L’occident colonialiste et destructeur: Introduction à l’ethnocide (Robert Jaulin)

“La criminalité culturelle, l’ethnocide, est une conséquence de l’extension de nous-même…” (Robert Jaulin)

 

Colonialisme et introduction à l’ethnocide

 

Robert Jaulin

 

Extraits compilés par Résistance 71 depuis son livre “La paix blanche, introduction à l’ethnocide”, Seuil, 1970

 

Note de Résistance 71: Robert Jaulin (1928~1996), anthropologue/ethnologue français, décrit dans ce livre la recherche de terrain effectuée avec son équipe lors de séjours chez les Indiens Bari à la frontière de la Colombie et du Vénézuéla et de tribus de la forêt amazonienne brésilienne entre 1964 et 1968. Il y a expérimenté l’ethnocentrisme et l’ethnocide envers les populations des nations premières en première main. L’emphase de script apparaissant parfois dans le texte est de notre chef et non celui de l’auteur.

Robert Jaulin est par ailleurs spécialiste de la culture Sara du Tchad où il a longuement résidé.

A lire nos dossiers d’anthropologie politique sur Résistance 71:

Pierre Clastres et Marshall Sahlins

 

 

… Les sociétés indiennes de l’Amazone, constituent des témoignages hélas probants, de l’inanité d’un souci d’intégration à tout prix: ce souci concerne généralement les apparences les plus vaines de notre culture et les efforts des uns ou des autres (colons, missionnaires, services des affaires que l’on doit nommer coloniales et non indigènes) qui ne firent que détruire, paralyser ou prolétariser.

[…]

L’intégration est donc une procédure de justification ou “d’authentification” de l’état colonial, lequel réfère souvent plus à des frontières écologiques et culturelles artificielles, se constitue à partir d’une minorité étrangère accaparant le pouvoir, lors même que cette minorité disparaisse apparemment au profit de “métis” ou nationaux qui lui succèdent et la perpétuent.

[…]

Beaucoup plus simplement, nous voulons faire remarquer, que l’enseignement missionnaire, pour ne pas avoir toujours le souci de s’adapter aux cultures traditionnelles, manque parfois son but, voire détruit plus qu’il ne construit.

La société indienne (amazonienne) possède une morale, une culture, grâce auxquelles elle est demeurée saine et vivante. Les Indiens Bari ne connaissent pas le vol entre eux et nous n’avons jamais été témoins de la moindre dispute. La correction et la sagesse de leurs relations interindividuelles sont exemplaires.

Il est bien sûr vaniteux et sot de les sous-estimer a priori , de vouloir les “civiliser” en leur inculquant nos conceptions et notre morale: Il n’en ont que faire.

[…]

Bon nombre des enfants indiens ont été enlevés abusivement à leurs parents. La possibilité d’un retour en forêt n’est pas donnée aux enfants.

[…]

Nous savons depuis longtemps que la colonisation est une négation d’autrui et que son jeu vise à toucher les consciences.

[…]

Les missionnaires, hommes ou femmes, ont souvent une grande affection pour les enfants ; affection cruelle sans doute, puisqu’elle est abusive, se moque du mal que la séparation avec les parents puisse faire ; mais affection quand même…

Bon nombre de particuliers, bons bourgeois ou petites gens au train de vie modeste… sont très friands de petits Indiens. Ils vous en réclament, vous les achètent éventuellement, veulent sauver ces petites âmes primitives et perdues et les mettre à leur égard en état de dépendance totale.

[…]

Or il fallut s’y opposer, car les Indiens sont d’une extrême curiosité, ils ont fort le goût des voyages et confiants, s’embarquent derrière n’importe qui ou, qui pis est, laissent embarquer leurs enfants, convaincus qu’on les leur rendra bientôt, comme il en va dans les groupes d’Indiens ; puis peu à peu conscients du contraire, ils en ont mal.

[…]

Le colonialisme, l’impérialisme, dans leur négation forcenée de l’autre, ne portent pas seulement leur esprit de conquête avec eux, mais aussi leur désarroi, car la logique de cette conquête est culturellement un échec.

[…]

Le Bari a appris à être sale (au contact des colons) alors que nous l’avons connu très attaché à la propreté…

[…]

La maison collective (traditionnelle) implique la recherche de conditions matérielles réduisant les inconvénients éventuels de cette collectivité. La culture motilone (indienne) et la structure de la maison expriment le génie de la discrétion et du respect, tant de l’individualité que de la famille. La substitution de la baraque au bohio détruit ces qualités et avantages.

[…]

Les relations interindividuelles des Indiens continueront à obéir à une pensée nullement autoritaire, cette logique du discret, du respect souple et silencieux d’autrui, ne s’accommode pas d’un système social où la collectivité, par voie hiérarchique, contraint chacun. Le Bari ne commande pas et ne reçoit pas d’ordres. La chose lui déplaît souverainement. Aucun Indien n’aurait la grossièreté d’en contraindre un autre.

[…]

Les décisions utiles au groupe ne prennent donc jamais le chemin de la contrainte d’un “chef” sur des “inférieurs” et lorsque la structure sociale est mise en cause par une intrusion de l’extérieur, les Baris se taisent ou s’écartent les uns des autres sans drame, selon leurs options, plutôt que de rechercher des solutions communes dans l’affrontement.

[…]

La maison est l’unité humaine fondamentale, ses rites d’entrée, sa forme, la disposition des familles et leurs relations entre elles, les dispositions des hamacs, des feux de cuisine etc… forment un tout. En modifiant l’habitat, on a modifié l’art de vivre et la morale qui y étaient associés ; la réception est un aspect de la culture Bari, détruite dans tous ses aspects, non seulement parce que le monde blanc n’en épargne aucun, mais essentiellement parce qu’ils se tiennent, sont enchaînés, comme une bonne construction, les uns aux autres.

[…]

Bien que la procédure de non-opposition des familles ou des lignages entre eux soit tout à fait différente, ce souci fondamental est commun aux deux sociétés que sont les Sara du Tchad et les Bari du Vénézuéla et va limiter, conditionner le jeu de la production et de l’accumulation des biens. Voyons les Sara du Tchad.

Le système Sara , hostile à la concurrence économique, favorable à l’égalité des revenus consommables, tend par ailleurs à l’affirmation de l’individu “en situation”… Le caractère non concurrentiel de l’organisation économique s’exprime de diverses façons. La terre est propriété d’un clan et inaliénable, elle ne vaut pour l’individu que par sa mise en valeur. Il n’y a pas de liberté de métier et l’équipement industriel est à peu près nul. L’existence de castes d’artisans empêche la concurrence, limite la production ; celle du forgeron par exemple est assez limitée. La valeur des biens, essentiellement de la nourriture, y est presque uniquement évaluable en laborité, c’est à dire en quantité de travail nécessaire à leur production…

L’oisif est assuré de son mil quotidien: nul de ses parents refuseraient de le nourrir, mais on se moque de lui. La concurrence au niveau d’un statut “moral” joue donc et freine un éventuel “parasitisme”. Rien de tel chez les Bari: l’oisif n’est pas nourri par la collectivité.

[…]

Comprenons bien: je dois aux économistes occidentaux d’avoir compris que la qualification de “primitif” attribuée à bien des civilisations concernait simplement le caractère ou une volonté d’être non concurentiel de leur économie. Les théories de ces économistes sont, à un certain niveau, une image relativement fidèle de la suffisance ou de la criminalité “concurrentielle” et occidentale (étant entendu que l’opposition entre le socialisme et le capitalisme n’est pas en l’occurence, pertinente).

[…]

Prendre acte de la qualité des civilisations indiennes, c’est à dire leur longue installation en ce Brésil, leur longue alliance créée avec ce bout d’univers, leurs droits et des millénaires d’efforts bafoués au nom de constructions “modernes” ; le refus de référence et la négation de l’indianité n’en trahissent que mieux la fragilité et l’arbitraire de ces états coloniaux. Liquider les civilisations indiennes demeurera une une nécessité “nationale”, tant que ces états se définieront à partir du modèle des “conquérants”, l’ambiguïté étant précisément que ces états sont le fait de l’étranger, d’un conquérant et qu’ils crurent de ce fait, devoir détruire les spécificités humaines qui les précédaient, alors qu’ils (ces états) ne se constitureont en “ethnies”, en unités homogènes que s’ils retrouvent ces spécificités, que s’ils s’inscrivent dans l’histoire de la longue alliance de l’homme indien avec son milieu.

[…]

Se martyriser comme martyriser autrui est, pour l’Indien, ridicule, impensable et méprisable. Sa morale est d’être heureux, d’être sobre et digne et il ne lui vient pas à l’esprit de se persécuter, de souffrir pour se grandir. La notion de chemin de croix appliquée aux uns ou aux autres, lui semblerait une plaisanterie ou une absurdité et s’il réussissait à la prendre au sérieux, il la tiendrait pour une inconvenance perfide et criminelle.

[…]

Ainsi la civilisation amazonienne vise évidemment la compatibilité avec les autres cultures, par compatibilité nous entendons une rencontre dont il ne résultera point un éclatement, de même qu’elle est toute entière bâtie pour assurer la compatibilité entre ses éléments (groupes, maisons collectives, individus, sexes, relations adultes-enfants, etc…)

Et la culture occidentale sous sa forme de paysannerie conquérante (le far-west) vise l’incompatibilité avec l’autre, sa destruction, comme elles se bâtit sur la “concurrence” meurtrière et l’opposition entre ses parties (unités de production, de sexes, parents-enfants, groupes etc).

[…]

La violence sud-américaine, comme le désarroi, les jacqueries qui ensanglantèrent et vont ensanglanter l’Afrique, les guerres coloniales nord-américaines (Vietnam), tout cela est le produit des Etats-Unis et de l’Europe. Ils en sont aujourd’hui même, encore complices et garants.

[…]

S’il existe en ethnologie, une petite tradition de combat prudent et épistolaire contre le “colonialisme”, il est implicitement entendu que ce combat ne doit pas dépasser une certaine mesure pour être et demeurer de bon ton. Aussi nous gardons-nous bien de juger nos propres techniques de recherche sous l’angle du “colonialisme” et si nous traitons ce dernier de bien vilaine chose, nous évitons cependant de mettre en cause notre propre civilisation: l’esprit de conquête et l’alibi du progrès interdisent le concept d’ethnocide et contre la criminalité (physique puisque la culturelle serait un vain mot), nous avons les droits de l’Homme, les gens de charité et la science. Que signifierait une réflexion relative aux droits des sociétés ? La société humaine est la société blanche et il est donc suffisant de traiter des personnes, des individus et des corps…

[…]

C’est une des caractéristiques de l’ethnologie néo-coloniale que de masquer son ethnocentrisme et son mépris des autres.

[…]

Une civilisation universelle ne peut-être qu’une civilisation du dialogue, faute de quoi l’univers humain éclaterait ; et le dialogue n’est possible que si toute partie, toute civilisation, se refuse à prétendre à la totalité.

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Extrait du compte-rendu sur “La paix blanche, introduction à l’ethnocide” de Robert Jaulin par Claude Chevalley* (1971)

“C’est le cri de la révolte poussé par un ethnologue témoins de la manière dont la civilisation occidentale détruit les sociétés, qu’elle appelle “sauvages”, qui ont le malheur de se trouver sur la trajectoire de son expansion en attendant de se détruire elle-même dans l’acte par lequel elle prétend dominer la nature.

[…]

La civilisation blanche est au contraire (des sociétés “primitives”) obsédée par elle-même. Au lieu de rechercher l’autre comme tel, elle tend à toujours imposer sa propre marque. Elle vise à faire porter à la nature les signes de sa spécificité… L’exploration du monde est bien moins ressentie comme une ouverture sur des mondes inconnus que comme une conquête de l’espace.

[…]

L’impérialisme autoritaire de la civilisation blanche imprègne aussi la pensée de ceux à qui elle confie le soin de l’information sur les autres groupes humains: les ethnologues. Robert Jaulin, toujours soucieux de ne pas séparer les généralités des instances particulières dans lesquelles elles s’expriment, conjugue dans son livre une polémique très vive avec certains de ses confrères à une critique générale de la pensée ethnologique. Cette dernière repose, dit-il, sur le postulat implicite de l’unité de l’humanité, c’est cet axiome informulé qui lui permet de constituer des champs d’études particuliers (l’économique, le culturel, le mythologique..) dans lesquels les faits sont classés sans référence aux collectivités humaines auxquels ils se rapportent: Il y aurait par exemple des faits économiques (ou culturels ou mythologiques) qui pourraient s’étudier en eux-mêmes et abstraction faite de ce qu’ils se rapportent à l’économie occidentale, à l’économie papoue, ou a telle autre. L’Homme en “général” auquel se rapporte ces faits nous est directement accessible puisque nous en sommes en quelque sorte des exemplaires valables: le tour est ainsi joué. C’est en dernière analyse, l’homme blanc moderne qui devient le modèle valable de l’humanité et les traits différentiels des autres cultures sont neutralisés en les qualifiant de pensée sauvage ou de primitivisme.

[…]

Cette contradiction (du monde judéo-chrétien) ne pourra être résolue, nous dit Mr Jaulin, que dans la mesure où le processus de réintégration du divin dans le monde, pressenti par certains philosophes, s’achèvera en le rejet complet de dieu, qui monopolise à son profit la tendance humaine à l’ouverture vers les autres.

[…]

Nous estimons quant à nous, qu’il y a là une dangereuse confusion entre connaissance et science, cette dernière étant bien plutôt l’impérialisme d’un certain mode de relation avec l’extérieur qui vise bien plus à dominer la nature qu’à la connaître. Le magazine “Survivre” se réserve de revenir sur cette question qui est peut-être l’une des plus importantes qui se pose à notre époque.”

Note (*): Claude Chevalley (1909-1884), mathématicien, professeur à la Sorbonne et chaire de science à Paris VII, ancien de Princeton.

Un des créateurs du mouvement “Survivre” puis “Survivre et Vivre” avec les mathématiciens Alexandre Grothendieck (anarchiste, décédé très récemment et considéré comme le plus grand mathématicien du XXème siècle) et Pierre Samuel. Mouvement influencé par le mouvement hippie et écologique. La revue “Survivre et Vivre” est publiée de 1970 à 1975.

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« Pour Robert Jaulin, « toute civilisation est alliance avec l’univers », mais la civilisation blanche, animée par un féroce esprit de conquête, s’est révélée une entreprise prédatrice et de destruction en cherchant à « dominer la nature » et « les communautés vraies » ; d’où son concept de « décivilisation » : « La civilisation occidentale, en choisissant de détruire toutes les cultures minoritaires qui pouvaient la menacer, a par là même choisi d’abattre toutes les valeurs face auxquelles elle aurait pu se poser ou s’imposer ». Cette civilisation en est « réduite à regarder dans un miroir les vestiges de son passé » et Jaulin a plaidé pour une « indianité blanche, application hypothétique d’une logique humaine du compatible » avec l’univers, avec les autres cultures. »

~ Source: Wikipédia ~

6 Réponses to “L’occident colonialiste et destructeur: Introduction à l’ethnocide (Robert Jaulin)”

  1. […] il est vrai dans le domaine historique), des anthropologues Pierre Clastres, Marshall Sahlins, Robert Jaulin, Jacques Lizot, la paléonthologue Marylène Patou-Mathis et des juristes-historiens tels Peter […]

  2. […] et d’historiens réputés comme (liste non exhaustive): Pierre Clastres, Marshall Sahlins, Robert Jaulin, David Stannard, Charles Mann, Taiaiake Alfred, Russell Means, Pierre Kropotkine, Sam Mbah, I.E. […]

  3. […] dernier paragraphe de sa conclusion de “La paix blanche” (1970), l’anthropologue, ethnologue Robert Jaulin (1928-1996) nous dit […]

  4. […] Sahlins, Pierre Clastres et Robert Jaulin sont les chefs de file d’une anthropologie du « milieu », à savoir une anthropologie qui se […]

  5. […] proposition de Résistance 71, ce nouveau cadeau de lecture ; Marshall Sahlins, Pierre Clastres et Robert Jaulin sont les chefs de file d’une anthropologie du « milieu », à savoir une anthropologie qui se […]

  6. […] Note de R71: la notion d’ethnocide a été définit par l’anthropologue français Robert Jaulin dans son livre couvrant ses recherches “La paix blanche” en 1970, soit 4 ans avec cet écrit de […]

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