Comprendre pour mieux résister: La société et le principe d’état… 2ème partie

2014 année du bicentenaire de la naissance du grand théoricien et militant anarchiste russe Mikhaïl Bakounine. A cette occasion, nous publions un texte rare d’un manuscrit inédit de l’auteur sur sa réflexion ultime sur l’État.

A lire et diffuser sans modération…

— Résistance 71 —

 

Le Principe de l’État

Manuscrit inédit de Michel Bakounine (1896)

 

1ère partie

 

~ 2ème partie ~

Les métaphysiciens modernes, à partir du XVIIe siècle, ont essayé de rétablir la morale, en la fondant non sur Dieu, mais sur l’homme. Par malheur, obéissant aux tendances de leur siècle, ils avaient pris pour point de départ non l’homme social, vivant et réel, qui est le double produit de la nature et de la société, mais le Moi abstrait de l’individu, en dehors de tous ses liens naturels et sociaux, celui même que divinisa l’égoïsme chrétien, et que toutes les Églises, tant catholique que protestantes, adorent comme leur Dieu.

Comment est né le Dieu unique des monothéistes ? Par l’élimination nécessaire de tous les êtres réels et vivants.

Pour expliquer ce que nous entendons par là,il devient nécessaire de dire quelques mots sur la religion. Nous voudrions bien ne pas en parler du tout, mais par le temps qui court il devient impossible de traiter les questions politiques et sociales sans toucher à la question religieuse.

C’est bien à tort qu’on a prétendu que le sentiment religieux n’est propre qu’aux hommes ; on en retrouve parfaitement tous les éléments fondateurs dans le monde animal, et parmi ces éléments le principal, c’est la peur. « La crainte de Dieu », disent les théologiens, « est le commencement de la sagesse. » Eh bien ! cette crainte ne se retrouve-t-elle pas, excessivement développée, dans les bêtes, et tous les animaux ne sont-ils pas constamment effarouchés. Tous éprouvent une terreur instinctive vis-à-vis de la toute-puissante nature qui les produit, les élève, les nourrit, il est vrai, mais qui en même temps les écrase, les enveloppe de toutes parts, en menaçant leur existence à chaque heure et qui finit toujours par les tuer.

Comme les animaux de toutes les autres espèces n’ont pas cette puissance d’abstraction et de généralisation dont l’homme seul est doué, ils ne se représentent pas la totalité des êtres que nous appelons la nature, mais ils la sentent et ils en ont peur. C’est là le vrai commencement du sentiment religieux.

L’adoration même ne manque pas. Sans parler du tressaillement d’allégresse qu’éprouvent tous les êtres vivants au lever du soleil, ni de leurs gémissements à l’approche d’une de ces terribles catastrophes naturelles qui les détruisent par milliers, — on n’a qu’à considérer, par exemple, l’attitude du chien en présence de son maître. N’est-ce pas là tout à fait celle de l’homme vis-à-vis de son Dieu ?

L’homme aussi n’a pas commencé par la généralisation des phénomènes naturels, et il n’est arrivé à la conception de la nature comme être unique, qu’après bien des siècles de développement moral. L’homme primitif, le sauvage, peu différent du gorille, partagea sans doute très longtemps toutes les sensations et les représentations instinctives du gorille ; ce ne fut que très à la longue qu’il commença à en faire l’objet de ses réflexions, d’abord nécessairement enfantines, à leur donner un nom, et par là même à les fixer dans son esprit naissant.

Ce fut ainsi que le sentiment religieux qu’il avait en commun avec les animaux des autres espèces prit corps, devint en lui une représentation permanente et comme le commencement d’une idée, celle de l’existence occulte d’un être supérieur et beaucoup plus puissant que lui et généralement très cruel et très malfaisant, de l’être qui lui fait peur, en un mot, de son Dieu.

Tel fut le premier Dieu, tellement rudimentaire, il est vrai, que le sauvage qui le cherche partout pour le conjurer, crut le trouver parfois dans un morceau de bois, dans un torchon, un os ou une pierre : ce fut l’époque du fétichisme dont nous retrouvons encore aujourd’hui des vestiges dans le catholicisme.

Il fallut, sans doute, des siècles encore pour que l’homme sauvage passât du culte des fétiches inanimés à celui des fétiches vivants, à celui des sorciers. Il y arrive par une longue série d’expériences et par le procédé de l’élimination : ne trouvant pas la puissance redoutable qu’il voulait conjurer dans les fétiches, il la cherche dans l’homme-Dieu, le sorcier.

Plus tard et toujours par ce même procédé d’élimination et en faisant abstraction du sorcier, dont l’expérience lui avait enfin démontré l’impuissance, l’homme sauvage adora tour à tour les phénomènes les plus grandioses et les plus terribles de la nature : la tempête, le tonnerre, le vent et continuant ainsi, d’élimination en élimination, il monta enfin au culte du soleil et des planètes. Il paraît que l’honneur d’avoir créé ce culte appartient aux peuples païens.

C’était déjà un très grand progrès. Plus la divinité, c’est-à-dire la puissance qui fait peur, s’éloignait de l’homme et plus elle paraissait respectable et grandiose. Il n’y avait plus qu’un seul grand pas à faire, pour l’établissement définitif du monde religieux, ce fut d’arriver à l’adoration d’une divinité invisible.

Jusqu’à ce salto mortale de l’adoration du visible à l’adoration de l’invisible, les animaux des autres espèces avaient pu, à la rigueur, accompagner leur frère cadet, l’homme, dans toutes ses expériences théologiques. Car eux aussi adorent à leur manière tous les phénomènes de la nature. Nous ne savons pas ce qu’ils peuvent éprouver pour les autres planètes ; toutefois, nous sommes certains que la lune et surtout le soleil exercent sur eux une influence très sensible. Mais la divinité invisible n’a pu avoir été inventée que par l’homme.

Mais l’homme lui-même, par quel procédé a-t-il pu découvrir cet être invisible, dont aucun de ses sens, pas même sa vue n’ont pu l’aider à constater la réelle existence, et au moyen de quel artifice a-t-il pu en reconnaître la nature et les qualités ? Quel est enfin cet être supposé absolu et que l’homme a cru avoir trouvé au-dessus et en dehors de toutes choses.

Le procédé ne fut autre que cette opération bien connue de l’esprit que nous appelons abstraction ou élimination, et le résultat final de cette opération ne peut être que l’abstrait absolu, le rien, le néant. Et c’est précisément ce néant que l’homme adore comme son Dieu.

En s’élevant par son esprit au-dessus de toutes les choses réelles et vivantes, y compris son propre corps, en faisant abstraction de tout ce qui est sensible ou même seulement visible, y compris le firmament avec toutes les étoiles, l’homme se trouve en face du vide absolu, du néant indéterminé, infini, sans aucun contenu, comme sans aucune limite.

Dans ce vide l’esprit de l’homme qui l’avait produit au moyen de l’élimination de toutes choses, ne put rencontrer nécessairement que lui-même à l’état de puissance abstractive qui voyant tout détruit et n’ayant plus rien à éliminer, retombe sur elle-même dans une inaction absolue, et qui, se considérant elle-même dans cette complète inaction, qui lui paraît sublime, comme un être différent d’elle-même, se pose comme son propre Dieu et s’adore.

Dieu n’est donc autre chose que le Moi humain devenu absolument vide à force d’abstraction ou d’élimination de tout ce qui est réel et vivant. C’est précisément de cette manière que l’avait conçu Bouddha, qui de tous les révélateurs religieux, fut certainement le plus profond, le plus sincère, le plus vrai.

Seulement Bouddha ne savait pas et ne pouvait pas savoir que c’était l’esprit humain lui-même qui avait créé ce dieu-néant. C’est à peine vers la fin du siècle dernier qu’on a commencé à s’en apercevoir, et ce n’est que dans notre siècle à nous que grâce à des études beaucoup plus approfondies sur la nature et sur les opérations de l’esprit humain, on est parvenu à s’en rendre compte tout à fait.

Alors que l’esprit humain créa Dieu, il procéda avec la plus complète naïveté ; et sans s’en douter le moins du monde, il put s’adorer dans son dieu-néant.

Cependant il ne pouvait s’arrêter devant ce néant qu’il avait fait lui-même, il devait à toute force le remplir et le faire redescendre sur la terre, dans la réalité vivante. Il arriva à cette fin toujours avec la même naïveté et par le procédé le plus naturel, le plus simple. Après avoir divinisé son propre moi arrivé à cet état d’abstraction ou de vide absolu, il s’agenouilla devant lui, l’adora et le proclama la cause et l’auteur de toutes choses ; ce fut le commencement de la théologie.

Alors il se fit un revirement complet, décisif, fatal, historiquement inévitable sans doute, mais tout de même excessivement désastreux dans toutes les conceptions humaines.

Dieu, le néant absolu, fut proclamé le seul être vivant, puissant et réel, et le monde vivant et, par une conséquence nécessaire, la nature, toutes les choses effectivement réelles et vivantes en tant que comparées à ce dieu, furent déclarées néant. C’est le propre de la théologie de faire du néant le réel, et du réel le néant.

Procédant toujours avec la même naïveté et sans avoir la moindre conscience de ce qu’il faisait, l’homme usa d’un moyen très ingénieux et très naturel à la fois pour remplir le vide effrayant de sa divinité : il lui attribua tout simplement, en les exagérant toutefois jusqu’à des proportions monstrueuses, toutes les actions, toutes les forces, toutes les qualités et propriétés, bonnes ou mauvaises, bienfaisantes ou malfaisantes, qu’il trouva tant dans la nature que dans la société. Ce fut ainsi que la terre, mise au pillage, s’appauvrit au profit du ciel, qui s’enrichit de ses dépouilles.

Il en résulta ceci, que plus le ciel, l’habitation de la divinité, s’enrichit et plus la terre devenait misérable, et qu’il suffit qu’une chose fût adorée dans le ciel, pour que tout le contraire de cette chose se trouvât réalisé dans ce bas monde. C’est ce qu’on appelle les fictions religieuses ; à chacune de ces fictions correspond, on ne le sait que trop bien, quelque réalité monstrueuse ; — ainsi l’amour céleste n’a jamais eu d’autre effet que la haine terrestre, la bonté divine n’a jamais produit que le mal, et la liberté de Dieu signifia l’esclavage ici-bas. Nous verrons bientôt qu’il en est de même pour toutes les fictions politiques et juridiques, les unes comme les autres n’étant d’ailleurs que des conséquences ou des transformations de la fiction religieuse.

Ce n’est pas d’un seul coup que la divinité assuma ce caractère absolument malfaisant. Dans les religions panthéistes de l’Orient, dans le culte des brahmanes et dans celui des prêtres de l’Égypte, aussi bien que dans les croyances phéniciennes et syriennes, elle se présente déjà sous un aspect bien terrible. — L’Orient fut de tout temps et reste encore aujourd’hui, dans une certaine mesure au moins, la patrie de la divinité despotique, écrasante et féroce, négation de l’esprit et de l’humanité. C’est aussi la patrie des esclaves, des monarques absolus et des castes.

En Grèce la divinité s’humanise, — son unité mystérieuse reconnue en Orient seulement par les prêtres, son caractère atroce et sombre sont relégués dans le fond de la mythologie hellénique, — au panthéisme succède le polythéisme. L’Olympe, image de la fédération des villes grecques, est une sorte de république très faiblement gouvernée par le père des dieux, Jupiter, qui lui-même obéit aux décrets du destin.

Le destin est impersonnel ; c’est la fatalité même, la force irrésistible des choses, devant laquelle tout doit plier, hommes et dieux. D’ailleurs, parmi ces dieux, créés par les poètes, aucun n’est absolu ; chacun représente seulement un côté, une partie soit de l’homme, soit de la nature en général, sans pourtant cesser d’être pour cela des êtres concrets et vivants. Ils se complètent mutuellement et forment un ensemble très vivant, très gracieux et surtout très humain.

Rien de sombre dans cette religion, dont la théologie fut inventée par les poètes, chacun y ajoutant librement quelque dieu ou quelque déesse nouvelle, selon les besoins des cités grecques, dont chacune tenait à l’honneur d’avoir sa divinité tutélaire, représentante de son esprit collectif. Ce fut la religion non des individus, mais de la collectivité des citoyens d’autant de patries restreintes et (la première partie d’un mot illisible) …ement libres, liées d’ailleurs entre elles plus ou moins par une sorte de fédération très imparfaitement organisée et très (un mot illisible).

De tous les cultes religieux que nous montre l’histoire ce fut certainement le moins théologique, le moins sérieux, le moins divin et à cause de cela même le moins malfaisant, celui qui entrava le moins le libre développement de la société humaine. — La seule pluralité des dieux à peu près égaux en puissance était une garantie contre l’absolutisme ; persécuté par les uns, on pouvait chercher protection chez les autres, et le mal causé par un dieu trouvait sa compensation par le bien produit par un autre. Il n’y avait donc pas dans la mythologie grecque cette contradiction logiquement aussi bien que moralement monstrueuse, que le bien et le mal, la beauté et la laideur, la bonté et la méchanceté, la haine et l’amour se trouvent concentrés dans une seule et même personne, comme cela se présente fatalement dans le dieu du monothéisme.

Cette monstruosité, nous la trouvons tout active dans le dieu des juifs et des chrétiens. Elle était une conséquence nécessaire de l’unité divine ; et, en effet, cette unité une fois admise, comment expliquer la coexistence du bien et du mal ? Les anciens Perses avaient au moins imaginé deux dieux : l’un, celui de la Lumière et du Bien, Ormuzd ; l’autre, celui du Mal et des Ténèbres, Ahriman ; alors il était naturel qu’ils se combattent, comme le mal et le bien se combattent et l’emportent tour à tour dans la nature et dans la société. Mais comment expliquer qu’un seul et même Dieu, tout-puissant, tout vérité, amour, beauté, ait pu donner naissance au mal, à la haine, à la laideur, au mensonge ?

Pour résoudre cette contradiction, les théologiens juifs et chrétiens ont eu recours aux inventions les plus révoltantes et les plus insensées. D’abord, elles attribuèrent tout le mal à Satan. Mais Satan d’où vient-il ? Est-il, comme Ahriman, l’égal de Dieu ? Pas du tout ; comme tout le reste de la création, il est l’œuvre de Dieu. Donc ce fut Dieu qui engendra le mal. Non, répondent les théologiens, Satan fut d’abord un ange de lumière, et ce ne fut qu’après sa révolte contre Dieu qu’il devint l’ange des ténèbres. Mais si la révolte est un mal, — ce qui est très sujet à caution, et nous croyons au contraire qu’elle est un bien, puisque, sans elle, il n’y aurait jamais eu d’émancipation sociale, — si elle constitue un crime, qui a créé la possibilité de ce mal ? Dieu, sans doute, vous répondront encore les mêmes théologiens, mais il n’a rendu le mal possible que pour laisser aux anges comme aux hommes, le libre arbitre, et qu’est-ce que le libre arbitre ? C’est la faculté de choisir entre le bien et le mal, et de se décider spontanément soit pour l’un soit pour l’autre. Mais pour que les anges et les hommes aient pu choisir le mal, aient pu se décider pour le mal, il faut que le mal ait existé indépendamment d’eux, et qui a pu lui donner cette existence, sinon Dieu ?

Aussi, prétendent les théologiens, après la chute de Satan qui précéda celle de l’homme, Dieu, sans doute éclairé par cette expérience, ne voulant pas que d’autres anges suivent l’exemple fatal de Satan, les priva du libre arbitre, ne leur laissant plus que la faculté du bien, de sorte que désormais ils sont forcément vertueux et ne s’imaginent plus d’autre félicité que de servir éternellement comme valets ce terrible seigneur.

Toutefois, il paraît que Dieu n’a pas été suffisamment éclairé par sa première expérience, puisque, après la chute de Satan, il créa l’homme, et par aveuglement ou méchanceté, ne manqua pas de lui accorder ce don fatal du libre arbitre qui a perdu Satan et qui devait le perdre aussi.

La chute de l’homme, aussi bien que celle de Satan, était fatale, puisqu’elle avait été déterminée, de toute éternité, dans la prescience divine. D’ailleurs, sans remonter si haut, nous nous permettrons d’observer que la simple expérience d’un honnête père de famille aurait dû empêcher le bon Dieu de soumettre ces malheureux premiers hommes à la fameuse tentation. Le plus simple père de famille sait fort bien qu’il suffit qu’on interdît aux enfants de toucher à une chose pour qu’un instinct de curiosité invincible les force à y toucher absolument. Aussi s’il aime les enfants et s’il est réellement juste et bon leur épargnera-t-il cette épreuve aussi inutile que cruelle.

Dieu n’eut ni cette raison, ni cette bonté, ni cette (un mot illisible) et quoiqu’il sut d’avance qu’Adam et Ève devaient succomber à la tentation, aussitôt cette faute commise, ne voilà-t-il pas qu’il se laisse emporter par une fureur vraiment divine. Il ne se contente pas de maudire les malheureux désobéissants, il maudit toute leur descendance jusqu’à la fin des siècles, vouant aux tourments de l’enfer des milliards d’hommes qui étaient évidemment innocents puisqu’ils n’étaient pas même nés lorsque la faute fut commise. Il ne se contenta pas même de maudire les hommes, il maudit avec eux toute la nature, sa propre création, qu’il avait trouvé lui-même si bien faite.

Si un père de famille en avait agi de même, ne l’aurait-on pas déclaré fou à lier ? Comment donc les théologiens ont-ils osé attribuer à leur Dieu ce qu’ils auraient trouvé absurde, cruel, (un mot illisible), anormal de la part d’un homme. Ah c’est qu’ils ont eu besoin de cette absurdité ! Comment donc auraient-ils expliqué l’existence du mal dans ce monde qui devait être sorti parfait des mains d’un ouvrier si parfait, de ce monde créé par Dieu lui-même ?

Mais une fois la chute de l’homme admise, toutes les difficultés s’aplanissent et s’expliquent. Ils le prétendent au moins. La nature, d’abord parfaite, devient tout d’un coup imparfaite, toute la machine se détraque ; à l’harmonie primitive succède le choc désordonné des forces ; la paix qui régnait d’abord entre toutes les espèces d’animaux, fait place à ce carnage effroyable, à l’entre-dévorement mutuel ; et l’homme, le roi de la nature, la surpasse en férocité. La terre devient la vallée de sang et de larmes, et la loi de Darwin — la lutte pour l’existence impitoyable — triomphe dans la nature et dans la société. Le mal déborde le bien, Satan étouffe Dieu.

Et une pareille ineptie, une fable aussi ridicule, révoltante, monstrueuse a pu être sérieusement répétée par de grands docteurs en théologie pendant plus de quinze siècles, que dis-je, elle l’est encore aujourd’hui ; plus que cela, elle est officiellement, obligatoirement enseignée dans toutes les écoles de l’Europe. Que faut-il donc penser de l’espèce humaine après cela ? Et n’ont-ils pas mille fois raison ceux qui prétendent que nous trahissons même encore aujourd’hui notre très proche parenté avec le gorille ?

Mais là ne s’arrête pas l’esprit (un mot illisible) des théologiens chrétiens. Dans la chute de l’homme et dans ses conséquences désastreuses tant pour sa nature que pour lui-même, ils ont adoré la manifestation de la justice divine. Puis ils se sont rappelé que Dieu n’était pas seulement la justice, mais qu’il était encore l’amour absolu et, pour concilier l’une avec l’autre, voici ce qu’ils ont inventé :

Après avoir laissé cette pauvre humanité pendant quelques milliers d’années sous le coup de sa terrible malédiction, qui eut pour conséquence de vouer quelques milliards d’êtres humains à la torture éternelle, il sentit l’amour se réveiller dans son sein, et alors que fit-il ? Retire-t-il de l’enfer les malheureux torturés ? Non, pas du tout ; c’eût été contraire à son éternelle justice. Mais il avait un fils unique ; comment et pourquoi il l’avait, est un de ces mystères profonds que les théologiens, qui le lui ont donné, déclarent impénétrable, ce qui est une manière naturellement commode de se tirer d’affaire et de résoudre toutes les difficultés. Donc, ce père plein d’amour, dans sa suprême sagesse, décide d’envoyer son fils unique sur la terre, afin qu’il s’y fasse tuer pour les hommes, pour sauver non les générations passées, ni même les générations à venir, mais, parmi ces dernières, comme le déclare l’Évangile lui-même, et comme le répète chaque jour l’Église tant catholique que protestante, seulement un fort petit nombre d’élus.

Et maintenant la carrière est ouverte, c’est, comme nous l’avons dit plus haut, une sorte de course au clocher, un sauve-qui-peut, à qui sauvera son âme. Ici les catholiques et les protestants se divisent : les premiers prétendent qu’on n’entre au paradis qu’avec la permission spéciale du saint-père le pape ; les protestants affirment, de leur côté, que la grâce immédiate et directe du bon Dieu seul en ouvre les portes. Cette grave dispute continue encore aujourd’hui ; nous ne nous en mêlerons pas.

Résumons en peu de mots la doctrine chrétienne :

Il est un Dieu : Être absolu, éternel, infini, tout-puissant, il est l’omniscience, la vérité, la justice, la beauté et la félicité, l’amour et le bien absolus. En lui tout est infiniment grand, en dehors de lui le Néant. Il est, à la fin des comptes, l’Être lui-même, l’Être unique.

Mais voici que du Néant, — qui par là même paraît avoir eu une existence à part, en dehors de lui, ce qui implique une contradiction et une absurdité, puisque Dieu existant partout, remplissant de son être l’espace infini, rien, pas même le Néant ne peut exister en dehors de lui, ce qui fait croire que le Néant dont nous parle la Bible fut en Dieu, c’est-à-dire que ce fut l’Être divin lui-même qui fut le Néant ; — de ce Néant, Dieu créa le monde.

Ici se pose d’elle-même une question. La création fut-elle accomplie de toute éternité ou bien dans un moment donné dans l’éternité ? Dans le premier cas, elle est éternelle comme Dieu lui-même et ne peut pas avoir été créée ni par Dieu ni par personne ; car l’idée de la création implique la précédence du créateur à la créature. Comme toutes les idées [théologiques l’idée de la création est une idée tout humaine, prise dans la pratique de l’humaine société. Ainsi l’horloger crée une montre, l’architecte une maison, etc. Dans tous ces cas le producteur existe créant (?) le produit, en dehors du produit, et c’est là ce qui constitue essentiellement l’imperfection, le caractère relatif et pour ainsi dire dépendant tant du producteur que du produit.

Mais la théologie, comme elle le fait d’ailleurs toujours, a pris cette idée et ce fait tout humain de la production, et l’appliquant à son Dieu, l’étendant à l’infini et le faisant sortir par là même de ses proportions naturelles, elle en a fait une imagination aussi monstrueuse qu’absurde.

Donc, si la création est éternelle, elle n’est point création. Le monde n’a pas été créé par Dieu, par conséquent il a une existence et un développement indépendants de lui, — l’éternité du monde est la négation de Dieu même, — Dieu étant essentiellement le Dieu créateur.

Donc le monde n’est plus éternel, — il y eut une époque dans l’éternité où il n’existait pas. Donc il se passa toute une éternité pendant laquelle Dieu absolu, tout-puissant, infini, ne fut pas un Dieu créateur, ou ne le fut qu’en puissance, non dans le fait.

Pourquoi ne le fut-il pas ? Était-ce par caprice de sa part, ou bien avait-il besoin de se développer pour arriver à la fois à la puissance effective de créer ?

Ce sont des mystères insondables, disent les théologiens. Ce sont des absurdités imaginées par vous-mêmes, leur répondons-nous. Vous commencez par inventer l’absurde, puis vous nous l’imposez comme un mystère divin, insondable et d’autant plus profond qu’il est plus absurde.

C’est toujours le même procédé : Credo quia absurdum.

Une autre question : La création, telle qu’elle sortit des mains de Dieu, fut-elle parfaite ? Si elle ne le fut pas, elle ne pouvait être la création de Dieu, car l’ouvrier, c’est l’Évangile lui-même qui le dit, se juge d’après le degré de perfection de son œuvre. Une création imparfaite supposerait nécessairement un créateur imparfait. Donc, la création fut parfaite.

Mais si elle (le) fut, elle ne put avoir été créée par personne, car l’idée de la perfection absolue exclut toute idée de dépendance ou même de relation. En dehors de lui rien ne saurait exister. Si le monde est parfait, Dieu ne peut exister.

La création, répondront les théologiens, fut assurément parfaite, mais seulement par rapport à tout ce que la nature ou les hommes peuvent produire, non par rapport à Dieu. Elle fut parfaite, sans doute, mais non parfaite comme Dieu.

Nous leur répondrons de nouveau que l’idée de la perfection n’admet pas de degrés comme ne l’admettent pas l’idée de l’infini, ni celle de l’absolu. Il ne peut y avoir là ni de plus ni de moins. La perfection est une. Si donc la création fut moins parfaite que le créateur, elle fut imparfaite. Et alors nous reviendrons à dire que Dieu créateur d’un monde imparfait n’est qu’un créateur imparfait, ce serait derechef la négation de Dieu.

On voit que de toutes les manières l’existence de Dieu est incompatible avec celle du monde. Le monde existant, Dieu ne peut être. Passons outre.

Donc, ce Dieu parfait crée un monde plus ou moins imparfait. Il le crée dans un moment donné de l’éternité, par caprice, et sans doute pour désennuyer sa majestueuse solitude. Autrement, pourquoi l’aurait-il créé ? Mystères insondables, nous crient les théologiens. Sottises insupportables, leur répondrons-nous.

Mais la Bible elle-même nous explique les motifs de la création. Dieu est un Être essentiellement vaniteux, il a créé le ciel et la terre pour être par eux adoré et loué. D’autres prétendent que la création fut l’effet de son amour infini. — Pour quoi ? Pour un monde, pour des êtres qui n’existaient pas, ou qui n’existaient d’abord que dans son idée, c’est-à-dire toujours pour lui. (Fin de la page 36 du manuscrit ; la suite est introuvable.)

=  =  =

Source: http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Principe_de_l’État

2 Réponses to “Comprendre pour mieux résister: La société et le principe d’état… 2ème partie”

  1. Loulotte Says:

    conclusion : ne pas procréer , cela mettra un terme à la comédie

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