Archive pour anarchie évolution et révolution

Comprendre les modèles politiques pour mieux lâcher prise du marasme induit actuel…

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« Résister, c’est ne pas consentir au mensonge. » (Albert Camus)

« La révolution anarchiste est aujourd’hui la révolution naturelle, celle qui ne se laisse pas divertir ou confisquer par des groupes, des partis ou des classes d’autorité. » (Lopez Arango)

 

Anarchie et Democratie

 

Robert Graham

 

4 juin 2017

 

Source:

https://robertgraham.wordpress.com/2017/06/03/robert-graham-anarchy-and-democracy/

 

~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~

 

La relation entre la démocratie et l’anarchie a toujours été ambivalente. Les deux concepts ont eu bien des interprétations différentes, à la fois positives et négatives. L’anarchie est souvent identifiée au chaos, une “guerre de tous contre tous” et au terrorisme. La démocratie est identifiée avec une “mafiocratie” juste à un cheveu de la tyrannie, ou simplement comme unes escroquerie. Mais lorsque vue sous une lumière plus constructive, l’anarchie et la démocratie partagent des caractéristiques bien similaires, spécifiquement lorsque la démocratie est conçue comme une organisation sociale qui donne aux gens le pouvoir de participer directement dans la prise de décisions en regard de leurs propre vies, lieux de travail et communautés, au lieu que ces décisions ne soient prises par des “représentants” soi-disant au nom du peuple. L’anarchie et la démocratie directe, en opposition à la démocratie représentative, recherchent toutes deux à réaliser une forme de liberté sociale et d’égalité dans la liberté. Les deux sont donc subversives à l’ordre social établi existant. Mais la tension entre l’anarchie, qui cherche à rejeter les règles et même la démocratie directe, qui incite à fournir l’auto-régulation collective, demeure. Et cette tension est quelque chose que les anarchistes ont particulièrement saisi depuis le temps de la révolution française de 1789.

Pendant la révolution française, il y eut un conflit ouvert entre les supporteurs du gouvernement représentatif ou du “parlementarisme” et les avocats de la démocratie directe et entre eux les avocats de la dictature révolutionnaire. Les fervents de la démocratie parlementaire étaient les avocats d’un système dans lequel le peuple (en l’occurence juste les mâles propriétaires), éliraient des représentants qui formeraient un gouvernement qui dirigerait tout le monde (incluant ceux n’ayant pas le droit de vote, comme les femmes et les ouvriers et paysans non propriétaires). Les partisans de la démocratie directe soutenaient que tout le monde devait être capable de participer directement dans la prise de décision politique en votant sur des sujets politiques dans leurs propres assemblées, voisinages, districts et communes. Ces deux groupes étaient inspirés par le philosophe français Jean-Jacques Rousseau (1712-1778).

Dans son livre “Du contrat social” (1762), Rousseau développa deux arguments  reliés que ses suiveurs et ses critiques, incluant les anarchistes, souvent mélangèrent. Le premier but de son livre était de donner une justification rationnelle pour l’autorité par le moyen de la notion de “contrat social” que chacun était assumé avoir accepté afin de créer un système de gouvernement qui garantirait à tous droits et libertés. Les anarchistes plus tard, dénoncèrent cet argument sur des bases historiques et théoriques, parce que le contrat social était entièrement hypothétique et parce que le système de gouvernement auquel tout le monde avait soi-disant donné son accord ne garantissait pas et ne pouvait pas garantir droits et libertés pour tous. En réalité, les gouvernements agissaient dans les intérêts d’une petite minorité de riches et de puissants, garantissant l’exploitation et la domination des masses.

Mais ce que bien des anarchistes n’apprécièrent pas fut la seconde partie de l’argument de Rousseau, à savoir quel type de gouvernement garantirait les droits et libertés de chacun. A cet égard, Rousseau se faisait l’avocat d’un système de démocratie directe et non pas parlementaire, et ce malgré les affirmations de ses soi-disants suiveurs, incluant quelques uns des jacobins de la révolution française. Dans un passage remarquable sur le système de gouvernement parlementaire anglais, Rousseau écrivit ceci: “Le peuple d’Angleterre se considère libre ; mais il fait grossièrement erreur, il n’est libre que durant les élections des membres de son parlement. Dès qu’ils sont élus, l’esclavage reprend le dessus et plus rien n’en sort. L’utilisation que le peuple fait de ces courts moments de liberté montre de fait qu’il mérite de les perdre.

Mais la notion de Rousseau sur la démocratie directe était unitaire, fondée sur sa notion de “volonté générale”, ce qui le mena, lui et ses disciples, à rejeter la démocratie directe conçue comme une fédération d’associations démocratiques directes et à l’idée qu’on peut “forcer les gens à être libre”, en les forçant à se conformer à la “volonté générale”, comme exprimée par la MAJORITE, qui soi-disant, exprime la véritable volonté du peuple. Les Jacobins utilisèrent ce type d’argument pour justifier l’interdiction des syndicats en France durant la révolution et de toute autre forme d’association qui pourrait défier leur pouvoir.

D’autres personnes prirent les idées de Rousseau dans une direction plus libertaire. Pendant la révolution française, le peuple de Paris créa un commune fondée sur les assemblées générales de chaque district où les gens votaient directement sur chaque sujet d’importance (NdT: la période des sections parisiennes de 1790-93, les sections communales se répandirent dans d’autres villes de France). L’anarcho-communiste Pierre Kropotkine (1842-1921) argumenta plus tard que ce fut là un bel exemple des “principes de l’anarchie” mis en pratique. Jean Varlet (1764-1837), un révolutionnaire français qui dénonçait les Jacobins et leur dictature, argumenta que seul le peuple au sein de ses assemblées démocratiques directes pouvait exprimer la véritable “volonté générale” et que quiconque déléguait la tâche de la représentation des vues des assemblées devait être rappelé à l’ordre ainsi ils ne pourraient pas substituer leurs “volontés particulières” à la volonté du peuple.

Les travailleurs européens commencèrent à créer des organisations syndicales enbryonaires, comme les sociétés d’aide mutuelle et les sociétés de “résistance” afin de mettre en commune leurs ressources et de coordonner les actions contre leurs employeurs. En France, une pratique de démocratie directe se développa au sein de bon nombre de ces organisations où les membres votaient directement sur des sujets d’ordre politique et tout officiel élu était rappelé voire révoqué s’il n’agissait pas en accord avec les vœux des membres de l’association.

Dans les années 1840, Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) fut le premier à donner l’expression explicite d’idées anarchistes en France, il y avait un bon nombre de sociétés de travailleurs et d’associations qui pratiquaient une forme ou une autre de démocratie directe. Bien que Proudhon distingua l’anarchie “sans gouvernement” de l’”auto-gouvernement” de la démocratie lorsqu’il en vint à proposer des formes alternatives d’organisation sociale comme une forme positive “d’anarchie” pour remplacer les institutions économiques et politiques existantes, il inclut des formes d’organisation de démocratie directe ayant des délégués révocables, sujets à des mandats impératifs, comme la “banque du peuple” qui devait remplacer la Banque de France. En regard des entreprises à grande échelle, il se faisait l’avocat d’une forme d’auto-gestion ouvrière, où les ouvriers gèreraient leurs lieux de travail sur un base de démocratie directe.

Mais Proudhon avait bien conscience du problème d’adopter un système de la règle de la majorité, même dans des organisations en démocratie directe. En contraste avec Rousseau, il se fit l’avocat de l’association volontaire et du fédéralisme. Les travailleurs individuels (ou quiconque d’autre) ne pouvait pas être forcé à rejoindre une association et à la fois le groupe et les individus qui se fédéraient avec d’autres groupes seraient parfaitement libre de faire sécession de leurs associations et fédérations respectives. En conséquence, quelqu’un ou un groupe qui se retrouveraient continuellement dans un vote de minorité au sein d’une association ou d’une fédération pourraient quitter le groupe et former ou rejoindre une autre composée de gens ayant des vues plus similaires. Mais une tension demeurait en regard de savoir si un groupe particulier dans une minorité pouvait être forcé à se plier à la décision de la majorité.

Lorsque les suiveurs de Proudhon (dont beaucoup admettaient ne pas être anarchistes), essayèrent d’organiser une association internationale des travailleurs dans les années 1850-60, culminant dans la création en 1864 de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), la pratique de la démocratie directe au sein de la classe prolétaire était devenue bien établie en France. Les membres proudhoniens de l’Internationale la voyaient comme comme des organisations d’associations volontaires de travailleurs, qui devraient être fondées sur la notion de Proudhon de fédération, n’ayant aucun pouvoir de gouvernement centralisé. Le Conseil Général de l’Internationale devait être administratif et non pas un corps gouvernant et toutes les décisions politiques devraient être prises par des délégués révocables sujets à des mandats impératifs désignés lors des congrès annuels de l’Internationale.

Karl Marx (1818-1883), qui siégeait au conseil général, était fondamentalement en désaccord avec cette approche, ce qui finit par diviser l’Internationale en 1872 en Marx et ses supporteurs et les “fédéralistes”, “anti-autoritaires” et “anarchistes”. Marx essaya de transformer le conseil général en corps gouvernant qui imposerait des politiques à ses membres et aux groupes appartenant à l’Internationale et expulsa tous ceux qui ne s’y plièrent pas. Il s’opposa à toutes les tentatives de faire du conseil, un conseil de délégués mandatés par les associations membres et ce de façon à ce que le CG devienne, au mieux, un corps représentatif non issus de la démocratie directe. Une des politiques que Marx essaya d’imposer, malgré l’opposition de la majorité des groupes membres de l’Internationale, fut le requis que les membres créent des partis politiques de la classe ouvrière qui participeraient aux système existant de gouvernement représentatif avec pour objectif de “conquérir” le pouvoir politique (NdT: cet objectif fut consigné par Marx et Engels dans leur “Manifeste du parti communiste” de 1848 où tout ceci y est parfaitement établi noir sur blanc… Marx était un pragmatiste étatique à qui il est très difficile de prêter des idées “d’abolition de l’État” comme le fit plus tard le marxiste Maximilien Rubel et le fait de nos jours Francis Cousin, dont les analyses sont des plus pertinentes par ailleurs…).

Ce fut au travers du conflit de l’approche marxiste de la gouvernance interne de l’Internationale et l’imposition par Marx d’une politique commettant les groupes membres de l’Internationale à la participation de la politique parlementaire, que beaucoup d’opposants à Marx commencèrent à s’identifier comme étant anarchistes. Dans le processus, ils en vinrent à développer de nouvelles et parfois divergentes idées au sujet de la relation entre l’anarchie et la démocratie.

Michel Bakounine (1814-1876) est un cas. Avant de rejoindre l’Internationale en 1868, Bakounine avait dessiné plusieurs programmes révolutionnaires socialistes soutenant une forme anarchiste de démocratie directe. Par exemple, dans son programme de la “Fraternité Internationale” de 1866 pour les socialistes révolutionnaires, Bakounine promouvait une fédération de communes autonomes au sein desquelles, les individus et les groupes auraient les pleins droits de la liberté d’association, mais envisageait que finalement ces fédérations soient remplacées par des fédérations d’associations ouvrières “organisées non plus sur des requis politiques mais sur la production.” Ces vues étaient très similaires de celles de Proudhon et des éléments proudhoniens les plus radicaux de l’Internationale, bien qu’elles ne s’identifiaient pas encore comme étant anarchistes.

Ce que certaines d’entre elles vinrent à partager avec Bakounine fut un concept de l’anarchie comme une forme de ce que je décrirais comme “associatif” de la démocratie directe, elle-même conçue comme une association ou une fédération d’associations sans aucune autorité centrale ou État au-dessus d’elles, avec les groupes membres, chacun avec ses propres procédures de prise de décision en démocratie directe, coordonnant leurs activités au travers d’une fédération volontaire d’autres associations, utilisant le système des délégués révocables aux mandat impératifs aux plus niveaux niveaux de la fédération afin de poursuivre le cours de l’action commune.

Mais, en résultat des tentatives de Marx de transformer l’Internationale en une organisation pyramidale avec son CG agissant comme pouvoir exécutif, Bakounine et quelques autres internationalistes commencèrent à développer une critique de l’organisation fédérale qui posèrent des questions sur la démocratie directe associative à la fois en termes de la méthode par laquelle les groupes fédérés pourraient coordonner leurs activités tout en préservant leur autonomie et en termes d’organisation interne et des procédures de prise de décisions au sein des groupes associés. Bakounine et d’autres argumentaient que la seule façon d’empêcher un plus haut niveau de coordination, comme le CG, de se transformer en pouvoir exécutif, serait de fait de se débarrasser complètement des corps de coordination dans leur ensemble. En lieu et place, les associations variées communiqueraient directement les unes avec les autres afin de coordonner les activités, incluant l’organisation politique dans les conférences et les congrès, où les délégués des groupes variés débattraient de sujets du jour, comme la grève générale révolutionnaire contre la commune révolutionnaire, l’anarchisme communiste ou collectiviste, la propagande par le fait (l’action directe violente) et l’insurrection.

Lorsque les anti-autoritaires, fédéralistes et anarchistes reconstituèrent l’Internationale (NdT: sous la forme de la Fédération  du Jura de St Imier), ils firent un compromis sur ce sujet et se mirent d’accord pour avoir un bureau de correspondance et de coordination, mais les sièges de ce bureau seraient rotatifs d’une fédération à une autre chaque année. Plus important, l’internationale anti-autoritaire décida que toutes politiques endorsées dans un congrès international ne seraient pas obligées d’être suivies par les groupes membres. Il en revenait à chaque groupe et à ses membres de déterminer ultimement quelles politiques ils voudraient adopter (NdT: ceci est en fait très similaire au processus politique de la confédération iroquoise suivant Kaianerekowa depuis le XIIème siècle. Si une nation ne veut pas suivre une décision prise en conseil elle est libre de la faire pourvu que cela n’affecte en rien l’harmonie de la confédération). Ceci fut fait pour assurer que c’était bien les membres eux-mêmes au travers de leurs propres organisations de démocratie directe, qui feraient les politiques qu’ils suivraient, plutôt que des délégués de congrès internationaux, même si ceux-ci étaient sujets à des mandats impératifs (que les délégués pouvaient toujours violés comme cela se produisit en 1872 au congrès de La Haye, lorsque certains délégués des sections fédéralistes se rangèrent avec la marxistes, contrairement à ce que prévoyait leur mandat…).

Mais si des politiques endorsées en congrès par des délégués sujets à un mandat impératif ne pouvaient pas être forcées sur les groupes membre, dont les membres devaient décider eux-même des ces problèmes, comment alors des politiques adoptées par des membres de groupes constitutifs puissent être rendues obligatoires sur d’autres membres de ces groupes qui n’avaient pas voté en leur faveur ? Bakounine entre autre, commença à développer une critique des politiques d’obligation ou de législation, même si elles étaient décidées par un vote démocratique direct. Ceci mena à l’idée que voter devrait être remplacé par “l’accord librement consenti” et au développement des théories anarchistes de l’organisation plus basée sur les notions d’association volontaire que sur les notions de démocratie directe. Anarchie et démocratie commencèrent de nouveau à être conçues comme étant distinctes, plutôt que complémentaires, concepts tenus principalement par des anarchistes communistes comme Elisée Reclus (1830-1905), Errico Malatesta (1853-1932) et Pierre Kropotkine. (NdT: c’est la position également de Résistance 71 sur le sujet…)

Écrivant au sujet de la Commune de Paris de 1871, Kropotkine suggéra que la Commune n’avait pas besoin d’un gouvernement interne, ni d’un gouvernement centralisé au dessus d’elle, alors que les gens s’organisaient “librement en accord avec les nécessités qui leur étaient dictées par la vie elle-même.” Plutôt qu’une structure formelle même d’assemblées directes démocratiques fédérées en une commune ou une organisation de la taille d’une ville, puis de fédérations taille régionale, nationale et internationale, il y aurait “le plus haut développement de l’association volontaire dans tous ses aspects, à tous les degrés, pour tous les objectifs, toujours en mouvement, d’associations toujours en transformation qui portent en elles-mêmes les éléments de leur durée et assumant constamment de nouvelles formes répondant aux aspirations multiples de tous.

Tandis que quelques anarchistes et socialistes de l’Internationale anti-autoritaire commencèrent à bouger vers une position “communaliste”, comme Paul Brousse, Gustave Lefrançais et Adhémar Schwitzguébel, défendant une participation aux élections municipales et la création de communes socialistes, Elysée Reclus et d’autres anarcho-communistes rejetèrent cette approche, rappelant à tout le monde qu’ils n’étaient “pas plus communalistes qu’étatistes, nous sommes des anarchistes. Ne l’oublions pas.” Comme le fit plus tard Errico Malatesta: “les anarchistes ne reconnaissent pas la règle disant que la majorité en tant que telle, même si c’était possible, établisse au-delà de tout doute possible ce qu’elle veut et a le droit de s’imposer sur les minorités dissidentes par l’utilisation de la force.

Dans des endroits variés en Europe, quelques anarcho-communistes optèrent pour la constitution de petits groupes de militants anarchistes n’ayant aucun réseau ni fédération formels, ayant une prise de décision basée sur le libre accord de chacun des membres. En Espagne, la majorité des anarchistes continua de promouvoir l’utilisation de syndicats révolutionnaires et à utiliser une structure fédéraliste de démocratie directe ayant des délégués révocables sujet aux mandats impératifs aux plus hauts niveaux des fédérations. D’après l’historien anarchiste Max Nettlau (1865-1944), les groupes anarcho-communistes en France, qui seraient décrits aujourd’hui comme des “groupes d’affinités”, demeurèrent isolés du peuple ; ils étaient la fine fleur des idées anarchistes, “mais avaient peu de préoccupation pour le fruit qui devait sortir de la fleur.”

Il y eut un retour vers des formes d’organisation plus fédéralistes basées sur des groupes agissant en démocratie directe lorsque les anarchistes tournèrent une fois de plus leur attention sur les mouvements ouvriers d’auto-émancipation, menant à la montée des mouvements syndicalistes révolutionnaires et anarchistes d’avant la première guerre mondiale. Pendant  certains troubles révolutionnaires, les ouvriers commencèrent à créer leurs propres structures politiques, dont beaucoup avaient une structure de démocratie directe et en opposition aux gouvernements existants.

Les anarchistes participèrent à la création du premier soviet (assemblée populaire) durant la révolution russe de 1905 et également dans les soviets qui se montèrent en 1917 durant la révolution russe. Mais il y avait des préoccupations quant au fait que les soviets fonctionnaient plutôt comme des parlements ouvriers, leurs membres représentant les plateformes de leurs partis politiques plutôt que les vues des ouvriers qu’ils étaient supposés représenter. Pendant la révolution sociale espagnole (1936-39), une nouvelle forme d’auto-gestion en démocratie directe vit le jour sous l’impulsion des anarchistes, les “collectifs libertaires” dans lesquels tous les membres de la communauté participaient quelque soit leur rôle dans le processus de production et de distribution.

Les anarchistes critiques de la notion de gouvernance de la majorité, même au sein d’organisations démocratiques directes, comme Malatesta, participèrent néanmoins à ces mouvements, cherchant à les pousser aussi loin que possible. Ceci était également l’approche recommandée par Kropotkine. Malgré le fait que leur but était l’anarchie, où les relations sociales et la prise de décision collective seraient basées sur l’accord libre et l’association volontaire, ils reconnaissaient que les organisations populaires de démocratie directe étaient un grand pas en avant vers cet objectif.

Dans les années 1960, Murray Bookchin argumenta pour une communauté directement démocratique ou d’assemblées de voisinages, qui permettrait à tout le monde de participer directement à la prise de décision politique et ce comme vase politique pour une forme écologique et décentralisée d’anarchisme. Mais il vit également un rôle très positif dans les groupes d’affinités, qui agiraient comme “catalyseurs” révolutionnaires et formeraient aussi le “tissu cellulaire” d’une société éco-anarchiste  ainsi que des conseils d’usines ou de lieux de travail par lesquels les ouvriers et travailleurs gèreraient leurs propres lieux de travail. Plus tard, Bookchin se focalisa plus sur le concept de gouvernement municipal en démocratie directe qu’il appela le “communalisme” et finit par rejeter l’étiquette d’anarchiste.

Pendant les mouvements anti-nucléaires des années 1970-80, parmi la seconde vague plus radicale de féminisme de cette ère, puis les mouvements anti-mondialisme et “occupy” des années plus récentes, les anarchistes ont recherché à créer des mouvements sociaux fondés sur les groupes d’affinités s’étendant dans de plus vastes réseaux, créant un amalgame de formes sociales qui combine ces groupes avec des formes plus variées de démocratie directe et de fédération volontaire, similaire en cela à ce que Bookchin envisageait dans les années 1960.

Des anarchistes contemporains, tel l’anthropologue politique David Graeber, conçoivent la démocratie directe en de plus vastes termes que Bookchin, reconnaissant qu’il y a des formes “non-occidentales” de démocratie directe qui sont plus basées sur le consensus, en contraste avec des systèmes où les décisions sont essentiellement prises à la majorité. Des théoriciennes féministes politiques comme Carole Paterman ont aussi critiqué la règle de la majorité simple au sein des formes de démocratie directe, disputant le fait que ceux se trouvant dans la minorité ne pouvait pas être forcés à obéir [à la majorité], car cela réintroduirait la domination au sein des groupes.

Pourtant, le débat pour savoir si anarchie et démocratie sont compatibles continue. On peut argumenter pour toujours plus de processus de décisions sophistiqués, qui sont plus inclusifs et qui permettent d’empêcher la domination de groupes ou de personnalités plus fortes, ou de ceux qui simplement sont plus actifs ou sont plus motivés ; d’aucun peut aussi dire que le concept de “démocratie” est devenu si corrompu que les anarchistes ne devraient même plus employer le terme.

On pourrait tout aussi argumenter que le concept “d’anarchie” est devenu si tordu dans l’imaginaire populaire que ses connotations négatives pèsent maintenant plus lourd  que le positif et que le concept devrait simplement être abandonné. Ceci dépend vraiment des circonstances concrètes dans lesquelles vous vous trouvez. Plutôt que de se disputer sur quel terme employer, promouvoir ou adopter, peut-être serait-il plus judicieux de travailler avec les autres à la création d’organisations non-hiérarchiques dans lesquelles chacun a vraiment une voix et son mot à dire et puis de là, voir où tout cela peut vous emmener…

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Lire notre dossier « L’illusion démocratique »

Changement de paradigme politico-social: Les bases à adapter…

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Les sociétés humaines ont vécu en sociétés égalitaires et d’associations libres pendant des millénaires. Ce mode sociétaire est partie intégrante de la nature humaine, la division politique puis économique des sociétés a généralisé la relation induite et artificielle du dominant/dominé ; relation qui s’est trouvée renforcée par l’outil de la centralisation du pouvoir par l’alliance d’intérêt oligarchique entre le prêtre, le chef de guerre et le juge, menant à terme à l’arme de destruction massive contre les peuples: l’État, devenu l’outil de l’institutionnalisation de la division oligarchique artificielle de la société, aujourd’hui en association (liens de corruption) avec les entreprises et entités financières transnationales.

Si nous voulons sortir de ce cycle oppresseur et mortifère, nous devons ramener la société des associations libres ancestrales en l’adaptant au monde moderne et ignorer État et institutions afin de nous reconcentrer sur l’association libres des individus se confédérant au nom de l’intérêt général et du bien-être de toutes et tous. Rien ne doit vraiment être inventé, il suffit de dépoussiérer ce qui existe depuis des millénaires mais fut enterré pas à pas et à dessein par l’oligarchie en contrôle de nos sociétés.

Ci-dessous figure un mode d’emploi parmi d’autres qui nous est rappelé par Fernand Pelloutier dans un texte plus que centenaire et malheureusement toujours d’une actualité si brûlante.
Question: pourquoi tous ces textes centenaires des Pelloutier, Landauer, Kropotkine, Bakounine, Proudhon, et bien d’autres nous paraissent-ils toujours tant d’actualité ?

Réponse: parce que rien n’a changé, rien n’a vraiment été fait pour changer le système et sortir de la division faisant régner chaos et oppression, et que tout reste finalement à faire sans toutefois n’avoir rien à inventer.

Qu’attendons-nous ?

~ Résistance 71 ~

 

L’Organisation corporative et l’Anarchie

 

Fernand Pelloutier

 

Bibliothèque de l’Art Social, 1896

 

I

Appliquée à l’état économique et politique actuel, le mot Société n’a point de sens. Rien ne ressemble moins, en effet, à l’association, à la combinaison des forces physiques, intellectuelles et naturelles pour le bien-être général, que la mêlée ardente où, bon gré mal gré, les hommes se trouvent actuellement engagés. Aujourd’hui nul effort qui n’ait pour but, ou, tout au moins, pour conséquence, d’annihiler d’autres efforts ; chacun ne songe et ne s’occupe qu’à entraver le libre exercice des facultés de son voisin ; partout règnent la concurrence, la rivalité, l’envie, avec leur inséparable cortège : la calomnie et la violence.

Le médecin appelle la maladie; le soldat, la guerre; le commerçant, quelque cataclysme qui raréfie les produits : l’industriel, une surabondance de bras qui abaisse le taux des salaires ; le prêtre et l’héritier souhaitent de nombreux et opulents morts ; le rentier, peu d’enfants ; l’enfant, peu de frères et de sœurs. Et de tous ces souhaits contradictoires naît une lutte perpétuelle et sans merci à qui se taillera dans le patrimoine social la plus belle et la plus large part, sans ignorer que l’excédent du bien-être est fait de l’excédent de misère, que des hommes meurent parce que d’autres vivent trop. Rechercher de cet état antagoniste la cause, les conséquences (tant au point de vue économique qu’au point de vue politique) et, si c’est possible, le remède : tel est l’objet de cette étude.

La cause d’un tel état, c’est l’existence d’une valeur d’échange, c’est-à-dire d’un signe (que ce signe possède ou non une valeur intrinsèque) chargé de représenter une valeur soi-disant correspondante de produits.

En effet, ce signe a deux vices capitaux : tout d’abord, il se prête à l’accaparement et à la capitalisation ; puis, au lieu de garantir le travail, présent ou passé, de celui qui le possède, il ne fait que le présumer.

Le signe d’échange se prête à l’accaparement et à la capitalisation parce qu’au lieu de rester signe, c’est-à-dire l’équivalent fiduciaire et toujours exact des produits, il devient à la fois valeur, c’est-à-dire marchandise, objet de trafic, et instrument indispensable du travail. Comme un homme ne peut gagner qu’un autre ne perde (suivant l’expression d’un docteur de l’Église),du jour où la violence brutale a introduit l’inégalité dans la possession de ce signe, de ce jour est née la loi de l’offre et de la demande, c’est-à-dire l’augmentation inversement proportionnelle et toujours croissante de la richesse et de la misère, et de leurs conséquences : l’autorité et la servitude.

Si la possession des instruments de production, tout au moins des instruments naturels, le sol, par exemple, était demeurée libre pour tous au lieu de devenir le prix d’une certaine quantité de valeurs d’échange, l’homme, qui, pour une cause quelconque, aurait succombé à la misère, aurait cependant conservé la faculté de s’en évader en reprenant le travail, et l’acquisition d’une nouvelle somme de bien-être n’aurait dépendu que de sa vigueur ou de son intelligence. Mais, en subordonnant l’acquisition des instruments de travail à la possession d’un signe, dont la valeur, nominalement fixe, est en réalité instable et arbitraire, on incita les hommes qui le possédaient à le louer cher, d’abord, c’est-à-dire à n’en délivrer une quantité donnée que contre une quantité supérieure de travail (d’où la plus- value, le surtravail, l’usure sous toutes ses formes), et en second lieu, à s’en procurer, coûte que coûte, la plus grande quantité possible (d’où la concurrence, le dol et la fraude).

Quant à garantir le travail de celui qui le possède, comment le signe d’échange le pourrait-il ? Puisque sa possession donne la faculté de ne l’échanger que contre une valeur supérieure de travail, qu’il règle, pour mieux dire, la valeur de la production, il est clair qu’après quelques opérations habiles qui auront fait donner peu d’or pour beaucoup de produits et recevoir beaucoup d’or pour peu de produits, l’heureux mercanti sera dispensé soit de tout travail, soit, au moins, d’une partie du travail qu’il aurait dû fournir si tous les hommes avaient été égaux en puissance d’achat. En sorte qu’on peut dire que plus un homme est riche, moins il a travaillé ; sa production utile est inversement proportionnelle à sa richesse.

C’est là l’origine du système social moderne tout entier. Assurément, la violence, le despotisme, la fraude ont précédé la création des signes d’échanges; mais ce sont les signes d’échange qui ont développé, compliqué les rouages sociaux, créé, peut-on dire, la complexe organisation actuelle, et l’histoire ancienne, notamment l’histoire grecque, abonde en témoignages du rôle néfaste joué par eux et des efforts faits par d’illustres législateurs pour en diminuer la malfaisance, soit en variant la nature et la forme, soit en les rendant d’accumulation difficile.

 

II

Le jour où (la propriété individuelle constituée, les instruments de production devenus la proie des valeurs d’échange), le propriétaire put vendre ces instruments pour une somme supérieure à leur valeur ou les acquérir pour une somme inférieure, ce jour-là naquit la classe des intermédiaires, c’est à dire des habiles, qui, possesseurs d’assez de valeurs d’échange pour être désormais dispensés d’une production personnelle, ne s’occupèrent plus qu’à acheter au plus bas et à revendre au plus haut prix possible les produits fabriqués par les autres. Et comme ces opérations ne cessaient de s’accroître d’âge en âge l’inégalité économique entre l’intermédiaire, le commerçant, et le producteur-consommateur, plus tôt arrivait l’époque où chaque individu avide de remplacer le travail par le négoce pouvait cesser la production utile et devenir à son tour parasite social.

A quel point en est arrivée la disproportion entre le prix d’achat des produits et leur prix de vente, on le sait – sans y réfléchir suffisamment ou sans avoir l’énergie nécessaire pour y mettre un terme. Quelques exemples entre mille.

Certains vins d’Italie, qui valent sur place 6 fr. 50, sont achetés par le commerce en gros 48 francs et revendus 70 à 80 francs, soit près de quinze fois leur valeur initiale.

L’hectolitre d’alcool acheté à 90° 52 francs est revendu à 45° jusqu’à 3 francs le litre.

Certains articles de lingerie, dont la production (matière et main-d’œuvre comprises) a coûté de 15 à 20 francs par douzaine, sont vendus de 60 à 80 francs en gros, soit quatre fois, et de 7 à 8 francs le pièce, soit près de cinq fois leur valeur.

Et ainsi de même dans toutes les branches de la production, cette plus-value étant absorbée par les droits de douane, les transits compliqués, la rémunération des inutiles commissionnaires, et surtout l’intérêt du capital avancé.

III

La création, le développement et, enfin, la systématisation de cet état de choses ont eu pour résultats la division de l’humanité en deux classes : l’une, peu nombreuse, et comprenant les hommes devenus capables de vivre et de jouir sans travail personnel ; l’autre, composée de millions d’hommes que leur état de misère oblige à produire de plus en plus pour une quantité de moins en moins forte de valeurs d’échange.

Comme cette inégalité numérique des classes laissait à craindre que la seconde n’eût un jour l’idée de secouer le joug de la première ; comme, en fait, chaque âge a vu des révoltes, parfois formidables, parmi les esclaves, les serfs, les prolétaires, la caste de riche, à peine constituée, sentit le besoin de se grouper autour du pouvoir créé à l’origine de chaque état, de le consolider, de l’étendre, d’en faire son œuvre et son instrument.

Dès lors, progressivement, se constituèrent les milices, les armées, les magistratures, la police, chargées de protéger l’organisme social, les parlements, les ministères, chargés de l’administrer. Et comme ces diverses fonctions coûtaient beaucoup sans rien produire, les pauvres durent redoubler d’efforts pour satisfaire les besoins des parasites. De même que dans l’ordre économique il y avait le mercanti dont toute la peine (peine stérile et inutile) consistait à transmettre du producteur au consommateur ou inversement l’offre et la demande que ceux-ci auraient pu se communiquer directement, de même il y eut dans l’ordre politique, et pour la moindre comme pour la plus importante réforme, l’intermédiaire chargé d’en recevoir la demande, l’intermédiaire chargé de l’examiner, l’intermédiaire chargé d’en ratifier ou d’en dénoncer l’approbation, l’intermédiaire chargé de l’exécuter, sans compter mille et un intermédiaires de second ordre, mobilisant des mois, souvent des années, des centaines d’hommes pour la réalisation d’œuvres que l’entente libre et directe des intéressés aurait conçues et accomplies en quelques semaines. Et tout cela créé, perfectionné par la classe pauvre, condamnée à ainsi forger de ses propres mains les instruments de sa servitude, si bien garrottée aujourd’hui qu’il lui est devenu impossible de s’évader des rets sociaux autrement qu’en les brisant.

IV

La Révolution sociale doit donc avoir pour objectif de supprimer la valeur d’échange, le capital qu’elle engendre, les institutions qu’elle crée. Nous partons de ce principe que l’œuvre révolutionnaire doit être de libérer également et simultanément les hommes et toute autorité, et de toute institution qui n’a pas essentiellement pour but le développement de la production matérielle et intellectuelle. Par conséquent, nous ne pouvons imaginer la société future (société transitoire, car, si vive que soit notre imagination, le progrès l’est plus encore, et demain peut-être notre idéal présent nous paraîtra bien vulgaire), nous ne pouvons imaginer la Société future que comme l’association volontaire, libre, des producteurs.

Deux choses qui nous paraissent évidentes : la première, c’est que la vie sociale se réduit à l’organisation de la production. Manger et penser, tirer de la terre les fruits, du cerveau les idées ; ce doit être là toute l’occupation humaine. Or quel rôle jouent dans la production les parasites (économiques et politiques) de l’état social actuel? Supposons disparue la valeur marchande des instruments de production, c’est-à-dire l’obligation de posséder des valeurs d’échange pour les acquérir, et d’en posséder beaucoup pour les acquérir à bas prix ; voilà tous les hommes obligés pour vivre de travailler, mais en travaillant cent fois moins, parce qu’au lieu de travailler pour l’accroissement du capital, ils ne le font plus que pour leurs besoins immédiats, et voilà du même coup supprimés : le commerçant dont la fonction sociale se borne à louer les valeurs d’échange qu’il a capitalisées ; le soldat, fait pour conquérir au commerçant de nouveaux débouchés ou pour contenir la foule des prolétaires ; le magistrat chargé de punir les révoltes ; l’État, enfin, à la fois source et produit de la classe dirigeante.

Une vérité non moins évidente, et qui répond à une objection commune, c’est que plus s’accroît la responsabilité personnelle, plus s’affirme la raison inculquée à l’homme, et moins, par suite, celui-ci a besoin de lois et d’entraves pour remplir le devoir social qui est d’ordonner commodément sa vie sans nuire à autrui.

Voyez quelle différence il existe (à égalité même de salaire) entre la production de l’homme qui travaille hors de toute surveillance et la production de celui qui se trouve constamment sous l’œil du maître ; quelle différence de travail entre deux dessinateurs industriels, par exemple, dont l’un opère chez lui, l’autre à l’usine. Le second produit beaucoup moins que le premier. Et pourquoi ? parce qu’il existe au cœur de l’homme, non pas ce sentiment puéril d’insubordination, qu’indique une observation superficielle, mais le noble et hautain désir d’affirmer sa force, son intelligence, le meilleur de soi – sa personnalité.

Au lieu donc d’attendre pour les supprimer que l’homme ne songe plus à violer les lois, il nous paraît qu’il faut supprimer les lois pour que l’homme n’ait plus à s’insurger contre elles.

V

La rationnelle fonction de l’humanité ainsi rétablie, il reste à instituer l’association des producteurs: association librement consentie, toujours ouverte, limitée même, si les associés le jugent utile ou simplement le désirent, à l’exécution de l’objet qui l’a fait naître, telle, en un mot, que nul n’y ait à redouter les conséquences morales, non moins pénibles que les contraintes matérielles ; les violences individuelles, plus sensibles encore que les violences collectives.

Quel doit être le rôle de ces associations ? Chacune d’elles a le soin d’une branche de la production : celle-ci, du logement ; celle-là, de l’alimentation ; cette autre, de l’art. Les unes et les autres doivent s’enquérir tout d’abord des besoins de la consommation, puis des ressources dont elles disposent pour y satisfaire. Combien faut-il chaque jour extraire de granit, moudre de farine, organiser de spectacles pour une population donnée ? Ces quantités connues, combien de granit, de farine, peuvent être obtenues sur place ? Combien de spectacles organisés? Combien d’ouvriers, d’artistes sont nécessaires ? Combien de matériaux ou de producteurs faut-il demander aux associations voisines ? Comment faut-il diviser la tâche ? Comment utiliser, aussitôt connues, les découvertes scientifiques ?

Eh! bien, ces associations, les Bourses du travail actuelles (nom malheureux : Chambres du travail serait plus digne) ne nous en donnent- elles pas une idée ? Ces fonctions, ne sont-elles pas celles qu’ont à remplir, ou qu’aspirent à remplir les fédérations corporatives qui dans dix ans auront unis les travailleurs du monde entier ?

Que dis-je ? la mission actuelle de ces chambres du travail (bien que leur éducation économique soit à peine ébauchée) est beaucoup plus complexe que ne devrait l’être celle des groupes de producteurs dans une société différente de celle-ci. Elles ont pour but de rechercher, non seulement le nombre de professions de chaque contrée, la quantité des produits récoltés, fabriqués ou extraits, la quantité des produits nécessaires à l’alimentation et à l’entretien, la somme de travail nécessaire au maintien de l’équilibre entre la production et la consommation, mais encore les causes si diverses, si insaisissables parfois, de la dépréciation des salaires, la solution des perpétuels conflits entre le capital et le travail ; de faire, en un mot, maintes études absorbantes, qui, nécessitées par l’existence du capital, disparaîtraient avec lui.

Et comment s’acquittent-elles de cette tâche ? très imparfaitement, cela est incontestable, sous l’empire des préjugés économiques, sans cette liberté d’esprit qu’on ne peut posséder qu’après avoir fait table rase de toutes les notions inculquées et de tous les respects imposés par un système social millénaire, mais aussi avec cet instrument formidable, ce guide clairvoyant et sûr qui est la curiosité de connaître. Les efforts qu’elles font peuvent s’égarer et les observateurs superficiels s’en désespérer ; mais le désir du mieux est en elles, leur bonne volonté est ferme, elles ont confusément la conscience de leur force et de leur rôle, n’est-ce pas le gage que tôt ou tard elles trouveront la voie qui nous paraît la meilleure ? qu’un jour ou l’autre elles découvriront dans l’homme qui produit l’unique moteur, et par conséquent dans l’association des producteurs le seul rouage utile de la société ?

Entre l’union corporative qui s’élabore et la société communiste et libertaire, à sa période initiale, il y a concordance. Nous voulons que toute la fonction sociale se réduise à la satisfaction de nos besoins; l’union corporative le veut aussi, c’est son but, et de plus en plus elle s’affranchit de la croyance en la nécessité des gouvernements ; nous voulons l’entente libre des hommes ; l’union corporative (elle le discerne mieux chaque jour) ne peut être qu’à condition de bannir de son sein toute autorité et toute contrainte ; nous voulons que l’émancipation du peuple soit l’œuvre du peuple lui-même : l’union corporative le veut encore ; de plus en plus on y sent la nécessité, on y éprouve le besoin de gérer soi-même ses intérêts ; le goût de l’indépendance et l’appétit de la révolte y germent ; on y rêve des ateliers libres où l’autorité aurait fait place au sentiment du devoir ; on y émet sur le rôle des travailleurs dans une société harmonique des indications d’une largeur d’esprit étonnante et fournies par des travailleurs eux- mêmes (1). Bref, les ouvriers, après s’être crus si longtemps condamnés au rôle d’outil, veulent devenir des intelligences pour être en même temps les inventeurs et les créateurs de leurs œuvres.

Qu’ils élargissent donc le champ d’étude ouvert devant eux. Que, comprenant qu’ils ont entre leurs mains toute la vie sociale, ils s’habituent à ne puiser qu’en eux l’obligation du devoir, à détester et à briser toute autorité étrangère. C’est leur rôle, c’est aussi le but de l’anarchie.

Fernand Pelloutier

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(1) Nous citerons notamment un rapport présenté au dernier Congrès des Bourses du travail par Claude Gignoux, secrétaire, et Victorien Bruguier, administrateur de la Bourse du travail de Nîmes.

Changement de paradigme: Lois naturelles, histoire, évolution et révolution (Élisée Reclus)

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Évolution et révolution (extraits)

 

Élisée Reclus

 

Ce texte est un discours prononcé par Reclus à Genève en 1880. Il servira de base structurelle à l’écriture de son ouvrage “Évolution, révolution et l’idéal anarchique” qu’il publiera plus tard en 1891

 

Extraits compilés par Résistance 71

 

Août 2016

 

L’évolution est le mouvement infini de tout ce qui existe, la transformation incessante de l’univers et de toutes ses parties depuis les origines éternelles en pendant l’infini des âges.

[…] En comparaison de ce fait primordial de l’évolution et de la vie universelle, que sont tous ces petits évènements que nous appelons des révolutions, astronomiques, géologiques ou politiques ? Des vibrations presque insensibles des apparences pourrait-on dire. C’est par myriades et par myriades que les révolutions se succèdent dans l’évolution universelle ; mais si minimes qu’elles soient, elles font partie de ce mouvement infini.

[…] pour l’homme repu, tout le monde a bien dîné. Quant à l’égoïste que la société n’a pas richement doté dès son berceau, du moins peut-il espérer conquérir sa place par l’intrigue ou la flatterie, par un heureux coup du sort ou même par un travail acharné mis au service des puissants. Comment s’agirait-il pour lui d’évolution sociale ? Evoluer vers la fortune est sa seule ambition !

Mais il est cependant des timorés qui croient honnêtement à l’évolution des idées et qui néanmoins, par un sentiment de peur instinctive, veulent éviter toute révolution. Ils l’évoquent et la conjurent en même temps: ils critiquent la société présente et rêvent de la société future avec une vague espérance qu’elle apparaîtra soudain, par une sorte de miracle, sans que le craquement de la rupture se produise entre le monde passé et le monde futur. Êtres incomplets, ils n’ont que le désir sans avoir la pensée ; ils imaginent mais ne savent point vouloir. Appartenant aux deux mondes à la fois, ils sont fatalement condamnés à les trahir l’un et l’autre.

[…] L’évolution embrasse l’ensemble des choses humaines et la révolution doit l’embrasser aussi, bien qu’il n’y ait pas toujours un parallélisme évident dans les évènements partiels dont se compose l’ensemble du mouvement. Tous les progrès sont solidaires et nous les désirons tous dans la mesure de nos connaissances et de notre force: progrès sociaux et politiques, moraux et matériels, de science, d’art et d’industrie.

[…] On peut ainsi dire que l’évolution et la révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la révolution et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère de révolutions futures. Un changement peut-il se faire sans amener de soudains déplacements d’équilibre dans la vie ? La révolution ne doit-elle pas nécessairement succéder à l’évolution, de même que l’acte succède à la volonté d’agir ? L’un et l’autre ne diffère que par l’époque de leur apparition.

Qu’un éboulis barre une rivière, les eaux s’ammassent peu à peu au dessus de l’obstacle, un lac se formera par une lente évolution, puis tout à coup une infiltration se produira dans la digue aval, la chute d’un caillou décidera du cataclysme, l’obstacle sera violemment emporté et le lac vidé redeviendra rivière: ainsi aura lieu une petite révolution terrestre.

Si la révolution est toujours en retard sur l’évolution, la cause en est à la résistance des milieux.

[…] Et l’enfant comment naît-il ? Après avoir séjourné neuf mois dans les ténèbres du ventre maternel, c’est aussi avec violence qu’il s’échappe en déchirant son enveloppe et parfois même en tuant la mère dans le processus. Telles sont les révolutions, conséquences forcées des évolutions qui les ont précédées.

Toutefois, les révolutions ne sont pas nécessairement un progrès, de même que les évolutions ne sont pas toujours orientées vers la justice. Tout change, tout se meut dans la nature d’un mouvement éternel, mais s’il y a progrès, il peut aussi y avoir recul et si les évolutions tendent vers un accroissement de la vie, il y en a d’autres qui tendent vers la mort. L’arrêt est impossible, il faut se mouvoir dans un sens ou dans l’autre. Ainsi le réactionnaire endurci, le libéral douceâtre poussent des cris d’effroi au mot de révolution, marchant vers une révolution inéluctable, celle de la mort. La maladie, la sénilité, la gangrène sont des évolutions au même titre que la puberté. L’arrivée des vers dans un cadavre comme le tout premier vagissement de l’enfant indiquent qu’une révolution s’est opérée. La physiologie, l’histoire sont là pour nous montrer qu’il est des évolutions qui s’appellent décadence et des révolutions qui sont la mort.

[…] Cependant il existe une cause majeure, la cause des causes dans laquelle se résume l’histoire de la décadence. Elle réside dans la constitution d’une partie de la société en maîtresse de l’autre partie, dans l’accaparement de la terre, des capitaux, du pouvoir, de l’instruction, des honneurs par quelques-uns ou par une aristocratie. Dès que la foule imbécile n’a plus le ressort de la révolte contre ce monopole d’un petit nombre de personnes, elle est virtuellement morte et sa disparition n’est plus qu’une affaire de peu de temps.

[… En 1789] Une nouvelle classe de jouisseurs avides, enthousiastes, se mit à l’œuvre d’accaparement, la bourgeoisie remplaça la classe usée déjà sceptique et pessimiste de la vieille noblesse et les nouveaux venus se mirent avec une ardeur et une science que n’avaient jameis eus les anciennes classes dirigeantes à exploiter la foule de ceux qui ne possédaient point. C’est au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité que se firent désormais toutes les scélératesses. C’est pour émanciper le monde que Napoléon traînait derrière lui un million d’égorgeurs, c’est pour faire le bonheur de leurs chères patries respectives que les capitalistes constituent ces vastes propriétés, bâtissent de grandes usines, établissent ces puissants monopoles qui recréent sous une forme nouvelle l’esclavage d’autrefois.

[…] Nous verrons s’il en sera toujours ainsi et si le peuple consentira sans cesse à faire la révolution non pour lui, mais pour quelque habile soldat, avocat ou banquier…

[…] Nous arriverons à la paix sociale par l’étude approfondie des lois naturelles et de l’histoire, de tous les préjugés dont nous avons à nous défaire, de tous les éléments hostiles qu’il nous faut écarter, de tous les dangers qui nous menacent, de toutes les ressources dont nous pouvons disposer. Nous avons l’échiquier devant nous, il nous faut gagner la partie.

Quel est d’abord notre objectif révolutionnaire ? Tous, amis, ennemis, savent qu’il ne s’agit plus de petites révolutions partielles, mais bien d’une révolution générale… C’est dans l’ensemble de la société, dans toutes ses manifestations que se prépare le changement.

[…] Que nous faut-il donc pour atteindre le but ? Il faut avant tout nous débarasser de notre ignorance, car l’Homme agit toujours et ce qui lui a manqué jusqu’ici est d’avoir bien dirigé son action.

[…] Nous n’acceptons pas de vérités promulguées: nous la faisons d’abord nôtre par l’étude et par la discussion et nous apprenons à rejeter l’erreur, fût-elle mille fois estampillée et patentée.

[…] Cette terrible loi de Malthus, qui avait été formulée comme une loi mathématique et qui semblait enfermer la société dans les formidables mâchoires de son syllogisme, était acceptée non seulement par les pontifes de la science économique, mais surtout par les victimes de l’économie sociale.

[…] La terre est bien assez vaste pour nous porter tous en son sein, elle est assez riche pour nous faire vivre dans l’aisance. Elle peut donner assez de moissons pour nous donner à tous à manger, elle fait naître assez de plantes fibreuses pour que tous aient à se vêtir ; elles contient assez de pierre et d’argile pour que tous aient une maison, tel est le fait économique dans toute sa simplicité (Note de R71: et ce même aujourd’hui au XXIème siècle, ce n’est pas la production qui a un problème, mais sa gestion !… Nous pourrions nourrir une population mondiale du double d’aujourd’hui en changeant de mode de production et surtout de mode de gestion…)

[…] L’humanité étant assimilée à une grande famille, la faim n’est pas seulement un crime, elle est encore une absurdité, puisque les ressources dépassent deux fois les nécessités de la consommation (Note de R71: plus encore aujourd’hui avec la technologie moderne…). Tout l’art actuel de la répartition, livrée au caprice individuel et à la concurrence effrénée des spéculateurs et des commerçants, consista à faire augmenter les prix, en retirant les produits à ceux qui les auraient pour rien et en les portant à ceux qui les paient cher…

[…] Ainsi en prétendant que le labeur est à l’origine de la fortune, les économistes ont parfaitement conscience qu’ils ne disent pas la vérité. Aussi bien que les socialistes, ils savent que la richesse est le produit non du travail personnel, mais du travail des autres ; ils n’ignorent pas que les coups de bourse et les spéculations, origine des grandes fortunes, n’ont pas plus de rapport avec le travail que n’en ont les exploits de brigands de grands chemins.

[…] C’est une loi de la nature que l’arbre porte son fruit, que tout gouvernement fleurisse et fructifie en caprices, en tyrannie, en usure, en scélératesse, en meurtres et en malheurs.

C’est chimère d’apprendre que l’Anarchie, idéal humain par essence, puisse sortir de la République, forme gouvernementale. Les deux évolutions se font en sens inverse et le changement ne peut s’accomplir que par une brusque rupture, c’est à dire par une révolution… Le pouvoir n’est autre chose que l’emploi de la force. Le premier soin de tous ceux accédant au pouvoir sera de se l’approprier, de consolider même toutes les institutions, qui leur faciliteront le gouvernement de la société.

[…] Ainsi rien, rien de bon ne peut nous venir de la République et des républicains arrivés, c’est à dire détenant le pouvoir. C’est une chimère en histoire, un contre-sens que de l’espérer. La classe qui possède et qui gouverne est fatalement l’ennemie de tout progrès. Le véhicule de la pensée moderne, de l’évolution intellectuelle et morale est la partie de la société qui peine, qui travaille et que l’on opprime.

[…] Il est clair que le monde actuel se divise en deux camps: ceux qui veulent conserver l’inégalité et la pauvreté, c’est à dire l’obéissance et la misère pour les autres, les jouissances et le pouvoir pour eux-mêmes et ceux qui revendiquent pour tous le bien-être et la libre initiative.

[…] Ainsi les grands jours s’annoncent. L’évolution s’est faite, la révolution ne saurait tarder. D’ailleurs ne s’accomplit-elle pas constamment sous nos yeus par multiples secousses ? Plus les travailleurs qui sont le nombre, auront conscience de leur force et plus les révolutions seront faciles et pacifiques. Finalement, toute opposition devra céder et même céder sans lutte. Le jour viendra où l’évolution et la révolution, se succédant immédiatement, du désir au fait, de l’idée à la réalisation, se confondant en un seul et même phénomène. C’est ainsi qe fonctionne la vie dans un organisme sain, celui d’un Homme ou celui d’un monde.