Ceci est le texte intégral retranscrit par nos soins de la 6ème et dernière partie du chapitre “La révolte historique” de “L’homme révolté” (1951) d’Albert Camus, qui est composé de trois grands chapitres : “La révolte métaphysique”, “La révolte historique” et “Révolte et art”. Nous pensons que cet écrit possède plus que jamais sans doute, une résonance d’une grande actualité, comme tout l’ouvrage du reste que nous tenons pour une des plus grandes réflexions sur la condition humaine jamais écrite. De fait, la contribution de l’occident à la conscience universelle humaine tient en trois ouvrages à notre sens clefs et uniques dans leur portée philosophico-socio-politique, dans l’ordre chronologique :
“”Les possédés”, Fiodor Dostoïevski, 1871, “Ainsi parlait Zarathoustra”, Friedrich Nietzsche, 1883 et “L’homme révolté” d’Albert Camus, 1951.
“La révolte est, dans l’homme, le refus d’être traité en chose et d’être réduit à la simple histoire. Elle est l’affirmation d’une nature commune à tous les hommes, qui échappe au monde, la puissance.” (Albert Camus)
Révolte et révolution
Transcription Résistance 71 pour le cent-cinquantenaire de la Commune de Paris 1871-2021 et de la semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871
22 Mai 2021
NdR71 : Nous publions et dédions ce texte lumineux de Camus, à la mémoire des communards tombés durant la semaine sanglante de la Commune de Paris du 21 au 28 mai 1871 et à toutes celles et ceux qui furent déportés, “empontonnés” suite à l’évènement, ainsi qu’à tous ceux qui font vivre éternellement l’esprit communard au fil du temps, comme les Gilets Jaunes, derniers communards en date. L’ère n’est plus à la révolte et la révolution mais à la révolte et à l’évolution nous faisant emprunter le chemin vers notre humanité enfin réalisée, celui de la Société des Sociétés… Pensez également que Camus écrivait cela il y a 70 ans cette année… L’heure de la mise en pratique a sonné. La crise fabriquée SRAS-CoV-2 / COVID-19 est une preuve supplémentaire, s’il en fallait encore une, démontrant que tout ce que sait faire l’État, c’est terroriser les peuples pour mieux les réprimer et les contrôler, ce à plus forte raison dans sa version capitalisto-républicaine.
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La révolution des principes tue Dieu dans la personne de son représentant. La révolution du XXème siècle tue ce qui reste de Dieu dans les principes eux-mêmes, et consacre le nihilisme historique. Quelles que soient ensuite les voies empruntées par ce nihilisme, dès l’instant où il veut créer dans le siècle, hors de toute règle morale, il bâtit le temple de César. Choisir l’histoire, et elle seule, c’est choisir le nihilisme contre les enseignements de la révolte elle-même. Ceux qui se ruent dans l’histoire au nom de l’irrationnel, criant qu’elle n’a aucun sens, rencontrent la servitude et la terreur et débouchent dans l’univers concentrationnaire. Ceux qui s’y lancent en prêchant sa rationalité absolue rencontrent servitude et terreur et débouchent dans l’univers concentrationnaire. La fascisme veut instaurer l’avènement du surhomme nietzschéen. Il découvre aussitôt que Dieu, s’il existe, est peut-être ceci ou cela, mais d’abord le maître de la mort. Si l’homme veut se faire Dieu, il s’arroge le droit de vie ou de mort sur les autres. Fabricant de cadavres, et de sous-hommes, il est sous-homme lui-même et non pas Dieu, mais serviteur ignoble de la mort. La résolution rationnelle veut, de son côté, réaliser l’homme total de Marx. La logique de l’histoire, à partir du moment où elle est acceptée totalement, la même, peu à peu, contre sa passion la plus haute, à mutiler l’homme de plus en plus et à se transformer elle-même en crime objectif. Il n’est pas juste d’identifier les fins du fascisme et du communisme russe. Le premier figure l’exaltation du bourreau par le bourreau, lui-même. Le second, plus dramatique, l’exaltation du bourreau par les victimes. Le premier n’a jamais rêvé de libérer tout l’homme, mais seulement d’en libérer quelques uns en subjuguant les autres. Le second, dans son principe le plus profond, vise à libérer tous les hommes en les asservissant tous, provisoirement. Il faut lui reconnaître la grandeur de l’intention. Mais il est juste, au contraire, d’identifier leurs moyens avec le cynisme politique qu’ils ont puisé tous deux à la même source : le nihilisme moral. Tout s’est passé comme si les descendants de Stirner et de Nietzsche utilisaient les descendantes de Kaliayev et de Proudhon. Les nihilistes aujourd’hui sont sur les trônes. Les pensées qui prétendent mener notre monde au nom de la révolution sont devenues en réalité des idéologies de consentement, non de révolte. Voilà pourquoi notre temps est celui des techniques privées et publiques d’anéantissement.
La révolution obéissant au nihilisme, s’est retournée en effet contre ses origines révoltées. L’homme qui haïssait la mort et le dieu de la mort, qui désespérait de la survivance personnelle, a voulu se délivrer dans l’immortalité de l’espèce. Mais tant que le groupe ne domine pas le monde, tant que l’espèce n’y règne pas, il faut encore mourir. Le temps presse alors, la persuasion demande le loisir, l’amitié une construction sans fin : la terreur reste dans le plus court chemin de l’immortalité. Mais ces extrêmes perversions crient en même temps, la nostalgie de la valeur révoltée primitive. La révolution contemporaine qui prétend nier toute valeur est déjà, en elle-même, un jugement de valeur. L’homme par elle, veut régner. Mais pourquoi régner si rien n’a de sens ? Pourquoi l’immortalité si la face de la vie est affreuse ? Il n’y a pas de pensée absolument nihiliste sinon, peut-être, dans le suicide, pas plus qu’il n’y a de matérialisme absolu. La destruction de l’homme affirme encore l’homme. La terreur et les camps de concentration sont les moyens extrêmes que l’homme utilise pour échapper à la solitude. La soif d’unité doit se réaliser, même dans la fosse commune. S’ils tuent des hommes, c’est qu’ils refusent la condition mortelle et veulent l’immortalité pour tous. Is se tuent alors d’une certaine manière. Mais ils prouvent en même temps qu’ils ne peuvent se passer de l’homme, ils assouvissent une affreuse faim de fraternité. “La créature doit avoir une joie, et quand elle n’a pas de joie, il lui faut une créature.” Ceux qui refusent la souffrance d’être et de mourir veulent alors dominer. “La solitude c’est le pouvoir”, dit Sade. Le pouvoir aujourd’hui, pour des milliers de solitaires, parce qu’il signifie la souffrance de l’autre, avoue le besoin de l’autre. La terreur est l’hommage que des haineux solitaires finissent par rendre à la fraternité des hommes.
Mais le nihilisme, s’il n’est pas, essaie d’être et cela suffit à déserter le monde. Cette fureur a donné à notre temps son visage repoussant. La terre de l’humanisme est devenue cette Europe, terre inhumaine. Mais ce temps est le nôtre, et comment le renier ? Si notre histoire est notre enfer, nous ne saurions en détourner la face. Cette horreur ne peut être éludée, mais assumée pour être dépassée, par ceux-là même qui l’ont vécue dans la lucidité, non par ceux qui, l’ayant provoquée, se croient en droit de prononcer le jugement. Une telle plante n’a pu jaillir en effet que sur un épais terreau d’iniquités accumulées. Dans l’extrémité d’une lutte à mort où la folie du siècle mêle indistinctement les hommes, l’ennemi reste le frère ennemi. Même dénoncé dans ses erreurs, il ne peut être ni méprisé, ni haï : le malheur est aujourd’hui la patrie commune, le seul royaume terrestre qui ait répondu à la promesse.
La nostalgie du repos et de la paix doit elle-même être repoussée ; elle coïncide avec l’acceptation de l’iniquité. Ceux qui pleurent après les sociétés heureuses qu’ils rencontrent dans l’histoire avouent ce qu’ils désirent : non pas l’allègement de la misère, mais son silence. Que ce temps soit loué au contraire où la misère crie et retarde le sommeil des rassasiés Maistre parlait déjà du “sermon terrible que la révolution prêchait aux rois.” Elle le prêche aujourd’hui, et de façon plus urgente encore, aux élite déshonorées de ce temps. Il faut attendre ce sermon. Dans toute parole et dans tout acte, fut-il criminel, gît la promesse d’une valeur qu’il nous faut chercher et mettre au jour. L’avenir ne peut se prévoir et il se peut que la renaissance soit impossible. Quoique la dialectique historique soit fausse et criminelle, le monde, après tout, peut se réaliser dans le crime, suivant une idée fausse. Simplement, cette sorte de résignation est refusée ici : il faut parier pour la renaissance.
Il ne nous reste plus d’ailleurs qu’à renaître ou à mourir. Si nous sommes à ce moment où la révolte parvient à sa contradiction la plus extrême en se niant elle-même, elle est alors contrainte de périr avec le monde qu’elle a suscité ou de retrouver une fidélité et un nouvel élan. Avant d’aller plus loin, il faut au moins mettre en clair cette contradiction. Elle n’est pas bien définie lorsqu’on dit, comme nos existentialistes par exemple (soumis eux aussi, pour le moment, à l’historisme et à ses contradictions), qu’il y a progrès de la révolte à la révolution et que le révolté n’est rien s’il n’est pas révolutionnaire. La contradiction est, en réalité, plus serrée. Le révolutionnaire est en même temps révolté ou alors il n’est plus révolutionnaire, mais policier et fonctionnaire qui se tourne contre la révolte. Mais s’il est révolté, il finit par se dresser contre la révolution. Si bien qu’il n’y a pas de progrès d’une attitude à l’autre, mais simultanéité et contradictions sans cesse croissante. Tout révolutionnaire finit en oppresseur ou en hérétique. Dans l’univers purement historique qu’elles ont choisi, révolte et révolution débouchent dans le même dilemme : ou la police ou la folie.
A ce niveau, la seule histoire n’offre donc aucune fécondité. Elle n’est pas source de valeur, mais encore de nihilisme. Peut-on créer du moins la valeur contre l’histoire sur le seul plan de la réflexion éternelle ? Cela revient à ratifier l’injustice historique et la misère des hommes. La calomnie de ce monde ramène au nihilisme que Nietzsche a défini. La pensée qui se forme avec la seule histoire, comme celle qui se tourne contre toute histoire, enlèvent à l’homme le moyen ou la raison de vivre. La première le pousse à l’extrême déchéance du “pourquoi vivre”, la seconde au “comment vivre”. L’histoire nécessaire, non suffisante, n’est donc qu’une cause occasionnelle. Elle n’est pas absence de valeur, ni la valeur elle-même, ni même le matériau de la valeur. Elle est l’occasion, parmi d’autres, où l’homme peut éprouver l’existence encore confuse d’une valeur qui lui sert à juger l’histoire. La révolte elle-même nous en fait la promesse.
La révolution absolue supposait en effet l’absolue plasticité de la nature humaine, sa réduction possible à l’état de force historique. Mais la révolte est, dans l’homme, le refus d’être traité en chose et d’être réduit à la simple histoire. Elle est l’affirmation d’une nature commune à tous les hommes, qui échappe au monde, la puissance. L’histoire, certainement, est l’une des limites de l’homme, en ce sens le révolutionnaire a raison. Mais l’homme, dans sa révolte, pose à son tour une limite à l’histoire. A cette limite naît la promesse d’une valeur. C’est la naissance de cette valeur que la révolution césarienne combat aujourd’hui implacablement, parce qu’elle figure sa vraie défaite et l’obligation pour elle de renoncer à ses principes. En 1950, et provisoirement, le sort du monde ne se joue pas, comme il paraît, dans la lutte entre la production bourgeoise et la production révolutionnaire ; leurs fins seront les mêmes. Elle se joue entre les forces de la révolte et celles de la révolution césarienne. La révolution triomphante dit faire la preuve, par ses polices, ses procès et ses excommunications, qu’il n’y a pas de nature humaine. La révolte humiliée par ses contradictions, ses souffrances, ses défaites renouvelées et sa fierté inlassable, doit donner son contenu de douleur et d’espoir à cette nature.
“Je me révolte, donc nous sommes” disait l’esclave. La révolte métaphysique ajoutait alors le “nous sommes seuls”, dont nous vivons encore aujourd’hui. Mais si nous sommes seuls sous le ciel vide, si donc il faut mourir à jamais, comment pouvons-nous être réellement ? La révolte métaphysique tentait alors de faire de l’être avec du paraître. Après quoi les pensées purement historiques sont venues dire qu’être, c’était faire. Nous n’étions pas, mais devions être par tous les moyens. Notre révolution est une tentative pour conquérir un être neuf, par le faire, hors de toute règle morale. C’est pourquoi elle se condamne à ne vivre que pour l’histoire, et dans la terreur. L’homme n’est rien selon elle, s’il n’obtient pas dans l’histoire, de gré ou de force, le consentement unanime. A ce point précis, la limite est dépassée, la révolte est trahie, d’abord et logiquement assassinée ensuite, car elle n’a jamais affirmé dans son mouvement le plus pur que l’existence d’une limite, justement, et l’être divisé que nous sommes : elle n’est pas à l’origine la négation totale de tout être. Au contraire, elle dit en même temps oui et non. Elle est le refus d’une part de l’existence au nom d’une autre part qu’elle exalte. Plus cette exaltation est profonde, plus implacable est le refus. ensuite, lorsque sans le vertige et la fureur, la révolte passe au tout ou rien, à la négation de tout être et de toute nature humaine, elle se renie à cet endroit. La négation totale justifie seule le projet d’une totalité à conquérir. Mais l’affirmation d’une limite, d’une dignité et d’une beauté communes aux hommes, n’entraîne que la nécessité d’étendre cette valeur à tous et à tout et de marcher vers l’unité sans renier les origines. En ce sens, la révolte est l’unité, la revendication de la révolution historique : la totalité. La première part du non appuyé sur un oui, la seconde part de la négation absolue et se condamne à toutes les servitudes pour fabriquer un oui rejeté à l’extrémité des temps L’une est créatrice, l’autre nihiliste. La première est vouée à créer pour être de plus en plus, la seconde forcée de produire pour nier de mieux en mieux. La révolution historique s’oblige à faire toujours dans l’espoir, sans cesse déçu, d’être un jour. Même le consentement unanime ne suffira pas à créer l’être. “Obéissez!” disait Frédéric le Grand à ses sujets. Mais en mourant : “je suis las de régner sur des esclaves.” Pour échapper à cet absurde destin, la révolution est et sera condamnée à renoncer à ses propres principes, au nihilisme et à la valeur purement historique, pour retrouver la source créatrice de la révolte. La révolution pour être créatrice ne peut se passer d’une règle, morale ou métaphysique, qui équilibre le délire historique. Elle n’a sans doute qu’un mépris justifié pour la morale formelle et mystificatrice qu’elle trouve dans la société bourgeoise. Mais sa folie a été d’étendre ce mépris à toute revendication morale. A ses origines mêmes et dans ses élans les plus profonds, se trouve une règle qui n’est pas formelle et qui pourtant, peut lui servir de guide. La révolte, en effet, lui dit et lui dira de plus en plus haut qu’il faut essayer de faire, non pour commencer d’être un jour, aux yeux d’un monde réduit au consentement, mais en fonction de cet être obscur qui se découvre déjà dans le mouvement d’insurrection. Cette règle n’est ni formelle ni soumis à l’histoire, c’est ce que nous pourrons préciser en la découvrant à l’état pur, dans la création artistique. Notons seulement, auparavant, qu’au “je me révolte donc nous sommes”, au “Nous sommes seuls”, de la révolte métaphysique, la révolte au prise avec l’histoire ajoute qu’au lieu de tuer et mourir pour produire l’être que nous ne sommes pas, nous avons à vivre et faire vivre pour créer ce que nous sommes.
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“Deviens ce que tu es.” (Friedrich Nietzsche)
Albert Camus sur Résistance 71
Dans l’esprit de Cheval Fou…