour le plus petit groupement territorial ; l’accord librement consenti se substitue à la loi et la libre coopération à la tutelle de l’autorité. Les fonctions que depuis deux siècles on considérait comme apanage exclusif du gouvernement lui sont l’une après l’autre contestées. On peut dire que la société progresse d’autant mieux qu’elle est moins gouvernée. Et en considérant le progrès accompli depuis deux siècles dans cette voie, en même temps que l’impuissance des gouvernements à répondre aux espérances que l’on plaçait en eux, on en arrive à la conclusion qu’en limitant ainsi continuellement le rôle de l’autorité, l’humanité finira par le réduire à zéro. Nous entrevoyons déjà un état de société où la liberté individuelle ne sera limitée par aucune loi, aucune règle, et seulement par les habitudes sociales de l’individu et par le besoin que chacun de nous éprouve de trouver aide, support et sympathie auprès de ses semblables.

Les objections que l’on soulèvera contre cette éthique de la société sans gouvernement seront, pour le moins, tout aussi nombreuses que celles que l’on oppose à la société sans capitaliste. Nous sommes nourris de tant de préjugés quant aux fonctions providentielles des gouvernements, que les idées anarchistes ne seront certainement pas acceptées d’emblée. Du berceau à la tombe, on prêche la nécessité d’un gouvernement et ses bienfaits. Des systèmes de philosophie s’élaborent pour le soutenir ; l’histoire est écrite à ce point de vue ; des théories de la législation sont faites et interprétées dans ce sens ; toute la politique repose sur le même principe et chaque candidat au pouvoir dit au peuple dont il a besoin : Donne-moi le pouvoir et je te délivrerai des maux dont tu souffres. Tous nos systèmes d’éducation en sont imbus. Ouvrez les livres de sociologie, d’histoire, de loi, de morale : le gouvernement, son organisation, ses actes y occupent une si large place qu’on finit par se persuader qu’il n’y a rien en dehors de l’État et des hommes politiques. La presse n’a guère d’autre thème : ses colonnes sont remplies de rapports sur les débats parlementaires, racontés jusque dans leurs plus infimes détails, ainsi que les faits et gestes des personnages politiques, si bien qu’en lisant les journaux, nous aussi, nous oublions trop souvent qu’il y a des millions d’hommes — toute l’humanité — qui vivent et meurent dans la joie ou dans la peine, produisent et consomment, pensent et créent, en dehors de ces quelques personnalités dont l’importance a été exagérée à tel point qu’elle couvre le monde de son ombre.

A suivre…

Changement de paradigme politique: L’anarchie dans l’évolution socialiste (Pierre Kropotkine) ~ 2ème partie ~

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L’ANARCHIE

Dans l’Évolution Socialiste

2ème Édition

 

Pierre Kropotkine

 

Prix : 10 centimes

PARIS

Au bureau de la Révolte

140, rue Mouffetard, 14ème

1892

1ère partie

2ème partie

Avons-nous besoin, en effet, d’un gouvernement pour instruire nos enfants ? que le travailleur ait seulement le loisir de s’instruire, — et vous verrez comme partout surgiront, de par la libre initiative des parents, des personnes aimant la pédagogie, des milliers de sociétés d’instruction, d’écoles de tout genre, rivalisant entre elles pour la supériorité de l’enseignement. Si nous n’étions pas écrasés d’impôts et exploités par nos patrons comme nous le sommes, ne saurions-nous pas le faire infiniment mieux nous-mêmes ? Les grands centres prendraient l’initiative du progrès et prêcheraient d’exemple ; et le progrès réalisé — personne de vous n’en doute — serait incomparablement supérieur à ce que nous parvenons à obtenir de nos ministères.

L’État est-il nécessaire même pour défendre un territoire ? Si des brigands armés viennent attaquer un peuple libre, ce peuple armé, bien outillé, n’est-il pas le rempart le plus sûr à opposer aux agresseurs étrangers ? Les armées permanentes sont toujours battues par les envahisseurs, et — l’histoire est là pour le dire — si on parvient à les repousser, ce n’est jamais que par un soulèvement populaire.

Excellente machine pour protéger le monopole, le gouvernement a-t-il su nous protéger contre les quelques individus qui parmi nous seraient enclins à mal faire ? En créant la misère, n’augmente-t-il pas le nombre de crimes, au lieu de les diminuer ? En créant les prisons, où des populations entières d’hommes et d’enfants viennent s’engouffrer pour en sortir infiniment pires que le jour où ils y sont entrés, l’État n’entretient-il pas, aux frais des contribuables, des pépinières de vices ?

En nous obligeant à nous décharger sur d’autres du soin de nos affaires, ne crée-t-il pas le vice le plus terrible des sociétés, — l’indifférence en matière publique ?

Et d’autre part, si nous analysons tous les grands progrès de notre siècle, — notre trafic international, nos découvertes industrielles, nos voies de communication, — est-ce que à l’État ou à l’initiative privée que nous les devons ?

Voici le réseau de chemins de fer qui couvre l’Europe. À Madrid, par exemple, vous prenez un billet direct pour Pétersbourg. Vous roulez sur des routes qui ont été construites par des millions de travailleurs mis en mouvement par des vingtaines de compagnies ; des locomotives espagnoles, françaises, bavaroises, russes, viendront s’atteler à votre wagon. Vous roulez sans perdre nulle part vingt minutes, et les deux cents francs que vous avez payés à Madrid se répartiront équitablement, à un sou près, entre les compagnies qui ont contribué à votre voyage.

Eh bien, cette ligne de Madrid à Petersbourg s’est construite par petits tronçons isolés qui ont été reliés peu à peu. Les trains directs sont le résultat d’une entente entre vingt compagnies différentes. Je sais qu’il y a eu des froissements au début, que des compagnies, poussées par un égoïsme mal compris, ne voulaient pas s’entendre avec les autres. Mais je vous demande : Qu’est-ce qui valait mieux ? Subir ces quelques froissements, ou bien attendre qu’un Bismarck, un Napoléon ou un Tchinghiz Khan eût conquis l’Europe, tracé les lignes au compas et ordonné la marche des trains ? Nous en serions encore aux voyages en diligence.

Le réseau de vos chemins de fer est l’œuvre de l’esprit humain procédant du simple au composé, par les efforts spontanés des intéressés ! et c’est ainsi que se sont faites toutes les grandes entreprises de notre siècle. Nous payons, il est vrai, trop cher les gérants de ces entreprises. Raison excellente pour supprimer leurs rentes ; mais non pour confier la gérance des chemins de fer de l’Europe à un gouvernement européen.

Quels milliers d’exemples ne pourrait-on pas citer à l’appui de cette même idée ! Prenez toutes les grandes entreprises : le canal de Suez, la navigation transatlantique, le télégraphe qui relie les deux Amériques. Prenez enfin cette organisation du commerce qui fait qu’en vous levant vous êtes sûrs de trouver le pain chez le boulanger — si vous avez de quoi le payer, ce qui n’arrive pas toujours aujourd’hui, — la viande chez le boucher et tout ce qu’il vous faut dans les magasins. Est-ce l’œuvre de l’État ? Certainement, aujourd’hui nous payons abominablement cher les intermédiaires. Eh bien, raison de plus pour les supprimer ; mais non pas de croire qu’il faille confier au gouvernement le soin de pourvoir à notre nourriture et à notre vêtement.

Mais, que dis-je ! Si nous suivons de près le développement de l’esprit humain à notre époque, ne sommes-nous pas frappés surtout pour satisfaire la variété infinie des besoins d’un homme de notre siècle : sociétés pour l’étude, pour le commerce, pour l’agrément et le délassement ; par la multiplicité des sociétés qui se fondent : les unes toutes petites, pour propager la langue universelle ou telle méthode de sténographie, les autres, grandioses, comme celle qui vient de se créer pour la défense des côtes d’Angleterre, pour éviter les tribunaux, et ainsi de suite. Si on voulait cataloguer les millions de sociétés qui existent en Europe, on ferait des volumes, et on verrait qu’il n’y a pas une seule branche de l’activité humaine qu’elles ne visent. L’État lui-même y fait appel dans son attribution la plus importante — la guerre. Il a dit : « Nous nous chargeons de massacrer, mais nous sommes incapables de songer à nos victimes ; faites une société de la Croix-Rouge pour les ramasser sur les champs de bataille et les soigner ! »

Eh bien, citoyennes et citoyens, que d’autres préconisent la caserne industrielle et le couvent du Communisme autoritaire, nous déclarons que la tendance des sociétés est dans une direction opposée. Nous voyons des millions et des millions de groupes se constituant librement pour satisfaire à tous les besoins variés des êtres humains, — groupes formés, les uns, par quartier, par rue, par maison ; les autres se donnant la main à travers les murailles des cités, les frontières, les océans. Tous composés d’êtres humains qui se recherchent librement et après s’être acquittés de leur travail de producteur, s’associent, soit pour consommer, soit pour produire les objets de luxe, soit pour faire marcher la science dans une direction nouvelle.

C’est là tendance du xixe siècle, et nous la suivons ; nous ne demandons qu’à la développer librement, sans entraves de la part des gouvernements.

Liberté à l’individu ! « Prenez des cailloux, disait Fourier, mettez-les dans une boîte et secouez-les ; ils s’arrangeront d’eux-mêmes en une mosaïque que jamais vous ne parviendriez à faire si vous confiiez à quelqu’un le soin de les disposer harmoniquement. »

III

Maintenant, citoyennes et citoyens, laissez-moi passer à la troisième partie de mon sujet, — la plus importante au point de vue de l’avenir.

Il n’y a pas à en douter : les religions s’en vont. Le xixe siècle leur a porté un coup de grâce. Mais les religions, toutes les religions, ont une double composition. Elles contiennent d’abord une cosmogonie primitive, une explication grossière de la nature ; et elles contiennent ensuite un exposé de la morale populaire, née et développée au sein de la masse du peuple.

En jetant par dessus bord les religions, en reléguant dans les archives à titre de curiosité historique, leurs cosmogonies, allons-nous aussi reléguer dans les musées les principes de morale qu’elle contiennent ?

On l’a fait, et nous avons vu toute une génération déclarer que, ne croyant plus aux religions, elle se moquait aussi de la morale et proclamait hautement le « Chacun pour soi » de l’égoïsme bourgeois.

Mais, une société, humaine ou animale, ne peut pas exister sans qu’il s’élabore dans son sein certaines règles et certaines habitudes de morale. La religion peut passer, la morale reste.

Si nous arrivions à considérer que chacun fait bien de mentir, de tromper ses voisins, de les dépouiller s’il le peut (c’est la morale de la bourgeoisie dans ses rapports économiques), nous arriverions à ne plus pouvoir vivre ensemble. Vous m’assurez de votre amitié, — mais ce n’est peut-être que pour mieux me voler. Vous me promettez de faire telle chose, — et c’est encore pour me tromper. Vous vous promettez de transmettre une lettre, et vous me la volez, comme un simple directeur de prison !

Dans ces conditions, la société devient impossible, et tout le monde le sent si bien que la négation des religions n’empêche nullement la morale publique de se maintenir, de se développer, de se poser un but de plus en plus élevé.

Ce fait est si frappant que les philosophes cherchent à l’expliquer par les principes d’utilitarisme ; et récemment Spencer cherchait à baser cette moralité qui existe parmi nous sur les causes physiologiques et les besoins de conservation de la race.

Quant à nous, pour mieux dire ce que nous en pensons, permettez-moi de l’expliquer par un exemple :

Voilà un enfant qui se noie, et quatre hommes sur le rivage qui le voient se débattre dans les flots. L’un d’eux ne bouge pas — c’est un partisan de « Chacun pour soi » de la bourgeoisie commerçante, c’est une brute, — n’en parlons pas !

Un autre fait cette réflexion : « Si je sauve l’enfant, un bon rapport en sera fait à qui de droit dans les cieux, et le Créateur me récompensera en doublant mes troupeaux et mes serfs. » — Et il se jette à l’eau. — Est-ce un homme moral ? Évidemment non ! C’est un bon calculateur, voilà tout.

Un troisième — l’utilitaire, — réfléchit ainsi (ou du moins les philosophes utilitaires le font ainsi raisonner) : « Les jouissances peuvent être classées en deux catégories : les jouissances inférieures et les jouissances supérieures. Sauver quelqu’un, c’est une jouissance supérieure, infiniment plus intense et durable que toutes les autres ; — donc, sauvons l’enfant ! » En admettant que jamais homme ait raisonné ainsi, cet homme ne serait-il pas un terrible égoïste ? et puis, serions-nous jamais sûrs qu’à un moment donné son cerveau de sophiste ne fasse pencher sa volonté du côté des jouissances inférieures, c’est-à-dire du laisser-faire ?

Et voici enfin le quatrième. Dès son enfance, il a été élevé à se sentir un avec tout le reste de l’humanité. Dès l’enfance, il a toujours pensé que les hommes sont solidaires. Il s’est habitué à souffrir quand d’autres souffrent à côté de lui et à se sentir heureux quand tout le monde est heureux ! Dès qu’il a entendu le cri déchirant de la mère, il a sauté à l’eau sans réfléchir, par instinct, pour sauver l’enfant. Et lorsque la mère le remercie, il lui répond : « Mais de quoi donc, chère dame ! je suis si heureux de vous voir heureuse. J’ai agi tout naturellement, je ne pouvais faire autrement ! »

Vos regards me le disent, citoyennes, — voilà l’homme vraiment moral, et les autres ne sont que des égoïstes à côté de lui.

Eh bien, citoyens, toute la morale anarchiste est là. C’est la morale du peuple qui ne cherche pas midi à quatorze heures. Morale sans obligation ni sanction, morale par habitude. Créons les circonstances dans lesquelles l’homme ne soit pas porté à mentir, à tromper, à exploiter les autres ; et le niveau moral de l’humanité, de par la force même des choses, s’élèvera à une hauteur inconnue jusqu’à présent.

Ah, certes, ce n’est pas en enseignant un catéchisme de morale qu’on moralise les hommes. Ce ne sont pas les tribunaux et les prisons qui diminuent le vice ; ils le déversent à flots dans la société. Mais c’est en les mettant dans une situation qui contribue à développer les habitudes sociales et à atténuer celles qui ne le sont pas.

Voilà l’unique moyen de moraliser les hommes. 

Morale passée à l’état de spontanéité, — voilà la vraie morale, la seule qui reste toujours, pendant que les religions et les systèmes philosophiques passent.

Maintenant, citoyennes et citoyens, combinez ces trois éléments, et vous aurez l’Anarchie et sa place dans l’évolution socialiste :

Affranchissement du producteur du joug du capital. Production en commun et consommation libre de tous les produits du travail en commun.

Affranchissement du joug gouvernemental. Libre développement des individus dans les groupes et des groupes dans les fédérations. Organisation libre du simple au composé, selon les besoins et les tendances mutuelles.

Affranchissement de la morale religieuse. Morale libre, sans obligation ni sanction, se développant de la vie même des sociétés et passée à l’état d’habitude.

Ce n’est pas un rêve de penseurs de cabinet. C’est une déduction qui résulte de l’analyse des tendances des sociétés modernes. Le Communisme anarchiste, c’est la synthèse des deux tendances fondamenta les de nos sociétés : tendance vers l’égalité économique, tendance vers la liberté politique.

Tant que le Communisme se présentait sous sa forme autoritaire, qui implique nécessairement un gouvernement armé d’un pouvoir autrement grand que celui qu’il possède aujourd’hui, puisqu’il implique le pouvoir économique en plus du pouvoir politique, — le Communisme ne trouvait pas d’écho. Il a pu passionner un moment le travailleur d’avant 1848 prêt à subir n’importe quel gouvernement tout-puissant pourvu qu’il le fît sortir de la situation terrible qui lui était faite. Mais il laissait froids les vrais amis de la liberté. Aujourd’hui, l’éducation en matière politique a fait un si grand progrès que le gouvernement représentatif, qu’il soit limité à la Commune ou étendu à toute la nation, ne passionne plus les ouvriers des villes.

Le Communisme anarchiste maintient cette conquête, la plus précieuse de toutes — la liberté de l’individu. Il l’étend davantage et lui donne une base solide, — la liberté économique, sans laquelle la liberté politique reste illusoire.

Il ne demande pas à l’individu, après avoir immolé le dieu-maître de l’univers, le dieu-César et le dieu-Parlement, de s’en donner un plus terrible que les précédents, — le dieu-Communauté, d’abdiquer sur son autel son indépendance, sa volonté, ses goûts et de faire le vœu d’ascétisme qu’il faisait jadis devant le dieu crucifié.

Il lui dit, au contraire : « Point de société libre, tant que l’individu ne l’est pas ! Ne cherche pas à modifier la société en lui imposant une autorité qui nivellerait tout. Tu échoueras dans cette entreprise comme le Pape et César. — Mais modifie la société en sorte que tes semblables ne soient pas forcément tes ennemis. Abolis les conditions qui permettent à quelques-uns de s’accaparer le fruit du labeur des autres. Et, au lieu de chercher à bâtir la société de haut en bas, du centre à la périphérie, laisse-la se développer librement du simple au composé, par la libre union des groupes libres.

« Cette marche, gênée aujourd’hui, c’est la vraie marche de la société. Ne cherche pas à l’entraver, ne tourne pas le dos au progrès, marche avec lui ! — Alors le sentiment de sociabilité commun aux êtres humains, comme il l’est à tous les animaux vivant en société, pouvant se développer librement lorsque nos semblables cesseront d’être nos ennemis, — nous arriverons à un état de choses où chacun pourra donner libre essor à ses penchants, voire même à ses passions, sans autre contrainte que l’amour et le respect de ceux qui l’entourent. »

Voilà notre idéal. C’est l’idéal caché dans les cœurs des peuples, de tous les peuples.

Nous savons que nous n’arriverons pas à cet idéal sans de fortes secousses.

La fin de ce siècle nous prépare une formidable révolution. Qu’elle parte de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne ou de la Russie, elle sera européenne. Elle se répandra avec cette même rapidité que celle de nos aînés, les héros de 1848 ; elle embrasera l’Europe.

La révolution ne se fera pas au nom d’un simple changement de gouvernement. Elle aura un caractère social. Il y aura des commencements d’expropriation, des exploiteurs seront chassés. Que vous le vouliez ou non, — cela se fera, indépendamment de la volonté des individus, et, si l’on touche à la propriété privée on sera forcé d’en arriver au Communisme ; il s’imposera. Mais le Communisme ne peut être ni autoritaire, ni parlementaire. Il sera anarchiste, ou il ne sera pas. La masse populaire ne veut plus se fier à aucun sauveur : elle cherchera à s’organiser elle-même.

Ce n’est pas parce que nous imaginons les hommes meilleurs qu’ils ne sont, que nous parlons Communisme et Anarchie. S’il y avait des anges parmi nous, nous pourrions leur confier le soin de nous organiser. Et encore les cornes leur pousseraient bien vite ! Mais c’est précisément parce que nous prenons les hommes tels qu’ils sont, que nous concluons : « Ne leur confiez pas le soin de vous gouverner. Tel ministre abject serait peut-être un excellent homme si on ne lui avait pas donné le pouvoir. L’unique moyen d’arriver à l’harmonie des intérêts, c’est la société sans exploiteurs, sans gouvernants. » Précisément parce qu’il n’y a pas d’anges parmi les hommes, nous disons : Faites en sorte que chaque homme voit son intérêt dans le intérêts des autres, alors vous n’aurez plus à craindre ses mauvaises passions.

Le Communisme anarchiste étant le résultat inévitable des tendances actuelles, c’est vers cet idéal que nous devons marcher, au lieu de dire : « Oui, l’Anarchie est un excellent idéal », et ensuite de lui tourner le dos.

Et si la prochaine révolution ne parvenait pas à réaliser cet idéal entier, — tout ce qui sera fait dans la direction de l’idéal restera ; tout ce qui sera fait en sens contraire sera condamné à disparaître un jour ou l’autre.

Règle générale. — Une révolution populaire peut être vaincue, mais c’est elle qui donne le mot d’ordre du siècle d’évolution qui lui succède. La France expire sous le talon des alliés en 1815, et c’est la France qui impose à l’Europe l’abolition du servage, le régime représentatif. Le suffrage universel est noyé dans le sang, et c’est le suffrage universel qui devient le mot d’ordre du siècle.

La Commune expire en 1871 dans les mitraillades, et c’est la Commune libre qui est aujourd’hui le mot d’ordre en France.

Et si le communisme anarchiste est vaincu dans la prochaine révolution, après s’être affirmé au grand jour, non-seulement il en restera l’abolition de la propriété privée ; non-seulement le travailleur aura conquis sa vraie place dans la société, non-seulement l’aristocratie foncière et industrielle aura reçu un coup mortel ; mais ce sera le Communisme anarchiste qui deviendra le point de mire de l’évolution du vingtième siècle.

Il résume ce que l’humanité a élaboré de plus beau, de plus durable : le sentiment de la justice, celui de la liberté, la solidarité devenue un besoin pour l’homme. Il garantit la liberté d’évolution de l’individu et de la société. Il triomphera.

Résistance politique: Analyse et critique de la révolution bolchévique (inédit de Pierre Kropotkine)

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Texte visionnaire de Kropotkine écrit donc en 1919 en Russie, en pleine révolution russe, 2 ans avant sa mort, Dans cette analyse, Kropotkine non seulement prédit la future URSS, sa dictature du parti d’avant-garde et son échec retentissant, mais aussi, chose inédite jusqu’ici se laisse aller à nous donner un aperçu de ce que sera la véritable révolution sociale et l’inévitabilité de son déferlement naturel.

En avril 1919, la révolution russe, commencée en février 1917, a à peine deux ans. Lénine et Trotski ont gagné du temps pour renforcer la dictature du parti bolchévique, en adhérant en façade au désir du peuple de donner “tout le pouvoir aux soviets”, c’est à dire aux assemblées / conseils ouvriers et paysans. Lénine trahira le peuple et les soviets en passant à un plan économique, la NEP, qui satisfera ses commanditaires de la finance internationale. Kropotkine et bien des anarchistes ne sont pas dupes et voient la révolution trahie, partir en sucette. La répression sanglante de l’insurrection de Cronstadt en 1921 par Trotski et Lénine, marquera la fin de l’illusion révolutionnaire et le début de la longue nuit bureaucratique du capitalisme d’état voulu par la City de Londres et Wall Street pour offrir un marché captif à la finance et aux entreprises industrielles anglo-américaines. Staline parachèvera la trahison de ce qui aurait pu être la révolution des assemblées et des conseils ouvriers et paysans. Le peuple a voulu s’émanciper et il a eu Lénine, Trotski, Staline et la Guépéou (GPU)… Chercher l’erreur.

Nous n’avons pas trouvé ce texte en français ailleurs et pensons être les premiers à l’avoir traduit, si un lecteur trouve une autre version française, merci de nous le signaler.

~ Résistance 71 ~

 

Lettre aux ouvriers d’Europe de l’Ouest

 

Pierre Kropotkine (1919)

 

~ Traduit de l’anglais au français par Résistance 71 et pour la première fois à notre connaissance ~

 

Avril 2017

 

On m’a demandé si je n’avais pas un message pour les travailleurs, les ouvriers du monde occidental. Il y a certainement beaucoup à dire et à apprendre des évènements se déroulant actuellement en Russie. Comme le message serait trop long afin de tout couvrir, je ne vais m’attarder que sur les points principaux.

D’abord, les travailleurs du monde occidental et leurs amis des autres classes doivent prévaloir sur les gouvernements afin de totalement abandonner l’idée d’une intervention armée en Russie qu’elle soit ouverte ou secrète. La Russie est en train de faire maintenant une révolution de la même ampleur et importance que celle qui se produisit en Angleterre de 1639 à 1648 et en France de 1789 à 1794. Toute nation devrait refuser de jouer le rôle honteux joué par l’Angleterre, la Prusse, l’Autriche et la Russie durant la révolution française.

De plus, il doit être compris que la révolution russe, qui essaie de bâtir une société dans laquelle tout le travail productif, la capacité technique et la connaissance scientifique seront entièrement communaux, n’est pas un simple accident dans la lutte des parties en lice. Elle fut préparée par près d’un siècle de propagande socialiste et communiste, depuis les jours de Robert Owen, Saint Simon et Fourier. Et bien que les efforts pour introduire le nouveau système social au moyen de la dictature d’un parti politique est apparemment condamné à l’échec, on doit reconnaître que déjà la révolution a introduit dans nos vies quotidiennes de nouvelles conceptions quant aux droits du travail, de sa juste place dans la société et des devoirs de chaque citoyen et ce qu’il vont endurer.

Non seulement les travailleurs, mais toutes les forces progressistes du monde occidental devraient mettre un terme au soutien donné jusqu’à maintenant aux ennemis de la révolution. Ce n’est pas qu’il n’y ait rien à opposer aux méthodes du gouvernement bolchévique, Loin s’en faut ! Mais toute intervention armée étrangère renforce nécessairement les tenfances dictatoriales de tout gouvernement et paralyse les efforts des Russes qui sont prêts à aider la Russie et ce indépendemment du gouvernement, dans la restauration de sa vie.

Les maux inhérents à une dictature de parti (politique) ont été accentués par les conditions de guerre qui ont été un prétexte de renforcement des méthodes dictatoriales que centralisent le contrôle de chaque détail de la vie aux mains du gouvernement et ce avec l’effet d’arrêter une immense partie des activités de vie ordinaire du pays. Les maux naturels au communisme d’état ont décuplé sous le prétexte que toute notre misère provient d’une intervention étrangère.

Je me dois aussi de faire remarquer que si l’intervention militaire alliée continue, cela aura sûrement pour effet de développer en Russie même, un sentiment d’amertume envers les nations occidentales, un sentiment qui sera utilisé un jour dans de futurs conflits. Cette amertume est toujours en développement.

Bref, il est grand temps que les nations d’Europe entrent en relations directes avec la nation russe. De ce point de vue, vous, les travailleurs et les éléments progressistes de toutes nations, devez avoir votre mot à dire.

Un mot encore sur la question générale. Le rétablissement des relatios entre les nations européennes, américaine et la Russie ne veut en rien dire la suprématie de la nation russe sur les nationalités qui composaient l’empire tsariste. La Russie impérialiste est morte et ne ressucitera pas. Le futur de ces différentes provinces demeurent en une vaste fédération. Les territoires naturels des parties de cette fédération sont bien différentes, comme le savent très bien ceux qui sont au courant de l’histoire et de l’ethnographie russes. Tous les efforts pour réunir les parties naturellement séparées sous un contrôle centralisé sont voués à l’échec. Il est donc parfait de dire que les nations occidentales devraient reconnaître le droit à l’indépendance de chaque partie de l’empire russe.

Mon avis est que ce développement va continuer. Je vois le temps venir où chaque partie de cette fédération sera elle-même une fédération de communes et de villes libres, librement associées et je pense aussi que certaines parties de l’Europe occidentale suivront bientôt ce chemin.

En ce qui concerne notre situation économique et politique actuelle, la révolution russe, étant une continuation des grandes révolution d’Angleterre et de France, elle essaie d’arriver au point où s’arrêta la révolution française avant qu’elle ne réussisse à créer ce qu’ils appelaient “l’égalité de fait”, c’est à dire l’égalité économique.

Malheureusement, cet effort a été entrepris en Russie sous une dictature de parti fortement centralisé. Cet effort fut le même dans l’aventure jacobine centralisée de Babeuf. Je dois vous dire dores et déjà et de manière la plus franche possible, que cet effort de construire une république communiste sous la loi de fer de la dictature d’un parti se terminera en échec total. Nous apprenons en Russie comment ne pas introduire le communisme, même avec un peuple fatigué à l’extrême de l’ancien régime et n’opposant aucune résistance active aux expériences de leurs nouveaux dirigeants.

L’idée des soviets, c’est à dire des conseils de travailleurs, d’ouvriers et de paysans, fut conçut la toute première fois lors de la tentative révolutionnaire de 1905 et fut immédiatement réalisé par la révolution en février 1917, dès que le tsarisme fut renversé, l’idée que de tels conseils contrôlent la vie politique et économique du pays est une excellente idée. Qui plus est que cela suit nécessairement le fait que ces conseils devraient être composés de tous ceux qui prennent réellement part à la production de la richesse nationale au travers de leurs efforts et leur travail.

Mais tant que le pays est gouverné par une dictature de parti, les conseils ouvriers et paysans perdent évidememnt toute leur raison d’être. Ils sont réduits au rôle passif joué anciennement par les “états généraux”, lorsqu’ils furent convoqués par le roi de France et durent combattre un conseil royal tout puissant.

Un conseil de travailleurs cesse d’être libre et d’avoir une quelconque utilité lorsque la liberté de la presse n’existe plus et nous sommes sous cette condition depuis maintenant deux ans, sous prétexte que nous sommes en guerre. Mais plus encore, les conseils ouvriers et paysans perdent leur signification lorsque des élections ne sont pas précédées d’une libre campagne électorale et quand les élections sont faites sous la pression d’une dictature de parti. Naturellement, l’excuse habituelle est qu’une dictature est inévitable afin de combattre l’ancien régime. Une telle situation est bien évidemment une régression, la révolution devant être dévouée à la construction d’une nouvelle société basée sur un nouveau fondement économique. Ceci représente l’arrêt de mort du nouveau système.

Les méthodes pour renverser un gouvernement déjà affaibli sont bien connues de l’histoire ancienne et moderne. Mais quand il est nécessaire de créer de nouvelles formes de vie, spécifiquement de nouvelles formes de production et d’échange, sans avoir d’exemple à imiter ; lorsque tout doit être reconstruit à neuf, lorsqu’un gouvernement qui entreprend de fournir à chaque citoyen une lampe et même une allumette pour l’allumer et qu’il ne peut même pas le faire avec un nombre illimité de fonctionnaires, alors ce gouvernement devient une nuisance de fait. Il développe une bureaucratie si formidable que la bureaucratie française, qui demande l’aide de quarante fonctionnaires pour vendre un arbre abattu par une tempête sur une route nationale, n’est qu’une simple bagatelle en comparaison. Voilà ce que nous apprenons en Russie. Et c’est ce que vous, les travailleurs de l’occident, devexz éviter à tout prix, puisque vous avez à cœur le succès d’une véritable reconstruction sociale. Envoyez vos délégués ici pour voir comment une révolution sociale fonctionne dans la réalité.

L’énorme travail de construction que demande une révolution sociale ne peut pas être accompli par un gouvernement centralisé, même s’il avait pour le guider quelque chose de plus substantiel que quelques opuscules socialistes et anarchistes. Il a besoin de connaissance, de cerveaux et de la collaboration volontaire d’une multitude de forces spécialisées locales, qui peuvent attaquer la diversité des problèmes politico-économiques dans leur aspect local. Rejeter cette collaboration et s’en remettre exclusivement au “génie” de la dictature du parti et de ses dictateurs est simplement détruire le cœur indépendant de votre vie, les syndicats, les organisations coopératives locales, en les transformant en des entités bureaucratiques de parti, comme c’est maintenant le cas en Russie. Ceci est en fait la méthode du comment ne pas réaliser la révolution sociale, de rendre impossible sa réalisation dans l’histoire. C’est pour cela que je considère qu’il est de mon devoir de vous avertir d’emprunter à de telles méthodes…

La guerre en cours a apporté de nouvelles conditions de vie pour tout le monde occidental. Le socialisme fera certainement des progrès considérables et de nouvelles formes de vie indépendante seront créées basées sur l’autonomie locale et la libre initiative. Elles seront créées de manière pacifique ou par des moyens révolutionnaires.

Mais le succès de cette reconstruction dépendra en grande partie de la possibilité de la coopération directe entre les différents peuples. Pour y parvenir, il est nécessaire que la classe travailleuse de toutes les nations soit directement unie et que l’idée d’une grande internationale des travailleurs du monde soit de nouveau reprise, mais pas sous la forme d’une union dirigée par un parti politique unique, comme ce fut le cas lors de la seconde et troisième internationales. Ces unions ont bien entendu le droit d’exister et bien des raisons les justifient, mais en dehors d’elle, unifiant tout, il devrait y avoir une union des organisations des travailleurs du monde, fédérée pour délivrer la production mondiale de sa présente soumission au capitalisme.

Que faire ?

La révolution que nous avons vécue est la somme totale, non pas des efforts individuels séparés, mais c’est un phénomène naturel, indépendant de la volonté humaine, similaire à un de ces typhons qui se lève soudainement sur les côtes de l’Asie orientale.

Des milliers de causes, parmi lesquelles le travail d’individus séparés et même de parties entières n’ont été que des grains de sable, chaque petit souffle de vent local a contribué à former le grand phénomène naturel, la grande catastrophe qui soit renouvellera ou détruira, voire les deux: détruira et reconstruira.

Chacun d’entre nous a préparé ce grand changement inévitable. Mais il fut aussi préparé par toutes les révolutions précédentes de 1793, 1848, 1871, par tous les écrits des Jacobins, des socialistes ; par tous les résultats de la science, de l’industrie et de la technologie, de l’art etc…

En un mot, des millions de causes naturelles ont contribué de la même manière que des millions de particules en mouvement d’air et d’eau causant la tempête qui coule des centaines de bateaux ou détruit des centaines de maisons côtières, tout comme le tremblement de la terre est causé par des milliers de petites secousses et par les mouvements préparatoires de particules séparées.

De manière générale, les gens ne voient pas les évènements de manière concrète, solidement. Ils pensent plus en termes de langage que d’images clairement imaginées et ils n’ont absolument aucune idée de ce qu’est une révolution, de ces millions de causes qui ont existé pour donner cette forme présente et ils sont par là même enclins à exagérer l’importance du progrès de la révolution de leur personnalité et de cette attitude qu’ils, leurs amis et ceux qui pensent comme eux, vont prendre dans cet énorme défi. Bien entendu, ils sont complètement incapables de comprendre le niveau d’impuissance de chaque individu, quelque soit son intelligence et son expérience au sein de ce tourbillon de centaines de milliers de forces qui ont été mis en mouvement par l’évènement.

Ils ne comprennent pas que lorsqu’un tel évènement naturel a commencé, comme un tremblement de terre ou plutôt, un typhon, des individus séparés sont impuissants pour exercer quelque influence que ce soit sur le cours des évènements. Un parti peut-être peut faire un peu mieux, mais bien moins qu’on ne le pense généralement et à la surface des vagues qui arrivent, son influence pourrait peut-être, être notable. Mais de petits rassemblements disparates ne formant pas une large masse sont sans nul doute sans puissance aucune, leur puissance est proche de zéro. C’est dans cette position que moi, en tant qu’anarchiste, je me retrouve. Mais même des entités à l’heure actuelles en Russie ayant un plus grand nombre, sont dans une position très similaires.

J’irai même plus loin. Le parti gouvernant, lui-même, est dans la même position. Il ne gouverne plus, il est porté par le courant qu’il a aidé à créer mais qui est maintenant des milliers de fois plus fort que le parti lui-même…

Que doit-on alors faire ?

Nous faisons l’expérience d’une révolution qui n’a pas du tout avancé selon ces voies pour lesquelles nous nous étions préparées, mais n’avions pas eu le temps de trop nous préparer. Que faire maintenant ?

Empêcher la révolution ? Absurde !

Trop tard. La révolution va avancer de sa propre façon, dans la direction de la moindre résistance, sans faire une quelconque attention à nos efforts.

En ce moment, la révolution russe est dans la position suivante (NdT: Kropotkine rappelons-le écrit ceci en 1919, c’est à dire avant la NEP de Lénine, dans la phase de renforcement du parti bolchévique, pas encore prêt à totalement gouverner, dans la phase de renforcement dictatorial allant à terme, à l’encontre du slogan de la révolution qui était “Le pouvoir aux soviets (assemblées)”…)

Elle commet des horreurs. Elle ruine tout le pays. Dans sa folie furieuse, elle annihile des vies humaines. Voilà pourquoi elle est révolution et non pas une progression pacifique, parce qu’elle détruit sans regarder ce qu’elle détruit, elle se déssèche.

Et nous sommes impuissants pour le moment à la diriger vers une autre voie, jusqu’à ce qu’elle se soit épuisée. Elle doit s’épuiser.

Et ensuite ? Ensuite, viendra inévitablement la réaction, telle est la loi de l’histoire et il est facile de comprendre pourquoi il ne peut pas en être autrement. Les gens imaginent qu’on peut changer la forme du développement de la révolution. Ceci est une illusion puérile. Une révolution est une telle force que sa croissance ne peut pas être changée.

Une réaction est absolument inévitable, juste comme après chaque vague un creux se forme, tout comme une faiblesse est inévitable chez un être humain après une période d’activité fiévreuse.

Ainsi la seule chose que nous pouvons faire est d’utiliser notre énergie pour minimiser la furie et la force de la réaction à venir.

En quoi donc doivent consister nos efforts ?

Pour modifier les passions sur quelqu’un de l’autre côté ? Qui va nous écouter ? Même si de tels diplomates existent afin de remplir une fonction dans ce rôle, le temps de leur début n’est pas encore venu, ni du reste ce côté ou l’autre de la barrière ne sont disposés à les écouter. Je vois une chose: nous devons rassembler les gens qui seront capables d’enteprendre le travail constructif dans chaque et tout groupe après que la révolution se soit épuisée.

Pierre Kropotkine

Dmitrov, Russie, le 28 avril 1919

 

Source:

https://archive.org/stream/al_Petr_Kropotkin_The_Russian_Revolution_and_the_Soviet_Government_Letter_to_the_Wo/Petr_Kropotkin__The_Russian_Revolution_and_the_Soviet_Government__Letter_to_the_Workers_of_Western_Europe_a4_djvu.txt

 

 

La morale anarchiste ~ 1ère partie ~ (Pierre Kropotkine)

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, démocratie participative, documentaire, militantisme alternatif, pédagogie libération, philosophie, politique et social, politique française, résistance politique, société libertaire, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , on 16 mars 2017 by Résistance 71

 

Pierre Kropotkine (1889)

 

1ère partie

2ème partie

Réalisé par Jo de JBL1960, le PDF du texte entier:

La Morale Anarchiste de Kropotkine)

I

L’histoire de la pensée humaine rappelle les oscillations du pendule, et ces oscillations durent déjà depuis des siècles. Après une longue période de sommeil arrive un moment de réveil. Alors la pensée s’affranchit des chaînes dont tous les intéressés — gouvernants, hommes de loi, clergé — l’avaient soigneusement entortillée. Elle les brise. Elle soumet à une critique sévère tout ce qu’on lui avait enseigné et met à nu le vide des préjugés religieux, politiques, légaux et sociaux, au sein desquels elle avait végété. Elle lance la recherche dans des voies inconnues, enrichit notre savoir de découvertes imprévues ; elle crée des sciences nouvelles.

Mais l’ennemi invétéré de la pensée — le gouvernant, l’homme de loi, le religieux — se relèvent bientôt de la défaite. Ils rassemblent peu à peu leurs forces disséminées ; ils rajeunissent leur foi et leurs codes en les adaptant à quelques besoins nouveaux. Et profitant de ce servilisme du caractère et de la pensée qu’ils avaient si bien cultivé eux-mêmes, profitant de la désorganisation momentanée de la société, exploitant le besoin de repos des uns, la soif de s’enrichir des autres, les espérances trompées des troisièmes — surtout les espérances trompées — ils se remettent doucement à leur œuvre en s’emparant d’abord de l’enfance par l’éducation.

L’esprit de l’enfant est faible, il est si facile de le soumettre par la terreur ; c’est ce qu’ils font. Ils le rendent craintif, et alors ils lui parlent des tourments de l’enfer ; ils font miroiter devant lui les souffrances de l’âme damnée, la vengeance d’un dieu implacable. Un moment après, ils lui parleront des horreurs de la Révolution, ils exploiteront un excès des révolutionnaires pour faire de l’enfant « un ami de l’ordre ». Le religieux l’habituera à l’idée de loi pour le faire mieux obéir à ce qu’il appellera la loi divine, et l’avocat lui parlera de loi divine pour le faire mieux obéir à la loi du code. Et la pensée de la génération suivante prendra ce pli religieux, ce pli autoritaire et servile en même temps — autorité et servilisme marchent toujours la main dans la main — cette habitude de soumission que nous ne connaissons que trop chez nos contemporains.

Pendant ces périodes de sommeil, on discute rarement les questions de morale. Les pratiques religieuses, l’hypocrisie judiciaire en tiennent lieu. On ne critique pas, on se laisse mener par l’habitude, par l’indifférence. On ne se passionne ni pour ni contre la morale établie. On fait ce que l’on peut pour accommoder extérieurement ses actes à ce que l’on dit professer. Et le niveau moral de la société tombe de plus en plus. On arrive à la morale des Romains de la décadence, de l’ancien régime, de la fin du régime bourgeois.

Tout ce qu’il y avait de bon, de grand, de généreux, d’indépendant chez l’homme s’émousse peu à peu, se rouille comme un couteau resté sans usage. Le mensonge devient vertu ; la platitude, un devoir. S’enrichir, jouir du moment, épuiser son intelligence, son ardeur, son énergie, n’importe comment, devient le mot d’ordre des classes aisées, aussi bien que de la multitude des pauvres gens dont l’idéal est de paraître bourgeois. Alors la dépravation des gouvernants — du juge, du clergé et des classes plus ou moins aisées — devient si révoltante que l’autre oscillation du pendule commence.

La jeunesse s’affranchit peu à peu, elle jette les préjugés par-dessus bord, la critique revient. La pensée se réveille, chez quelques-uns d’abord ; mais insensiblement le réveil gagne le grand nombre. La poussée se fait, la révolution surgit.

Et chaque fois, la question de la morale revient sur le tapis. — « Pourquoi suivrais-je les principes de cette morale hypocrite ? » se demande le cerveau qui s’affranchit des terreurs religieuses. — « Pourquoi n’importe quelle morale serait-elle obligatoire ? ».

On cherche alors à se rendre compte de ce sentiment moral que l’on rencontre à chaque pas, sans l’avoir encore expliqué, et que l’on n’expliquera jamais tant qu’on le croira un privilège de la nature humaine, tant qu’on ne descendra pas jusqu’aux animaux, aux plantes, aux rochers pour le comprendre. On cherche cependant à se l’expliquer selon la science du moment.

Et — faut-il le dire ? — plus on sape les bases de la morale établie, ou plutôt de l’hypocrisie qui en tient lieu — plus le niveau moral se relève dans la société. C’est à ces époques surtout, précisément quand on le critique et le nie, que le sentiment moral fait les progrès les plus rapides ; c’est alors qu’il croît, s’élève, se raffine.

On l’a vu au dix-huitième siècle. Dès 1723, Mandeville, l’auteur anonyme qui scandalisa l’Angleterre par sa « Fable des Abeilles » et les commentaires qu’il y ajouta, attaquait en face l’hypocrisie sociale connue sous le nom de morale. Il montrait comment les coutumes soi-disant morales ne sont qu’un masque hypocrite ; comment les passions, que l’on croit maîtriser par le code de morale courante, prennent au contraire une direction d’autant plus mauvaise, à cause des restrictions mêmes de ce code. Comme Fourier le fit plus tard, il demandait place libre aux passions, sans quoi elles dégénèrent en autant de vices ; et, payant en cela un tribut au manque de connaissances zoologiques de son temps, c’est-à-dire oubliant la morale des animaux, il expliquait l’origine des idées morales de l’humanité par la flatterie intéressée des parents et des classes dirigeantes.

On connaît la critique vigoureuse des idées morales faites plus tard par les philosophes écossais et les encyclopédistes. On connaît les anarchistes de 1793 et l’on sait chez qui l’on trouve le plus haut développement du sentiment moral : chez les légistes, les patriotes, les jacobins qui chantaient l’obligation et la sanction morale par l’Être suprême, ou chez les athéistes hébertistes qui niaient, comme l’a fait récemment Guyau, et l’obligation et la sanction de la morale.

« Pourquoi serai-je moral ? » Voilà donc la question que se posèrent les rationalistes du douzième siècle, les philosophes du seizième siècle, les philosophes et les révolutionnaires du dix-huitième siècle. Plus tard, cette question revint de nouveau chez les utilitariens anglais (Bentham et Mill), chez les matérialistes allemands tels que Büchner, chez les nihilistes russes des années 1860-70, chez ce jeune fondateur de l’éthique anarchiste (la science de la morale des sociétés) — Guyau — mort malheureusement trop tôt ; voilà, enfin, la question que se posent en ce moment les jeunes anarchistes français.

Pourquoi, en effet ?

Il y a trente ans, cette même question passionna la jeunesse russe. — « Je serai immoral », venait dire un jeune nihiliste à son ami, traduisant en un acte quelconque les pensées qui le tourmentaient. — « Je serai immoral et pourquoi ne le serai-je pas ? »

— « Parce que la Bible le veut ? Mais la Bible n’est qu’une collection de traditions babyloniennes et judaïques — traditions collectionnées comme le furent les chants d’Homère ou comme on le fait encore pour les chants basques ou les légendes mongoles ! Dois-je donc revenir à l’état d’esprit des peuples à demi barbares de l’Orient ?

« Le serai-je parce que Kant me parle d’un catégorique impératif, d’un ordre mystérieux qui me vient du fond de moi-même et qui m’ordonne d’être moral ? Mais pourquoi ce « catégorique impératif » aurait-il plus de droits sur mes actes que cet autre impératif qui, de temps en temps, me donnera l’ordre de me soûler ? Un mot, rien qu’un mot, tout comme celui de Providence ou de Destin, inventé pour couvrir notre ignorance !

— « Ou bien serai-je moral pour faire plaisir à Bentham qui veut me faire croire que je serai plus heureux si je me noie pour sauver un passant tombé dans la rivière que si je le regarde se noyer ?

— « Ou bien encore, parce que mon éducation est telle ? parce que ma mère m’a enseigné la morale ? Mais alors, devrai-je aussi m’agenouiller devant la peinture d’un christ ou d’une madone, respecter le roi ou l’empereur, m’incliner devant le juge que je sais être un coquin, seulement parce que ma mère — nos mères à nous tous — très bonnes, mais très ignorantes, nous ont enseigné un tas de bêtises ?

« Préjugés, comme tout le reste, je travaillerai à m’en défaire. S’il me répugne d’être immoral, je me forcerai de l’être, comme, adolescent, je me forçais à ne pas craindre l’obscurité, le cimetière, les fantômes et les morts, dont on m’avait inspiré la crainte. Je le ferai pour briser une arme exploitée par les religions ; je le ferai, enfin, ne serait-ce que pour protester contre l’hypocrisie que l’on prétend nous imposer au nom d’un mot, auquel on a donné le nom de moralité. »

Voilà le raisonnement que la jeunesse russe se faisait au moment où elle rompait avec les préjugés du « vieux monde « et arborait ce drapeau du nihilisme, ou plutôt de la philosophie anarchiste : « Ne se courber devant aucune autorité, si respectée qu’elle soit ; n’accepter aucun principe, tant qu’il n’est pas établi par la raison. »

Faut-il ajouter qu’après avoir jeté au panier l’enseignement moral de leurs pères et brûlé tous les systèmes de morale, la jeunesse nihiliste a développé dans son sein un noyau de coutumes morales, infiniment supérieures à tout ce que leurs pères avaient jamais pratiqué sous la tutelle de l’Évangile, de la « conscience », du « catégorique impératif », ou de « l’intérêt bien compris » des utilitaires ?

Mais avant de répondre à cette question : « Pourquoi serais-je moral ? », voyons d’abord si la question est bien posée ; analysons les motifs des actes humains.

II

Lorsque nos aïeux voulaient se rendre compte de ce qui pousse l’homme à agir d’une façon ou d’une autre, ils y arrivaient d’une façon bien simple. On peut voir jusqu’à présent les images catholiques qui représentent leur explication. Un homme marche à travers champs et, sans s’en douter le moins du monde, il porte le diable sur son épaule gauche et un ange sur son épaule droite. Le diable le pousse à faire le mal, l’ange cherche à l’en retenir. Et si l’ange a eu le dessus, et l’homme est resté vertueux, trois autres anges s’emparent de lui et l’emportent vers les cieux. Tout s’explique ainsi à merveille.

Nos vieilles bonnes d’enfants, bien renseignées sur ce chapitre, vous diront qu’il ne faut jamais mettre un enfant au lit sans déboutonner le col de sa chemise. Il faut laisser ouverte, à la base du cou, une place bien chaude, où l’ange gardien puisse se capitonner. Sans cela, le diable tourmenterait l’enfant jusque dans son sommeil.

Ces conceptions naïves s’en vont. Mais si les vieux mots disparaissent, l’essence reste toujours la même.

La gent éduquée ne croit plus au diable ; mais, comme ses idées ne sont pas plus rationnelles que celles de nos bonnes d’enfants, elle déguise le diable et l’ange sous un verbiage scolastique, honoré du nom de philosophie. Au lieu de « diable », on dira aujourd’hui « la chair, les passions ». « L’ange » sera remplacé par les mots « conscience » ou « âme ». — « reflet de la pensée d’un Dieu créateur » ou du « grand architecte », — comme disent les francs-maçons. Mais les actes de l’homme sont toujours représentés comme le résultat d’une lutte entre deux éléments hostiles. Et toujours l’homme est considéré d’autant plus vertueux que l’un de ces deux éléments — l’âme ou la conscience — aura remporté plus de victoires sur l’autre élément — la chair ou les passions.

On comprend facilement l’étonnement de nos grands-pères lorsque les philosophes anglais, et plus tard les encyclopédistes, vinrent affirmer, contrairement à ces conceptions primitives, que le diable et l’ange n’ont rien à voir dans les actions humaines, mais que toutes les actions de l’homme, bonnes ou mauvaises, utiles ou nuisibles, dérivent d’un seul motif : la recherche du plaisir.

Toute la confrérie religieuse et surtout la tribu nombreuse des pharisiens crièrent à l’immoralité. On couvrit les penseurs d’invectives, on les excommunia. Et lorsque plus tard, dans le courant de notre siècle, les mêmes idées furent reprises par Bentham, John Stuart Mill, Tchernychevsky, et tant d’autres, et que ces penseurs vinrent affirmer et prouver que l’égoïsme ou la recherche du plaisir est le vrai motif de toutes nos actions, les malédictions redoublèrent. On fit contre leurs livres la conspiration du silence, on en traita les auteurs d’ignares.

Et cependant, que peut-il y avoir de plus vrai que cette affirmation ?

Voilà un homme qui enlève le dernier morceau de pain à l’enfant. Tout le monde s’accorde à dire qu’il est un affreux égoïste, qu’il est guidé exclusivement par l’amour de soi-même.

Mais voici un autre homme, que l’on s’accorde à reconnaître vertueux. Il partage son dernier morceau de pain avec celui qui a faim, il ôte son vêtement pour le donner à celui qui a froid. Et les moralistes, parlant toujours le jargon religieux, s’empressent de dire que cet homme pousse l’amour du prochain jusqu’à l’abnégation de soi-même, qu’il obéit à une passion tout autre que celle de l’égoïste.

Et cependant, en y réfléchissant un peu, on découvre bien vite que, si différentes que soient les deux actions comme résultat pour l’humanité, le mobile a toujours été le même. C’est la recherche du plaisir.

Si l’homme qui donne sa dernière chemise n’y trouvait pas du plaisir, il ne le ferait pas. S’il trouvait plaisir à enlever le pain à l’enfant, il le ferait ; mais cela le répugne, il trouve plaisir à donner son pain ; et il le donne.

S’il n’y avait pas inconvénient à créer de la confusion, en employant des mots qui ont une signification établie pour leur donner un sens nouveau, on dirait que l’un et l’autre agissent sous l’impulsion de leur égoïsme. D’aucuns l’ont dit réellement, afin de mieux faire ressortir la pensée, de préciser l’idée en la présentant sous une forme qui frappe l’imagination — et de détruire en même temps la légende qui consiste à dire que ces deux actes ont deux motifs différents — ils ont le même motif de rechercher le plaisir, ou bien d’éviter une peine, ce qui revient au même.

Prenez le dernier des coquins : un Thiers, qui massacre trente-cinq mille Parisiens ; prenez l’assassin qui égorge toute une famille pour se vautrer dans la débauche. Ils le font, parce que, en ce moment, le désir de gloire, ou bien celui de l’argent, priment chez eux tous les autres désirs : la pitié, la compassion même, sont éteintes en ce moment par cet autre désir, cette autre soif. Ils agissent presque en automates, pour satisfaire un besoin de leur nature.

Ou bien, laissant de côté les fortes passions, prenez l’homme petit, qui trompe ses amis, qui ment à chaque pas, soit pour soutirer à quelqu’un la valeur d’une chose, soit par vantardise, soit par ruse. Prenez le bourgeois qui vole sou à sou ses ouvriers pour acheter une parure à sa femme ou à sa maîtresse. Prenez n’importe quel petit coquin. Celui-là encore ne fait qu’obéir à un penchant : il cherche la satisfaction d’un besoin, il cherche à éviter ce qui, pour lui, serait une peine.

On a presque honte de comparer ce petit coquin à quelqu’un qui sacrifie toute son existence pour la libération des opprimés, et monte à l’échafaud, comme une nihiliste russe, tant les résultats de ces deux existences sont différents pour l’humanité ; tant nous nous sentons attirés vers l’un et repoussés par l’autre.

Et cependant, si vous parliez à ce martyr, à la femme que l’on va pendre, lors même qu’elle va monter à l’échafaud, elle vous dirait qu’elle ne donnerait ni sa vie de bête traquée par les chiens du tsar, ni sa mort, en échange de la vie du petit coquin qui vit de sous volés aux travailleurs. Dans son existence, dans la lutte contre les monstres puissants, elle trouve ses plus hautes jouissances. Tout le reste, en dehors de cette lutte, toutes les petites joies du bourgeois et ses petites misères lui semblent si mesquines, si ennuyeuses, si tristes ! — « Vous ne vivez pas, vous végétez, répondrait-elle ; moi, j’ai vécu ! »

Nous parlons évidemment des actes réfléchis, conscients de l’homme, en nous réservant de parler plus tard de cette immense série d’actes inconscients, presque machinaux, qui remplissent une part si immense de notre vie. Eh bien ! dans ses actes conscients ou réfléchis, l’homme recherche toujours ce qui lui fait plaisir.

Un tel se soûle et se réduit chaque jour à l’état de brute, parce qu’il cherche dans le vin l’excitation nerveuse qu’il ne trouve pas dans son système nerveux. Tel autre ne se soûle pas, il renonce au vin, lors même qu’il y trouve plaisir, pour conserver la fraîcheur de la pensée et la plénitude de ses forces, afin de pouvoir goûter d’autres plaisirs qu’il préfère à ceux du vin. Mais, que fait-il, sinon agir comme le gourmet qui, après avoir parcouru le menu d’un grand dîner, renonce à un plat qu’il aime cependant, pour se gorger d’un autre plat qu’il lui préfère ?

Quoi qu’il fasse, l’homme recherche toujours un plaisir, ou bien il évite une peine.

Lorsqu’une femme se prive du dernier morceau de pain pour le donner au premier venu, lorsqu’elle ôte sa dernière loque pour en couvrir une autre femme qui a froid, et grelotte elle-même sur le pont du navire, elle le fait parce qu’elle souffrirait infiniment plus de voir un homme qui a faim ou une femme qui a froid, que de grelotter elle- même ou de souffrir elle-même de faim. Elle évite une peine, dont ceux-là seuls qui l’ont sentie eux-mêmes peuvent apprécier l’intensité.

Quand cet Australien, cité par Guyau, dépérit à l’idée qu’il n’a pas encore vengé la mort de son parent ; quand il s’étiole, rongé par la conscience de sa lâcheté, et ne revient à la vie qu’après avoir accompli l’acte de vengeance, il fait un acte, parfois héroïque, pour se débarrasser d’un sentiment qui l’obsède, pour reconquérir la paix intérieure qui est le suprême plaisir.

Quand une troupe de singes a vu l’un des siens tomber sous la balle du chasseur, et vient assiéger sa tente pour lui réclamer le cadavre, malgré les menaces du fusil ; lorsque enfin le vieux de la bande entre carrément, menace d’abord le chasseur, le supplie ensuite et le force enfin par ses lamentations à lui restituer le cadavre, et que la troupe l’emporte avec gémissements dans la forêt, les singes obéissent à un sentiment de condoléances plus fort que toutes les considérations de sécurité personnelle. Ce sentiment prime en eux tous les autres. La vie même perd pour eux ses attraits, tant qu’ils ne se sont pas assurés qu’ils ne peuvent plus ramener leur camarade à la vie. Ce sentiment devient si oppressif que les pauvres bêtes risquent tout pour s’en débarrasser.

Lorsque les fourmis se jettent par milliers dans les flammes d’une fourmilière que cette bête méchante, l’homme, a allumée, et périssent par centaines pour sauver leurs larves, elles obéissent encore à un besoin, celui de sauver leur progéniture. Elles risquent tout pour avoir le plaisir d’emporter ces larves qu’elles ont élevées avec plus de soins que mainte bourgeoise n’a élevé ses enfants.

Enfin, lorsqu’un infusoire évite un rayon trop fort de chaleur, et va rechercher un rayon tiède, ou lorsqu’une plante tourne ses fleurs vers le soleil, ou referme ses feuilles à l’approche de la nuit, — ces êtres obéissent encore au besoin d’éviter la peine et de rechercher le plaisir — tout comme la fourmi, le singe, l’Australien, le martyr chrétien ou le martyr anarchiste.

Rechercher le plaisir, éviter la peine, c’est le fait général (d’autres diraient la loi) du monde organique. C’est l’essence même de la vie.

Sans cette recherche de l’agréable, la vie même serait impossible. L’organisme se désagrégerait, la vie cesserait.

Ainsi, quelle que soit l’action de l’homme, quelle que soit sa ligne de conduite, il le fait toujours pour obéir à un besoin de sa nature. L’acte le plus répugnant, comme l’acte indifférent ou le plus attrayant, sont tous également dictés par un besoin de l’individu. En agissant d’une manière ou d’une autre, l’individu agit ainsi parce qu’il y trouve un plaisir, parce qu’il évite de cette manière ou croit éviter une peine.

Voilà un fait parfaitement établi ; voilà l’essence de ce que l’on a appelé la théorie de l’égoïsme.

Eh bien, sommes-nous plus avancés après être arrives à cette conclusion générale ?

— Oui, certes, nous le sommes. Nous avons conquis une vérité et détruit un préjugé qui est la racine de tous les préjugés. Toute la philosophie matérialiste, dans ses rapports avec l’homme, est dans cette conclusion. Mais, s’ensuit-il que tous les actes de l’individu soient indifférents, ainsi qu’on s’est empressé d’en conclure ? — C’est ce que nous allons voir.

III

Nous avons vu que les actions de l’homme, réfléchies ou conscientes, — plus tard nous parlerons des habitudes inconscientes — ont toutes la même origine. Celles que l’on appelle vertueuses et celles que l’on dénomme vicieuses, les grands dévouements comme les petites escroqueries, les actes attrayants aussi bien que les actes répulsifs dérivent tous de la même source. Tous sont faits pour répondre à un besoin de la nature de l’individu. Tous ont pour but la recherche du plaisir, le désir d’éviter une peine.

Nous l’avons vu dans le chapitre précédent qui n’est qu’un résumé très succinct d’une masse de faits qui pourraient être cités à l’appui.

On comprend que cette explication fasse pousser des cris à ceux qui sont encore imbus de principes religieux. Elle ne laisse pas de place au surnaturel ; elle abandonne l’idée de l’âme immortelle. Si l’homme n’agit toujours qu’en obéissant aux besoins de sa nature, s’il n’est, pour ainsi dire, qu’un « automate conscient », que devient l’âme immortelle ? que devient l’immortalité, —— ce dernier refuge de ceux qui n’ont connu que peu de plaisirs et trop de souffrances et qui rêvent de trouver une compensation dans l’autre monde ?

On comprend que, grandis dans les préjugés, peu confiants dans la science qui les a si souvent trompés, guidés par le sentiment plutôt que par la pensée, ils repoussent une explication qui leur ôte le dernier espoir.

Mais que dire de ces révolutionnaires qui, depuis le siècle passé jusqu’à nos jours, chaque fois qu’ils entendent pour la première fois une explication naturelle des actions humaines (la théorie de l’égoïsme si l’on veut) s’empressent d’en tirer la même conclusion que le jeune nihiliste dont nous parlions au début et qui s’empressent de crier : « À bas la morale ! »

Que dire de ceux qui après s’être persuadés que l’homme n’agit d’une manière ou d’une autre que pour répondre à un besoin de sa nature, s’empressent d’en conclure que tous les actes sont indifférents ; qu’il n’y a plus ni bien, ni mal ; que sauver, au risque de sa vie, un homme qui se noie, ou le noyer pour s’emparer de sa montre, sont deux actes qui se valent ; que le martyr mourant sur l’échafaud pour avoir travaillé à affranchir l’humanité, et le petit coquin volant ses camarades, se valent l’un et l’autre — puisque tous les deux cherchent à se procurer un plaisir ?

Si encore ils ajoutaient qu’il ne doit y avoir ni bonne ni mauvaise odeur ; ni parfum de la rose ni puanteur de l’assa fœtida, parce que l’un et l’autre ne sont que des vibrations de molécules ; qu’il n’y a ni bon ni mauvais goût parce que l’amertume de la quinine et la douceur d’une goyave ne sont encore que des vibrations moléculaires ; qu’il n’y a ni beauté ni laideur physiques, ni intelligences ni imbécillité, parce que beauté et laideur, intelligence ou imbécillité ne sont encore que des résultats de vibrations chimiques et physiques s’opérant dans les cellules de l’organisme ; s’ils ajoutaient cela, on pourrait encore dire qu’ils radotent, mais qu’ils ont, au moins, la logique du fou.

Mais puisqu’ils ne le disent pas, — que pouvons-nous en conclure ?

Notre réponse est simple. Mandeville qui raisonnait de cette façon en 1723 dans la « Fable des Abeilles », le nihiliste russe des années 1868-70, tel anarchiste parisien de nos jours raisonnent ainsi parce que, sans s’en rendre compte, ils restent toujours embourbés dans les préjuges de leur éducation chrétienne. Si athéistes, si matérialistes ou si anarchistes qu’ils se croient, ils raisonnent exactement comme raisonnaient les pères de l’Église ou les fondateurs du bouddhisme.

Ces bons vieux nous disaient en effet : « L’acte sera bon s’il représente une victoire de l’âme sur la chair ; il sera mauvais si c’est la chair qui a pris le dessus sur l’âme ; il sera indifférent si ce n’est ni l’un ni l’autre. Il n’y a que cela pour juger si l’acte est bon ou mauvais. » Et nos jeunes amis de répéter après les pères chrétiens et bouddhistes : « Il n’y a que cela pour juger si l’acte est bon ou mauvais. »

Les pères de l’Église disaient : « Voyez les bêtes ; elles n’ont pas d’âme immortelle : leurs actes sont simplement faits pour répondre à un des besoins de la nature ; c’est pourquoi il ne peut y avoir chez les bêtes ni bons ni mauvais actes ; tous sont indifférents ; et c’est pourquoi il n’y aura pour les bêtes ni paradis ni enfer — ni récompense ni châtiment. » Et nos jeunes amis de reprendre le refrain de saint Augustin et de saint Çakyamouni et de dire : « L’homme n’est qu’une bête, ses actes sont simplement faits pour répondre à un besoin de sa nature ; c’est pourquoi il ne peut y avoir pour l’homme ni bons ni mauvais actes. Ils sont tous indifférents. »

C’est toujours cette maudite idée de punition et de châtiment qui se met en travers de la raison ; c’est toujours cet héritage absurde de l’enseignement religieux professant qu’un acte est bon s’il vient d’une inspiration surnaturelle et indifférent si l’origine surnaturelle lui manque. C’est encore et toujours, chez ceux mêmes qui en rient le plus fort, l’idée de l’ange sur l’épaule droite et du diable sur l’épaule gauche. « Chassez le diable et l’ange et je ne saurai plus vous dire si tel acte est bon ou mauvais, car je ne connais pas d’autre raison pour le juger. »

Le curé est toujours là, avec son diable et son ange et tout le vernis matérialiste ne suffit pas pour le cacher. Et, ce qui est pire encore, le juge, avec ses distribution de fouet aux uns et ses récompenses civiques pour les autres, est toujours là, et les principes mêmes de l’anarchie ne suffisent pas pour déraciner l’idée de punition et de récompense.

Eh bien, nous ne voulons ni du curé ni du juge. Et nous disons simplement : « L’assa fœtida pue, le serpent me mord, le menteur me trompe ? La plante, le reptile et l’homme, tous trois, obéissent à un besoin de la nature. Soit ! Eh bien, moi, j’obéis aussi à un besoin de ma nature en haïssant la plante qui pue, la bête qui tue par son venin et l’homme qui est encore plus venimeux que la bête. Et j’agirai en conséquence, sans m’adresser pour cela ni au diable, que je ne connais d’ailleurs pas, ni au juge que je déteste bien plus encore que le serpent. Moi, et tous ceux qui partagent mes antipathies, nous obéissons aussi à un besoin de notre nature. Et nous verrons lequel des deux a pour lui la raison et, partant, la force. »

C’est ce que nous allons voir, et par cela même nous verrons que si les saint Augustin n’avaient pas d’autre base pour distinguer entre le bien et mal, le monde animal en a une autre bien plus efficace. Le monde animal en général, depuis l’insecte jusqu’à l’homme, sait parfaitement ce qui est bien et ce qui est mal, sans consulter pour cela ni la bible ni la philosophie. Et s’il en est ainsi, la cause en est encore dans les besoins de leur nature : dans la préservation de la race et, partant, dans la plus grande somme possible de bonheur pour chaque individu.

IV

Pour distinguer entre ce qui est bien et ce qui est mal, les théologiens mosaïques, bouddhistes, chrétiens et musulmans avaient recours à l’inspiration divine. Ils voyaient que l’homme, qu’il soit sauvage ou civilisé, illettré ou savant, pervers ou bon et honnête, sait toujours s’il agit bien ou s’il agit mal, et le sait surtout quand il agit mal ; mais, ne trouvant pas d’explication à ce fait général, ils y ont vu une inspiration divine. Les philosophes métaphysiciens nous ont parlé à leur tour de conscience, d’impératif mystique, ce qui d’ailleurs n’était qu’un changement de mots.

Mais, ni les uns ni les autres n’ont su constater ce fait si simple et si frappant que les animaux vivant en société savent aussi distinguer entre le bien et le mal, tout à fait comme l’homme. Et, ce qui est plus que leurs conceptions sur le bien et le mal sont absolument du même genre que celles de l’homme. Chez les représentants les mieux développés de chaque classe séparée — poissons, insectes, oiseaux, mammifères — elles sont même identiques.

Les penseurs du dix-huitième siècle l’avaient bien remarqué, mais on l’a oublié depuis, et c’est à nous qu’il revient maintenant de faire ressortir toute l’importance de ce fait.

Forel, cet observateur inimitable des fourmis, a démontré par une masse d’observations et de faits, que lorsqu’une fourmi, qui a bien rempli de miel son jabot, rencontre d’autres fourmis au ventre vide, celles-ci lui demandent immédiatement à manger. Et parmi ces petits insectes, c’est un devoir pour la fourmi rassasiée de dégorger le miel, afin que les amis qui ont faim puissent s’en rassasier à leur tour. Demandez aux fourmis s’il serait bien de refuser la nourriture aux autres fourmis de la même fourmilière quand on a eu sa part ? Elles vous répondront par des actes qu’il est impossible de ne pas comprendre, que ce serait très mal. Une fourmi aussi égoïste serait traitée plus durement que des ennemis d’une autre espèce. Si cela arrivait pendant un combat entre deux espèces différentes, on abandonnerait la lutte pour s’acharner contre cette égoïste. Ce fait est démontré par des expériences qui ne laissent aucun doute.

Ou bien, demandez aux moineaux qui habitent votre jardin s’il est bien de ne pas avertir toute la petite société que vous avez jeté quelques miettes de pain dans le jardin, afin que tous puissent participer au repas. Demandez-leur si tel friquet a bien agi en volant au nid de son voisin les brins de paille que celui-ci avait ramassés et que le pillard ne veut pas se donner la peine de ramasser lui-même. Et les moineaux vous répondront que c’est très mal, en se jetant tous sur le voleur et en le poursuivant à coups de bec.

Demandez encore aux marmottes si c’est bien de refuser l’accès de son magasin souterrain aux autres marmottes de la même colonie, et elles vous répondront que c’est très mal, en faisant toute sorte de chicanes à l’avare.

Demandez enfin à l’homme primitif, au Tchoukche, par exemple, si c’est bien de prendre à manger dans la tente d’un des membres de la tribu en son absence. Et il vous répondra que si l’homme pouvait lui-même se procurer sa nourriture, c’eût été très mal. Mais s’il était fatigué ou dans le besoin, il devait prendre la nourriture là où il la trouvait ; mais que, dans ce cas, il eût bien fait de laisser son bonnet ou son couteau, ou bien même un bout de ficelle avec un nœud, afin que le chasseur absent puisse savoir en rentrant qu’il a eu la visite d’un ami et non d’un maraudeur. Cette précaution lui eût évité les soucis que lui donnerait la présence possible d’un maraudeur aux environs de sa tente.

Des milliers de faits semblables pourraient être cités ; des livres entiers pourraient être écrits pour montrer combien les conceptions du bien et du mal sont identiques chez l’homme et chez les animaux.

La fourmi, l’oiseau, la marmotte et le Tchouktche sauvage n’ont lu ni Kant ni les saints Pères, ni même Moïse. Et cependant, tous ont la même idée du bien et du mal. Et si vous réfléchissez un moment sur ce qu’il y a au fond de cette idée, vous verrez sur-le-champ que ce qui est réputé bon chez les fourmis, les marmottes et les moralistes chrétiens ou athées, c’est ce qui est utile pour la préservation de la race — et ce qui est réputé mauvais, c’est ce qui lui est nuisible. Non pas pour l’individu, comme disaient Bentham et Mill, mais bel et bien pour la race entière.

L’idée du bien et du mal n’a ainsi rien à voir avec la religion ou la conscience mystérieuse : c’est un besoin naturel des races animales. Et quand les fondateurs des religions, les philosophes et les moralistes nous parlent d’entités divines ou métaphysiques, ils ne font que ressasser ce que chaque fourmi, chaque moineau pratiquent dans leurs petites sociétés :

Est-ce utile à la société ? Alors c’est bon. — Est-ce nuisible ? Alors c’est mauvais.

Cette idée peut être très rétrécie chez les animaux inférieurs, ou bien elle s’élargit chez les animaux les plus avancés, mais son essence reste toujours la même.

Chez les fourmis, elle ne sort pas de la fourmilière. Toutes les coutumes sociables, toutes les règles de bienséance ne sont applicables qu’aux individus de la même fourmilière. Il faut dégorger la nourriture aux membres de la fourmilière — jamais aux autres. Une fourmilière ne fera pas une seule famille avec une autre fourmilière, à moins de circonstances exceptionnelles, telle que la détresse commune à toutes les deux. De même les moineaux du Luxembourg, tout en se supportant mutuellement d’une manière frappante, feront une guerre acharnée à un moineau du square Monge qui oserait s’aventurer au Luxembourg. Et le Tchouktche considérera un Tchouktche d’une autre tribu comme un personnage auquel les usages de la tribu ne s’appliquent pas. Il est même permis de lui vendre (vendre, c’est toujours plus ou moins voler l’acheteur : sur les deux, il y en a toujours un de dupe), tandis que ce serait un crime de vendre aux membres de sa tribu : à ceux-ci on donne sans jamais compter. Et l’homme civilisé, comprenant enfin les rapports intimes, quoique imperceptibles au premier coup d’œil, entre lui et le dernier des Papouas, étendra ses principes de solidarité sur toute l’espèce humaine et même sur les animaux. L’idée s’élargit, mais le fond reste toujours le même.

D’autre part, la conception du bien et du mal varie selon le degré d’intelligence ou de connaissance acquises. Elle n’a rien d’immuable.

L’homme primitif pouvait trouver très bon, c’est-à-dire très utile à la race, de manger ses vieux parents quand ils devenaient une charge (très lourde au fond) pour la communauté. Il pouvait aussi trouver bon — c’est-à-dire toujours utile pour la communauté — de tuer ses enfants nouveau-nés et de n’en garder que deux ou trois par famille afin que la mère pût les allaiter jusqu’à l’âge de trois ans et leur prodiguer sa tendresse.

Aujourd’hui, les idées ont changé ; mais les moyens de subsistance ne sont plus ce qu’ils étaient dans l’âge de pierre. L’homme civilisé n’est pas dans la position de la famille sauvage qui avait à choisir entre deux maux : ou bien manger les vieux parents, ou bien se nourrir tous insuffisamment et bientôt se trouver réduits à ne plus pouvoir nourrir ni les vieux parents ni la jeune famille. Il faut bien se transporter dans ces âges que nous pouvons à peine évoquer dans notre esprit, pour comprendre que, dans les circonstances d’alors, l’homme demi-sauvage pouvait raisonner assez juste.

Les raisonnements peuvent changer. L’appréciation de ce qui est utile ou nuisible à la race change, mais le fond reste immuable. Et si l’on voulait mettre toute cette philosophie du règne animal en une seule phrase, on verrait que fourmis, oiseaux, marmottes et hommes sont d’accord sur un point.

Les chrétiens disaient : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse à toi ». Et ils ajoutaient: « Sinon, tu seras expédié dans l’enfer ! »

La moralité qui se dégage de l’observation de tout l’ensemble du règne animal, supérieure de beaucoup à la précédente, peut se résumer ainsi : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent dans les mêmes circonstances. »

Et elle ajoute :

« Remarque bien que ce n’est qu’un conseil ; mais ce conseil est le fruit d’une longue expérience de la vie des animaux en sociétés et chez l’immense masse des animaux vivant en sociétés, l’homme y compris, agir selon ce principe a passé à l’état d’habitude. Sans cela, d’ailleurs, aucune société ne pourrait exister, aucune race ne pourrait vaincre les obstacles naturels contre lesquels elle a à lutter. »

Ce principe si simple est-il bien ce qui se dégage de l’observation des animaux sociables et des sociétés humaines ? Est-il applicable ? Et comment ce principe passe-t-il à l’état d’habitude et se développe toujours ? C’est ce que nous allons voir maintenant.

V

L’idée du bien et du mal existe dans l’humanité. L’homme, quelque degré de développement intellectuel qu’il ait atteint, quelque obscurcies que soient ses idées par les préjugés et l’intérêt personnel, considère généralement comme bon ce qui est utile à la société dans laquelle il vit, et comme mauvais ce qui lui est nuisible.

Mais d’où vient cette conception, très souvent si vague qu’à peine pourrait-on la distinguer d’un sentiment ? Voilà des millions et des millions d’êtres humains qui jamais n’ont réfléchi à l’espèce humaine. Ils n’en connaissent, pour la plupart, que le clan où la famille, rarement la nation — et encore plus rarement l’humanité — comment se peut-il qu’ils puissent considérer comme bon ce qui est utile à l’espèce humaine, ou même arriver à un sentiment de solidarité avec leur clan, malgré leurs instincts étroitement égoïstes ?

Ce fait a beaucoup occupé les penseurs de tout temps. Il continue de les occuper, et il ne se passe pas d’année que des livres ne soient écrits sur ce sujet. À notre tour, nous allons donner notre vue des choses ; mais relevons en passant que si l’explication du fait peut varier, le fait lui-même n’en reste pas moins incontestable ; et lors même que notre explication ne serait pas encore la vraie, ou qu’elle ne serait pas complète, le fait, avec ses conséquences pour l’homme, resterait toujours. Nous pouvons ne pas nous expliquer entièrement l’origine des planètes qui roulent autour du soleil, — les planètes roulent néanmoins, et l’une nous emporte avec elle dans l’espace.

Nous avons déjà parlé de l’explication religieuse. Si l’homme distingue entre le bien et le mal, disent les hommes religieux, c’est que Dieu lui a inspiré cette idée. Utile ou nuisible, il n’a pas à discuter : il n’a qu’à obéir à l’idée de son créateur. Ne nous arrêtons pas à cette explication — fruit des terreurs et de l’ignorance du sauvage. Passons.

D’autres (comme Hobbes) ont cherché à l’expliquer par la loi. Ce serait la loi qui aurait développé chez l’homme le sentiment du juste et de l’injuste, du bien et du mal. Nos lecteurs apprécieront eux-mêmes cette explication. Ils savent que la loi a simplement utilisé les sentiments sociaux de l’homme pour lui glisser, avec des préceptes de morale qu’il acceptait, des ordres utiles à la minorité des exploiteurs, contre lesquels il se rebiffait. Elle a perverti le sentiment de justice au lieu de le développer. Donc, passons encore.

Ne nous arrêtons pas non plus à l’explication des utilitaires. Ils veulent que l’homme agisse moralement par intérêt personnel, et ils oublient ses sentiments de solidarité avec la race entière, qui existent, quelle que soit leur origine. Il y a déjà un peu de vrai dans leur explication. Mais ce n’est pas encore la vérité entière. Aussi, allons plus loin.

C’est encore, et toujours, aux penseurs du dix-huitième siècle qu’il appartient d’avoir deviné, en partie du moins, l’origine du sentiment moral.

Dans un livre superbe, autour duquel la prêtaille a fait le silence et qui est en effet peu connu de la plupart des penseurs, même antireligieux, Adam Smith a mis le doigt sur la vraie origine du sentiment moral. Il ne va pas le chercher dans des sentiments religieux ou mystiques, — il le trouve dans le simple sentiment de sympathie.

Vous voyez qu’un homme bat un enfant. Vous savez que l’enfant battu souffre. Votre imagination vous fait ressentir vous-même le mal qu’on lui inflige ; ou bien, ses pleurs, sa petite face souffrante vous le disent. Et si vous n’êtes pas un lâche, vous vous jetez sur l’homme qui bat l’enfant, vous arrachez celui-ci à la brute.

Cet exemple, à lui seul, explique presque tous les sentiments moraux. Plus votre imagination est puissante, mieux vous pourrez vous imaginer ce que sent un être que l’on fait souffrir ; et plus intense, plus délicat sera votre sentiment moral. Plus vous êtes entraîné à vous substituer à cet autre individu, et plus vous ressentirez le mal qu’on lui fait, l’injure qui lui a été adressée, l’injustice dont il a été victime — et plus vous serez poussé à agir pour empêcher le mal, l’injure ou l’injustice. Et plus vous serez habitué, par les circonstances, par ceux qui vous entourent, ou par l’intensité de votre propre pensée et de votre propre imagination à agir dans le sens où votre pensée et votre imagination vous poussent — plus ce sentiment moral grandira en vous, plus il deviendra habitude.

C’est là ce qu’Adam Smith développe avec un luxe d’exemples. Il était jeune lorsqu’il écrivit ce livre infiniment supérieur à son œuvre sénile, « L’Économie Politique ». Libre de tout préjugé religieux, il chercha l’explication morale dans un fait physique de la nature humaine, et c’est pourquoi pendant un siècle la prêtaille en soutane ou sans soutane a fait silence autour de ce livre.

La seule faute d’Adam Smith est de n’avoir pas compris que ce même sentiment de sympathie, passé à l’état d’habitude, existe chez les animaux tout aussi bien que chez l’homme.

N’en déplaise aux vulgarisateurs de Darwin, ignorant chez lui tout ce qu’il n’avait pas emprunté à Malthus, le sentiment de solidarité est le trait prédominant de la vie de tous les animaux qui vivent en sociétés. L’aigle dévore le moineau, le loup dévore les marmottes, mais les aigles et les loups s’aident entre eux pour chasser, et les moineaux et les marmottes se solidarisent si bien contre les animaux de proie que les maladroits seuls se laissent pincer. En toute société animale, la solidarité est une loi (un fait général) de la nature, infiniment plus importante que cette lutte pour l’existence dont les bourgeois nous chantent la vertu sur tous les refrains, afin de mieux nous abrutir.

Quand nous étudions le monde animal et que nous cherchons à nous rendre compte de la lutte pour l’existence soutenue par chaque être vivant contre les circonstances adverses et contre ses ennemis, nous constatons que plus le principe de solidarité égalitaire est développé dans une société animale et passé à l’état d’habitude, — plus elle a de chances de survivre et de sortir triomphante de la lutte contre les intempéries et contre ses ennemis. Mieux chaque membre de la société sent sa solidarité avec chaque autre membre de la société — mieux se développent, en eux tous, ces deux qualités qui sont les facteurs principaux de la victoire et de tout progrès — le courage d’une part, et d’autre part la libre initiative de l’individu. Et plus, au contraire, telle société animale ou tel petit groupe d’animaux perd ce sentiment de solidarité (ce qui arrive à la suite d’une misère exceptionnelle, ou bien à la suite d’une abondance exceptionnelle de nourriture), plus les deux autres facteurs du progrès — le courage et l’initiative individuelle — diminuent ; ils finissent par disparaître, et la société, tombée en décadence, succombe devant ses ennemis. Sans confiance mutuelle, point de lutte possible ; point de courage, point d’initiative, point de solidarité — et point de victoire ! C’est la défaite assurée.

Nous reviendrons un jour sur ce sujet et nous pourrons démontrer avec luxe de preuves comment, dans le monde animal et humain, la loi de l’appui mutuel est la loi du progrès, et comment l’appui mutuel, ainsi que le courage et l’initiative individuelle qui en découlent, assurent la victoire à l’espèce qui sait mieux les pratiquer. Pour le moment, il nous suffira de constater ce fait. Le lecteur comprendra lui-même toute son importance pour la question qui nous occupe.

Que l’on s’imagine maintenant ce sentiment de solidarité agissant à travers les millions d’âges qui se sont succédé depuis que les premières ébauches d’animaux ont apparu sur le globe. Que l’on s’imagine comment ce sentiment peu à peu devenait habitude et se transmettait par l’hérédité, depuis l’organisme microscopique le plus simple jusqu’à ses descendants, — les insectes, les reptiles, les mammifères et l’homme, — et l’on comprendra l’origine du sentiment moral qui est une nécessité pour l’animal, tout comme la nourriture ou l’organe destiné à la digérer.

Voilà, sans remonter encore plus haut (car ici il nous faudrait parler des animaux compliqués, issus de colonies de petits êtres extrêmement simples), l’origine du sentiment moral. Nous avons dû être extrêmement court pour faire rentrer cette grande question dans l’espace de quelques petites pages, mais cela suffit déjà pour voir qu’il n’y a là rien de mystique ni de sentimental. Sans cette solidarité de l’individu avec l’espèce, le règne animal ne se serait jamais développé ni perfectionné. L’être le plus avancé sur la terre serait encore un de ces petits grumeaux qui nagent dans les eaux et qui s’aperçoivent à peine au microscope. Existerait-il même, car les premières agrégations de cellules ne sont-elles pas déjà un fait d’association dans la lutte ?

A suivre...

Pierre Kropotkine: « Le prince de l’évolution », version pdf

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de l’excellent petit ouvrage du professeur de biochimie Lee Alan Dugatkin de l’université de Louisville dans le Kentucky publié en 2011, sur la vie et l’œuvre du scientifique et grand penseur anarchiste Pierre Kropotkine et dont nous avions traduit de large extraits en 3 partie sur ce blog en juin 2012.
Très belle version pdf réalisée par Jo de JBL1960.

Voici donc la version PDF de notre traduction, bonne lecture !

~ Résistance 71 ~

le-prince-de-levolution-Dugatkin

(version française en pdf)

 

État, institutions et coercition… De l’inefficacité des persécutions (Pierre Kropotkine)

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L’effet des persécutions

 

Pierre Kropotkine

 

Les Temps Nouveaux (1895)

 

Pendant quinze mois on a tout mis en mouvement pour étouffer l’anarchie. On a réduit la presse au silence, supprimé les hommes, fusillé à bout portant en Guyane, transporté dans les îles en Espagne, incarcéré par milliers en Italie, sans même se donner le luxe de lois draconiennes ou de comédies judiciaires. On a cherché partout jusqu’à affamer la femme et l’enfant en envoyant la police faire pression sur les patrons qui osaient encore donner du travail à des anarchistes.

On ne s’est arrêté devant aucun moyen afin d’écraser les hommes et étouffer l’idée.

Et, malgré tout, jamais l’idée n’a fait autant de progrès qu’elle en a fait pendant ces quinze mois.

Jamais elle n’a gagné si rapidement des adhérents.

Jamais elle n’a si bien pénétré dans des milieux, autrefois réfractaires à tout socialisme.

Et jamais on n’a si bien démontré que cette conception de la société sans exploitation, ni autorité, était un résultat nécessaire de tout le monceau d’idées qui s’opère depuis le siècle passé ; qu’elle à ses racines profondes dans tout ce qui a été dit depuis trente ans dans le domaine de la jeune science du développement des sociétés, dans la science des sentiments moraux, dans la philosophie de l’histoire et dans la philosophie en général.

Et l’on entend dire déjà : ― « L’anarchie ? Mais, c’est le résumé de la pensée du siècle à venir ! Méfiez-vous-en, si vous cherchez à retourner vers le passé. Saluez-la si vous voulez un avenir de progrès et de liberté ! »

Alors que l’étiquette seule d’anarchiste valait, de par la loi, la relégation en Guyane et la mort lente sous les fièvres paludéennes et la crapaudine des gardes-chiourme, ― qu’est-ce qui occupait surtout la presse ?

On se souvient de l’enquête sur l’anarchie faite par un grand journal de Paris, ― « Pour porter le front haut et serein, comme ils le portent, ils doivent être inspirés d’un grand idéal » ― disait-on. « Il faut le connaître ! » Et on a lu les centaines d’articles de la presse quotodienne et mensuelle, commencés peut-être avec le désir d’écraser « l’hydre aux cent têtes », mais terminés souvent par la justification des idées et des hommes.

La jeunesse des écoles si longuement réfractaire à un socialisme qui, commencé glorieusement, finissait par une loi de huit heures ou une expropriation des chemins de fer par l’État, ― a salué la nouvelle venue. Les jeunes y ont aperçu une conception large, puissante de la vie des sociétés, embrassant tous les rapports humains et portant dans tous ces rapports la fierté, la force, l’initiative de l’homme libre ― essence même de tout progrès. Et, dans leurs meilleurs représentants, les jeunes se sont passionnés pour une conception qui leur fait comprendre comment l’affranchissement du travailleur devient l’affranchissement de l’homme ; comment communisme et anarchie brisent toutes les entraves dans lesquelles une société chrétienne, droit-romain et jacobine étouffait la liberté de l’être humain.

La presse anglaise, ― surtout le journal hebdomadaire qui parle aux paysans et aux travailleurs ― a pris sa part dans la discussion des principes, de l’idéal, des voies et des moyens anarchistes. Pendant des mois et des mois, cinq ou six des journaux les plus lus par les masses dans les provinces donnaient une ou deux colonnes de correspondance sur l’anarchie. ― « Assez, s’écriaient les éditeurs ; désormais nous cessons cette correspondance ! » Mais dès le numéro suivant, elle était rouverte à nouveau sur une nouvelle issue quelconque : individualisme et communisme, l’État et l’individu… On en ferait déjà des volumes, et elle dure encore !

En même temps, en Allemagne et en Russie, des travaux élaborés paraissent dans les revues sur les rapports entre la société et l’individu, les droits de l’État, le fait de l’individu se plaçant en dehors de la morale courante et l’influence de ce fait, les progrès de la morale publique, et ainsi de suite. On déterrait Godwin et Max Stirner ; on étudiait et commentait Nietsche et on montrait comment l’anarchiste qui meurt sur l’échafaud se rattache au courant philosophique qui s’est traduit dans l’oeuvre du philosophe allemand.

Et enfin Tolstoï, parlant à tout le monde civilisé, montrait dans ses réponses aux critiques suscitées par son dernier livre, comme quoi, non seulement le chrétien, mais tout homme intelligent, quelle que soit sa philosophie, forcément doit rompre entièrement avec l’État qui organise l’exploitation du travailleur, ― doit refuser de prendre la moindre part dans les crimes, l’exploitation économique et les atrocités militaires commis par chaque État, quelle que soit son étiquette.

Pour résumer en quelques mots ― dans tous les domaines multiples de la pensée il s’est produit une poussée vers l’anarchie ; un profond travail d’idées s’accomplit, qui mène à l’anarchie et donne une force nouvelle au communisme.

Nous enregistrons ce travail avec bonheur. Mais nos idées se portent surtout ailleurs.

Nous cherchons les indices qui nous montrent que le même travail s’opère dans les classes qui peinent pour tout produire, sans jouir d’aucune des merveilles d’art, de science et de luxe qu’elle entasse sur la terre.

Nous trouvons partout de ces indices : dans les meetings, les congrès ouvriers, dans le langage même de ces réunions. Mais nous ne cessons de nous demander : « L’écho de ces discussions pénètre-t-il dans la demeure, le taudis du travailleur, la chaumière du paysan ? Le paysan et le travailleur entrevoient-ils la route qui les mènera à leur double affranchissement du Capital et de l’État ? Ou bien , leurrés par les savants, les prêtres, les journalistes, les admirateurs du pouvoir et toute la marmaille entretenue par l’État, ― maintiennent-ils encore la foi inébranlable dans les bienfaits du jacobinisme gouvernemental ? »

Leur critique de ce qui les fait souffrir, dépasse-t-elle la critique des individus ? S’élève-t-elle à la critique des principes sur lesquels le Capital, le salariat et leur créature ― l’État ― résident ?

L’idée d’union internationale de tous les opprimés s’implante-t-elle parmi eux, et leurs cœurs saignent-t-ils également à la nouvelle de massacres commis à Fourmies ou à Berlin, à Chicago ou à Vienne. Englobent-t-ils dans une même haine la bande internationale des exploiteurs, qu’ils s’appellent patriotes japonais ou français, allemands ou anglais ?

Née au sein du peuple, sous l’inspiration du peuple dans l’Association Internationale des Travailleurs et forte maintenant de tout l’appui qu’elle trouve dans l’étude, l’idée doit retourner au peuple, grandir dans son sein, l’inspirer de son souffle irrésistible.

Là seulement elle atteindra tout son développement. Là seulement, elle prendra corps et trouvera ses formes pour se substituer au monde ancien qui s’en va et reconstruire la société sur des bases d’égalité, de liberté entière de l’individu, de fraternité entre tous les hommes.

=*=

Lire Pierre Kropotkine sur Résistance 71

Pour un changement radical de paradigme politique…

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Le principe anarchiste

Pierre Kropotkine

Les Temps Nouveaux, 1913

 

Pierre Kropotkine sur Résistance 71 

 

À ses débuts, l’Anarchie se présenta comme une simple négation. Négation de l’État et de l’accumulation personnelle du Capital. Négation de toute espèce d’autorité. Négation encore des formes établies de la Société, basées sur l’injustice, l’égoïsme absurde et l’oppression, ainsi que de la morale courante, dérivée du Code romain, adopté et sanctifié par l’Église chrétienne. C’est sur une lutte, engagée contre l’autorité, née au sein même de l’Internationale, que le parti anarchiste se constitua comme parti révolutionnaire distinct.

Il est évident que des esprits aussi profonds que Godwin, Proudhon et Bakounine, ne pouvaient se borner à une simple négation. L’affirmation — la conception d’une société libre, sans autorité, marchant à la conquête du bien-être matériel, intellectuel et moral — suivait de près la négation ; elle en faisait la contre-partie. Dans les écrits de Bakounine, aussi bien que dans ceux de Proudhon, et aussi de Stirner, on trouve des aperçus profonds sur les fondements historiques de l’idée anti-autoritaire, la part qu’elle a joué dans l’histoire, et celle qu’elle est appelée à jouer dans le développement futur de l’humanité.

« Point d’État », ou « point d’autorité », malgré sa forme négative, avait un sens profond affirmatif dans leurs bouches. C’était un principe philosophique et pratique en même temps, qui signifiait que tout l’ensemble de la vie des sociétés, tout, — depuis les rapports quotidiens entre individus jusqu’aux grands rapports des races par-dessus les Océans, — pouvait et devait être réformé, et serait nécessairement réformé, tôt ou tard, selon les grands principes de l’anarchie — la liberté pleine et entière de l’individu, les groupements naturels et temporaires, la solidarité, passée à l’état d’habitude sociale.

Voilà pourquoi l’idée anarchiste apparut du coup grande, rayonnante, capable d’entraîner et d’enflammer les meilleurs esprits de l’époque.

Disons le mot, elle était philosophique.

Aujourd’hui on rit de la philosophie. On n’en riait cependant pas du temps du Dictionnaire philosophique de Voltaire, qui, en mettant la philosophie à la portée de tout le monde et en invitant tout le monde à acquérir des notions générales de toutes choses, faisait une œuvre révolutionnaire, dont on retrouve les traces, et dans le soulèvement des campagnes, et dans les grandes villes de 1793, et dans l’entrain passionné des volontaires de la Révolution. À cette époque là, les affameurs redoutaient la philosophie.

Mais les curés et les gens d’affaires, aidés des philosophes universitaires allemands, au jargon incompréhensible, ont parfaitement réussi à rendre la philosophie inutile, sinon ridicule. Les curés et leurs adeptes ont tant dit que la philosophie c’est de la bêtise, que les athées ont fini par y croire. Et les affairistes bourgeois, — les opportunards blancs, bleus et rouges — ont tant ri du philosophe que les hommes sincères s’y sont laissé prendre. Quel tripoteur de la Bourse, quel Thiers, quel Napoléon, quel Gambetta ne l’ont-ils pas répété, pour mieux faire leurs affaires ! Aussi, la philosophie est passablement en mépris aujourd’hui.

Eh bien, quoi qu’en disent les curés, les gens d’affaires et ceux qui répètent ce qu’ils ont appris, l’Anarchie fut comprise par ses fondateurs comme une grande idée philosophique. Elle est, en effet, plus qu’un simple mobile de telle ou telle autre action. Elle est un grand principe philosophique. Elle est une vue d’ensemble qui résulte de la compréhension vraie des faits sociaux, du passé historique de l’humanité, des vraies causes du progrès ancien et moderne. Une conception que l’on ne peut accepter sans sentir se modifier toutes nos appréciations, grandes ou petites, des grands phénomènes sociaux, comme des petits rapports entre nous tous dans notre vie quotidienne.

Elle est un principe de lutte de tous les jours. Et si elle est un principe puissant dans cette lutte, c’est qu’elle résume les aspirations profondes des masses, un principe, faussé par la science étatiste et foulé aux pieds par les oppresseurs, mais toujours vivant et actif, toujours créant le progrès, malgré et contre tous les oppresseurs.

Elle exprime une idée qui, de tout temps, depuis qu’il y a des sociétés, a cherché à modifier les rapports mutuels, et un jour les transformera, depuis ceux qui s’établissent entre hommes renfermés dans la même habitation, jusqu’à ceux qui pensent s’établir en groupements internationaux.

Un principe, enfin, qui demande la reconstruction entière de toute la science, physique, naturelle et sociale.

Ce côté positif, reconstructeur de l’Anarchie n’a cessé de se développer. Et aujourd’hui, l’Anarchie a à porter sur ses épaules un fardeau autrement grand que celui qui se présentait à ses débuts.

Ce n’est plus une simple lutte contre des camarades d’atelier qui se sont arrogé une autorité quelconque dans un groupement ouvrier. Ce n’est plus une simple lutte contre des chefs que l’on s’était donné autrefois, ni même une simple lutte contre un patron, un juge ou un gendarme.

C’est tout cela, sans doute, car sans la lutte de tous les jours — à quoi bon s’appeler révolutionnaire ? L’idée et l’action sont inséparables, si l’idée a eu prise sur l’individu ; et sans action, l’idée même s’étiole.

Mais c’est encore bien plus que cela. C’est la lutte entre deux grands principes qui, de tout temps, se sont trouvés aux prises dans la Société, le principe de liberté et celui de coërcition : deux principes, qui en ce moment même, vont de nouveau engager une lutte suprême, pour arriver nécessairement à un nouveau triomphe du principe libertaire.

Regardez autour de vous. Qu’en est-il resté de tous les partis qui se sont annoncés autrefois comme partis éminemment révolutionnaires ? — Deux partis seulement sont en présence : le parti de la coërcition et le parti de la liberté ; Les Anarchistes, et, contre eux, — tous les autres partis, quelle qu’en soit l’étiquette.

C’est que contre tous ces partis, les anarchistes sont seuls à défendre en son entier le principe de la liberté. Tous les autres se targuent de rendre l’humanité heureuse en changeant, ou en adoucissant la forme du fouet. S’ils crient « à bas la corde de chanvre du gibet », c’est pour la remplacer par le cordon de soie, appliqué sur le dos. Sans fouet, sans coërcition, d’une sorte ou d’une autre, — sans le fouet du salaire et de la faim, sans celui du juge et du gendarme, sans celui de la punition sous une forme ou sur une autre, — ils ne peuvent concevoir la société. Seuls, nous osons affirmer que punition, gendarme, juge, faim et salaire n’ont jamais été, et ne seront jamais un élément de progrès ; et que sous un régime qui reconnaît ces instruments de coërcition, si progrès il y a, le progrès est acquis contre ces instruments, et non pas par eux.

Voilà la lutte que nous engageons. Et quel jeune cœur honnête ne battra-t-il pas à l’idée que lui aussi peut venir prendre part à cette lutte, et revendiquer contre toutes les minorités d’oppresseurs la plus belle part de l’homme, celle qui a fait tous les progrès qui nous entourent et qui, malgré dela, pour cela même fut toujours foulée aux pieds !

— Mais ce n’est pas tout.

Depuis que la divison entre le parti de la liberté et le parti de la coërcition devient de plus en plus prononcée, celui-ci se cramponne de plus en plus aux formes mourantes du passé.

Il sait qu’il a devant lui un principe puissant, capable de donner une force irrésistible à la révolution, si un jour il est bien compris par les masses. Et il travaille à s’emparer de chacun des courants qui forment ensemble le grand courant révolutionnaire. Il met la main sur la pensée communaliste qui s’annonce en France et en Angleterre. Il cherche à s’emparer de la révolte ouvrière contre le patronat qui se produit dans le monde entier.

Et, au lieu de trouver dans les socialistes moins avancés que nous des auxilliaires, nous trouvons en eux, dans ces deux directions, un adversaire adroit, s’appuyant sur toute la force des préjugés acquis, qui fait dévier le socialisme dans des voies de traverse et qui finira par effacer jusqu’au sens socialiste du mouvement ouvrier, si les travailleurs ne s’en aperçoivent à temps et n’abandonnent pas leurs chefs d’opinion actuels.

L’anarchiste se voit ainsi forcé de travailler sans relâche et sans perte de temps dans toutes ces directions.

Il doit faire ressortir la partie grande, philosophique du principe de l’Anarchie. Il doit l’appliquer à la science, car par cela, il aidera à remodeler les idées : il entamera les mensonges de l’histoire, de l’économie sociale, de la philosophie, et il aidera à ceux qui le font déjà, souvent inconsciemment, par amour de la vérité scientifique, à imposer le cachet anarchiste à la pensée du siècle.

Il a à soutenir la lutte et l’agitation de tous les jours contre oppresseurs et préjugés, à maintenir l’esprit de révolte partout où l’homme se sent opprimé et possède le courage de se révolter.

Il a à déjouer les savantes machinations de tous les partis, jadis alliés, mais aujourd’hui hostiles, qui travaillent à faire dévier dans des voies autoritaires, les mouvements nés comme révolte contre l’oppression du Capital et de l’État.

Et enfin, dans toutes ces directions il a à trouver, à deviner par la pratique même de la vie, les formes nouvelles que les groupements, soit de métier, soit territoriaux et locaux, pourront prendre dans une société libre, affranchie de l’autorité des gouvernements et des affameurs.

La grandeur de la tâche à accomplir n’est-elle pas la meilleure inspiration pour l’homme qui se sent la force de lutter ? N’est-elle pas aussi le meilleur moyen pour apprécier chaque fait séparé qui se produit dans le courant de la grande lutte que nous avons à soutenir ?V

Résistance politique et révolution sociale: Comprendre et abolir le salariat…

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Quelle différence entre un salarié et un esclave ? Un salarié est un esclave à louer pour lequel le patron n’est plus responsable et n’a plus absolument aucune obligation. L’esclave est enchaîné de force et son combat pour la liberté est légitime. Le salarié se passe les chaînes tout seul et son combat pour la liberté est optionnel. On peut toujours argumenter qu’il est obligé de vendre sa force de travail, qu’il n’a pas le choix. Il a en fait le choix dans l’absolu, celui de refuser son aliénation et de se liguer avec les autres pensant comme lui/elle pour non pas lutter pour les « améliorations des conditions de travail et des salaires », mais de lutter pour l’abolition de ce système inepte. C’est alors qu’il devient anarchiste !

— Résistance 71 —

 

Le salariat

 

Pierre Kropotkine

 

Tiré de son livre “La conquête du pain” (1889)

 

I

Dans leurs plans de reconstruction de la Société, les collectivistes commettent, à notre avis, une double erreur. Tout en parlant d’abolir le régime capitaliste, ils voudraient maintenir, néanmoins, deux institutions qui font le fond de ce régime : le gouvernement représentatif et le salariat.

Pour ce qui concerne le gouvernement soit-disant représentatif, nous en avons souvent parlé. Il nous reste absolument incompréhensible, comment des hommes intelligents — et le parti collectiviste n’en manque pas — peuvent rester partisans des parlements nationaux ou municipaux, après toutes les leçons que l’histoire nous a données à ce sujet, soit en France, soit en Angleterre, en Allemagne, en Suisse ou aux Etats-Unis.

Tandis que de tous côtés nous voyons le régime parlementaire s’effondrer, et tandis que de tous côtés surgit la critique des principes mêmes du système — non plus seulement de ses applications, — comment se fait-il que des hommes intelligents s’appelant socialistes-révolutionnaires, cherchent à maintenir ce système, déjà condamné à mourir ?

On sait que le système fut élaboré par la bourgeoisie pour tenir tête à la royauté et maintenir en même temps, et accroître sa domination sur les travailleurs. On sait qu’en le préconisant les bourgeois n’ont jamais soutenu sérieusement qu’un parlement ou un conseil municipal représente la nation ou la cité : les plus intelligents d’entre eux savent que c’est impossible. En soutenant le régime parlementaire, la bourgeoisie a cherché tout bonnement à opposer une digue à la royauté, sans donner de liberté au peuple.

On s’aperçoit, en outre, qu’à mesure que le peuple devient conscient de ses intérêts et que la variété des intérêts se multilie, le système ne peut plus fonctionner. Aussi les démocrates de tous les pays cherchent-ils, sans les trouver, des palliatifs divers, des correctifs du système. On essaie le referendum et on trouve qu’il ne vaut rien ; on parle de représentation proportionnelle, de représentation des minorités — autres utopies parlementaires. On s’évertue, en un mot, à trouver l’introuvable, c’est-à-dire une délégation qui représente les millions d’intérêts variés de la nation ; mais on est forcé de reconnaître que l’on fait fausse route, et la confiance dans un gouvernement par délégation s’en va.

Il n’y a que les démocrates-socialistes et les collectivistes qui ne perdent pas cette confiance et qui cherchent à maintenir cette soi-disant représentation nationale, et c’est ce que nous ne comprenons pas.

Si nos principes anarchistes ne leur conviennent pas, s’ils les trouvent inapplicables, au moins devraient-ils, ce nous semble, chercher à deviner quel autre système d’organisation pourrait bien correspondre à une société sans capitalistes ni propriétaires. Mais, prendre le système des bourgeois, —système qui se meurt déjà, système vicieux s’il en fut — et le préconiser avec quelques légères corrections, telles que le mandat impératif ou le referendum, dont l’inutilité est déjà démontrée : le préconiser pour une société qui aura fait sa révolution sociale — cela nous paraît absolument incompréhensible, à moins que sous le nom de Révolution sociale, on préconise tout autre chose que la Révolution, c’est-à-dire quelque replâtrage minime du régime bourgeois actuel.

Il en est de même pour le salariat ; car après avoir proclamé l’abolition de la propriété privée et la possession en commun des instruments de travail, coment peut-on préconiser, sous une forme ou sous une autre, le maintien du salariat ? Et c’est bien, cependant, ce que font les collectivistes lorsqu’ils nous préconisent les bons de travail.

Si les socialistes anglais du commencement de ce siècle ont prêché les bons de travail, cela se comprend. Ils cherchaient simplement à mettre d’accord le Capital et le Travail. Ils répudiaient toute idée de toucher violemment à la propriété des capitalistes. Ils étaient si peu révolutionnaires qu’ils se déclaraient prêts à subir jusqu’au régime impérial, pourvu que ce régime favorisât leurs sociétés de coopération. Au fond, ils restaient bourgeois, charitables si l’on veut, et c’est pourquoi — Engels nous le dit dans sa préface au manifeste communiste de 1848 — à cette époque les socialistes étaient des bourgeois, tandis que les travailleurs avancés étaient communistes.

Si, plus tard, Proudhon a repris cette idée, cela se comprend encore. Dans son système mutualiste, que cherchait-il, sinon rendre le capital moins offensif, malgré le maintien de la propriété individuelle, qu’il détestait au fond de son coeur, mais qu’il croyait nécessaire comme garantie pour l’individu contre l’Etat.

Que les économistes plus ou moins bourgeois admettent aussi les bons de travail, cela se comprend encore. Il leur importe peu que le travailleur soit payé en bons de travail, ou en monnaie frappée à l’effigie de la République ou de l’Empire. Ils tiennent à sauver dans la débâcle prochaine la propriété individuelle des maisons habitées, du sol, des usines, ou du moins des maisons habitées et du Capital nécessaire à la production manufacturière. Et pour maintenir cette propriété, les bons de travail feraient très bien leur affaire.

Pourvu que le bon de travail puisse être échangé contre des bijoux ou des voitures, le propriétaire de la maison l’acceptera volontiers comme prix de loyer. Et tant que la maison habitée, le champ, l’usine apprtiendront à des bourgeois, force sera de payer ces bourgeois d’une façon quelconque pour les décider à vous permettre de travailler dans leurs champs ou dans leurs usines et de loger dans leurs maisons. Force sera de salarier le travailleur, de le payer pour son travail, soit en or, soit en papier monnaie, soit en bons de travail échangeables contre toute sorte de commodités.

Mais comment peut-on préconiser cette nouvelle forme de salariat — le bon de travail — si on admet que la maion, le champ et l’usine ne sont plus propriété privée, qu’ils appartiennent à la commune ou à la nation.

II

Examinons de plus près ce système de rétribution du travail recommandé par les collectivistes français, allemands, anglais et italiens[1].

Il se réduit à peu près à ceci: Tout le monde travaille, soit dans les champs, soit dans les usines, les écoles, les hôpitaux, etc., etc. La journée de travail est réglée par l’Etat, auquel appartiennent la terre, les usines, les voies de communication et tout le reste. Chaque travailleur, ayant fait une journée de travail reçoit un bon de travail, qui porte, disons ces mots-ci : huit heures de travail. Avec ce bon, il peut se procurer dans les magasins de l’Etat, ou des diverses corporations, toutes sortes de marchandises. Le bon est divisible, en sorte que l’on peut acheter pour une heure de travail de viande, pour dix minutes d’allumettes, ou bien une demi-heure de tabac. Au lieu de dire : quatre sous de savon, on dira, après la Révolution collectiviste : cinq minutes de savon.

La plupart des collectivistes, fidèles à la distinction établie par les économistes bourgeois (et Marx aussi) entre le travail qualifié et le travail simple, nous disent que le travail qualifié, ou professionnel, devra être payé un certain nombre de fois plus, que le travail simple.. Ainsi, une heure de travail du médecin devra être considérée équivalente à deux ou trois heures de travail de la garde-malade, ou bien à trois heures du terrassier. “Le travail professionnel ou qualifié sera un multiple du travail simple”, nous dit le collectiviste Groenlund, parce que ce genre de travail demande un apprentissage plus ou moins long.

D’autres collectivistes, tels que les marxistes français, ne font pas cette distinction. Ils proclament “l’égalité des salaires”. Le docteur, le maître d’école et le professeur seront payés en bons de travail au même taux que le terrassier. Huit heures passées à faire la tournée de l’hôpital, vaudront autant que huit heures passées à des travaux de terrassement, ou bien dans la mine, dans l’usine.

Quelques-uns font encore une concession de plus ; ils admettent que le travail désagréable ou malsain, — tel que celui des égouts — pourra être payé à un taux plus élevé que le travail agréable. Une heure de service des égouts comptera, disent-ils, comme deux heures de travail du professeur.

Ajoutons que certains collectivistes admettent la rétribution en bloc par corporations. Ainsi une corporation dirait : «Voici cent tonnes d’acier. Pour les produire, nous avons été cent travailleurs, et nous y avons mis dix jours. Notre journée ayant été de huit heures, cela fait huit mille heures de travail pour cent tonnes d’acier ; soit quatre vingt heures la tonne». Sur quoi l’Etat leur paierait huit mille bons de travail d’une heure chacun, et ces huit mille bons seraient répartis entre les membres de l’usine, comme bon leur semblerait.

D’autre part, cent mineurs ayant mis vingt jours pour extraire huit mille tonnes de charbon, le charbon vaudrait deux heures la tonne, et les seize mille bons d’une heure chacun, reçus par la corporation des mineurs, serient répartis entre eux selon leurs appréciations.

S’il y avait dispute, — si les mineurs protestaient et disaient que la tonne d’acier ne doit coûter que soixante heures de travail au lieu de quatre-vingt ; si le professeur voulait faire payer sa journée deux fois plus que la garde-malade, — alors l’Etat interviendrait et réglerait leurs différents.

Telle est, à peu de choses près, l’organisation que les collectivistes veulent faire surgir de la Révolution sociale. Comme on le voit, leurs principes sont : propriété collective des instruments de travail, et rémunération à chacun selon le temps employé à produire, en tenant compte de la productivité de son travail. Quant au régime politique, ce serait le régime parlementaire, amélioré par le changement des hommes au pouvoir, le mandat impératif et le referendum c’est-à-dire le pébiscite oui ou non sur les questions qui seraient soumises à la votation populaire.

Disons tout d’abord que ce système nous semble absolument irréalisable.

Les collectivistes commencent par proclamer un principe révolutionnaire — l’abolition de la propriété privée — et ils le nient, sitôt proclamé, en maintenant une organisation de la production et de la consommation qui est née de la propriété privée.

Ils proclament un principe révolutionnaire et — oubli inconcevable — ils ignorent les conséquences qu’un principe aussi différent que le principe actuel devra amener. Ils oublient que le fait même d’abolir la propriété individuelle des instruments de travail (sol, usines, moyens de communication, capitaux) doit lancer la société dans des voies absolument nouvelles ; qu’il doit changer de fonds en comble la production, aussi bien dans ses moyens que dans ses buts : que toutes les questions quotidiennes entre individus doivent être modifiées sitôt que la terre, la machine et le reste sont considérés comme possession commune.

Ils disent : «Point de propriété privée», et aussitôt ils s’empressent de maintenir la propriété privée dans ses manifestations quotidiennes. «Vous serez une commune pour produire. Les champs, les outils, les machines, disent-ils, vous appartiendront à tous. On ne fera pas la moindre distinction concernant la part que chacun de vous a prise précédemment pour faire ces machines, pour creuser ces mines ou pour établir ces voies ferrées.

«Mais dès demain, vous vous disputerez minutieusement sur la part que vous allez prendre à faire de nouvelles machines, à creuser de nouvelles mines. Dès demain, vous chercherez à penser exactement la part qui reviendra à chacun dans la nouvelle production. Vous compterez vos minutes de travail et vous serez sur le guet pour qu’une minute de travail de votre voisin ne puisse pas acheter plus de produits que la vôtre.

«Vous calculerez vos heures et vos minutes de travail, et puisque l’heure ne mesure rien, puisque dans telle manufacture un travailleur peut surveiller quatre métiers à la fois, tandis que dans telle autre manufacture, il n’en surveille que deux, — vous devrez peser la force musculaire, l’énergie cérébrale et l’énergie nerveuse dépensée. Vous calculerez minutieusement les années d’apprentissage, pour évaluer exactement la part de chacun d’entre vous dans la production future. Tout cela, après avoir déclaré que vous ne tenez aucun compte de la part qu’il y a prise dans le passé».

Eh bien, pour nous, il est évident que si une nation ou une commune se donnait une pareille organisation ; elle ne pourrait pas subsister pendant un mois. Une société ne peut pas s’organiser sur deux principes absolument opposés — deux principes qui se contredisent à chaque pas. Et la nation ou la commune qui se donnerait une pareille organisation serait forcée, ou bien de revenir à la propriété privée, ou bien de se transformer immédiatement en société communiste.

III

Nous avons dit que la plupart des écrivains collectivistes demandent que, dans la société socialiste, la rétribution se fasse en établissant une distinction entre le travail qualifié ou professionnel, et le travail simple. Ils prétendent que l’heure de travail de l’ingénieur, de l’architecte doit être comptée comme deux ou trois heures de travail du forgeron, du maçon ou de la garde-malade. Et la même distinction, disent-ils, doit être établie entre les travailleurs dont le métier exige un apprentissage plus ou moins long, et ceux qui ne sont que de simples journaliers.

Cela se fait aussi dans la société bourgeoise ; cela devrait se faire de même dans la société collectiviste.

Eh bien, établir cette distinction, c’est maintenir toutes les inégalités de la société actuelle. C’est tracer d’avance une démarcation entre le travailleur et ceux qui prétendent le gouverner. C’est toujours diviser la société en deux classes bien distinctes : l’aristocratie du savoir, au-dessus de la plèbe des mains calleuses. ; l’une vouée au service de l’autre ; l’une travaillant de ses bras pour nourrir et vêtir les autres, pendant que ceux-ci profitent de leurs loisirs pour apprendre à dominer leurs nourriciers.

C’est plus que cela : c’est prendre un des traits distinctifs de la société bourgeoise et lui donner la sanction de la Révolution sociale. C’est ériger en principe un abus que l’on condamne aujourd’hui dans la vieille société qui s’en va.

Nous savons ce que l’on va nous répondre. On nous parlera de «socialisme scientifique». On citera les économistes bourgeois — et Marx aussi — pour prouver que l’échelle des salaires a sa raison d’être, puisque «la force de travail» de l’ingénieur aura plus coûté à la société que «la force de travail» du terrassier. En effet, les économistes n’ont-ils pas chercher à nous prouver que si l’ingénieur est payé vingt fois plus que le terrassier, c’est parce que les frais «nécessaires» pour faire un ingénieur sont plus considérables que ceux qui sont nécessaires pour faire un terrassier. — Parbleu ! il fallait bien ça, une fois qu’on s’était imposé la tâche ingrate de prouver que les produits s’échangent en proportion des quantités de travail socialement nécessaires à leur [production]. Sans cela, la théorie de la valeur de Ricardo, reprise par Marx pour son compte, ne pouvait pas tenir debout.

Mais nous savons aussi à quoi nous en tenir à ce sujet. Nous savons que si l’ingénieur, le savant, le docteur sont payés aujourd’hui dix ou cent fois plus que le travailleur, ce n’est pas en raison des «frais de production» de ces messieurs. C’est en raison d’un monopole d’éducation. L’ingénieur, le savant et le docteur exploitent tout bonnement un capital — leur brevet — tout comme le bourgeois exploite une usine, ou le noble exploitant ses titres de naissance. Le grade universitaire a remplacé l’acte de naissance du noble de l’ancien régime.

Quant au patron qui paie l’ingénieur vingt fois plus que le travailleur, il fait ce calcul bien simple : si l’ingénieur peut lui économiser cent mille francs par an sur la production, il lui paie vingt mille francs. Et quand il voit un contremaître, habile à faire suer la main-d’oeuvre, il s’empresse de lui proposer deux ou trois mille francs par an. Il lâche un millier de francs , là où il escompte en gagner dix mille, et c’est là l’essence du régime capitaliste.

Qu’on ne vienne donc pas nous parler de frais de production de la force de travail, et nous dire qu’un étudiant qui a passé gaiement sa jeunesse à l’université ait «droit» à un salaire dix fois plus élevé que le fils du mineur qui s’est étiolé dans la mine dès l’âge de onze ans. Autant voudrait dire qu’un commerçant qui a fait vingt ans «d’apprentissage» dans une maison de commerce, a droit à toucher ses cent francs par jour, et ne payer que cinq francs à chacun de ses employés.

Personne n’a jamais calculé les frais de production de la force de travail. Et si un fainéant coûte bien plus à la Société qu’un honnête travailleur, reste encore à savoir si, tout compté — mortalité des enfants ouvriers, anémie qui les ronge, et morts prématurées — un robuste ouvrier ne coûte pas plus cher à la Société qu’un artisan.

Voudrait-on nous faire croire, par exemple, que le salaire de trente sous que l’on paie à l’ouvrière parisienne, ou les six sous de la paysanne d’Auvergne qui s’aveugle sur les dentelles, représentent les «frais de production» de ces femmes ? Nous savons bien qu’elle travaillent souvent pour moins que çà, mais nous savons aussi qu’elles le font exclusivement parce que, grâce à notre superbe organisation, elles mourraient de faim sans ces salaires dérisoires.

Dans la Société actuelle, lorsque nous voyons qu’un Ferry ou un Floquet se paient une centaine de mille francs par an tandis que le travailleur doit se contenter de mille ou moins ; lorsque nous voyons que le contremaître est payé deux ou trois fois plus que le travailleur, et qu’entre les travailleurs eux-mêmes, il y a toutes les gradations, depuis dix francs par jour jusqu’aux six sous de la paysanne, — cela nous révolte.

Nous condamnons ces gradations. Non seulement nous désapprouvons les hauts salaires du ministre, mais nous désapprouvons aussi la différence entre les dix francs et les six sous. Elle nous révolte aussi bien. Nous la considérons injuste et nous disons : à bas les privilèges d’éducation, aussi bien que ceux de naissance ! Nous sommes anarchistes les uns, socialistes les autres, précisément parce que ces privilèges nous révoltent.

Mais comment pourrions-nous ériger les privilèges en principe ? comment proclamer que les privilèges d’éducation seront la base d’une société égalitaire, sans porter un coup de hache à cette même société ? Ce qui a été subi jadis, ne le sera plus dans une société qui aura pour base l’égalité. Le général à côté du soldat, le riche ingénieur à côté du travailleur, le médecin à côté de la garde-malade nous révoltent déjà. Pourrions-nous les subir dans une société qui débuterait en proclamant l’Egalité ?

Evidemment, non. La conscience populaire, inspirée d’un souffle égalitaire, se révolterait contre une pareille injustice ; elle ne la tolérerait pas. Autant vaut ne pas l’essayer.

Voilà pourquoi certains collectivistes français, comprenant l’impossibilité de maintenir l’échelle des salaires dans une société inspirée du souffle de la Révolution, s’empressent aujourd’hui de proclamer l’égalité des salaires. Mais ici ils se buttent contre d’autres difficultés tout aussi grandes, et leur égalité des salaires devient une utopie tout aussi irréalisable que l’échelle des autres.

Une société qui se sera emparée de toute la richesse sociale et qui aura hautement proclamée que «tous» ont droit à cette richesse, — quelle que fut la part qu’il eussent prises antérieurement à la créer, — sera forcée d’abandonnée toute idée de salariat, soit en monnaie, soit en bons de travail.

IV

«A chacun selon ses oeuvres», disent les collectivistes, ou, pour mieux dire, selon sa part des services rendus à la société. Et ce principe, on le recommande comme base de la société, après que la Révolution aura mis en commun les instruments de travail, et tout ce qui est nécessaire à la production !

Eh bien, si la Révolution sociale avait le malheur de proclamer ce principe, ce serait enrayer le développement de l’humanité pour tout un siècle ; ce serait bâtir sur du sable ; ce serait enfin laisser, sans le résoudre, tout l’immense problème social que les siècles passés nous ont mis sur les bras.

En effet, dans une société telle que la nôtre, où nous voyons que plus l’homme travaille, moins il est rétribué, ce principe peut paraître de prime-abord comme une aspiration vers la justice. Mais, au fond, il n’est que la consécration de toutes les injustices actuelles. C’est par ce principe que le salariat a débuté, pour aboutir là où nous en sommes aujourd’hui, aux inégalités criantes, à toutes les abominations de la société actuelle. Et il y a abouti parce que, du jour où la société a commencé à évaluer, en monnaie ou en toute autre espèce de salaire, les services rendus — du jour où il fut dit que chacun n’aurait que ce qu’il réussirait à se faire payer pour ses oeuvres, — toute l’histoire de la société capitaliste (l’Etat y aidant) était écrite d’avance ; elle était renfermée, en germe, dans ce principe.

Devons-nous alors revenir au point de départ et refaire à nouveau la même évolution ? Nos théoriciens le veulent ; mais heureusement c’est impossible ; la Révolution, nous l’avons dit, sera communiste ; sinon, elle sera noyée dans le sang.

Les services rendus à la société — que ce soit un travail dans l’usine ou dans les champs, ou bien ses services moraux — ne peuvent pas être évalués en unités monétaires. Il ne peut y avoir de mesure exacte de la valeur — ni de ce qu’on a nommé improprement valeur d’échange, ni de la valeur d’utilité. Si nous voyons deux individus, travaillant l’un et l’autre pendant des années, cinq heures par jour, pour la communauté, à deux travaux différents qui leur plaisent également, nous pouvons dire que, somme toute, leurs travaux sont équivalents. Mais on ne peut pas fractionner leur travail, et dire que le produit de chaque journée, de chaque heure ou de chaque minute de travail de l’un vaut le produit de chaque minute et de chaque heure de l’autre.

Pour nous l’échelle actuelle des salaires est un produit complexe des impôts, de la tutelle gouvernementale, de l’accaparement capitaliste — de l’Etat et du Capital en un mot. Aussi disons-nous que toutes les théories, faites par les économistes sur l’échelle des salaires, ont été inventées après coup pour justifier les injustices qui existent. Nous n’avons pas à en tenir compte.

On ne manquera pas non plus de nous dire que cependant l’échelle collectiviste des salaires serait toujours un progrès. — «Il vaudra toujours mieux, dira-t-on, avoir une classe de gens payés deux ou trois fois plus que le commun des travailleurs que d’avoir des Rothschild qui empochent en un jour ce que le travailleur ne parvient pas à gagner en un an. Ce serait toujours un pas vers l’égalité.».

Pour nous, ce serait un progrès à rebours. Introduire dans une société socialiste la distinction entre le travail simple et le travail professionnel, serait sanctionner la Révolution et ériger en principe un fait brutal que nous subissons aujourd’hui, mais que néanmoins nous considérons comme injuste. Ce serait faire comme ces messieurs du 4 août 1789, qui proclamaient l’abolition des droits féodaux avec force phrases à effet, mais qui, le 8 août, sanctionnaient ces mêmes droits en imposant aux paysans de les racheter aux seigneurs. Ce serait encore faire comme le gouvernement russe, lors de l’émancipation des serfs, lorsqu’il proclama que la terre appartiendrait désormais aux seigneurs, tandis qu’auparavant c’était un abus que de disposer des terres qui appartenaient aux serfs.

Ou bien, pour prendre un exemple plus connu : lorsque la Commune de 1871 décida de payer les membres du conseil de la Commune quinze francs par jour, tandis que les fédérés aux remparts ne touchaient que trente sous, certains ont acclamé cette décision comme un acte de haute démocratie égalitaire. Mais, en réalité, par cette décision, la Commune ne faisait que sanctionner la vieille inégalité entre le fonctionnaire et le soldat, le gouvernant et le gouverné. Pour une chambre opportuniste, une pareille décison eût été superbe ; mais pour la Commune elle était un mensonge. La Commune mentait à son principe révolutionnaire, et par cela même elle le condamnait.

On peut dire grosso modo que l’homme qui, toute sa vie durant, s’est privé de loisir pendant dix heures par jour, a donné à la société beaucoup plus que celui qui ne s’est pas privé du tout. Mais on ne peut pas prendre ce qu’il a fait pendant deux heures et dire que ce produit vaut deux fois plus que le produit d’une heure de travail d’un autre individu et le rémunérer en proportion. Faire ainsi, serait ignorer tout ce qu’il y a de complexe dans l’industrie, dans l’agriculture, — la vie entière de la société actuelle ; ce serait ignorer jusqu’à quel point tout travail de l’individu est le résultat de travaux antérieurs et présents de la société entière. Ce serait se croire dans l’âge de la pierre, tandis que nous vivons dans l’âge de l’acier.

En effet, prenez n’importe quoi — une mine de charbon, par exemple — et voyez s’il n’y a la moindre possibilité de mesure et d’évaluer les services rendus par chacun des individus travaillant à l’extraction du charbon.

Voyez cet homme, posté à l’immense machine qui fait monter et descendre la cage dans une mine moderne. Il tient en main le levier qui arrête et renverse la marche de la machine ; il arrête la cage et la fait rebrousser chemin en un clin d’oeil ; il la lance en haut ou en bas avec une vitesse vertigineuse. Il suit sur le mur un indicateur qui lui montre, sur une petite échelle, à quel endroit du puits se trouve la cage à chaque instant de sa marche. Tout attention, il suit des yeux cet indicateur, et dès que l’indicateur a atteint un certain niveau, il arrête soudain l’élan de la cage — pas un mètre plus haut, ni plus bas que le niveau convenu. Et à peine a-t-on déchargé les bennes remplies de charbon et poussé les bennes vides, il renverse le levier et lance la cage de nouveau dans l’espace.

Pendant huit, dix heures de suite, il déploie ces prodiges d’attention. Que son cerveau se relâche pour un seul moment, et la cage ira heurter et briser les roues, rompre le cable, écraser les hommes, arrêter tout travail de la mine. Qu’il perde trois secondes à chaque coup du levier, et — dans mes mines perfectionnées modernes — l’extraction est réduite de vingt à cinquante tonnes par jour.

Eh bien, est-ce lui qui rend le plus grand service dans la mine ? Ou bien, peut-être, ce garçon qui lui sonne d’en bas le signal de remonter la cage ? Ou bien est-ce le mineur qui à chaque instant risque sa vie au fond de la mine et finira un jour par être tué par le grisou ? Ou bien encore l’ingénieur qui perdrait la couche de charbon et ferait creuser la pierre s’il faisait une simple erreur d’addition dans ses calculs ? Ou bien, enfin, — comme le prétendent les économistes qui, eux aussi, prêchent la rétribution selon les «oeuvres» à leur façon — est-ce le propriétaire qui a engagé tout son patrimoine et qui a, peut-être, dit contrairement à toutes les prévision : «Creusez ici, vous trouverez un excellent charbon.»

Tous les travailleurs engagés dans la mine contribuent, dans la mesure de leurs forces, de leurs énergies, de leur savoir, de leur intelligence et de leur habileté, à extraire le charbon. Et tout ce que nous pouvons dire, c’est que tous ont droit de vivre, de satisfaire leurs besoins, et même leurs fantaisies, après que les besoins les plus impérieux de tous auront été satisfaits. Mais comment pouvons-nous évaluer leurs oeuvres ?

Et puis, le charbon qu’ils auront extrait est-il bien leur oeuvre ? N’est-il pas aussi l’oeuvre de ces hommes qui ont bâti le chemin de fer menant à la mine et les routes qui rayonnent de tous côtés de ses stations ? N’est-il pas aussi l’oeuvre de ceux qui ont labouré et ensemencé les champs, extrait le fer, coupé le bois dans la forêt, bâti les machines qui brûleront le charbon et ainsi de suite ?

Aucune distinction ne peut être faite entre les oeuvres de chacun. Les mesurer par les résultats, nous mène à l’absurde. Les fractionner et les mesurer par les heures de travail, nous mène aussi à l’absurde. Reste une chose : ne pas les mesurer du tout et reconnaître le droit à l’aisance pour tous ceux qui prendront part à la production.

Mais prenez une autre branche de l’activité humaine, prenez tout l’ensemble de notre existence, et dites : Lequel d’entre nous peut réclamer une rétribution plus forte pour ses oeuvres ? Est-ce le médecin qui a deviné la maladie, ou la garde-malade qui a assuré la guérison par ses soins hygiéniques ?

Est-ce l’inventeur de la première machine à vapeur, ou le garçon qui, un jour, lassé de tirer la corde qui servait jadis à ouvrir la soupape pour faire entrer la vapeur sous le piston, attacha cette corde au levier de la machine et alla jouer avec ses camarades, sans se douter qu’il avait inventé le mécanisme essentiel de toute machine moderne — la soupape s’ouvrant d’une façon automatique ?

Est-ce l’inventeur de la locomotive, ou cet ouvrier de Newcastle qui suggéra de remplacer par des traverses en bois les pierres que l’on mettait jadis sous les rails et qui faisaient dérailler les trains faute d’élasticité ? Est-ce le mécanicien sur la locomotive, ou l’homme qui, par ses signaux, arrête les trains, ou leur ouvre les voies ?

Ou bien, prenez le câble transaltlantique. Qui donc a plus fait pour la société : l’ingénieur qui s’obstinait à affirmer que le câble transmettrait les dépêches, tandis que les savants électriciens le déclaraient impossibles ? Ou bien Maury, le savant qui conseilla d’abandonner les gros câbles et d’en prendre un pas plus gros qu’une canne ? Ou bien encore, ces volontaires venus d’on ne sait où, qui passaient nuit et jour sur le pont à examiner minutieusement chasque mètre du câble et à enlever les clous que les actionnaires des compagnies maritimes faisaient enfoncer bêtement dans la couche isolante du câble, afin de le mettre hors de service ?

Et dans un domaine encore plus vaste — le vrai domaine de la vie humaine avec ses joies, ses douleurs et ses accidents, — chacun de nous ne nommera-t-il pas quelqu’un qui lui aura rendu dans sa vie un service si grand, si important, qu’il s’indignerait si on lui parlait d’évaluer ce service en monnaie ? Ce service pouvait être en un mot, rien qu’en un mot dit juste et à temps ; ou bien ce furent des mois et des années de dévouement. Allez vous aussi évaluer ces services, les plus importants de tous, en «bons de travail».

«Les oeuvres de chacun !» — Mais les sociétés humaines ne vivraient pas deux générations de suite, elles disparaîtraient dans cinquante ans, si chacun ne donnait infiniment plus que ce qui lui sera rétribué en monnaie, en «bons», ou en récompenses civiques. Ce serait l’instinction de la race si la mère n’usait sa vie pour conserver celles de ses enfants, si chaque homme ne donnait sans rien compter, si l’homme ne donnait surtout là où il n’attend aucune récompense.

Et si la société bourgeoise dépérit, si nous sommes, aujourd’hui dans un cul-de-sac, dont nous ne pouvons plus sortir sans porter la torche et la hache sur les institutions du passé, — c’est précisément à cause d’avoir trop compté, ce qui fait le compte des gredins. C’est à cause de nous être laissé entraîner à ne donner que pour recevoir, d’avoir voulu faire de la société une compagnie commerciale basé sur le doit et l’avoir.

Les collectivistes, d’ailleurs, le savent. Ils comprennent vaguement qu’une société ne pourrait pas exister si elle poussait à bout le principe de «à chacun selon ses oeuvres». Ils se doutent que les besoins — nous ne parlons pas de fantaisies — les besoins de l’individu ne correspondent pas toujours à ses oeuvres. Aussi, De Pacpe nous dit-il :

« Ce principe —éminemment individualiste — serait du reste tempéré par l’intervention sociale pour l’éducation des enfants et des jeunes gens (y compris l’entretien et la nourriture) et par l’organisation sociale de l’assistance des infirmes et des malades, de la retraite pour les travailleurs âgés, etc.»

Ils se doutent que l’homme de quarante ans et père de trois enfants a des besoins plus grands que le jeune homme de vingt.

Ils se doutent que la femme qui allaite son petit et passe des nuits blanches à son chevet, ne peut pas faire autant d’oeuvres que l’homme qui a tranquillement dormi. Ils semblent comprendre que l’homme et la femme usés à force d’avoir, peut-être, trop travaillé pour la société entière, peuvent se trouver incapables de faire autant d’oeuvres que ceux qui auront fait leurs heures à la douce et empoché leurs bons dans des situations privilégiées de statisticiens de l’Etat.

Et ils s’empressent de tempérer leur principe. —«Mais oui, disent-ils, la société nourrira et élèvera ses enfants ! Mais oui, elle assistera les vieillards et les infirmes ! Mais oui, les besoins et non les oeuvres seront la mesure des frais que la société s’imposera pour temérer le principe des oeuvres.»

La charité — quoi ! La charité, organisée par l’Etat .

Ainsi donc, après avoir nié le communisme, après avoir raillé à leur aise la formule de «à chacun selon ses besoins» — ne voilà-t-il pas qu’ils s’aperçoivent aussi que leurs grands économistes ont oublié quelque chose — les besoins des producteurs. Et alors, ils s’empressent de les reconnaître. Seulement, ce sera l’Etat qui les appréciera ; ce sera l’Etat qui se chargera d’apprécier si les besoins ne sont pas disproportionnés aux oeuvres, et de les satisfaire si c’est le cas.

Ce sera l’Etat qui fera l’aumône à celui qui voudra reconnaître son infériorité. De là, à la loi des pauvres et au workhouse anglais, il n’y a qu’un seul pas.

Il n’y a plus qu’un seul pas, parce que même cette société marâtre qui nous révolte, c’est aussi vue forcée de tempérer son principe d’individualisme. Elle a dû aussi faire des concessions dans un sens communiste et sous la même forme de charité.

Elle aussi distribue des dîners d’un sou pour prévenir le pillage de ses boutiques. Elle aussi bâtit des hôpitaux — souvent très mauvais, mais quelquefois splendides — pour prévenir le ravage des maladies contagieuses. Elle aussi, après avoir payé rien les heures de travail, recueille les enfants de ceux qu’elle a réduit elle-même à la dernière des misères. Elle aussi, tient compte des besoins — par charité.

La misère des misérables —avons-nous dit ailleurs— fut la cause première des richesses. Ce fut elle qui créa le premier capitaliste. Car, avant d’accumuler la «plus-value», dont on aime tant à causer, encore fallait-il qu’il y eût des misérables qui consentissent à vendre leur force de travail pour ne pas mourir de faim. C’est la misère qui a fait les riches. Et si la misère fit des progrès si rapides dans le cours du moyen-âge, ce fut surtout parce que les invasions et les guerres qui s’en suivirent, la création des Etats et le développement de leur autorité, l’enrichissement par l’exploitation en Orient et tant d’autres causes du même genre, brisèrent les liens qui unissaient jadis les communautés agraires et urbaines ; et elles les amenèrent à proclamer, en lieu et place de la solidarité qu’elles pratiquaient autrefois, ce principe: «Peste des besoins ! les oeuvres seules seront payées, et que chacun se tire d’affaire comme il pourra !»

Et c’est encore ce principe qui sortirait de la Révolution ? C’est ce principe que l’on ose appeler du nom de Révolution sociale — de ce nom si cher à tous les affamés, les souffrants et les opprimés ?

Mais il n’en sera pas ainsi. Car le jour où les vieilles institutions crouleront sous la (illisible) du prolétaire, il se trouvera parmi les prolétaires le demi quarteron qui criera : « Le pain pour tous ! Le gite pour tous ! Le droit à l’aisance pour tous !»

Et ces voix seront écoutées. Le peuple se dira : «Commençons par satisfaire nos besoins de vie, de gaité, de liberté.» Et quand tous auront gouté de ce bonheur, nous nous mettrons à l’oeuvre : à l’oeuvre de démolition des derniers vestiges du régime bourgeois : de sa morale, puisée dans le livre de comptabilité, de sa philosophie du «doit» et «avoir», de ses institutions du tien et du mien. Et, en démolissant, nous édifierons, comme disait Proudhon ; mais nous édifierons sur des bases nouvelles, — sur celles du Communisme et de l’Anarchie, et non pas celle de l’Individualisme et de l’Autorité.

Résistance politique: Quelques conclusions et moyens d’actions pour une société libre et égalitaire… Au-delà de la prise de conscience: la conscience politique…

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Réflexions et conclusions sur l’anarchisme

 

Pierre Kropotkine

 

Extraits de “La Science moderne et l’anarchisme” (1901)

 

Traduit de l’anglais et publié par Résistance 71
Le 8 Juin 2011

 

Source: https://resistance71.wordpress.com/2011/06/08/etat-et-societe-analyses-et-solutions-pour-un-marasme-annonce-pierre-kropotkine-scientifique-et-visionnaire-anarchiste-suite-et-fin/

 

Chapitre 11 – Quelques conclusions de l’anarchisme –

[…] Quand un économiste vient et nous dit: “Dans un contexte de marché libre total la valeur des produits est mesurée par la quantité de travail socialement nécessaire à les produire.” (comme le disent Ricardo, Proudhon, Marx et bien d’autres), nous n’acceptons pas cette affirmation comme une profession de foi pour la raison qu’elle a été proclamée par une autorité particulière en la matière ou parce que cela nous semble être “diablement socialiste”. “C’est possible “ nous disons, “que cela soit juste. Mais ne voyez-vous pas qu’en faisant cette affirmation, vous maintenez que la valeur et la quantité de travail requise sont proportionnelles, de la même manière que la vitesse de chute d’un objet est proportionnelle au temps de sa chute ? Vous affirmez ainsi une certaine relation quantitative entre le travail et la valeur marchande. Très bien; mais avez-vous donc en conséquence fait les observations et les mesures quantitatives qui par elles-mêmes pourraient confirmer votre hypothèse quantitative ?

Vous pouvez dire que de manière générale, la valeur d’échange des produits augmente si la quantité de travail nécessaire pour les produire augmente. C’est ainsi qu’Adam Smith s’est exprimé, mais il fut assez sage de rajouter que sous un régime de production capitaliste, la proportionalité entre la valeur d’échange et la quantité de travail nécessaire n’était plus de mise. Mais de là à sauter à la conclusion qu’en conséquence, les deux quantités sont proportionnelles, que l’une est la mesure de l’autre et que cela constitue la loi de l’économie, ceci est une erreur grossière. Une erreur aussi grossière que d’affirmer par exemple que la quantité de pluie qui tombera demain sera proportionnelle a la quantité représentant la chute de millimètres du baromètre sous la moyenne établie à un certain endroit en une certaine saison.

L’homme qui remarqua la relation entre la chute du baromètre et la quantité de pluie qui tombe, l’homme qui remarqua qu’une pierre qui tombe d’une grande hauteur acquiert plus de vélocité que la même pierre tombant d’un mètre, ces hommes ont fait des découvertes scientifiques. C’est ce qu’Adam Smith fît eut égard à la valeur. Mais un homme qui viendrait après qu’une telle remarque générale fût faite et qui affirmerait que la quantité de pluie qui tombe est mesurée par la quantité de la chute du baromètre par rapport à une normale saisonnière ou bien que la distance parcourut par une pierre en chute est proportionnelle à la durée de la chute et est mesurée par celle-ci, parlerait de manière inepte. De plus il prouverait que la méthode scientifique lui est complètement inconnue. Il prouverait que ses écrits ne sont pas scientifiques, bien que remplis de mots tirés du jargon scientifique. Ceci est exactement ce qui fut fait concernant l’affirmation sus-mentionnée sur la valeur […]

[…] Un homme de science sait qu’il y a des milliers d’autres relations possibles indépendamment de la relation de proportionalité et pouvant lier les deux quantités, et à moins qu’il ait procédé à de nombreuses mesures qui prouvent que cette relation de simple proportionalité existe, personne n’oserait même faire une telle affirmation. Et pourtant, cela est exactement ce que font les économistes quand ils disent que le travail est la mesure de la valeur ! Pis que cela… Ils ne voient même pas qu’ils ne font en fait qu’une supposition, une suputation, une suggestion. Ils affirment péremptoirement que leur affirmation est une loi; ils ne comprennent même pas la nécessité que cela soit vérifié par des mesures […]

La valeur d’échange et le travail nécessaire ne sont pas proportionnels l’un à l’autre, le travail n’est pas la mesure de la valeur et Adam Smith l’avait déjà noté. Après avoir commencé à dire qu’ils l’étaient, il réalisa très vite que cela n’était vrai que dans le contexte d’évolution tribale de l’humanité. Dans le système capitaliste, la valeur d’échange n’est plus mesurée par la quantité de travail nécessaire. Beaucoup d’autres facteurs interviennent dans une société capitaliste, qui viennent altérer la relation qui a pu exister entre la valeur d’échange et le travail. Mais les économistes modernes ne tiennent aucun compte de cela, ils continuent de répéter ce que Ricardo a écrit dans la première moitié du XIXème siècle.

Ce que nous disons à propos de la valeur, s’applique a la plupart des assertions faites par les économistes et les soi-disants “socialistes scientifiques” (NdT: ici Kropotkine fait une allusion directe à Marx et Engels), qui continuellement représentent leurs hypothèses comme des “lois naturelles”. Non seulement nous maintenons que la plupart de ces soi-disants “lois” ne sont pas correctes, mais nous sommes également certains que ceux qui croient en ces “lois”, reconnaîtraient eux-mêmes leur erreur dès qu’ils prendraient conscience, comme tout naturaliste, de la nécessité de soumettre tout affirmation numérique et quantitative à un test numérique et quantitatif […]

[…] En fait toute loi naturelle signifie ceci: “Si telles et telles conditions sont réunies, le résultat sera ceci et cela.” […]

[..] Jusqu’ici, les économistes académiques ont toujours simplement énuméré ce qui se passe sous telles ou telles conditions, sans spécifier ni analyser les conditions elles-mêmes. Si elles furent mentionnées, c’est pour être immédiatement oubliées et ne plus en parler.

Ceci est déjà suffisamment mauvais en soi, mais il y a dans leur enseignement quelque chose de pire. Les économistes représentent les faits qui découlent des conditions comme étant des lois, des lois strictes et immuables. Et ils appellent cela de la science.

Quant aux économistes politiques socialistes, il est vrai qu’ils critiquent quelques conclusions des économistes académiques, ou ils expliquent de manière différente certains faits, mais toujours ils oublient les conditions mentionnées et donnent trop de stabilité aux “faits” économiques d’une époque donnée, en les représentant comme des “lois naturelles”. Aucun d’eux n’a à ce jour tracé sa propre voie dans la science économique. Le plus qui fut fait (par Marx dans son “Capital”), fut de prendre la définition métaphysique des économistes académiques comme Ricardo et de dire: “Vous voyez, même si nous prenons vos propres définitions, nous pouvons prouver que les capitalistes exploitent les travailleurs !” Ceci résonne bien dans un pamphlet, mais est très loin d’être de la science économique.

De manière générale, nous pensons que pour devenir science, l’économie politique doit être construite de manière différente. Elle doit être traitée comme un science naturelle et doit utiliser la méthode utilisée dans toutes les sciences empiriques exactes et elle se doit de se tracer un chemin différent. Elle doit prendre, en regard des sociétés humaines, une position analogue de celle occupée par la physiologie en relation avec les plantes et les animaux. Elle doit devenir la physiologie de la société.

Son but doit être l’étude de la somme toujours croissante des besoins de la société et des moyens utilisés, dans le passé et présentement, pour les satisfaire. Elle doit analyser combien sont utiles les moyens utilisés alors et aujourd’hui pour accéder aux buts fixés. Ensuite, le but de chaque science serait la prédiction et l’application aux demandes de la vie pratique (comme l’a dit Bacon il y a si longtemps); l’économie politique doit étudier les moyens de satisfaire au mieux les besoins présents et futurs avec le moins de dépense d’énergie (économie) et avec les meilleurs résultat pour l’humanité entière […]

Il est très possible que nous ayons tort et qu’il aient raison. Mais la question de savoir qui de nous a tort ou raison ne peut pas être déterminée aux moyens de commentaires byzantins sur l’interprétation de ce que tel ou tel écrivain voulait dire ou en parlant de ce qui est en accord avec la “trilogie d’Hegel” et certainement pas en continuant l’utilisation de la méthode dialectique.

Ceci ne peut être fait qu’en étudiant les faits de l’économie de la même manière et avec les mêmes méthodes que l’on étudie les sciences naturelles… Nous ne pouvons pas être impressionnés par des affirmations telles que : “L’État est l’affirmation de la justice supême dans la société.” Ou “L’État est le porteur et l’instrument du progrès” ou bien même “Sans État, pas de société”. En accord avec notre méthode nous étudions l’état avec le même état d’esprit que nous étudions une ruche ou une colonie de fourmis et leurs sociétés, ou des oiseaux qui sont venus faire leur nid sur les rives d’un lac sibérien ou des côtes arctiques […]

[…] Pour la civilisation européenne (celle des 1500 dernières années à laquelle nous apartenons), l’État est une forme de société qui ne s’est développée que depuis le XVIème siècle, sous l’influence d’une série de causes qu’on peut trouver dans mon essai “L’État et son rôle historique”. Avant cela et depuis la chute de l’empire romain, l’État, dans sa forme romaine, n’existait pas. Si nous le trouvons néanmoins répertorié dans les livres scolaires d’histoire, même depuis l’âge de la période barbare, ce n’est qu’un produit de l’imagination des historiens qui dessinent l’arbre généalogique des rois, en France, jusqu’au début de l’ère des bandes mérovingiennes, et en Russie en remontant jusqu’à Rurik en 862. Les véritables historiens, eux, savent que l’État fut constitué sur les ruines des cités libres médiévales […]

[…] L’état est pour nous, une société d’assurance mutuelle entre le propriétaire terrien, le commandant militaire, le juge, le prêtre, et plus tard le capitaliste, afin de soutenir l’autorité des uns et des autres sur la masse des gens et d’exploiter la pauvreté de la majorité afin de s’enrichir eux-mêmes. Ceci fut l’origine de l’état, ceci fut son histoire, et ceci est son essence actuelle.

En conséquence, imaginer que le capitalisme puisse être aboli tout en maintenant l’état et avec son aide, alors que celui-ci fut créé pour pousser plus avant le développement du capitalisme et a toujours grandi en puissance et en solidité, en proportion de la croissance de la puissance du capitalisme; chérir une telle illusion est à notre sens aussi déraisonnable que d’attendre une émancipation sociale de l’église, du césarisme ou de l’impérialisme. Il est certain qu’il y a eu dans la première moitié du XIX ème siècle pas mal de socialistes qui ont eu ces rêves, mais vivre dans ce monde puéril alors que nous entrons dans le XXème siècle est vraiment trop naïf.

Une nouvelle forme d’organisation économique va demander une nouvelle forme d’organisation et de structure politiques. Que le changement s’opère soudainement par une révolution ou lentement par le biais d’une évolution progressive, les deux changements politique et économique doivent aller de paire, main dans la main.

Chaque pas vers la liberté économique, chaque victoire remportée contre le capitalisme seront de la même manière un pas de plus vers la liberté politique, vers la libération de l’emprise de l’état par le moyen des accords libres territoriaux, professionnels et fonctionnels. Chaque étape gagnée à enlever à l’état quelque puissance ou attribut que ce soient aidera le peuple à gagner une victoire contre le capitalisme […]

Chapitre 12 – les moyens d’action –

[…] Le système de “non-intervention de l’état” n’a jamais existé nulle-part. Partout l’état fut et est toujours, le pilier central et le créateur, direct ou indirect, du capitalisme et de sa puissance sur les masses. Nulle part, depuis que l’état a grandi en influence, les masses ont-elles eu la liberté de résister l’oppression des capitalistes. Les droits qu’elles ont aujourd’hui, elles les ont gagné par la détermination et par des sacrifices sans fin.

Ainsi parler de la “non-intervention” de l’état est peut-être bien pour les économistes de la classe moyenne, qui essaient de persuader les travailleurs que leur misère est une “loi de la Nature”. Mais comment des socialistes peuvent-ils employer un tel langage ? L’état a toujours interferé avec la vie économique en faveur du capitaliste exploiteur. Il lui a toujours donné protection quant à ses vols, toujours donné plus d’aide et de soutien pour plus d’enrichissement…

L’état a été mis en place dans le but précis d’imposer les règles des propriétaires terrien, des employeurs de l’industrie, de la classe des guerriers, du clergé sur les paysans dans les campagnes et les artisans dans les villes. Les riches savent pertinemment bien que si la machine étatique cesse de les protéger, leur pouvoir sur les classes laborieuses s’évanouira en un instant […]

[…] Nous étudions le mouvement vers le communisme qui commença à se développer parmi les couches les plus pauvres de la population en 1793-94 et les formes admirables d’organisation populaire volontaire pour une grande variété de fonctions économiques et politiques qui fut élaborée au sein des “sections” des grandes villes et des municipalités plus petite. De l’autre côté, nous étudions également la croissance de la puissance des classes moyennes, qui travaillèrent énergiquement et de manière cognitive à constituer leur propre autorité en lieu et place de l’autorité brisée du roi et de sa clique. Nous voyons comment ils ont travaillé à l’établissement d’un état fort et centralisé et ainsi consolider les propriétés qu’ils ont acquises durant ou tout a long de la révolution, ainsi que de s‘arroger le droit de d’enrichir encore plus avec le travail sous-payé des classes les plus pauvres. Nous étudions le développement et la lutte de ces deux puissances et essayons de comprendre pourquoi les classes moyennes purent dominer les classes plus pauvres.

C’est alors que nous constatons que l’état centralisé, créé par les classes moyennes jacobines, prépara le chemin du premier empire et de Napoléon. Nous voyons comment, cinquante ans plus tard, Napoléon III trouva dans les rêves de ceux qui pensèrent créer un état centralisé, les éléments pour l’avènement du second empire; et nous comprenons aussi comment cette autorité centralisée, qui durant 70 ans de rang a tué en France tout effort local et personnel de bouger en dehors du système central et de la hiérarchie étatique, demeure la malédiction du pays. Le seul effort véritable d’en sortir librement fut fait par les prolétaires de la Commune de Paris en 1871.

Dans ce domaine également, notre compréhension de l’histoire et les conclusions que nous en tirons, sont bien différentes de la compréhension et des conclusions tirées par la classe moyenne et les partis politiques socialistes […]

Chapitre 13 – Conclusions –

Ce qui a été dit donnera sans doute une vision générale de ce qu’est l’anarchisme… Il représente une tentative d’appliquer des généralisations obtenues par la méthode d’induction-déduction des sciences naturelles à l’évaluation des institutions humaines et de peut-être prédire la marche future de l’humanité vers l’égalité, la fraternité, la liberté en étant toujours guidé par le désir la plus grande somme de bonheur pour chaque unité dans chaque société humaine […]

[…] L’anarchie ne reconnaît que la méthode de recherche scientifique et il applique cette méthode à toutes les sciences habituellement décrites comme “sciences humaines”. Ceci correspons à l’aspect scientifique de l’anarchie […]

[…] Se basant sur de nouvelles données obtenues après des recherches anthropologiques et en cela étendant le travail de ses prédécesseurs du XVIIIème siècle, l’anarchie a pris le parti de l’individu contre l’État et celui de la société contre celui de l’autorité, qui par vertu d’héritage historique, domine la société.

Sur la base de données historiques accumulées par la science moderne, l’anarchie a démontré que l’autorité de l’État, qui croît de plus en plus de nos jours, est en réalité une superstructure inutile et néfaste, qui pour nous européens n’a commencé qu’au XV-XVIème siècles: une superstructure bâtie à l’avantage de la propriété terrienne, du capitalisme et du fonctionariat et qui dans les temps anciens a déjà causé la chute de la Grèce, de Rome et bien d’autres centres de civilisation qui florissaient en Orient et en Egypte.

L’autorité qui fut constituée afin d’unifier le membre du clergé, le noble, le commandant militaire, le juge pour leur protection mutuelle et les avantages de leur classe et qui fut toujours un obstacle aux tentatives de l’Homme de créer pour lui-même une vie somme toute plus libre et sécure, cette autorité donc ne peut en aucune manière devenir une arme d’affranchissement, pas plus que l’église, le césarisme et l’impérialisme ne peuvent devenir les outils de la révolution sociale.

En économie politique, l’anarchisme a abouti à ces conclusions que les méfaits actuels ne proviennent pas de l’appropriation par les capitalistes de “la valeur de surplus” ou du “profit net”, mais du fait que ces deux choses soient de fait possible. Une telle appropriation de travail humain est possible simplement par le fait que la vaste majorité de l’humanité n’a pour ainsi dire rien pour assurer sa subsistance et doivent en conséquence vendre leur force de travail et leur intelligence à un prix qui rend possible pour les capitaliste d’engranger les “surplus de valeur” (valeur ajoutée, NdT) et le profit net.

C’est pourquoi nous considérons qu’en politique économique, le premier chapitre à étudier est le chapitre de la consommation et non celui de la production. Quand une révolution survient, la première des priorités est d’adresser le problème immédiat de la consommation de façon à ce que tout à chacun ait le gîte, le couvert et l’habillage nécessaires…

C’est pourquoi, l’anarchie ne peut pas regarder la révolution à venir comme une simple substitution du “chèque contre travail” pour de l’or, non plus que de contempler l’État comme capital universel pour les capitalistes.

L’anarchisme est-il correct dans ses conclusions ? La réponse nous sera donnée par une critique scientifique de sa base, surtout par la vie pratique du reste. Mais il y a un point sur lequel l’anarchisme est correct, c’est quand il considère l’étude des institutions sociales comme un chapitre de science naturelle, quand il se démarque pour toujours de la métaphysique et quand il prend pour sa méthode de raisonnement celle qui a servi à bâtir toute la science moderne et la philosophie naturelle. Ainsi, pour vérifier nos conclusions, l’utilisation de la méthode scientifique de l’induction-déduction est la seule possibilité; elle est la méthode sur laquelle repose toutes les sciences et sur laquelle tout concept scientifique de l’univers a été développé.