Archive pour anarchie évolution et révolution

Résistance au système technologique. (re)naissance et (r)évolution de l’humanité (Darren Allen)

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, économie, colonialisme, coronavirus CoV19, crise mondiale, démocratie participative, gilets jaunes, guerres hégémoniques, ingérence et etats-unis, Internet et liberté, média et propagande, militantisme alternatif, N.O.M, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, philosophie, politique et lobbyisme, politique et social, résistance politique, science et nouvel ordre mondial, sciences et technologies, technologie et totalitarisme, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , on 14 Mai 2024 by Résistance 71

Un système technologique arrivé à un tel point religieux de « scientisme » porte un nom bien spécifique : une technocratie… L’analyse pertinente ci-dessous de Darren Allen illustre parfaitement ce que nous disons ici depuis longtemps à savoir que si l’humain crée le système, le système, à terme, crée aussi les humains qui le servent et le perpétuent. C’est une voie à double sens. En revanche, nous ne partageons pas son pessimisme final. Toujours la vieille histoire de ceux qui voient le verre à moitié vide et ceux qui le voient à moitié plein. Mais se demande t’on s’il est adéquat ?… N’est-il pas en fait trop grand pour ce qu’on en fait pour l’heure ?…
~ Résistance 71 ~

“Les technocrates.. c’est une nouvelle race de fainéants. Les technocrates c’est des mecs vachement balèzes, des mecs à qui tu donnes le Sahara, et dans deux ans ils importent du sable.”
~ Coluche ~

SysTech1

Le système technologique

Darren Allen

Septembre 2022

Source:

https://expressiveegg.org/2022/09/29/le-systeme-technologique/

« La quantité de véritables loisirs disponibles dans une société est généralement inversement proportionnelle à la quantité de machines permettant d’économiser le travail qu’elle emploie ».
E.F. Schumacher

« L’homme… tente de créer le monde à son image, de construire un environnement totalement artificiel, et découvre ensuite qu’il ne peut le faire qu’à condition de se refaire constamment pour s’y adapter. Nous devons maintenant faire face au fait que l’homme lui-même est en jeu. »
Ivan Illich

« …ceux qui utilisent des outils rusés deviennent rusés dans leurs affaires, et que ceux qui sont rusés dans leurs affaires ont de la ruse dans leurs cœurs, et que ceux qui ont de la ruse dans leurs cœurs… sont agités dans l’esprit, et que ceux qui sont agités dans l’esprit ne sont pas des véhicules appropriés pour Tao. Ce n’est pas que je ne connais pas ces [outils que vous souhaitez que j’utilise]. Je devrais avoir honte de les utiliser. »
Chuang Tzu (Tchouang Tseu)

Selon toute apparence, la plupart des gens ignorent et ne veulent pas savoir quel est le vrai problème du monde. Leur attention est désespérément étroite, focalisée sur une série d’effets secondaires. Ils s’inquiètent du pillage de la nature, de la dérive technofasciste, de la criminalisation du genre, des inégalités grotesques, de l’état de la jeunesse, de la hausse des prix, etc., mais ignorent ce que toutes ces choses ont en commun. C’est comme quelqu’un qui ne se lave jamais et qui, plutôt que d’y remédier, passe sa vie à s’inquiéter de ses démangeaisons de peau, de ses cheveux gras et de ses infections fongiques, à acheter des médicaments pour traiter ces effets secondaires et à trouver des moyens de s’attirer les bonnes grâces des personnes offensées par son odeur.

Il en va de même pour le reste du monde. Dans les problèmes auxquels nous sommes confrontés en tant que société, pour les gens ordinaires, l’arbre cache la forêt, mais ils sont aussi terrifiés par la forêt et hypnotisés par les arbres, stupéfiés par les maux isolés auxquels ils sont confrontés, effrayés de perdre de vue leurs malfaiteurs isolés, leurs épouvantails, leurs gouvernements et leurs milliardaires. Cela ne résulte pas d’un préjugé intellectuel et cela n’a rien à voir avec un intérêt de classe. Il s’agit d’une peur inconsciente et profonde de saisir une vérité si immense, si terrible, qu’elle anéantirait tout ce sur quoi ils ont construit leur vie.

À ce stade, certains pourraient penser que je les incite à identifier « le problème » comme étant le « Nouvel Ordre Mondial », ou tout autre groupe occulte de méchants ; en d’autres termes que vous êtes sur le point de lire une « théorie du complot ». Personnellement, je n’ai rien contre une enquête sur le rôle joué par Big Money dans le remodelage du monde, une divulgation des programmes de gens comme George Soros ou Bill Gates ou une réflexion sur la façon dont fonctionnent les entreprises, les États et, véritables instances du pouvoir, les sociétés d’investissement et les banques. Bien sûr, tout cela peut nous éclairer sur notre situation alarmante.

Je ne m’oppose pas non plus à l’analyse de la nature de ce grand épouvantail moderne qu’est le « capitalisme ». Bien que le socialisme et le communisme fassent partie du système, et en définitive le soutiennent, nous vivons dans un monde construit sur le capital, sur la propriété privée des moyens de production, et nous vivons dans un monde où l’esclavage salarié et l’esclavage par la dette, les deux piliers sur lesquels est construit le capitalisme, ont fait de la terre un désert, grâce aux efforts de nos propriétaires et de nos créanciers. C’est pourquoi, malgré les limites désastreuses et la nature intrinsèquement tyrannique du socialisme et du communisme, la tradition marxiste a beaucoup à nous apprendre.

Mais. Ni les surhommes mondialistes ni la branche capitaliste du système ne sont la cause ultime de nos maux, pas plus que les « migrants », ou « mes parents », ou « les flocons de neige », ou « le communisme », ou « Trump », ou « le diable », et les gens qui pensent que de tels effets secondaires isolés sont la cause « derrière tout ça », qui passent leur vie à se concentrer exclusivement sur la lutte contre le capitalisme, sur les oligarques, les milliardaires, les banques ou n’importe quel méchant de leur choix, s’assurent que, au mieux, le vrai problème leur échappe.

Ici, nous pourrions mentionner tout particulièrement « la gauche », ce groupe de personnes qui consacrent leur énergie à obtenir un salaire plus équitable pour les couturières du Bangladesh, à défendre les intérêts des minorités, à promouvoir ce qu’ils appellent la « démocratie », à essayer de sauver le plancton marin, à critiquer le rouleau compresseur militaire américain et à lutter contre les propriétaires terriens cupides et « non démocratiques ». Non pas que ces menaces soient irréelles, mais, dans l’ensemble, en attaquant ces cibles on détourne le feu de la véritable source de nos problèmes, et c’est pourquoi le gauchisme (sous toutes ses formes) est pour le système le moyen le plus efficace de se protéger et de se perpétuer.

De toute évidence, la « droite » n’est pas plus près de voir les choses clairement, obsédée qu’elle est par le contrôle de l’incontrôlable (les gens, la météo, le marché), l’exclusion de ce qui ne peut l’être (les minorités, les étrangers, les femmes), l’accaparement du moindre kopeck de la planète et la tentative de retour à un monde perdu à jamais. La gauche et la droite sont perpétuellement en désaccord sur la façon d’organiser la société, se critiquant constamment l’une l’autre — la gauche se concentrant sur la cupidité monstrueuse et l’étroitesse d’esprit de la droite et la droite sur l’hypocrisie morale de la gauche et son insipidité destructrice d’individualité — mais aucune d’entre elles n’est intéressée si peu que ce soit par le vrai problème. Et quand elles sont confrontées à une menace visant le vrai problème, elles oublient leurs différences et s’unissent instantanément pour l’écraser.

Quel est donc le vrai problème ? Quelle est la « forêt » que si peu de gens peuvent regarder en face et qui se trouve, en fin de compte, derrière tous les terribles « arbres » qui occupe leur attention ? Quelle est cette chose que servent la droite et la gauche et qui dirige leurs vies et les nôtres ? Quelle est la cause de l’horreur que nous voyons autour de nous — et ressentons en nous — et qui, comme beaucoup d’entre nous en ont la certitude aujourd’hui, ne peut qu’empirer ? C’est le système technologique, et c’est l’ego humain qui l’a construit et entretenu. Je vais me répéter. L’horreur, le monde cauchemardesque dans lequel nous vivons, appelé à devenir de pire en pire en pire, est le résultat du système technologique contre nature que nous avons construit et, plus profondément, de l’ego qui l’a construit et qui continue à l’entretenir et à le défendre. Tant que nous n’aurons pas compris cela et agi en conséquence, nous n’arriverons à rien, que ce soit collectivement ou individuellement.

SysTech2

Par « système technologique », j’entends la machine-monde industrielle et technologique contre nature qui nous entoure. Le « matériel » de cette machine est le monde de fer et d’acier, charbon et pétrole, plastique et polycarbonate, fil de cuivre et fibre optique, diode et microprocesseur, bateau et avion, ordinateur et smartphone, route et rail, etc. C’est la substance artificielle de la modernité qui nous entoure ; tous les moteurs, usines, instruments, ordinateurs et outils divers du monde. Le « logiciel » de la machine, ce sont toutes les institutions modernes que nous connaissons — les prisons, écoles, universités, tribunaux, bureaux, etc. — et les informations sur lesquelles ces organisations « tournent » — les idées, idéologies, théories et croyances nécessaires pour que tout fonctionne ; l’ensemble des organisations intangibles et processus organisationnels qui actionnent les outils du monde, et tous les faits nécessaires pour les construire, entretenir et justifier.

Pendant plusieurs milliers d’années, et même jusqu’à une date récente, il était possible d’échapper à l’emprise du système technologique, mais par la suite, au terme de centaines de générations, et après de nombreux revers et fissures, à travers lesquels les personnes libres ont pu se glisser un jour, tout s’est « assemblé ». Ce processus de consolidation final a commencé aux quinzième et seizième siècles, avec une avancée massive de la puissance du « logiciel » du système, puis, lors de la révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles, de son « matériel ». Enfin, il y a une cinquantaine d’années, toutes les entraves à un système mondial complet ont été supprimées, et nous avons été précipités vers l’état dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, aux portes d’une dystopie technologique complète, si envahissante qu’elle habite littéralement la psyché de ceux qui en font partie, de sorte qu’il devient, pour les gens des machines, absurde de parler de liberté. La liberté par rapport à quoi ? La prison et le prisonnier ne font plus qu’un.

Maintenant, il est essentiel de comprendre que même si, comme je l’ai dit, il y a des gens responsables de tout cela — en particulier les propriétaires du système, mais aussi sa classe gestionnaire, ses universitaires, ses médecins, ses prêtres, ses journalistes, etc. — et même si ces gens doivent (et vont) être tenus responsables de leur violence monstrueuse et de leur lâcheté, le système lui-même est, dans une large mesure, autonome. Il a ses propres priorités et exigences objectives auxquelles ses serviteurs humains doivent obéir.

Pour prendre un exemple récent, pourquoi a-t-on récemment mis à niveau les technologies de communication du monde développé vers la « 5G » ? Personne n’en a vraiment besoin, personne n’en veut vraiment, sauf peut-être quelques technolâtres cinglés. L’internet fonctionne bien, trop bien en fait, mais nous n’avons certainement pas besoin qu’il soit cent fois plus rapide. Alors qui en a besoin ? Nous pouvons certainement dire que les entreprises technologiques en ont besoin, dont le pouvoir et les profits dépendent de l’« innovation » permanente, et nous pouvons certainement dire que les États en ont besoin, car ils ont besoin de systèmes internet ultrarapides pour surveiller et contrôler plus facilement leurs citoyens. Mais la chose la plus importante à comprendre est qu’en dernier ressort, le développement du système technologique lui-même « nécessite » la 5G. À mesure que le système devient de plus en plus complexe, de plus en plus envahissant et, par conséquent, de plus en plus destructeur, ses systèmes de communication nécessitent de plus en plus de puissance — c’est pourquoi il doit disposer de la 5G. Ensuite, dès qu’un État ou une institution adopte cette technologie, et contrôle plus « parfaitement » son environnement grâce à elle, alors tout le monde doit immédiatement faire de même pour ne pas se laisser submerger.

La technologie fonctionne de cette manière depuis qu’elle a pris le contrôle des affaires humaines, il y a plusieurs milliers d’années. Chaque fois qu’un outil ou un processus fondamental s’est développé au point de devenir trop puissant ou trop complexe pour être contrôlé par des êtres humains individuels (ou des communautés locales), il a imposé à la société un changement complet afin de s’adapter à ce changement. Lorsque, par exemple, un aspect de la société britannique s’est industrialisé — les usines de coton — un grand nombre d’aspects connexes ont dû être industrialisés, parce qu’il n’est pas possible d’avoir des tissus machinés sans puissance machinale, sans transport machinal ni esprits-machines. Chaque étape de chaque « progrès » nécessite un développement parallèle de toutes les autres technologies, sans parler des pensées, des sentiments et des modes de vie des personnes qui doivent utiliser ou être soumises à l’utilisation de ces technologies. Il en résulte toutes sortes de problèmes imprévus qui nécessitent ensuite des solutions technologiques supplémentaires.

Parmi les problèmes actuels, citons le faramineux pouvoir des entreprises technologiques et des bureaucrates, l’anéantissement de la nature, la suprématie de la loi du troupeau domestiqué (alias la « démocratie »), la mort de la culture (et de la nuance), la ruine des enfants et la corruption de l’innocence, l’humiliation de la parole, le déclin de la communauté et de la convivialité, l’anéantissement de la dignité humaine (en particulier celle qu’on peut trouver dans un travail artistique et artisanal ayant du sens), l’inégalité vertigineuse, le comportement tyrannique de nos institutions et la futilité creuse et sans but de l’existence moderne.

Tout cela est finalement le résultat du système technologique[1]. Les propriétaires de droite prennent des décisions critiques, tout comme les gestionnaires de gauche ; mais c’est le système lui-même qui les commande. Les gens se plaignent du dépérissement des valeurs traditionnelles, de l’augmentation de la criminalité, de leurs enfants sans cœur, de leur vie stressante, de ces fichus immigrés qui grignotent la ville, de la violence policière et du racisme, de la mauvaise qualité des biens et des services et de la frustration exaspérante qu’ils éprouvent à essayer de joindre quelqu’un qui puisse les aider, et ils s’emparent alors de la cause la plus proche de ces facteurs, sans s’apercevoir qu’ils résultent tous du fait de vivre dans une machine qui produit inévitablement ces résultats.

Prenons un autre exemple, l’immigration. Au cours du siècle dernier, le système technologique a exigé qu’une énorme quantité de personnes fassent la navette à travers le monde, c’est pourquoi elles le font. Que tant de gens ordinaires n’aiment pas que les lieux où ils vivent soient submergés d’étrangers, ou que leurs familles soient fragmentées et leurs traditions diluées, ne pèse pas dans la balance. Le système technologique en a besoin, donc tout le monde doit s’y faire. C’est pourquoi, lorsque le système a commencé à avoir besoin du déplacement massif des personnes, la « tolérance », la « diversité » et l’« inclusion » ont pris une importance religieuse et que le « racisme » — qui désigne ici diverses formes de désaccord social — a reçu le même statut que le blasphème et le culte du diable à l’époque médiévale.

Ou prenez un autre exemple, la destruction totale de l’innocence et de la liberté de l’enfance — et donc de la santé mentale. Là encore, le système technologique l’exige. Il faut que les enfants soient rigoureusement éduqués dans ses procédures et ses valeurs, et il faut maintenant qu’ils interagissent avec la « société » à travers l’écran. Ceci, combiné à la terreur des parents face au monde réel et à une prime sociale à la permissivité « non -violente » — qui sont également des conséquences du système technologique — se conjugue pour créer les singes de laboratoire malades, sans culture et égocentriques que nous appelions autrefois nos enfants.

technocratie1

Ou encore, considérons le contrôle social. La plupart des pays occidentaux se dirigent, par le biais de passeports vaccinaux, vers une société chinoise de type crédit social, dans laquelle les citoyens, évalués en fonction de leur fiabilité ou de leur contagiosité, sont automatiquement disciplinés et contrôlés par des systèmes de surveillance invasifs. Même en Chine, ce système n’en est qu’à ses débuts ; les « commodités » techno-dystopiques à venir — monnaies numériques, laissez-passer intelligents pour se déplacer, systèmes de « sécurité » automatisés, abolition définitive de toute forme de communauté physique — seront bien, bien pires, et éteindront définitivement l’esprit humain. Pourquoi ? À ce stade, seuls les fous, les crétins et les invertébrés croient que c’est pour notre santé et notre sécurité. Mais cela ne se produit pas non plus, en fin de compte, parce que des hommes-démons machiavéliques conçoivent consciemment un monde de mort dans la vie. Encore une fois, il y a de tels monstres au sommet de la pyramide du mal, et ils ont un contrôle significatif sur les banques, les sociétés d’investissement et autres, et ils auront ce qu’ils méritent, mais tout cela ne se produit pas seulement à cause de gens malfaisants, mais parce que le système technologique lui-même exige un monde de prison technofasciste. La supermachine est par nature instable, artificielle et antihumaine, ce qui signifie que plus elle devient puissante, plus elle doit contrôler les choses de manière rigide (et transformer les gens en objets contrôlables) pour que tout reste en place.

Ou alors, il y a « le problème des femmes » — c’est ainsi que l’on appelait le féminisme lorsqu’il est apparu au XIXe siècle, lorsque l’industrialisation a forcé les femmes à entrer dans le domaine masculin, où elles ont été confrontées à une forme d’assujettissement radicalement différente de ce qu’elles avaient connu. Avant l’industrialisation, les femmes avaient souvent autant de pouvoir que les hommes, contribuant à la richesse du foyer et contrôlant ses dépenses. Lorsqu’elles se sont retrouvées dans la situation inédite et désagréable de recevoir des ordres dans leur travail, elles ont répondu par le « féminisme ». Ce « féminisme » a ensuite été utilisé par le système, au cours du siècle et demi qui a suivi, pour contraindre les femmes à participer à une économie sur laquelle elles n’avaient et n’ont toujours aucun pouvoir significatif. Le seul « pouvoir » qu’elles ont pu obtenir est réservé à celles qui se fraient un chemin jusqu’à la montagne d’excréments appelée « carrière », un processus qui a corrompu ou compromis la féminité qu’il était censé libérer. Enfin, comme le système technologique a dépassé le soi tout entier, non seulement le genre, mais le sexe lui-même a été aboli, la différence sexuelle étant un obstacle pour les fantômes indifférenciés et sans corps exigé par le système virtuel. En d’autres termes, le système technologique a créé « le problème de la femme » et l’a résolu en effaçant la femme.

Prenons un dernier exemple, subtil, mais terrifiant. Les gens perdent la tête. Il y a plusieurs raisons à cela, mais l’une d’entre elles est qu’ils sont, nous sommes, en train de devenir superflus. Je ne veux pas dire qu’ils perdent leur emploi — ce dont il faudrait se réjouir — je veux dire qu’ils deviennent inutiles, redondants, pas seulement incapables de faire quoi que ce soit avec quelque compétence que ce soit, mais aussi incapables de contribuer de manière significative à la société et punis pour avoir même essayé. Cela conduit inévitablement à d’horribles sentiments de futilité et de dépression, que les gens sont encouragés à attribuer à toutes sortes de raisons (principalement la « maladie mentale »), à l’exception de la vraie : le système technologique, qui doit expulser autant d’humains que possible de ses opérations ou, si cela n’est pas possible, expulser les qualités véritablement humaines — telles que la créativité, la générosité, la solidarité, etc. — des gens qui restent à l’intérieur de lui. Ces qualités ne peuvent pas être contrôlées et, le plus souvent, elles perturbent le bon fonctionnement de la machine. Elles ne peuvent donc pas être autorisées, ce qui explique pourquoi seuls les hommes-machines parviennent au sommet du système technologique ; des humanoïdes sans compassion, lâches et hyper-rationnels.

Les propriétaires et les gestionnaires peuvent parfois avoir besoin de beauté dans leur vie, ils peuvent apprécier la spontanéité et la générosité, ils peuvent aimer la nature sauvage, ils peuvent avoir toutes sortes de qualités humaines. Il est peu probable que ces qualités soient nombreuses ou qu’elles soient d’une grande profondeur — car ce sont les « moindres d’entre nous » qui dirigent — mais il pourrait y avoir quelque chose de bon quelque part dans tout cela. Le système, cependant, n’a que faire du bien. Rien. La beauté radicale, l’innocence et l’honnêteté, l’intégrité et la décence, l’originalité authentique, la générosité sans arrière-pensée, la sauvagerie ingouvernable, l’intensité, l’amour inconditionnel et la justice sont autant de menaces pour le bon fonctionnement de la machine, et c’est pourquoi toutes ces choses disparaissent de nos vies. Pendant les cinquante dernières années, les enfants sont devenus plus terre-à-terre, l’art plus grossier, les acteurs (« chroniqueurs du temps ») ont perdu en caractère, les femmes en sensibilité, les hommes en dignité, la nature s’est encore éloignée de nos seuils et le cœur humain s’est presque entièrement rétréci et desséché. Non que l’époque antérieure ait été un paradis. Bien sûr que non. Mais il était beaucoup plus facile de trouver les bonnes choses dans le monde.

Tous les problèmes que j’ai mentionnés jusqu’ici — toutes les terribles misères auxquelles nous sommes confrontés dans le monde — peuvent être expliqués comme une conséquence directe ou indirecte du fait de vivre au sein du système technologique planétaire et d’être obligés de le servir. Mais très peu de gens peuvent voir cela, parce que le ressentir pleinement, dans toute son horreur, reviendrait à dévoiler leur dépendance égotique au système. Ils veulent mettre fin aux confinements ou au biofascisme, ou à la destruction de la nature, ou à l’abus des femmes — et c’est très bien, mais cela revient pour un médecin à traiter votre cancer en prescrivant des analgésiques pour y remédier. Qui ne soutiendrait pas le médecin ? Qui ne prendrait pas les analgésiques ? Mais si nous ne traitons pas la racine du cancer, la cause personnelle et collective, le cancer nous rongera toujours.

revolte_contre_monde_moderne

Considérons l’histoire suivante. Un homme peu sûr de lui, avide de richesse et de pouvoir — appelons-le Tom —, accepte un emploi stressant au cœur d’une ville. Tom n’a aucun accès à la nature sauvage, aucune communauté autour de lui pour en parler — seulement des collègues de travail et un conjoint — et il travaille sans relâche dans la ville à une tâche essentiellement inutile, sans temps libre pour découvrir et pratiquer des activités riches de sens. Il est complètement dépendant d’une armée d’étrangers spécialisés qui le nourrissent, l’habillent, le transportent, le divertissent et le protègent, et d’un système technologique d’une complexité incommensurable pour communiquer avec sa société, qui, en fait, n’est plus une société du tout, mais une série d’algorithmes se faisant passer pour une société. Après avoir « vécu » ainsi pendant une dizaine d’années, Tom devient malade et malheureux et commence à s’occuper de sa maladie et de ses problèmes de santé mentale. Il a mal au ventre, alors il prend des analgésiques ou modifie son régime alimentaire ; il est stressé, alors il médite ou part en vacances ; il s’ennuie, alors il regarde un film ou se drogue ; il se sent seul, alors il utilise les médias sociaux ou fréquente une prostituée ; il est en colère, alors il critique le gouvernement ou participe à une manifestation… et ainsi de suite. Il considère tous les problèmes isolément. À aucun moment, il n’identifie le système technologique comme étant le problème. Pourquoi ? Parce que la prison et le prisonnier ne font qu’un.

J’ai choisi ici un exemple assez grossier, que certains lecteurs ne manqueront pas de rejeter comme étant l’un d’« eux », mais tout le monde au sein du système technologique y est attaché de la même manière, de l’homme d’affaires de droite le plus agressivement indépendant à l’auteur de gauche le plus tendance et écoradical, du milliardaire le plus riche, au sommet de la techno-pyramide, en passant par tous les intellectuels, penseurs et professionnels, jusqu’aux travailleurs ordinaires et aux pauvres. Tous y sont attachés, jusqu’à la racine, ce qui explique pourquoi tant de gens, dans toutes les classes de la société, sont perturbés par une véritable indépendance. Le socialiste qui veut « une société plus juste », « une ville écologique » ou « un monde civilisé » — nous pouvons ne pas aimer ces gens, mais nous les comprenons. Le fou qui ne veut pas d’une société, d’une ville, d’une civilisation est incompréhensible. C’est l’œuvre du diable.

Toutes les insécurités et envies égotiques de l’homme, sa conformité docile et sa passivité engourdie, son besoin agité de stimulation sont branchés, en tout point, sur le système technologique, se manifestant comme sa vie entière. Il ne peut pas voir la situation dans son ensemble, car pour la voir, il faut que tout change. Pas seulement telle ou telle activité ou habitude, mais tout, tout son être et, par conséquent, tout son mode de vie. Il continue donc à identifier tel ou tel problème et à rechercher telle ou telle solution isolée, à court terme, jusqu’à sa mort.

Ceux qui possèdent et gèrent le système savent bien que les gens sont comme ça, et ils veillent donc à ce que les problèmes soient présentés sans contexte et que les solutions se résument à soulager les peurs et le stress immédiats, tout en s’assurant que la masse passive est prise dans la panique du jour et n’est que trop disposée à sacrifier davantage de sa liberté et de sa dignité pour une solution à court terme ; un peu moins de peur, un peu moins d’insécurité. C’est ainsi que le mal se développe, en offrant le moindre de deux maux jusqu’à ce que tout le bien ait disparu.

Cela ne signifie pas qu’avant ou en dehors du système technologique, les hommes et les femmes n’étaient ou ne sont pas capables d’être avides, égoïstes ou stupides ni que les hommes et les femmes notablement indépendants du système sont nécessairement des parangons de vertu. Ce que cela signifie, c’est que, naturellement, l’égoïsme a aussi ses limites ; il est bridé par les gens qui nous entourent et par les limites de la société qui nous entoure, qui empêchent l’égoïsme de ruiner nos vies ou celles de nos semblables. Lorsque le système contre nature atteint la taille, l’étendue, le caractère envahissant et la puissance du monde moderne, il n’y a pas de limite à la mesure dans laquelle l’ego peut s’en nourrir ou être nourri par lui.

Ce que je veux dire, c’est que les possibilités de dépendance, d’évasion, d’irresponsabilité, etc. sont pratiquement illimitées dans un système pleinement développé. De plus, du fait de l’habilité du système à satisfaire l’ego, à flatter ses vanités, à excuser ses peurs et à nourrir ses pulsions les plus basses, il est presque impossible aux hommes et aux femmes de résister à sa pénétration insidieuse dans leur vie. Le système offre constamment des micro-moments de gloire sur les réseaux sociaux, récompense l’échec, endort les hommes et les femmes avec le chauffage central, les smartphones, les jeux vidéo, les antidépresseurs, les Pringles et le porno sans fin, récompense ceux qui se conforment, qui se plient, qui sont obéissants et soumis, rend impossible d’affronter pleinement la douleur, la saleté, la perte ou le dur labeur, fait passer la vanité, la lâcheté et la malveillance pour des maladies mentales ou même pour des valeurs appréciables et rend l’amour complètement inutile. Tout cela, ainsi que les divers mythes illusoires que le système fournit à ceux qui dépendent de lui (principalement celui que la qualité de vie était inférieure à l’époque précivilisée, ou même prémoderne), lâche la bride à l’ego égoïste, ce qui, comme en témoignent les enfants gâtés partout dans le monde, nous transforme tous en égocentriques monstrueux, en lâches pitoyables et en veules toxicomanes, et nous retourne contre nos propres mères[2].

Rejeter complètement le système peut sembler une idée amusante, mais quand le fait d’exprimer vos doutes — et plus encore de faire quelque chose pour y remédier — menace votre solde bancaire ou votre emploi, vous devez soudain faire preuve de « prudence » et de « précaution ». C’est pourquoi presque personne n’est capable de distinguer l’arbre de la forêt, parce que dans le système avancé, cela signifie rejeter complètement le faux moi parasite qui a tellement submergé la conscience que rien d’autre — aucune autre qualité — ne peut être expérimenté. L’incapacité à voir la forêt, à voir la véritable cause des maux du monde, n’est pas une question d’intelligence et certainement pas de goût ou d’éducation — généralement, les personnes les plus instruites sont les plus moralement aveugles et les personnes sans goût ni formation les plus perspicaces, du moins lorsqu’il s’agit de voir la véritable nature du système. Les hommes et les femmes ne se détournent pas de la vérité du monde parce qu’ils ne peuvent pas la comprendre intellectuellement, ou par une sorte d’erreur ou d’aveuglement. Ils s’en détournent parce que voir la nature du système technologique, revient, pour l’ego, à regarder en face sa propre mort ; parce qu’il doit mourir pour être libre.

Heureusement, le système est en train de mourir, comme le fait toute chose. Lui aussi atteint ses limites (imposées par ses besoins énergétiques, qui dépassent de façon exponentielle l’approvisionnement bon marché disponible). Cela, tout comme la fameuse « fin du travail » qui se profile également à l’horizon, serait un motif de réjouissance si ces dernières étapes n’étaient pas marquées par le parachèvement cauchemardesque du système technologique. Son emprise sur nos vies sera totale. Nous serons enfermés dans une horreur dystopique que nos plus grands écrivains pouvaient à peine imaginer.

Mais pas pour longtemps.

NON
Le pouvoir de dire NON !

En attendant, que pouvons-nous faire ? Si vous comprenez le problème assez clairement, la réponse est évidente. Que se passe-t-il lorsque vous percevez distinctement, pour la première fois peut-être, une mauvaise habitude dont vous n’aviez pas conscience ; par exemple, que vous ne faites pas attention lorsque quelqu’un vous parle ? Avez-vous besoin d’une solution à ce problème ? Avez-vous besoin qu’on vous dise ce que vous devez faire, ou est-ce évident ?

Eh bien, nous ne faisons pas attention. Si nous le faisions, nous aurions une autre vie. Nous nous libérerions aussi bien que possible et ce faisant, nous nous sentirions bien. On se sent bien quand on possède un noble but et qu’on travaille pour l’atteindre, même si objectivement on n’y parvient jamais. On se sent bien quand on surmonte ses peurs et ses désirs créés par la machine, même si on n’est jamais complètement libre. On se sent bien quand on est indépendant, même si on doit faire des compromis en cours de route.

Cela ne signifie pas que vous devez immédiatement renoncer à utiliser toutes les technologies industrielles. C’est également impossible — comme le montre le fait que j’ai écrit ceci sur un ordinateur portable — et absurdement simpliste. Le système technologique a, comme nous l’avons vu, déformé nos relations mutuelles, il nous a pris les outils simples des mains et nous a fait oublier comment les utiliser, il nous a placés sous la coupe de technocrates, de professionnels, d’enseignants, de médecins et de diverses forces de « sécurité », il a corrodé notre intelligence, nous a vidés de notre énergie, nous a rendus malades, nous a mis dans la confusion ; il nous a même privés de notre langage, s’insérant entre notre compréhension de nos vies et les moyens par lesquels nous exprimions autrefois cette compréhension de manière créative. Pour se libérer du monde des machines, il ne suffit pas d’éteindre l’ordinateur portable et de jeter le smartphone. Il ne suffit pas de combattre la machine sur un seul front, le plus évident, le plus direct — bien que cela soit aussi utile, évidemment — mais, comme elle s’est insinuée dans tous les aspects de notre vie, même dans nos pensées et nos sentiments, chaque aspect de notre vie est une arène, un démon à vaincre, une prison à fuir — et la prison, c’est vous.

technocratie_mutationsociete

Je ne veux pas suggérer que le dépassement de soi et la révolution personnelle soient la seule façon de sortir du système technologique — évidemment pas. Ce serait de l’égocentrisme chronique. Même les actes révolutionnaires que nous sommes appelés à accomplir dans le monde, une fois que nous sommes déterminés à nous libérer de son emprise sur les vies, ne sont pas suffisants (je fais référence à nos batailles sur le lieu de travail, dans les quartiers et avec les différentes institutions auxquelles nous devons faire face). Quelque chose de beaucoup plus profond est nécessaire pour abattre le système.

Il faut reconnaître ici un autre aspect qui n’est pas toujours évident dans le problème technologique, en dehors de son ampleur et de sa profondeur, un aspect qui doit aussi être pris en compte si nous voulons affronter intelligemment le monde des machines, c’est qu’il ne peut pas être réformé. Jamais. De même que chaque développement majeur du système génère immédiatement des développements simultanés partout ailleurs, qui s’intègrent les uns aux autres de manière transparente, de même l’autonomie et la puissance presque inconcevable du système — sans parler de la passivité visqueuse ni de l’impuissance apprise de la masse domestiquée — restent complètement intouchées par les ajustements fragmentaires, qui atteignent presque instantanément les limites institutionnelles du fait qu’ils menacent tout le reste du système[3].

Nous en avons vu un exemple très intime dans la vie du pauvre Tom, qui ne peut faire face à aucun de ses problèmes parce qu’ils sont tous enracinés dans le même sol stérile. Considérez, à titre d’exemple moins personnel, ce que signifierait une réforme significative de l’enseignement, afin que les enfants puissent apprendre leur culture comme ils l’ont fait pendant des centaines de milliers d’années, en y participant directement. Pour que cela fonctionne, il faudrait que tout change — toute la société devrait devenir éducative ; elle devrait devenir un lieu où les enfants peuvent apprendre, plutôt qu’un lieu où ils ne peuvent rien faire d’autre qu’observer passivement. Et quand je dis « éducative », je veux dire véritablement éducative, permettant aux enfants de découvrir qui ils sont, plutôt que de les forcer à faire ce que le système exige. De plus, toutes les distractions et dépendances créées par le système, qui absorberaient instantanément l’attention des enfants autorisés à vivre librement, devraient être supprimées de leur vie. Tout cela signifierait la désintégration totale de tous les aspects du système.

Des considérations similaires nous empêchent de rétrograder n’importe laquelle de nos technologies. Imaginez ce que cela signifierait de revenir aux voitures tirées par des chevaux, aux dispositifs de chauffage au charbon ou aux systèmes d’information et de classement sur papier ou sur bande. Là encore, tout devrait changer. Le système technologique n’a de sens que s’il va de l’avant, s’il fait plus, s’il est plus grand. Moins, en arrière et plus petit sont aussi inconcevables pour les machines — et pour les esprits mécanisés — que qualitativement différents ou meilleurs. Il faut donc aller de l’avant, et ceux qui rêvent d’une utopie future doivent supposer qu’elle sera, avec diverses fioritures permacoles et conceptions éco-harmonieuses, plus développée.

Tout cela s’applique à la résolution judicieuse de l’un ou l’autre des problèmes suivants : les armes nucléaires, la vidange des océans et l’érosion des sols, la surpopulation, le génie génétique, la prolifération des microplastiques et autres polluants, la folie généralisée (dépendance, anxiété, dépression, etc.), la mort de la culture, la mort du genre, l’incompétence généralisée, l’inégalité scandaleuse, la corruption, l’exploitation inique des pauvres ou tout autre problème que j’ai mentionné jusqu’ici. Même si l’une ou l’autre de ces choses pouvait être traitée efficacement dans un délai de, disons, cent ans — ce qui est très improbable — traiter l’un ou l’autre de ces éléments jette l’ensemble du système dans le désarroi, c’est pourquoi les défenseurs du système ne permettront tout simplement pas qu’un aspect du système change de manière significative — même s’il le pouvait — c’est pourquoi, en outre, comme tout lecteur ayant la moindre honnêteté intellectuelle le reconnaîtra, il n’y a eu aucun progrès réel pour résoudre n’importe quel problème sérieux auquel l’humanité est confrontée. Aucun.

Vous pouvez croire que quelques nouvelles lois vont arranger les choses, ou qu’on inventera une nouvelle technologie verte et que tout se résoudra comme par magie, ou qu’un mouvement anti-capitaliste vainqueur nous libérera, ou que le « bon leadership » nous sauvera tous, ou que tout ce que nous devons faire est d’interrompre la course de tel ou tel effrayant milliardaire bouffi, mais cela signifie que vous ne prêtez pas attention à l’étroite intégration du système, à l’étendue réelle du monde dévasté, ou à son caractère profondément invasif, résultat d’un processus qui, comme mentionné ci-dessus, a pris des milliers d’années pour atteindre sa forme planétaire actuelle. Une telle évolution ne peut être inversée en quelques années ou même en quelques décennies. Si une véritable réforme était possible, il faudrait des siècles pour changer la société de l’intérieur, bien plus longtemps que ce dont nous disposons avant que la nature et la nature humaine ne soient anéanties.

Le mieux que l’on puisse (vainement) espérer est qu’un groupe de technocrates soit remplacé par un autre groupe plus branché. Un tel espoir est rarement formulé par les auteurs radicaux (de gauche, socialistes, marxistes ou pseudo-« anarchistes »), ils en sont rarement conscients, mais c’est le résultat inévitable d’une réforme de la société sans s’attaquer de manière significative au système technologique. Vous pouvez avoir un paysage parsemé de fermes permacoles et de love-ins végétaliens sans propriété privée, mais si aucun mouvement significatif n’a été lancé pour s’attaquer à la machine planétaire sur laquelle la société est construite, une puissante classe technocratique et bureaucratique d’intellectuels devra exister pour la maintenir. Cette classe sera alors ce que les professionnels puissants sont toujours — des cerveaux fades et sans corps sur jambes — et fera ce que les professionnels puissants font toujours — dominer la société au nom de son bien-être.

complicit_indifference

C’est pourquoi l’éternelle objection à ce genre de critiques — que « la technologie est neutre », qu’elle « dépend de la façon dont elle est utilisée » — est si peu perspicace. Les technophiles supposent qu’internet est le même genre de phénomène qu’une hache en pierre, ou que la cuisson du pain dans un four est la même activité, en principe, que la fabrication de pain dans une énorme usine agroalimentaire, alors que la différence entre les machines extrêmement complexes et les outils simples n’est pas seulement une question d’échelle, mais aussi de nature. Il se peut qu’une arme nucléaire soit « neutre » dans le sens, limité jusqu’à l’absurde, où elle peut exploser ou non, mais, comme tous les appareils de haute technologie dont nous dépendons aujourd’hui, elle fait partie d’un système qui exige un certain type de société, à savoir la nôtre, dans laquelle l’éducation, la politique, le droit, les transports et la santé sont, et ne peuvent être, que des questions techniques.

De plus, qui va décider de la façon dont toute cette technologie est utilisée ? Il est déjà ridicule de prétendre que nous avons « le choix » de la manière dont nous pouvons utiliser les excavatrices à roue-pelle, il est encore plus stupide d’affirmer que le système technologique qui exige l’utilisation de telles machines est « neutre », mais même en acceptant ces suppositions extravagantes, il n’y a rien dans la formation des scientifiques et des ingénieurs qui leur permette de décider de la manière dont les machines hypercomplexes peuvent être utilisées, et il ne peut rien y avoir ; car non seulement on ne peut jamais trouver la morale dans la formation technique (« scientifique »), mais elle constitue une menace qui est obligatoirement éradiquée par cette formation. Donc, pourquoi la technologie serait-elle « neutre » alors que ceux qui ont le pouvoir sur elle sont assurés de ne jamais pouvoir l’utiliser à bon escient ?

Il est frappant de constater, en discutant de ces questions, à quel point les contre-arguments sont similaires à ceux des adeptes d’une religion, car il s’agit bien d’une religion. Elle a ses grands prêtres et ses fanatiques, et elle a ses croyants ordinaires et ses laïcs déchus, mais indépendamment de la conscience que les individus ont de leur technophilie, tous sont intégrés dans le système qui la produit. Nous vivons au rythme de la machine, nous nous enveloppons dans ses boucliers, nous filtrons nos sens à travers elle et, si nous en sommes propriétaires ou gestionnaires, nous en tirons notre subsistance. Nous sommes déjà des cyborgs, notre intelligence est déjà artificielle, notre réalité est déjà virtuelle. C’est pourquoi, même si un contemporain typique pourrait ne jamais avoir prononcé un mot pour le défendre, il s’opposera à l’idée que nous sommes prisonniers du système technologique, qu’il n’est pas réformable, qu’il n’est pas « neutre », qu’il a ses propres priorités, qu’il dirige le monde et qu’il détruit l’homme et la femme, exactement de la même manière que tous les croyants s’opposent au dévoilement de l’illusion dans laquelle ils vivent : par le silence, le ridicule, le sophisme, la peur et la violence.

[1]    Et de l’ego qui l’a construit et l’entretient, dont il est question ailleurs.

[2]    « Un enfant gâté n’aime jamais sa mère. » Henry Taylor.

[3]    Voir Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle et Le système technicien.

= = =

Il n’y a pas de solution au sein du système, n’y en a jamais eu et ne saurait y en avoir ! (Résistance 71)

Comprendre et transformer sa réalité, le texte:

Paulo Freire, « La pédagogie des opprimés »

+

5 textes modernes complémentaires pour mieux comprendre et agir:

Guerre_de_Classe_Contre-les-guerres-de-l’avoir-la-guerre-de-l’être

Francis_Cousin_Bref_Maniffeste_pour _un_Futur_Proche

Manifeste pour la Société des Sociétés

Pierre_Clastres_Anthropologie_Politique_et_Resolution_Aporie

Société des sociétés organique avec Gustav Landauer

technocratie2

Anarchie_ordre

Resist

Tuer le message et le messager : la manipulation politico-sémantique historique de diabolisation de l’anarchie et de ses idées universelles… maintenir la division pour un statu quo oligarchique

Posted in 3eme guerre mondiale, actualité, altermondialisme, autogestion, désinformation, militantisme alternatif, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, philosophie, politique et social, politique française, résistance politique, société des sociétés, syndicalisme et anarchisme, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , , , on 7 octobre 2023 by Résistance 71

« La machine de l’État est oppressive par sa nature même, ses rouages ne peuvent fonctionner sans broyer les citoyens, aucune bonne volonté ne peut en faire un instrument du bien public ; on ne peut l’empêcher d’opprimer qu’en le brisant. »
~ Simone Weil ~

“Mais l’ennemi perpétuel, c’est la terreur perpétuelle, au niveau de l’État cette fois. L’État s’identifie avec “l’appareil”, c’est à dire l’ensemble des mécanismes de conquête et de répression. La conquête dirigée vers l’intérieur du pays s’appelle propagande (“premier pas vers l’enfer” selon Frank) ou répression. Dirigée vers l’extérieur elle crée l’armée. Tous les problèmes sont ainsi militarisés, posés en termes de puissance et d’efficacité.”
~ Albert Camus, “L’homme révolté”, 1951 ~

Anarchie_Vaincra

Accuser l’anarchisme, inventer la “terreur”

Depuis 1898, la propagande d’état a systématiquement mal représenté l’anarchisme et en a fait un bouc-émissaire pour maintenir un statu quo violent

William C. Anderson

0ctobre 2023

~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~

“La loi est en procès, l’anarchie est en procès… Messieurs du jury, condamnez ces hommes, faites-en un exemple, pendez-les et vous sauvez nos institutions, notre société.” – Julius S. Grinnell, procureur du procès des Haymarket Martyrs —

“Les manifestants pacifiques devraient être protégés, mais les vandales et les anarchistes devraient être poursuivis en justice et les forces de l’ordre locales peuvent le faire.” – Joe Biden

La nouvelle de la mise en accusation de 61 personnes dans la lutte contre la construction d’un centre d’entrainement militarisé de police dans la ville d’Atlanta (NdT : état de Georgie et ville QG de Coca Cola) affublé du sobriquet de “Cop City” ou “Flicville” en a laissé plus d’un choqué. Voir des douzaines de personnes mises en accusation sous le statut RICO (NdT : loi de 1970 sur les organisations criminelles de racket et de corruption) de l’état et de son racket organisé était suffisamment trouble car les autorités ciblant un mouvement décentralisé utilisant une loi faite pour lutter contre le crime hautement organisé. Mais ce qui a laissé les gens encore plus perplexes c’est comment les 109 pages d’accusation incluaient des descriptions de l’anarchisme. Le document dit très tôt : “les anarchistes violents entent de cadrer le gouvernement. Comme violent et oppresseur, justifiant ainsi la violence anarchiste.” Des mots comme ceux-ci résonnent comme ceux d’une des pires périodes de répression politique dans l’histoire des mouvements anarchistes dans le monde et devraient préoccuper aujourd’hui les organisateurs anti-fascistes.

Nous sommes les témoins d’une résurgence des pires impulsions fascistes et ceci se produit sous une présidence “démocrate” dans une ville sous contrôle “démocrate” ayant une représentation noire très importante. Alors que les conseils d’´´éducation scolaires conservateurs bannissent des livres et que la droite supprime l’histoire et l’éducation, nous devons nous éduquer sur ce qui nous a mené à ce point. Ce qui se passe à Atlanta a commencé il y a bien plus d’un siècle avec la “guerre contre la terreur” originale, qui fut une guerre mondiale contre l’anarchisme. Ces évènements ont défini des appareils policiers nationaux et internationaux.

En septembre 1898, l’anarchiste italien Luigi Lucheni assassina Elisabeth, impératrice d’Autriche et reine de Hongrie. Quelques anarchistes, comme Lucheni, utilisèrent la “propagande par le fait” ou la violence ciblée comme l’assassinat, pour catalyser un soulèvement révolutionnaire. A la fin de cette année là, des politiciens, des membres de la classe dirigeante et les autorités à travers le monde furent suffisamment préoccupés par l’anarchisme pour appeler à une conférence internationale. Celle-ci se réunit à Rome sous le label de “Conférence Internationale pour La Défense de la Société contre les Anarchistes”. Richard Bach Jensen écrit dans son livre : “”La bataille contre le terrorisme anarchiste” sur laquelle on s’accorda lors de cette conférence qui dura près d’un mois a joué un rôle clef dans la campagne anti-anarchisme de près d’un quart de siècle qui s’en suivit.” Jensen fait remarquer “la facilitation de la coopération inter-police en Europe en fut le résultat le plus important.” Cela est à l’origine de l’influence obtenue pour la création future de coopération policière menant éventuellement à Interpol. Ceci fut suivi par le développement d’une autre agence policière tristement célèbre qui crédite l’anarchisme comme étant à son origine.

Après que l’anarchiste autoproclamé Leon Czolgosz eut assassiné le président américain William McKinley, le président suivant, Theodore “Teddy” Roosevelt lança une campagne domestique contre l’anarchisme et donna pour mission à Charles Bonaparte (la grand-neveu de Napoléon) de développer l’organisation policière qui deviendra par la suite le FBI. Roosevelt déclara explicitement au Congrès que l’état avait besoin “d’entrer en guerre avec une efficacité sans relâche non seulement contre les anarchistes, mais contre tous sympathisants actifs ou passifs des anarchistes.” Qu’il étiqueta comme “un corps de criminels qui s’opposent à tous les gouvernements, qu’ils soient bons ou mauvais,

La guerre contre les anarchistes deviendrait plus tard la Première Peur Rouge et sera marquée par la loi anti-immigration, comme l’Anarchist Exclusion Act de 1903. Les Palmer Raids de 1919-20 menés par le ministère de la justice américain menèrent à l’arrestation et déportation de milliers de syndicalistes, italiens, slaves et d’immigrants juifs, ainsi que d’anarchistes connus comme Emma Goldman. Là réside l’ère illustrant les origines de la politique, du flicage et de la persécution politique utilisés contre les radicaux aujourd’hui.

Le site internet même du FBI déclare : “les anarchistes, en un sens, furent les premiers terroristes de l’ère moderne”. Ceci nous aide à comprendre comme les mots “anarchisme”, “anarchie” et “anarchistes” devinrent de manière sémantique erronée, synonyme de “terreur”, “chaos” et de “désorganisation”. La tactique a été mainte fois employée dans des moments célèbres comme durant le procès du Haymarket suivant l’attaque à la bombe sr le marché Haymarket de Chicago en 1886 et durant le procès subséquent des anarchistes italiens Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti. Ce procès captura une attention internationale et fut utilisé pour créer le moule du croquemitaine anarchiste qui existe toujours aujourd’hui. Ce recadrage du contexte historique clarifie ce qui est mis en place pour qualifier les manifestants contre “Fiicville” à Atlanta.

Tragédie, exploitation et problèmes sociétaux sont tous des opportunités pour créer un bouc émissaire utile. Ceux qui portent le blâme ont souvent été “anarchistes par association”, choix ou accusation. C’est à dire, comme “terroriste”, cela n’a pas toujours d’importance si quelqu’un est anarchiste idéologiquement ou pas, parce que les autorités ont rendu le terme malfaisant afin d’aider les mises en accusation.

relation_extatique

La mauvaise compréhension de l’anarchisme est une partie centrale pour pouvoir le stigmatiser dans un tribunal, dans les mouvements sociaux et les compte-rendus historiques. L’anarchisme est sans aucun doute une des sections les plus mal comprises et représentées de toute la gauche politique. Au lieu de le voir comme une ombrelle sous laquelle se trouvent les socialistes, les communistes, les radicaux qui s’opposent idéologiquement à la formation de l’État et à ses réformes stériles, les critiques malveillants l’ont rendu synonyme d’aventurisme immature, de terreur et de nihilisme individualiste. Bien que ces éléments existent dans certaines factions anarchistes, les hypertrophier fut un projet propagandiste d’un bon nombre de gens dans les spectre politique et le public est tombé victime de cette sémantique fallacieuse. On peut aussi dire que la mauvaise information populaire fait partie de ce qui facilite la manipulation sur un plan légal. L’ouverture très large, la décentralisation et l’autonomie de l’anarchisme, en tant que politique même, le rend vulnérable à la déformation sémantique et la manipulation. Ceux qui trainent devant la justice les manifestants anti-“Flicville” et les activistes de Defend the Atlanta Forest utilisent déjà tout cela à leur avantage de manière si familière.

L’état de Georgie utilise le statut RICO contre les défendants et a aussi fourni une sorte de flexibilité punitive, ce qui n’est pas nouveau. [NdT : ici l’auteur fait un résumé d’évènements locaux en relation au système d’éducation publique d’Atlanta… ceci n’est pas essentiel à l’argument présenté. la loi RICO de 1970 est la loi sur Racketter Influenced and Corrupted Organizations Act, loi utilisée aux Etats-Unis pour récupérer des dommages et intérêts suite à vandalisme en bande organisée…] La culpabilité par association permet à la loi RICO de rendre quiconque et quelque entité que ce soit comme un syndicat du crime, une entité à caractère mafieux.

Maintenant, l’action la plus élémentaire de protestation, de manifestation de mécontentement ou de désaccord, de construction d’un mouvement de contestation et de solidarité envers de tels mouvements sont criminalisés. Ceci n’est pas nouveau ; criminaliser les manifestations a été étendu exponentiellement devant la montée des mouvements de mécontentement contre la destruction environnementale et la violence d’état. Ces dernières années, près de 50 gouvernement d’états et le Congrès des Etats-Unis “ont considéré la mise en place de 246 lois ou projets de lois anti-manifestations, ces lois ont été votées et mises en place dans 20 états de l’Union.” Les conséquences sont très graves parce que si ce qu’essaie de mettre en place le système de procuration fonctionne, l’État va l’utiliser au delà de la Georgie.

La dissémination des idées anarchistes se fait de bouche à oreille, par internet et sous forme écrite”, dit l’acte d’accusation. Il va jusqu’à dire que ceux qui sont mis en accusation travaillent pour promouvoir “la fausse idée que le groupe est non-violent”. Roosevelt a dit quelque chose de similaire dans sa première adresse au Congrès : Aucun homme ou groupe de personnes prêchant les doctrines anarchistes devraient être laissés en liberté, pas plus que ceux qui prêchent le meurtre de quelques individus spécifiques. Les discours, écrits et réunions anarchistes sont essentiellement séditieux et traîtres.

Les gens se battent pour stopper la construction d’un centre de police militarisé, qui menace dans le processus les “quatre poumons” (forêts, espaces verts) d’Atlanta. Qu’ils soient anarchistes ou autre, ils ont mis leur vie en danger. Une de ces personnes, Manuel “Tortuguita” Teran, a été assassiné par la police dans un acte de terreur policière usuel. Ceci est la véritable terreur avec laquelle nous sommes le plus familiers. Ceci est la terreur qui a tué des milliers de personnes car dernières années. Parmi bon nombre des victimes connues ou inconnues, se trouvent des gens souvent diabolisés après leur assassinat extra-judiciaire. Et ce qui est absolument certain c’est qu’aucun groupe anarchiste dans l’histoire de ce pays n’est jamais arrivé à la cheville des meurtres perpétrés en toute impunité, actes que l’état et sa police exercent chaque jour. La vieille propagande nous dit que l’anarchisme est une menace majeure alors que l’État donne toute légitimité à ses forces pour tuer sans relâche sur des facteurs raciaux. Voilà ce que nous devrions mettre collectivement devant la justice et non pas les gens qui résistent à un tel arrangement social.

“L’Etat, cet instrument de coercition aux mains de minorités privilégiées dans la société, dont la fonction est de mettre les larges masses sous le joug de l’exploitation économique et de la tutelle intellectuelle, est l’ennemi juré de tous les rapports directs des hommes entre eux ; il cherchera toujours à ce que ceux-ci ne s’établissent que par l’intermédiaire de ses médiateurs. Aussi l’histoire de l’Etat est celle de la servitude de l’homme…”
~ Rudolph Rocker, 1919 ~

“En fait, Landauer se réfère à l’État comme une “entité non spirituelle”, une coquille vide maintenu seulement par “l’ignorance et la passivité du peuple”. Voir l’État comme étant tout puissant, c’est s’engager dans un fétichisme qui finit par donner à l’illusion une forme réelle.”
~ Saul Newman ~

= = =

Lire notre PDF : “L’anarchie pour la jeunesse, mieux comprendre pour mieux agir”

Nos pages : “Bakounine sur R71” “Murray Bookchin et le municipalisme libertaire”.

“Kropotkine, entraide et évolution”, “Proudhon anarchisme et fédéralisme”

“Textes fondateurs pour un changement politique”

« Manifeste de l’Internationale Anarchiste contre la guerre » (1915)

Il n’y a pas de solution au sein du système, n’y en a jamais eu et ne saurait y en avoir ! (Résistance 71)

Comprendre et transformer sa réalité, le texte:

Paulo Freire, « La pédagogie des opprimés »

+

5 textes modernes complémentaires pour mieux comprendre et agir:

Guerre_de_Classe_Contre-les-guerres-de-l’avoir-la-guerre-de-l’être

Francis_Cousin_Bref_Maniffeste_pour _un_Futur_Proche

Manifeste pour la Société des Sociétés

Pierre_Clastres_Anthropologie_Politique_et_Resolution_Aporie

Société des sociétés organique avec Gustav Landauer

SlogBD5

SlogBD7

A_tyrannie

Comprendre les modèles politiques pour mieux lâcher prise du marasme induit actuel…

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, écologie & climat, économie, démocratie participative, documentaire, média et propagande, militantisme alternatif, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, philosophie, politique et lobbyisme, politique et social, politique française, résistance politique, société libertaire, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , , , , , on 15 juin 2017 by Résistance 71

« Résister, c’est ne pas consentir au mensonge. » (Albert Camus)

« La révolution anarchiste est aujourd’hui la révolution naturelle, celle qui ne se laisse pas divertir ou confisquer par des groupes, des partis ou des classes d’autorité. » (Lopez Arango)

 

Anarchie et Democratie

 

Robert Graham

 

4 juin 2017

 

Source:

https://robertgraham.wordpress.com/2017/06/03/robert-graham-anarchy-and-democracy/

 

~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~

 

La relation entre la démocratie et l’anarchie a toujours été ambivalente. Les deux concepts ont eu bien des interprétations différentes, à la fois positives et négatives. L’anarchie est souvent identifiée au chaos, une “guerre de tous contre tous” et au terrorisme. La démocratie est identifiée avec une “mafiocratie” juste à un cheveu de la tyrannie, ou simplement comme unes escroquerie. Mais lorsque vue sous une lumière plus constructive, l’anarchie et la démocratie partagent des caractéristiques bien similaires, spécifiquement lorsque la démocratie est conçue comme une organisation sociale qui donne aux gens le pouvoir de participer directement dans la prise de décisions en regard de leurs propre vies, lieux de travail et communautés, au lieu que ces décisions ne soient prises par des “représentants” soi-disant au nom du peuple. L’anarchie et la démocratie directe, en opposition à la démocratie représentative, recherchent toutes deux à réaliser une forme de liberté sociale et d’égalité dans la liberté. Les deux sont donc subversives à l’ordre social établi existant. Mais la tension entre l’anarchie, qui cherche à rejeter les règles et même la démocratie directe, qui incite à fournir l’auto-régulation collective, demeure. Et cette tension est quelque chose que les anarchistes ont particulièrement saisi depuis le temps de la révolution française de 1789.

Pendant la révolution française, il y eut un conflit ouvert entre les supporteurs du gouvernement représentatif ou du “parlementarisme” et les avocats de la démocratie directe et entre eux les avocats de la dictature révolutionnaire. Les fervents de la démocratie parlementaire étaient les avocats d’un système dans lequel le peuple (en l’occurence juste les mâles propriétaires), éliraient des représentants qui formeraient un gouvernement qui dirigerait tout le monde (incluant ceux n’ayant pas le droit de vote, comme les femmes et les ouvriers et paysans non propriétaires). Les partisans de la démocratie directe soutenaient que tout le monde devait être capable de participer directement dans la prise de décision politique en votant sur des sujets politiques dans leurs propres assemblées, voisinages, districts et communes. Ces deux groupes étaient inspirés par le philosophe français Jean-Jacques Rousseau (1712-1778).

Dans son livre “Du contrat social” (1762), Rousseau développa deux arguments  reliés que ses suiveurs et ses critiques, incluant les anarchistes, souvent mélangèrent. Le premier but de son livre était de donner une justification rationnelle pour l’autorité par le moyen de la notion de “contrat social” que chacun était assumé avoir accepté afin de créer un système de gouvernement qui garantirait à tous droits et libertés. Les anarchistes plus tard, dénoncèrent cet argument sur des bases historiques et théoriques, parce que le contrat social était entièrement hypothétique et parce que le système de gouvernement auquel tout le monde avait soi-disant donné son accord ne garantissait pas et ne pouvait pas garantir droits et libertés pour tous. En réalité, les gouvernements agissaient dans les intérêts d’une petite minorité de riches et de puissants, garantissant l’exploitation et la domination des masses.

Mais ce que bien des anarchistes n’apprécièrent pas fut la seconde partie de l’argument de Rousseau, à savoir quel type de gouvernement garantirait les droits et libertés de chacun. A cet égard, Rousseau se faisait l’avocat d’un système de démocratie directe et non pas parlementaire, et ce malgré les affirmations de ses soi-disants suiveurs, incluant quelques uns des jacobins de la révolution française. Dans un passage remarquable sur le système de gouvernement parlementaire anglais, Rousseau écrivit ceci: “Le peuple d’Angleterre se considère libre ; mais il fait grossièrement erreur, il n’est libre que durant les élections des membres de son parlement. Dès qu’ils sont élus, l’esclavage reprend le dessus et plus rien n’en sort. L’utilisation que le peuple fait de ces courts moments de liberté montre de fait qu’il mérite de les perdre.

Mais la notion de Rousseau sur la démocratie directe était unitaire, fondée sur sa notion de “volonté générale”, ce qui le mena, lui et ses disciples, à rejeter la démocratie directe conçue comme une fédération d’associations démocratiques directes et à l’idée qu’on peut “forcer les gens à être libre”, en les forçant à se conformer à la “volonté générale”, comme exprimée par la MAJORITE, qui soi-disant, exprime la véritable volonté du peuple. Les Jacobins utilisèrent ce type d’argument pour justifier l’interdiction des syndicats en France durant la révolution et de toute autre forme d’association qui pourrait défier leur pouvoir.

D’autres personnes prirent les idées de Rousseau dans une direction plus libertaire. Pendant la révolution française, le peuple de Paris créa un commune fondée sur les assemblées générales de chaque district où les gens votaient directement sur chaque sujet d’importance (NdT: la période des sections parisiennes de 1790-93, les sections communales se répandirent dans d’autres villes de France). L’anarcho-communiste Pierre Kropotkine (1842-1921) argumenta plus tard que ce fut là un bel exemple des “principes de l’anarchie” mis en pratique. Jean Varlet (1764-1837), un révolutionnaire français qui dénonçait les Jacobins et leur dictature, argumenta que seul le peuple au sein de ses assemblées démocratiques directes pouvait exprimer la véritable “volonté générale” et que quiconque déléguait la tâche de la représentation des vues des assemblées devait être rappelé à l’ordre ainsi ils ne pourraient pas substituer leurs “volontés particulières” à la volonté du peuple.

Les travailleurs européens commencèrent à créer des organisations syndicales enbryonaires, comme les sociétés d’aide mutuelle et les sociétés de “résistance” afin de mettre en commune leurs ressources et de coordonner les actions contre leurs employeurs. En France, une pratique de démocratie directe se développa au sein de bon nombre de ces organisations où les membres votaient directement sur des sujets d’ordre politique et tout officiel élu était rappelé voire révoqué s’il n’agissait pas en accord avec les vœux des membres de l’association.

Dans les années 1840, Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) fut le premier à donner l’expression explicite d’idées anarchistes en France, il y avait un bon nombre de sociétés de travailleurs et d’associations qui pratiquaient une forme ou une autre de démocratie directe. Bien que Proudhon distingua l’anarchie “sans gouvernement” de l’”auto-gouvernement” de la démocratie lorsqu’il en vint à proposer des formes alternatives d’organisation sociale comme une forme positive “d’anarchie” pour remplacer les institutions économiques et politiques existantes, il inclut des formes d’organisation de démocratie directe ayant des délégués révocables, sujets à des mandats impératifs, comme la “banque du peuple” qui devait remplacer la Banque de France. En regard des entreprises à grande échelle, il se faisait l’avocat d’une forme d’auto-gestion ouvrière, où les ouvriers gèreraient leurs lieux de travail sur un base de démocratie directe.

Mais Proudhon avait bien conscience du problème d’adopter un système de la règle de la majorité, même dans des organisations en démocratie directe. En contraste avec Rousseau, il se fit l’avocat de l’association volontaire et du fédéralisme. Les travailleurs individuels (ou quiconque d’autre) ne pouvait pas être forcé à rejoindre une association et à la fois le groupe et les individus qui se fédéraient avec d’autres groupes seraient parfaitement libre de faire sécession de leurs associations et fédérations respectives. En conséquence, quelqu’un ou un groupe qui se retrouveraient continuellement dans un vote de minorité au sein d’une association ou d’une fédération pourraient quitter le groupe et former ou rejoindre une autre composée de gens ayant des vues plus similaires. Mais une tension demeurait en regard de savoir si un groupe particulier dans une minorité pouvait être forcé à se plier à la décision de la majorité.

Lorsque les suiveurs de Proudhon (dont beaucoup admettaient ne pas être anarchistes), essayèrent d’organiser une association internationale des travailleurs dans les années 1850-60, culminant dans la création en 1864 de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), la pratique de la démocratie directe au sein de la classe prolétaire était devenue bien établie en France. Les membres proudhoniens de l’Internationale la voyaient comme comme des organisations d’associations volontaires de travailleurs, qui devraient être fondées sur la notion de Proudhon de fédération, n’ayant aucun pouvoir de gouvernement centralisé. Le Conseil Général de l’Internationale devait être administratif et non pas un corps gouvernant et toutes les décisions politiques devraient être prises par des délégués révocables sujets à des mandats impératifs désignés lors des congrès annuels de l’Internationale.

Karl Marx (1818-1883), qui siégeait au conseil général, était fondamentalement en désaccord avec cette approche, ce qui finit par diviser l’Internationale en 1872 en Marx et ses supporteurs et les “fédéralistes”, “anti-autoritaires” et “anarchistes”. Marx essaya de transformer le conseil général en corps gouvernant qui imposerait des politiques à ses membres et aux groupes appartenant à l’Internationale et expulsa tous ceux qui ne s’y plièrent pas. Il s’opposa à toutes les tentatives de faire du conseil, un conseil de délégués mandatés par les associations membres et ce de façon à ce que le CG devienne, au mieux, un corps représentatif non issus de la démocratie directe. Une des politiques que Marx essaya d’imposer, malgré l’opposition de la majorité des groupes membres de l’Internationale, fut le requis que les membres créent des partis politiques de la classe ouvrière qui participeraient aux système existant de gouvernement représentatif avec pour objectif de “conquérir” le pouvoir politique (NdT: cet objectif fut consigné par Marx et Engels dans leur “Manifeste du parti communiste” de 1848 où tout ceci y est parfaitement établi noir sur blanc… Marx était un pragmatiste étatique à qui il est très difficile de prêter des idées “d’abolition de l’État” comme le fit plus tard le marxiste Maximilien Rubel et le fait de nos jours Francis Cousin, dont les analyses sont des plus pertinentes par ailleurs…).

Ce fut au travers du conflit de l’approche marxiste de la gouvernance interne de l’Internationale et l’imposition par Marx d’une politique commettant les groupes membres de l’Internationale à la participation de la politique parlementaire, que beaucoup d’opposants à Marx commencèrent à s’identifier comme étant anarchistes. Dans le processus, ils en vinrent à développer de nouvelles et parfois divergentes idées au sujet de la relation entre l’anarchie et la démocratie.

Michel Bakounine (1814-1876) est un cas. Avant de rejoindre l’Internationale en 1868, Bakounine avait dessiné plusieurs programmes révolutionnaires socialistes soutenant une forme anarchiste de démocratie directe. Par exemple, dans son programme de la “Fraternité Internationale” de 1866 pour les socialistes révolutionnaires, Bakounine promouvait une fédération de communes autonomes au sein desquelles, les individus et les groupes auraient les pleins droits de la liberté d’association, mais envisageait que finalement ces fédérations soient remplacées par des fédérations d’associations ouvrières “organisées non plus sur des requis politiques mais sur la production.” Ces vues étaient très similaires de celles de Proudhon et des éléments proudhoniens les plus radicaux de l’Internationale, bien qu’elles ne s’identifiaient pas encore comme étant anarchistes.

Ce que certaines d’entre elles vinrent à partager avec Bakounine fut un concept de l’anarchie comme une forme de ce que je décrirais comme “associatif” de la démocratie directe, elle-même conçue comme une association ou une fédération d’associations sans aucune autorité centrale ou État au-dessus d’elles, avec les groupes membres, chacun avec ses propres procédures de prise de décision en démocratie directe, coordonnant leurs activités au travers d’une fédération volontaire d’autres associations, utilisant le système des délégués révocables aux mandat impératifs aux plus niveaux niveaux de la fédération afin de poursuivre le cours de l’action commune.

Mais, en résultat des tentatives de Marx de transformer l’Internationale en une organisation pyramidale avec son CG agissant comme pouvoir exécutif, Bakounine et quelques autres internationalistes commencèrent à développer une critique de l’organisation fédérale qui posèrent des questions sur la démocratie directe associative à la fois en termes de la méthode par laquelle les groupes fédérés pourraient coordonner leurs activités tout en préservant leur autonomie et en termes d’organisation interne et des procédures de prise de décisions au sein des groupes associés. Bakounine et d’autres argumentaient que la seule façon d’empêcher un plus haut niveau de coordination, comme le CG, de se transformer en pouvoir exécutif, serait de fait de se débarrasser complètement des corps de coordination dans leur ensemble. En lieu et place, les associations variées communiqueraient directement les unes avec les autres afin de coordonner les activités, incluant l’organisation politique dans les conférences et les congrès, où les délégués des groupes variés débattraient de sujets du jour, comme la grève générale révolutionnaire contre la commune révolutionnaire, l’anarchisme communiste ou collectiviste, la propagande par le fait (l’action directe violente) et l’insurrection.

Lorsque les anti-autoritaires, fédéralistes et anarchistes reconstituèrent l’Internationale (NdT: sous la forme de la Fédération  du Jura de St Imier), ils firent un compromis sur ce sujet et se mirent d’accord pour avoir un bureau de correspondance et de coordination, mais les sièges de ce bureau seraient rotatifs d’une fédération à une autre chaque année. Plus important, l’internationale anti-autoritaire décida que toutes politiques endorsées dans un congrès international ne seraient pas obligées d’être suivies par les groupes membres. Il en revenait à chaque groupe et à ses membres de déterminer ultimement quelles politiques ils voudraient adopter (NdT: ceci est en fait très similaire au processus politique de la confédération iroquoise suivant Kaianerekowa depuis le XIIème siècle. Si une nation ne veut pas suivre une décision prise en conseil elle est libre de la faire pourvu que cela n’affecte en rien l’harmonie de la confédération). Ceci fut fait pour assurer que c’était bien les membres eux-mêmes au travers de leurs propres organisations de démocratie directe, qui feraient les politiques qu’ils suivraient, plutôt que des délégués de congrès internationaux, même si ceux-ci étaient sujets à des mandats impératifs (que les délégués pouvaient toujours violés comme cela se produisit en 1872 au congrès de La Haye, lorsque certains délégués des sections fédéralistes se rangèrent avec la marxistes, contrairement à ce que prévoyait leur mandat…).

Mais si des politiques endorsées en congrès par des délégués sujets à un mandat impératif ne pouvaient pas être forcées sur les groupes membre, dont les membres devaient décider eux-même des ces problèmes, comment alors des politiques adoptées par des membres de groupes constitutifs puissent être rendues obligatoires sur d’autres membres de ces groupes qui n’avaient pas voté en leur faveur ? Bakounine entre autre, commença à développer une critique des politiques d’obligation ou de législation, même si elles étaient décidées par un vote démocratique direct. Ceci mena à l’idée que voter devrait être remplacé par “l’accord librement consenti” et au développement des théories anarchistes de l’organisation plus basée sur les notions d’association volontaire que sur les notions de démocratie directe. Anarchie et démocratie commencèrent de nouveau à être conçues comme étant distinctes, plutôt que complémentaires, concepts tenus principalement par des anarchistes communistes comme Elisée Reclus (1830-1905), Errico Malatesta (1853-1932) et Pierre Kropotkine. (NdT: c’est la position également de Résistance 71 sur le sujet…)

Écrivant au sujet de la Commune de Paris de 1871, Kropotkine suggéra que la Commune n’avait pas besoin d’un gouvernement interne, ni d’un gouvernement centralisé au dessus d’elle, alors que les gens s’organisaient “librement en accord avec les nécessités qui leur étaient dictées par la vie elle-même.” Plutôt qu’une structure formelle même d’assemblées directes démocratiques fédérées en une commune ou une organisation de la taille d’une ville, puis de fédérations taille régionale, nationale et internationale, il y aurait “le plus haut développement de l’association volontaire dans tous ses aspects, à tous les degrés, pour tous les objectifs, toujours en mouvement, d’associations toujours en transformation qui portent en elles-mêmes les éléments de leur durée et assumant constamment de nouvelles formes répondant aux aspirations multiples de tous.

Tandis que quelques anarchistes et socialistes de l’Internationale anti-autoritaire commencèrent à bouger vers une position “communaliste”, comme Paul Brousse, Gustave Lefrançais et Adhémar Schwitzguébel, défendant une participation aux élections municipales et la création de communes socialistes, Elysée Reclus et d’autres anarcho-communistes rejetèrent cette approche, rappelant à tout le monde qu’ils n’étaient “pas plus communalistes qu’étatistes, nous sommes des anarchistes. Ne l’oublions pas.” Comme le fit plus tard Errico Malatesta: “les anarchistes ne reconnaissent pas la règle disant que la majorité en tant que telle, même si c’était possible, établisse au-delà de tout doute possible ce qu’elle veut et a le droit de s’imposer sur les minorités dissidentes par l’utilisation de la force.

Dans des endroits variés en Europe, quelques anarcho-communistes optèrent pour la constitution de petits groupes de militants anarchistes n’ayant aucun réseau ni fédération formels, ayant une prise de décision basée sur le libre accord de chacun des membres. En Espagne, la majorité des anarchistes continua de promouvoir l’utilisation de syndicats révolutionnaires et à utiliser une structure fédéraliste de démocratie directe ayant des délégués révocables sujet aux mandats impératifs aux plus hauts niveaux des fédérations. D’après l’historien anarchiste Max Nettlau (1865-1944), les groupes anarcho-communistes en France, qui seraient décrits aujourd’hui comme des “groupes d’affinités”, demeurèrent isolés du peuple ; ils étaient la fine fleur des idées anarchistes, “mais avaient peu de préoccupation pour le fruit qui devait sortir de la fleur.”

Il y eut un retour vers des formes d’organisation plus fédéralistes basées sur des groupes agissant en démocratie directe lorsque les anarchistes tournèrent une fois de plus leur attention sur les mouvements ouvriers d’auto-émancipation, menant à la montée des mouvements syndicalistes révolutionnaires et anarchistes d’avant la première guerre mondiale. Pendant  certains troubles révolutionnaires, les ouvriers commencèrent à créer leurs propres structures politiques, dont beaucoup avaient une structure de démocratie directe et en opposition aux gouvernements existants.

Les anarchistes participèrent à la création du premier soviet (assemblée populaire) durant la révolution russe de 1905 et également dans les soviets qui se montèrent en 1917 durant la révolution russe. Mais il y avait des préoccupations quant au fait que les soviets fonctionnaient plutôt comme des parlements ouvriers, leurs membres représentant les plateformes de leurs partis politiques plutôt que les vues des ouvriers qu’ils étaient supposés représenter. Pendant la révolution sociale espagnole (1936-39), une nouvelle forme d’auto-gestion en démocratie directe vit le jour sous l’impulsion des anarchistes, les “collectifs libertaires” dans lesquels tous les membres de la communauté participaient quelque soit leur rôle dans le processus de production et de distribution.

Les anarchistes critiques de la notion de gouvernance de la majorité, même au sein d’organisations démocratiques directes, comme Malatesta, participèrent néanmoins à ces mouvements, cherchant à les pousser aussi loin que possible. Ceci était également l’approche recommandée par Kropotkine. Malgré le fait que leur but était l’anarchie, où les relations sociales et la prise de décision collective seraient basées sur l’accord libre et l’association volontaire, ils reconnaissaient que les organisations populaires de démocratie directe étaient un grand pas en avant vers cet objectif.

Dans les années 1960, Murray Bookchin argumenta pour une communauté directement démocratique ou d’assemblées de voisinages, qui permettrait à tout le monde de participer directement à la prise de décision politique et ce comme vase politique pour une forme écologique et décentralisée d’anarchisme. Mais il vit également un rôle très positif dans les groupes d’affinités, qui agiraient comme “catalyseurs” révolutionnaires et formeraient aussi le “tissu cellulaire” d’une société éco-anarchiste  ainsi que des conseils d’usines ou de lieux de travail par lesquels les ouvriers et travailleurs gèreraient leurs propres lieux de travail. Plus tard, Bookchin se focalisa plus sur le concept de gouvernement municipal en démocratie directe qu’il appela le “communalisme” et finit par rejeter l’étiquette d’anarchiste.

Pendant les mouvements anti-nucléaires des années 1970-80, parmi la seconde vague plus radicale de féminisme de cette ère, puis les mouvements anti-mondialisme et “occupy” des années plus récentes, les anarchistes ont recherché à créer des mouvements sociaux fondés sur les groupes d’affinités s’étendant dans de plus vastes réseaux, créant un amalgame de formes sociales qui combine ces groupes avec des formes plus variées de démocratie directe et de fédération volontaire, similaire en cela à ce que Bookchin envisageait dans les années 1960.

Des anarchistes contemporains, tel l’anthropologue politique David Graeber, conçoivent la démocratie directe en de plus vastes termes que Bookchin, reconnaissant qu’il y a des formes “non-occidentales” de démocratie directe qui sont plus basées sur le consensus, en contraste avec des systèmes où les décisions sont essentiellement prises à la majorité. Des théoriciennes féministes politiques comme Carole Paterman ont aussi critiqué la règle de la majorité simple au sein des formes de démocratie directe, disputant le fait que ceux se trouvant dans la minorité ne pouvait pas être forcés à obéir [à la majorité], car cela réintroduirait la domination au sein des groupes.

Pourtant, le débat pour savoir si anarchie et démocratie sont compatibles continue. On peut argumenter pour toujours plus de processus de décisions sophistiqués, qui sont plus inclusifs et qui permettent d’empêcher la domination de groupes ou de personnalités plus fortes, ou de ceux qui simplement sont plus actifs ou sont plus motivés ; d’aucun peut aussi dire que le concept de “démocratie” est devenu si corrompu que les anarchistes ne devraient même plus employer le terme.

On pourrait tout aussi argumenter que le concept “d’anarchie” est devenu si tordu dans l’imaginaire populaire que ses connotations négatives pèsent maintenant plus lourd  que le positif et que le concept devrait simplement être abandonné. Ceci dépend vraiment des circonstances concrètes dans lesquelles vous vous trouvez. Plutôt que de se disputer sur quel terme employer, promouvoir ou adopter, peut-être serait-il plus judicieux de travailler avec les autres à la création d’organisations non-hiérarchiques dans lesquelles chacun a vraiment une voix et son mot à dire et puis de là, voir où tout cela peut vous emmener…

= = =

Lire notre dossier « L’illusion démocratique »

Changement de paradigme politico-social: Les bases à adapter…

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, économie, documentaire, militantisme alternatif, néo-libéralisme et paupérisation, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, résistance politique, société libertaire, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , , , , on 18 novembre 2016 by Résistance 71

Les sociétés humaines ont vécu en sociétés égalitaires et d’associations libres pendant des millénaires. Ce mode sociétaire est partie intégrante de la nature humaine, la division politique puis économique des sociétés a généralisé la relation induite et artificielle du dominant/dominé ; relation qui s’est trouvée renforcée par l’outil de la centralisation du pouvoir par l’alliance d’intérêt oligarchique entre le prêtre, le chef de guerre et le juge, menant à terme à l’arme de destruction massive contre les peuples: l’État, devenu l’outil de l’institutionnalisation de la division oligarchique artificielle de la société, aujourd’hui en association (liens de corruption) avec les entreprises et entités financières transnationales.

Si nous voulons sortir de ce cycle oppresseur et mortifère, nous devons ramener la société des associations libres ancestrales en l’adaptant au monde moderne et ignorer État et institutions afin de nous reconcentrer sur l’association libres des individus se confédérant au nom de l’intérêt général et du bien-être de toutes et tous. Rien ne doit vraiment être inventé, il suffit de dépoussiérer ce qui existe depuis des millénaires mais fut enterré pas à pas et à dessein par l’oligarchie en contrôle de nos sociétés.

Ci-dessous figure un mode d’emploi parmi d’autres qui nous est rappelé par Fernand Pelloutier dans un texte plus que centenaire et malheureusement toujours d’une actualité si brûlante.
Question: pourquoi tous ces textes centenaires des Pelloutier, Landauer, Kropotkine, Bakounine, Proudhon, et bien d’autres nous paraissent-ils toujours tant d’actualité ?

Réponse: parce que rien n’a changé, rien n’a vraiment été fait pour changer le système et sortir de la division faisant régner chaos et oppression, et que tout reste finalement à faire sans toutefois n’avoir rien à inventer.

Qu’attendons-nous ?

~ Résistance 71 ~

 

L’Organisation corporative et l’Anarchie

 

Fernand Pelloutier

 

Bibliothèque de l’Art Social, 1896

 

I

Appliquée à l’état économique et politique actuel, le mot Société n’a point de sens. Rien ne ressemble moins, en effet, à l’association, à la combinaison des forces physiques, intellectuelles et naturelles pour le bien-être général, que la mêlée ardente où, bon gré mal gré, les hommes se trouvent actuellement engagés. Aujourd’hui nul effort qui n’ait pour but, ou, tout au moins, pour conséquence, d’annihiler d’autres efforts ; chacun ne songe et ne s’occupe qu’à entraver le libre exercice des facultés de son voisin ; partout règnent la concurrence, la rivalité, l’envie, avec leur inséparable cortège : la calomnie et la violence.

Le médecin appelle la maladie; le soldat, la guerre; le commerçant, quelque cataclysme qui raréfie les produits : l’industriel, une surabondance de bras qui abaisse le taux des salaires ; le prêtre et l’héritier souhaitent de nombreux et opulents morts ; le rentier, peu d’enfants ; l’enfant, peu de frères et de sœurs. Et de tous ces souhaits contradictoires naît une lutte perpétuelle et sans merci à qui se taillera dans le patrimoine social la plus belle et la plus large part, sans ignorer que l’excédent du bien-être est fait de l’excédent de misère, que des hommes meurent parce que d’autres vivent trop. Rechercher de cet état antagoniste la cause, les conséquences (tant au point de vue économique qu’au point de vue politique) et, si c’est possible, le remède : tel est l’objet de cette étude.

La cause d’un tel état, c’est l’existence d’une valeur d’échange, c’est-à-dire d’un signe (que ce signe possède ou non une valeur intrinsèque) chargé de représenter une valeur soi-disant correspondante de produits.

En effet, ce signe a deux vices capitaux : tout d’abord, il se prête à l’accaparement et à la capitalisation ; puis, au lieu de garantir le travail, présent ou passé, de celui qui le possède, il ne fait que le présumer.

Le signe d’échange se prête à l’accaparement et à la capitalisation parce qu’au lieu de rester signe, c’est-à-dire l’équivalent fiduciaire et toujours exact des produits, il devient à la fois valeur, c’est-à-dire marchandise, objet de trafic, et instrument indispensable du travail. Comme un homme ne peut gagner qu’un autre ne perde (suivant l’expression d’un docteur de l’Église),du jour où la violence brutale a introduit l’inégalité dans la possession de ce signe, de ce jour est née la loi de l’offre et de la demande, c’est-à-dire l’augmentation inversement proportionnelle et toujours croissante de la richesse et de la misère, et de leurs conséquences : l’autorité et la servitude.

Si la possession des instruments de production, tout au moins des instruments naturels, le sol, par exemple, était demeurée libre pour tous au lieu de devenir le prix d’une certaine quantité de valeurs d’échange, l’homme, qui, pour une cause quelconque, aurait succombé à la misère, aurait cependant conservé la faculté de s’en évader en reprenant le travail, et l’acquisition d’une nouvelle somme de bien-être n’aurait dépendu que de sa vigueur ou de son intelligence. Mais, en subordonnant l’acquisition des instruments de travail à la possession d’un signe, dont la valeur, nominalement fixe, est en réalité instable et arbitraire, on incita les hommes qui le possédaient à le louer cher, d’abord, c’est-à-dire à n’en délivrer une quantité donnée que contre une quantité supérieure de travail (d’où la plus- value, le surtravail, l’usure sous toutes ses formes), et en second lieu, à s’en procurer, coûte que coûte, la plus grande quantité possible (d’où la concurrence, le dol et la fraude).

Quant à garantir le travail de celui qui le possède, comment le signe d’échange le pourrait-il ? Puisque sa possession donne la faculté de ne l’échanger que contre une valeur supérieure de travail, qu’il règle, pour mieux dire, la valeur de la production, il est clair qu’après quelques opérations habiles qui auront fait donner peu d’or pour beaucoup de produits et recevoir beaucoup d’or pour peu de produits, l’heureux mercanti sera dispensé soit de tout travail, soit, au moins, d’une partie du travail qu’il aurait dû fournir si tous les hommes avaient été égaux en puissance d’achat. En sorte qu’on peut dire que plus un homme est riche, moins il a travaillé ; sa production utile est inversement proportionnelle à sa richesse.

C’est là l’origine du système social moderne tout entier. Assurément, la violence, le despotisme, la fraude ont précédé la création des signes d’échanges; mais ce sont les signes d’échange qui ont développé, compliqué les rouages sociaux, créé, peut-on dire, la complexe organisation actuelle, et l’histoire ancienne, notamment l’histoire grecque, abonde en témoignages du rôle néfaste joué par eux et des efforts faits par d’illustres législateurs pour en diminuer la malfaisance, soit en variant la nature et la forme, soit en les rendant d’accumulation difficile.

 

II

Le jour où (la propriété individuelle constituée, les instruments de production devenus la proie des valeurs d’échange), le propriétaire put vendre ces instruments pour une somme supérieure à leur valeur ou les acquérir pour une somme inférieure, ce jour-là naquit la classe des intermédiaires, c’est à dire des habiles, qui, possesseurs d’assez de valeurs d’échange pour être désormais dispensés d’une production personnelle, ne s’occupèrent plus qu’à acheter au plus bas et à revendre au plus haut prix possible les produits fabriqués par les autres. Et comme ces opérations ne cessaient de s’accroître d’âge en âge l’inégalité économique entre l’intermédiaire, le commerçant, et le producteur-consommateur, plus tôt arrivait l’époque où chaque individu avide de remplacer le travail par le négoce pouvait cesser la production utile et devenir à son tour parasite social.

A quel point en est arrivée la disproportion entre le prix d’achat des produits et leur prix de vente, on le sait – sans y réfléchir suffisamment ou sans avoir l’énergie nécessaire pour y mettre un terme. Quelques exemples entre mille.

Certains vins d’Italie, qui valent sur place 6 fr. 50, sont achetés par le commerce en gros 48 francs et revendus 70 à 80 francs, soit près de quinze fois leur valeur initiale.

L’hectolitre d’alcool acheté à 90° 52 francs est revendu à 45° jusqu’à 3 francs le litre.

Certains articles de lingerie, dont la production (matière et main-d’œuvre comprises) a coûté de 15 à 20 francs par douzaine, sont vendus de 60 à 80 francs en gros, soit quatre fois, et de 7 à 8 francs le pièce, soit près de cinq fois leur valeur.

Et ainsi de même dans toutes les branches de la production, cette plus-value étant absorbée par les droits de douane, les transits compliqués, la rémunération des inutiles commissionnaires, et surtout l’intérêt du capital avancé.

III

La création, le développement et, enfin, la systématisation de cet état de choses ont eu pour résultats la division de l’humanité en deux classes : l’une, peu nombreuse, et comprenant les hommes devenus capables de vivre et de jouir sans travail personnel ; l’autre, composée de millions d’hommes que leur état de misère oblige à produire de plus en plus pour une quantité de moins en moins forte de valeurs d’échange.

Comme cette inégalité numérique des classes laissait à craindre que la seconde n’eût un jour l’idée de secouer le joug de la première ; comme, en fait, chaque âge a vu des révoltes, parfois formidables, parmi les esclaves, les serfs, les prolétaires, la caste de riche, à peine constituée, sentit le besoin de se grouper autour du pouvoir créé à l’origine de chaque état, de le consolider, de l’étendre, d’en faire son œuvre et son instrument.

Dès lors, progressivement, se constituèrent les milices, les armées, les magistratures, la police, chargées de protéger l’organisme social, les parlements, les ministères, chargés de l’administrer. Et comme ces diverses fonctions coûtaient beaucoup sans rien produire, les pauvres durent redoubler d’efforts pour satisfaire les besoins des parasites. De même que dans l’ordre économique il y avait le mercanti dont toute la peine (peine stérile et inutile) consistait à transmettre du producteur au consommateur ou inversement l’offre et la demande que ceux-ci auraient pu se communiquer directement, de même il y eut dans l’ordre politique, et pour la moindre comme pour la plus importante réforme, l’intermédiaire chargé d’en recevoir la demande, l’intermédiaire chargé de l’examiner, l’intermédiaire chargé d’en ratifier ou d’en dénoncer l’approbation, l’intermédiaire chargé de l’exécuter, sans compter mille et un intermédiaires de second ordre, mobilisant des mois, souvent des années, des centaines d’hommes pour la réalisation d’œuvres que l’entente libre et directe des intéressés aurait conçues et accomplies en quelques semaines. Et tout cela créé, perfectionné par la classe pauvre, condamnée à ainsi forger de ses propres mains les instruments de sa servitude, si bien garrottée aujourd’hui qu’il lui est devenu impossible de s’évader des rets sociaux autrement qu’en les brisant.

IV

La Révolution sociale doit donc avoir pour objectif de supprimer la valeur d’échange, le capital qu’elle engendre, les institutions qu’elle crée. Nous partons de ce principe que l’œuvre révolutionnaire doit être de libérer également et simultanément les hommes et toute autorité, et de toute institution qui n’a pas essentiellement pour but le développement de la production matérielle et intellectuelle. Par conséquent, nous ne pouvons imaginer la société future (société transitoire, car, si vive que soit notre imagination, le progrès l’est plus encore, et demain peut-être notre idéal présent nous paraîtra bien vulgaire), nous ne pouvons imaginer la Société future que comme l’association volontaire, libre, des producteurs.

Deux choses qui nous paraissent évidentes : la première, c’est que la vie sociale se réduit à l’organisation de la production. Manger et penser, tirer de la terre les fruits, du cerveau les idées ; ce doit être là toute l’occupation humaine. Or quel rôle jouent dans la production les parasites (économiques et politiques) de l’état social actuel? Supposons disparue la valeur marchande des instruments de production, c’est-à-dire l’obligation de posséder des valeurs d’échange pour les acquérir, et d’en posséder beaucoup pour les acquérir à bas prix ; voilà tous les hommes obligés pour vivre de travailler, mais en travaillant cent fois moins, parce qu’au lieu de travailler pour l’accroissement du capital, ils ne le font plus que pour leurs besoins immédiats, et voilà du même coup supprimés : le commerçant dont la fonction sociale se borne à louer les valeurs d’échange qu’il a capitalisées ; le soldat, fait pour conquérir au commerçant de nouveaux débouchés ou pour contenir la foule des prolétaires ; le magistrat chargé de punir les révoltes ; l’État, enfin, à la fois source et produit de la classe dirigeante.

Une vérité non moins évidente, et qui répond à une objection commune, c’est que plus s’accroît la responsabilité personnelle, plus s’affirme la raison inculquée à l’homme, et moins, par suite, celui-ci a besoin de lois et d’entraves pour remplir le devoir social qui est d’ordonner commodément sa vie sans nuire à autrui.

Voyez quelle différence il existe (à égalité même de salaire) entre la production de l’homme qui travaille hors de toute surveillance et la production de celui qui se trouve constamment sous l’œil du maître ; quelle différence de travail entre deux dessinateurs industriels, par exemple, dont l’un opère chez lui, l’autre à l’usine. Le second produit beaucoup moins que le premier. Et pourquoi ? parce qu’il existe au cœur de l’homme, non pas ce sentiment puéril d’insubordination, qu’indique une observation superficielle, mais le noble et hautain désir d’affirmer sa force, son intelligence, le meilleur de soi – sa personnalité.

Au lieu donc d’attendre pour les supprimer que l’homme ne songe plus à violer les lois, il nous paraît qu’il faut supprimer les lois pour que l’homme n’ait plus à s’insurger contre elles.

V

La rationnelle fonction de l’humanité ainsi rétablie, il reste à instituer l’association des producteurs: association librement consentie, toujours ouverte, limitée même, si les associés le jugent utile ou simplement le désirent, à l’exécution de l’objet qui l’a fait naître, telle, en un mot, que nul n’y ait à redouter les conséquences morales, non moins pénibles que les contraintes matérielles ; les violences individuelles, plus sensibles encore que les violences collectives.

Quel doit être le rôle de ces associations ? Chacune d’elles a le soin d’une branche de la production : celle-ci, du logement ; celle-là, de l’alimentation ; cette autre, de l’art. Les unes et les autres doivent s’enquérir tout d’abord des besoins de la consommation, puis des ressources dont elles disposent pour y satisfaire. Combien faut-il chaque jour extraire de granit, moudre de farine, organiser de spectacles pour une population donnée ? Ces quantités connues, combien de granit, de farine, peuvent être obtenues sur place ? Combien de spectacles organisés? Combien d’ouvriers, d’artistes sont nécessaires ? Combien de matériaux ou de producteurs faut-il demander aux associations voisines ? Comment faut-il diviser la tâche ? Comment utiliser, aussitôt connues, les découvertes scientifiques ?

Eh! bien, ces associations, les Bourses du travail actuelles (nom malheureux : Chambres du travail serait plus digne) ne nous en donnent- elles pas une idée ? Ces fonctions, ne sont-elles pas celles qu’ont à remplir, ou qu’aspirent à remplir les fédérations corporatives qui dans dix ans auront unis les travailleurs du monde entier ?

Que dis-je ? la mission actuelle de ces chambres du travail (bien que leur éducation économique soit à peine ébauchée) est beaucoup plus complexe que ne devrait l’être celle des groupes de producteurs dans une société différente de celle-ci. Elles ont pour but de rechercher, non seulement le nombre de professions de chaque contrée, la quantité des produits récoltés, fabriqués ou extraits, la quantité des produits nécessaires à l’alimentation et à l’entretien, la somme de travail nécessaire au maintien de l’équilibre entre la production et la consommation, mais encore les causes si diverses, si insaisissables parfois, de la dépréciation des salaires, la solution des perpétuels conflits entre le capital et le travail ; de faire, en un mot, maintes études absorbantes, qui, nécessitées par l’existence du capital, disparaîtraient avec lui.

Et comment s’acquittent-elles de cette tâche ? très imparfaitement, cela est incontestable, sous l’empire des préjugés économiques, sans cette liberté d’esprit qu’on ne peut posséder qu’après avoir fait table rase de toutes les notions inculquées et de tous les respects imposés par un système social millénaire, mais aussi avec cet instrument formidable, ce guide clairvoyant et sûr qui est la curiosité de connaître. Les efforts qu’elles font peuvent s’égarer et les observateurs superficiels s’en désespérer ; mais le désir du mieux est en elles, leur bonne volonté est ferme, elles ont confusément la conscience de leur force et de leur rôle, n’est-ce pas le gage que tôt ou tard elles trouveront la voie qui nous paraît la meilleure ? qu’un jour ou l’autre elles découvriront dans l’homme qui produit l’unique moteur, et par conséquent dans l’association des producteurs le seul rouage utile de la société ?

Entre l’union corporative qui s’élabore et la société communiste et libertaire, à sa période initiale, il y a concordance. Nous voulons que toute la fonction sociale se réduise à la satisfaction de nos besoins; l’union corporative le veut aussi, c’est son but, et de plus en plus elle s’affranchit de la croyance en la nécessité des gouvernements ; nous voulons l’entente libre des hommes ; l’union corporative (elle le discerne mieux chaque jour) ne peut être qu’à condition de bannir de son sein toute autorité et toute contrainte ; nous voulons que l’émancipation du peuple soit l’œuvre du peuple lui-même : l’union corporative le veut encore ; de plus en plus on y sent la nécessité, on y éprouve le besoin de gérer soi-même ses intérêts ; le goût de l’indépendance et l’appétit de la révolte y germent ; on y rêve des ateliers libres où l’autorité aurait fait place au sentiment du devoir ; on y émet sur le rôle des travailleurs dans une société harmonique des indications d’une largeur d’esprit étonnante et fournies par des travailleurs eux- mêmes (1). Bref, les ouvriers, après s’être crus si longtemps condamnés au rôle d’outil, veulent devenir des intelligences pour être en même temps les inventeurs et les créateurs de leurs œuvres.

Qu’ils élargissent donc le champ d’étude ouvert devant eux. Que, comprenant qu’ils ont entre leurs mains toute la vie sociale, ils s’habituent à ne puiser qu’en eux l’obligation du devoir, à détester et à briser toute autorité étrangère. C’est leur rôle, c’est aussi le but de l’anarchie.

Fernand Pelloutier

__________________________

(1) Nous citerons notamment un rapport présenté au dernier Congrès des Bourses du travail par Claude Gignoux, secrétaire, et Victorien Bruguier, administrateur de la Bourse du travail de Nîmes.

Changement de paradigme: Lois naturelles, histoire, évolution et révolution (Élisée Reclus)

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, démocratie participative, guerres hégémoniques, militantisme alternatif, neoliberalisme et fascisme, politique et lobbyisme, politique et social, politique française, résistance politique, société libertaire, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , on 15 août 2016 by Résistance 71

Évolution et révolution (extraits)

 

Élisée Reclus

 

Ce texte est un discours prononcé par Reclus à Genève en 1880. Il servira de base structurelle à l’écriture de son ouvrage “Évolution, révolution et l’idéal anarchique” qu’il publiera plus tard en 1891

 

Extraits compilés par Résistance 71

 

Août 2016

 

L’évolution est le mouvement infini de tout ce qui existe, la transformation incessante de l’univers et de toutes ses parties depuis les origines éternelles en pendant l’infini des âges.

[…] En comparaison de ce fait primordial de l’évolution et de la vie universelle, que sont tous ces petits évènements que nous appelons des révolutions, astronomiques, géologiques ou politiques ? Des vibrations presque insensibles des apparences pourrait-on dire. C’est par myriades et par myriades que les révolutions se succèdent dans l’évolution universelle ; mais si minimes qu’elles soient, elles font partie de ce mouvement infini.

[…] pour l’homme repu, tout le monde a bien dîné. Quant à l’égoïste que la société n’a pas richement doté dès son berceau, du moins peut-il espérer conquérir sa place par l’intrigue ou la flatterie, par un heureux coup du sort ou même par un travail acharné mis au service des puissants. Comment s’agirait-il pour lui d’évolution sociale ? Evoluer vers la fortune est sa seule ambition !

Mais il est cependant des timorés qui croient honnêtement à l’évolution des idées et qui néanmoins, par un sentiment de peur instinctive, veulent éviter toute révolution. Ils l’évoquent et la conjurent en même temps: ils critiquent la société présente et rêvent de la société future avec une vague espérance qu’elle apparaîtra soudain, par une sorte de miracle, sans que le craquement de la rupture se produise entre le monde passé et le monde futur. Êtres incomplets, ils n’ont que le désir sans avoir la pensée ; ils imaginent mais ne savent point vouloir. Appartenant aux deux mondes à la fois, ils sont fatalement condamnés à les trahir l’un et l’autre.

[…] L’évolution embrasse l’ensemble des choses humaines et la révolution doit l’embrasser aussi, bien qu’il n’y ait pas toujours un parallélisme évident dans les évènements partiels dont se compose l’ensemble du mouvement. Tous les progrès sont solidaires et nous les désirons tous dans la mesure de nos connaissances et de notre force: progrès sociaux et politiques, moraux et matériels, de science, d’art et d’industrie.

[…] On peut ainsi dire que l’évolution et la révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la révolution et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère de révolutions futures. Un changement peut-il se faire sans amener de soudains déplacements d’équilibre dans la vie ? La révolution ne doit-elle pas nécessairement succéder à l’évolution, de même que l’acte succède à la volonté d’agir ? L’un et l’autre ne diffère que par l’époque de leur apparition.

Qu’un éboulis barre une rivière, les eaux s’ammassent peu à peu au dessus de l’obstacle, un lac se formera par une lente évolution, puis tout à coup une infiltration se produira dans la digue aval, la chute d’un caillou décidera du cataclysme, l’obstacle sera violemment emporté et le lac vidé redeviendra rivière: ainsi aura lieu une petite révolution terrestre.

Si la révolution est toujours en retard sur l’évolution, la cause en est à la résistance des milieux.

[…] Et l’enfant comment naît-il ? Après avoir séjourné neuf mois dans les ténèbres du ventre maternel, c’est aussi avec violence qu’il s’échappe en déchirant son enveloppe et parfois même en tuant la mère dans le processus. Telles sont les révolutions, conséquences forcées des évolutions qui les ont précédées.

Toutefois, les révolutions ne sont pas nécessairement un progrès, de même que les évolutions ne sont pas toujours orientées vers la justice. Tout change, tout se meut dans la nature d’un mouvement éternel, mais s’il y a progrès, il peut aussi y avoir recul et si les évolutions tendent vers un accroissement de la vie, il y en a d’autres qui tendent vers la mort. L’arrêt est impossible, il faut se mouvoir dans un sens ou dans l’autre. Ainsi le réactionnaire endurci, le libéral douceâtre poussent des cris d’effroi au mot de révolution, marchant vers une révolution inéluctable, celle de la mort. La maladie, la sénilité, la gangrène sont des évolutions au même titre que la puberté. L’arrivée des vers dans un cadavre comme le tout premier vagissement de l’enfant indiquent qu’une révolution s’est opérée. La physiologie, l’histoire sont là pour nous montrer qu’il est des évolutions qui s’appellent décadence et des révolutions qui sont la mort.

[…] Cependant il existe une cause majeure, la cause des causes dans laquelle se résume l’histoire de la décadence. Elle réside dans la constitution d’une partie de la société en maîtresse de l’autre partie, dans l’accaparement de la terre, des capitaux, du pouvoir, de l’instruction, des honneurs par quelques-uns ou par une aristocratie. Dès que la foule imbécile n’a plus le ressort de la révolte contre ce monopole d’un petit nombre de personnes, elle est virtuellement morte et sa disparition n’est plus qu’une affaire de peu de temps.

[… En 1789] Une nouvelle classe de jouisseurs avides, enthousiastes, se mit à l’œuvre d’accaparement, la bourgeoisie remplaça la classe usée déjà sceptique et pessimiste de la vieille noblesse et les nouveaux venus se mirent avec une ardeur et une science que n’avaient jameis eus les anciennes classes dirigeantes à exploiter la foule de ceux qui ne possédaient point. C’est au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité que se firent désormais toutes les scélératesses. C’est pour émanciper le monde que Napoléon traînait derrière lui un million d’égorgeurs, c’est pour faire le bonheur de leurs chères patries respectives que les capitalistes constituent ces vastes propriétés, bâtissent de grandes usines, établissent ces puissants monopoles qui recréent sous une forme nouvelle l’esclavage d’autrefois.

[…] Nous verrons s’il en sera toujours ainsi et si le peuple consentira sans cesse à faire la révolution non pour lui, mais pour quelque habile soldat, avocat ou banquier…

[…] Nous arriverons à la paix sociale par l’étude approfondie des lois naturelles et de l’histoire, de tous les préjugés dont nous avons à nous défaire, de tous les éléments hostiles qu’il nous faut écarter, de tous les dangers qui nous menacent, de toutes les ressources dont nous pouvons disposer. Nous avons l’échiquier devant nous, il nous faut gagner la partie.

Quel est d’abord notre objectif révolutionnaire ? Tous, amis, ennemis, savent qu’il ne s’agit plus de petites révolutions partielles, mais bien d’une révolution générale… C’est dans l’ensemble de la société, dans toutes ses manifestations que se prépare le changement.

[…] Que nous faut-il donc pour atteindre le but ? Il faut avant tout nous débarasser de notre ignorance, car l’Homme agit toujours et ce qui lui a manqué jusqu’ici est d’avoir bien dirigé son action.

[…] Nous n’acceptons pas de vérités promulguées: nous la faisons d’abord nôtre par l’étude et par la discussion et nous apprenons à rejeter l’erreur, fût-elle mille fois estampillée et patentée.

[…] Cette terrible loi de Malthus, qui avait été formulée comme une loi mathématique et qui semblait enfermer la société dans les formidables mâchoires de son syllogisme, était acceptée non seulement par les pontifes de la science économique, mais surtout par les victimes de l’économie sociale.

[…] La terre est bien assez vaste pour nous porter tous en son sein, elle est assez riche pour nous faire vivre dans l’aisance. Elle peut donner assez de moissons pour nous donner à tous à manger, elle fait naître assez de plantes fibreuses pour que tous aient à se vêtir ; elles contient assez de pierre et d’argile pour que tous aient une maison, tel est le fait économique dans toute sa simplicité (Note de R71: et ce même aujourd’hui au XXIème siècle, ce n’est pas la production qui a un problème, mais sa gestion !… Nous pourrions nourrir une population mondiale du double d’aujourd’hui en changeant de mode de production et surtout de mode de gestion…)

[…] L’humanité étant assimilée à une grande famille, la faim n’est pas seulement un crime, elle est encore une absurdité, puisque les ressources dépassent deux fois les nécessités de la consommation (Note de R71: plus encore aujourd’hui avec la technologie moderne…). Tout l’art actuel de la répartition, livrée au caprice individuel et à la concurrence effrénée des spéculateurs et des commerçants, consista à faire augmenter les prix, en retirant les produits à ceux qui les auraient pour rien et en les portant à ceux qui les paient cher…

[…] Ainsi en prétendant que le labeur est à l’origine de la fortune, les économistes ont parfaitement conscience qu’ils ne disent pas la vérité. Aussi bien que les socialistes, ils savent que la richesse est le produit non du travail personnel, mais du travail des autres ; ils n’ignorent pas que les coups de bourse et les spéculations, origine des grandes fortunes, n’ont pas plus de rapport avec le travail que n’en ont les exploits de brigands de grands chemins.

[…] C’est une loi de la nature que l’arbre porte son fruit, que tout gouvernement fleurisse et fructifie en caprices, en tyrannie, en usure, en scélératesse, en meurtres et en malheurs.

C’est chimère d’apprendre que l’Anarchie, idéal humain par essence, puisse sortir de la République, forme gouvernementale. Les deux évolutions se font en sens inverse et le changement ne peut s’accomplir que par une brusque rupture, c’est à dire par une révolution… Le pouvoir n’est autre chose que l’emploi de la force. Le premier soin de tous ceux accédant au pouvoir sera de se l’approprier, de consolider même toutes les institutions, qui leur faciliteront le gouvernement de la société.

[…] Ainsi rien, rien de bon ne peut nous venir de la République et des républicains arrivés, c’est à dire détenant le pouvoir. C’est une chimère en histoire, un contre-sens que de l’espérer. La classe qui possède et qui gouverne est fatalement l’ennemie de tout progrès. Le véhicule de la pensée moderne, de l’évolution intellectuelle et morale est la partie de la société qui peine, qui travaille et que l’on opprime.

[…] Il est clair que le monde actuel se divise en deux camps: ceux qui veulent conserver l’inégalité et la pauvreté, c’est à dire l’obéissance et la misère pour les autres, les jouissances et le pouvoir pour eux-mêmes et ceux qui revendiquent pour tous le bien-être et la libre initiative.

[…] Ainsi les grands jours s’annoncent. L’évolution s’est faite, la révolution ne saurait tarder. D’ailleurs ne s’accomplit-elle pas constamment sous nos yeus par multiples secousses ? Plus les travailleurs qui sont le nombre, auront conscience de leur force et plus les révolutions seront faciles et pacifiques. Finalement, toute opposition devra céder et même céder sans lutte. Le jour viendra où l’évolution et la révolution, se succédant immédiatement, du désir au fait, de l’idée à la réalisation, se confondant en un seul et même phénomène. C’est ainsi qe fonctionne la vie dans un organisme sain, celui d’un Homme ou celui d’un monde.