Michel Bakounine, une ébauche de biographie (James Guillaume)

A quand des films sur la vie de ces révolutionnaires ? Bakounine mais aussi Kropotkine, Voline, Malatesta, Emma Goldman.. Des vies incroyables défiant tout scénario de cinéma !… Cela ne se fera évidemment jamais parce que cela donnerait à la fois des idées subversives réalistes aux gens tout en mettant en lumière l’anarchisme autrement que ce qu’en dit la propagande étatiste habituelle (marxiste incluse…), c’est à dire que les anarchistes sont des terroristes nihilistes, utopistes chaotiques, alors qu’on est tout sauf ça !
Rajoutons ici aussi que nous ne somme pas des « bakouninistes » à R71, de fait nous sommes contre les « clans idéologiques » formés au sein du socialisme révolutionnaire. Il y a à boire et à manger chez tout le monde. Comme nous l’avons déjà dit, rien ne s’oppose, tout se compose. Prendre parti pour l’un ou l’autre ne fait pas avancer le schmilblick de la (r)évolution sociale. Néanmoins, il est parfois bon de rétablir l’équilibre de certaines choses. Cette tentative de biographie de Bakounine s’y attache.
~ Résistance 71 ~

“En 1848, les différences de théorie, de personnalité et de philosophie, menèrent Marx et Bakounine dans des directions bien opposées. Alors que l’Europe éructait, Bakounine se jeta sur les barricades de Paris et de Dresde, alors que Marx commençait sa longue randonnée dans les couloirs du British Museum.”
~ Mark Leier, “Bakunin, a biography”, 2006 ~

“Les anarchistes ont une telle vision de l’ordre qu’ils n’en supportent aucune caricature.”
~ Antonin Arthaud ~

Il était une fois la révolution coproduction R71 et JBL1960 030723

Michel Bakounine, une ébauche de biographie

James Guillaume

1907

1ère partie
2ème partie

Michel-Alexandrovitch Bakounine est né le 8/20 mai 1814, au village de Priamouchino, district de Torjok, gouvernement de Tver. Son père, qui avait suivi la carrière diplomatique, vécut dès sa jeunesse, comme attaché d’ambassade, à Florence et à Naples, puis revint se fixer sur son domaine patrimonial, où il épousa, à l’âge de quarante ans, une jeune fille de dix-huit ans, appartenant à la famille Mouravief. Ce père avait des idées libérales, et s’était affilié à l’une des associations des « décabristes » ; mais après l’avènement de Nicolas Ier, découragé, et devenu sceptique, il ne songea plus qu’à cultiver ses terres et élever ses enfants. Michel était l’aîné ; il eut cinq frères et cinq sœurs. Vers l’âge de quinze ans, le jeune Michel entra à l’École d’artillerie à Pétersbourg ; il y passa trois ans, puis fut envoyé comme enseigne dans un régiment cantonné dans le gouvernement de Minsk.

C’était au lendemain de l’écrasement de l’insurrection polonaise : le spectacle de la Pologne terrorisée agit puissamment sur le cœur du jeune officier, et contribua à lui inspirer l’horreur du despotisme. Au bout de deux ans, renonçant à la carrière militaire, il donna sa démission (1834), et se rendit à Moscou. C’est dans cette ville qu’il passa les six années qui suivirent, à l’exception de quelques séjours, durant l’été, dans la demeure paternelle. À Moscou, il se livra à l’étude de la philosophie : après avoir commencé par la lecture des encyclopédistes français, il s’enthousiasma, ainsi que ses amis Nicolas Stankévitch et Bélinsky, pour Fichte, dont il traduisit (1836) les Vorlesungen über die Bestimmung des Gelehrten. Ce fut ensuite le tour de Hegel, qui dominait alors sur les esprits en Allemagne : le jeune Bakounine devint un adepte convaincu du système hégélien, et se laissa un moment éblouir par la fameuse maxime : « Tout ce qui est, est raisonnable », au moyen de laquelle on justifiait l’existence de tous les gouvernements. En 1839, Alexandre Herzen et Nicolas Ogaref, exilés depuis quelques années, revinrent à Moscou, et s’y rencontrèrent avec Bakounine : mais, à ce moment, leurs idées étaient trop différentes pour qu’ils pussent s’entendre.

En 1840, Michel Bakounine, âgé de vingt-six ans, se rendit à Pétersbourg, et de là à Berlin, dans l’intention d’étudier le mouvement philosophique allemand ; il avait, a-t-on dit, le projet de se consacrer à l’enseignement, et le désir d’occuper un jour une chaire de philosophie ou d’histoire à Moscou. Lorsque Nicolas Stankévitch mourut en Italie cette même année, Bakounine admettait encore la croyance à l’immortalité de l’âme comme une doctrine nécessaire (lettre à Herzen du 23 octobre 1840). Mais le moment était venu où son évolution intellectuelle devait s’accomplir, et la philosophie de Hegel allait se transformer pour lui en une théorie révolutionnaire. Déjà Ludwig Feuerbach avait tiré du hégélianisme, dans le domaine religieux, ses conséquences logiques ; Bakounine devait en faire autant dans le domaine politique et social. En 1842, il quitte Berlin pour Dresde, où il se lie avec Arnold Ruge, qui publiait là les Deutsche Jahrbücher : c’est dans cette revue que Bakounine fit paraître (octobre 1842), sous le pseudonyme de « Jules Élysard », un travail où il aboutissait à des conclusions révolutionnaires. L’article est intitulé : La Réaction en Allemagne, fragment, par un Français, et se termine par ces lignes dont la dernière est devenue célèbre : « Confions-nous donc à l’esprit éternel, qui ne détruit et n’anéantit que parce qu’il est la source insondable et éternellement créatrice de toute vie. Le désir de la destruction est en même temps un désir créateur[2]. » Herzen, croyant au premier moment que l’article était réellement l’œuvre d’un Français, écrivit dans son journal intime, après l’avoir lu : « C’est un appel puissant, ferme, triomphant du parti démocratique… L’article est, d’un bout à l’autre, d’une grande portée. Si les Français commencent à populariser la science allemande, — ceux qui la comprennent, s’entend, — la grande phase de l’action va commencer. » Le poète Georg Herwegh, l’auteur déjà illustre des Gedichte eines Lebendigen, étant venu à Dresde, y logea chez Bakounine, avec lequel il se lia intimement ; ce fut aussi à Dresde que Michel Alexandrovitch fit la connaissance du musicien Adolf Reichel, qui devint un de ses plus fidèles amis. Le gouvernement saxon manifesta bientôt des intentions hostiles à l’égard de Ruge et de ses collaborateurs ; aussi Bakounine et Herwegh quittèrent-ils la Saxe en janvier 1843, pour se rendre ensemble à Zürich. Bakounine passa en Suisse l’année 1843 : une lettre écrite à Ruge, de l’île de Saint-Pierre (lac de Bienne), en mai 1843 (publiée à Paris en 1844 dans les Deutsch-französische Jahrbücher), se termine par cette véhémente apostrophe : « C’est ici que le combat commence ; et si forte est notre cause, que nous, quelques hommes épars, et les mains liées, par notre seul cri de guerre nous inspirons l’effroi à leurs myriades ! Allons, du cœur, et je veux rompre vos liens, ô Germains qui voulez devenir des Grecs, moi le Scythe. Envoyez-moi vos ouvrages ; je les ferai imprimer dans l’île de Rousseau, et en lettres de feu j’écrirai une fois encore dans le ciel de l’histoire : Mort aux Perses ![3] »

En Suisse, Bakounine fit la connaissance des communistes allemands groupés autour de Weitling ; il passa l’hiver 1843-1844 à Berne, où il entra en relations avec la famille Vogt[4] ; l’un des quatre frères Vogt, Adolf (plus tard professeur à la faculté de médecine de l’université de Berne), devint son ami très intime. Mais, inquiété par la police suisse, et sommé par l’ambassade russe d’avoir à rentrer en Russie, Bakounine quitta Berne en février 1844, se rendit à Bruxelles, et, de là, à Paris ; il devait séjourner dans cette ville jusqu’en décembre 1847.

II

À Paris, où il arrivait avec son fidèle Reichel, il retrouva Herwegh et sa jeune femme (Emma Siegmund). Il fit la connaissance de Karl Marx, qui, venu à Paris à la fin de 1843, fut d’abord, lui aussi, l’un des collaborateurs d’Arnold Ruge, mais qui bientôt commença, avec Engels, l’élaboration d’une doctrine spéciale. Bakounine se lia aussi avec Proudhon, qu’il voyait fréquemment : d’accord sur certains points essentiels, et divisés sur d’autres, il leur arrivait d’engager des discussions qui se prolongeaient des nuits entières. Il apprit également à connaître Mme George Sand, dont il admirait le talent, et qui était alors sous l’influence de Pierre Leroux. Ces années de Paris furent, pour le développement intellectuel de Michel Bakounine, des plus fécondes : c’est alors que s’ébauchèrent dans son esprit les idées qui constitueront son programme révolutionnaire ; mais elles sont encore mal débrouillées sur plus d’un point, et mêlées d’un reste d’idéalisme métaphysique dont il ne se débarrassera tout à fait que plus tard.

Il a donné lui-même les renseignements qui suivent sur ses relations intellectuelles avec Marx et avec Proudhon à cette époque :

« Marx — a-t-il écrit en 1871 (manuscrit français) — était beaucoup plus avancé que je ne l’étais, comme il reste encore aujourd’hui, non pas plus avancé, mais incomparablement plus savant que moi. Je ne savais alors rien de l’économie politique, je ne m’étais pas encore défait des abstractions métaphysiques, et mon socialisme n’était que d’instinct. Lui, quoique plus jeune que moi, était déjà un athée, un matérialiste savant et un socialiste réfléchi. Ce fut précisément à cette époque qu’il élabora les premiers fondements de son système actuel. Nous nous vîmes assez souvent, car je le respectais beaucoup pour sa science et pour son dévouement passionné et sérieux, quoique toujours mêlé de vanité personnelle, à la cause du prolétariat, et je recherchais avec avidité sa conversation toujours instructive et spirituelle lorsqu’elle ne s’inspirait pas de haine mesquine, ce qui arrivait, hélas ! trop souvent. Jamais pourtant il n’y eut d’intimité franche entre nous. Nos tempéraments ne la comportaient pas. Il m’appelait un idéaliste sentimental, et il avait raison ; je l’appelais un vaniteux perfide et sournois, et j’avais raison aussi. »

Quant à Engels, Bakounine l’a caractérisé ainsi dans un passage où il parle de la société secrète fondée par Marx (Gosoudarstvennost i Anarkhia, 1874, page 224) : « Vers 1846, Marx s’est mis à la tête des communistes allemands, et, bientôt après, avec M. Engels, son ami constant, aussi intelligent que lui, quoique moins érudit, mais en revanche plus pratique, et non moins bien doué pour la calomnie politique, le mensonge et l’intrigue, il a fondé une société secrète de communistes allemands ou de socialistes autoritaires ».

QuintetA

De Proudhon, voici ce qu’il dit dans un manuscrit français de 1870 : « Proudhon, malgré tous les efforts qu’il a faits pour secouer les traditions de l’idéalisme classique, n’en est pas moins resté toute sa vie un idéaliste incorrigible, s’inspirant, comme je le lui ai dit deux mois avant sa mort[5], tantôt de la Bible, tantôt du droit romain, et métaphysicien toujours jusqu’au bout des ongles. Son grand malheur est de n’avoir jamais étudié les sciences naturelles, et de ne s’en être pas approprié la méthode. Il a eu des instincts de génie qui lui avaient fait entrevoir la voie juste, mais, entraîné par les mauvaises habitudes idéalistes de son esprit, il retombait toujours dans les vieilles erreurs : ce qui a fait que Proudhon a été une contradiction perpétuelle, — un génie vigoureux, un penseur révolutionnaire se débattant toujours contre les fantômes de l’idéalisme, et n’étant jamais parvenu à les vaincre. »

« Marx, comme penseur, est dans la bonne voie. Il a établi comme principe que toutes les évolutions politiques, religieuses et juridiques dans l’histoire sont, non les causes, mais les effets des évolutions économiques. C’est une grande et féconde pensée, qu’il n’a pas absolument inventée : elle a été entrevue, exprimée en partie, par bien d’autres que lui ; mais enfin, à lui appartient l’honneur de l’avoir solidement établie et de l’avoir posée comme base de tout son système économique. D’un autre côté, Proudhon avait compris et senti la liberté beaucoup mieux que lui. Proudhon, lorsqu’il ne faisait pas de la doctrine et de la métaphysique, avait le vrai instinct du révolutionnaire : il adorait Satan et il proclamait l’an-archie. Il est fort possible que Marx puisse s’élever théoriquement à un système encore plus rationnel de la liberté que Proudhon, mais l’instinct de la liberté lui manque : il est, de la tête aux pieds, un autoritaire. »

En 1847, Bakounine vit arriver à Paris Herzen et Ogaref, qui avaient quitté la Russie pour vivre en Occident ; il y revit aussi Bélinsky, alors dans toute la maturité de son talent, et qui devait mourir l’année suivante.

À la suite d’un discours qu’il avait prononcé le 29 novembre 1847 au banquet donné en commémoration de l’insurrection polonaise de 1830, Bakounine fut expulsé de France à la requête de l’ambassade russe. Pour chercher à lui enlever les sympathies qui s’étaient aussitôt manifestées, le représentant de la Russie à Paris, Kisseleff, fit courir le bruit que Bakounine avait été au service de l’ambassade, qui l’avait employé, mais qui maintenant se voyait obligée de se débarrasser de lui parce qu’il était allé trop loin (lettre de Bakounine à Fanelli, 29 mai 1867). Le comte Duchâtel, ministre de l’intérieur, interpellé à la Chambre des pairs, se retrancha derrière des réticences calculées pour donner créance à la calomnie imaginée par Kisseleff, qui devait bientôt se répercuter ailleurs. Bakounine se rendit à Bruxelles, où habitait Marx, expulsé lui aussi de France depuis 1846. De Bruxelles, il écrit à son ami Herwegh : « Les Allemands, ouvriers, Bornstedt, Marx et Engels, — Marx surtout, — font ici leur mal ordinaire. Vanité, méchanceté, cancans, fanfaronnades en théorie et pusillanimité en pratique, — dissertations sur la vie, l’action et la simplicité, et absence complète de vie, d’action et de simplicité, — coquetteries répugnantes avec des ouvriers littéraires et discoureurs, — « Feuerbach est un bourgeois », et l’épithète de bourgeois répétée à satiété par des gens qui tous ne sont de la tête aux pieds que des bourgeois de petite ville ; en un mot, mensonge et bêtise, bêtise et mensonge. Dans une semblable société, il n’y a pas moyen de respirer librement. Je me tiens éloigné d’eux, et j’ai nettement déclaré que je n’irais pas dans leur Kommunistischer Handwerkerverein et que je ne voulais rien avoir à faire avec cette société[6]. »

III

La révolution du 24 février rouvrit à Bakounine les portes de la France. Il se hâta de revenir à Paris ; mais bientôt la nouvelle des événements de Vienne et de Berlin le décida à partir pour l’Allemagne (avril), d’où il espérait pouvoir prendre part en Pologne aux mouvements insurrectionnels. Il passa par Cologne, où Marx et Engels allaient commencer la publication de la Neue Rheinische Zeitung ; c’était le moment où la Légion démocratique allemande de Paris, qu’accompagnait Herwegh, venait de faire dans le grand-duché de Bade cette tentative insurrectionnelle qui aboutit à un si lamentable échec ; Marx attaqua Herwegh avec violence à ce sujet ; Bakounine prit la défense de son ami, ce qui amena une rupture entre lui et Marx. Il a écrit plus tard (1871, manuscrit français) : « Dans cette question, je le pense aujourd’hui et je le dis franchement, c’étaient Marx et Engels qui avaient raison : ils jugeaient mieux la situation générale. Ils attaquèrent Herwegh avec le sans-façon qui caractérise leurs attaques, et je défendis l’absent avec chaleur, personnellement contre eux, à Cologne. De là notre brouille. » Il se rendit ensuite à Berlin et à Breslau, et de là à Prague, où il essaya inutilement de faire de la propagande démocratique et révolutionnaire au Congrès slave (juin), et où il prit part au mouvement insurrectionnel durement réprimé par Windischgrätz ; puis il revint à Breslau. Pendant son séjour dans cette ville, la Neue Rheinische Zeitung publia (6 juillet) une correspondance de Paris dont l’auteur disait : « À propos de la propagande slave, on nous a affirmé hier que George Sand se trouvait en possession de papiers qui compromettaient fortement le Russe banni d’ici, Michel Bakounine, et le représentaient comme un instrument ou un agent de la Russie, nouvellement enrôlé, auquel on attribue la part principale dans la récente arrestation des malheureux Polonais. George Sand a montré ces papiers à quelques-uns de ses amis[7]. » Bakounine protesta immédiatement contre cette infâme calomnie par une lettre que publia l’Allgemeine Oder-Zeitung de Breslau (lettre que la Neue Rheinische Zeitung reproduisit le 16 juillet), et écrivit à Mme George Sand pour la prier de s’expliquer au sujet de l’usage qui avait été fait de son nom. George Sand répondit par une lettre au rédacteur de la Neue Rheinische Zeitung, datée de la Châtre (Indre), 20 juillet 1848, disant : « Les faits rapportés par votre correspondant sont complètement faux. Je n’ai jamais possédé la moindre preuve des insinuations que vous cherchez à accréditer contre M. Bakounine. Je n’ai donc jamais été autorisée à émettre le moindre doute sur la loyauté de son caractère et la franchise de ses opinions. J’en appelle à votre honneur et à votre conscience pour l’insertion immédiate de cette lettre dans votre journal. » Marx inséra la lettre, et donna en même temps l’explication suivante de la publicité qu’il avait accordée à la calomnie de son correspondant de Paris : « Nous avons rempli ainsi le devoir de la presse, d’exercer sur les hommes publics une stricte surveillance, et nous avons donné en même temps par là à M. Bakounine l’occasion de dissiper un soupçon qui avait véritablement été émis dans certains cercles à Paris[8] ». Il est inutile d’insister sur cette singulière théorie, d’après laquelle la presse aurait le devoir d’accueillir la calomnie et de la publier, sans prendre la peine de contrôler les faits.

Le mois suivant, Bakounine rencontra Marx à Berlin, et une réconciliation apparente eut lieu. Bakounine a écrit à ce sujet en 1871 (manuscrit français) : « Des amis communs nous forcèrent de nous embrasser. Et alors, au milieu d’une conversation à moitié badine, à moitié sérieuse, Marx me dit : « Sais-tu que je me trouve maintenant à la tête d’une société communiste secrète si bien disciplinée, que si j’avais dit à un seul de ses membres : Va tuer Bakounine, il te tuerait ? »… Après cette conversation, nous ne nous revîmes plus jusqu’en 1864. »

MarxvsBakounine

Ce que Marx avait dit en plaisantant à Bakounine en 1848, il devait essayer sérieusement de le faire vingt-quatre ans plus tard : lorsque, dans l’Internationale, l’opposition de l’anarchiste révolutionnaire sera devenue gênante pour la domination personnelle que Marx prétendait exercer, il tentera de se débarrasser de lui par un véritable assassinat moral.

Expulsé de Prusse et de Saxe, Bakounine passa le reste de l’année 1848 dans la principauté d’Anhalt. Ce fut là qu’il publia en allemand sa brochure : « Aufruf an die Slaven, von einem russischen Patrioten, Michael Bakunin, Mitglied des Slavencongresses ». Il y développait ce programme : union des révolutionnaires slaves avec les révolutionnaires des autres nations, hongrois, allemands, italiens, pour la destruction des trois monarchies oppressives, empire de Russie, empire d’Autriche, royaume de Prusse ; et ensuite libre fédération des peuples slaves émancipés. Marx crut devoir combattre ces idées ; il écrivit dans la Neue Rheinische Zeitung (14 février 1849 : « Bakounine est notre ami ; cela ne nous empêchera pas de critiquer sa brochure[9] » ; et il formulait ainsi son point de vue : « À part les Polonais, les Russes, et peut-être encore les Slaves de la Turquie, aucun peuple slave n’a un avenir, par la simple raison qu’il manque à tous les autres Slaves les premières conditions historiques, géographiques, politiques et industrielles de l’indépendance et de la vitalité[10]. » Au sujet de cette différence entre la manière de voir de Marx et la sienne dans la question slave, Bakounine a écrit (1871, manuscrit français) : « En 1848 nous nous sommes trouvés divisés d’opinions ; et je dois dire que la raison fut beaucoup plus de son côté que du mien… Emporté par l’ivresse du mouvement révolutionnaire, j’étais beaucoup plus occupé du côté négatif que du côté positif de cette révolution… Pourtant il y eut un point où j’eus raison contre lui. Comme Slave, je voulais l’émancipation de la race slave du joug des Allemands,… et, comme patriote allemand. Marx n’admettait pas alors, comme il n’admet encore pas à présent, le droit des Slaves de s’émanciper du joug des Allemands, pensant, aujourd’hui comme alors, que les Allemands sont appelés à les civiliser, c’est-à-dire à les germaniser de gré ou de force. »

En janvier 1849, Bakounine vint secrètement à Leipzig. Là il s’occupait à préparer un soulèvement en Bohême, d’accord avec un groupe de jeunes Tchèques à Prague. Malgré les progrès de la réaction en France et en Allemagne, on pouvait encore espérer, car sur plus d’un point de l’Europe la révolution n’était pas écrasée : Pie IX, chassé de Rome, avait fait place à la République romaine, dirigée par le triumvirat Mazzini, Saffi et Armellini, avec Garibaldi pour général ; Venise, redevenue libre, soutenait contre les Autrichiens un siège héroïque ; les Hongrois, révoltés contre l’Autriche et dirigés par Kossuth, proclamaient la déchéance de la maison de Habsbourg. Sur ces entrefaites éclata à Dresde (3 mai 1849) un soulèvement populaire, provoqué par le refus du roi de Saxe d’accepter la constitution de l’Empire allemand qu’avait votée le Parlement de Francfort ; le roi s’enfuit le 4, un gouvernement provisoire fut installé (Heubner, Tzschirner et Todt), et les insurgés restèrent maîtres de la ville pendant cinq jours. Bakounine, qui avait quitté Leipzig pour Dresde au milieu d’avril, devint un des chefs des révoltés, et contribua à faire prendre les mesures les plus énergiques pour la défense des barricades contre les troupes prussiennes (le commandant militaire fut d’abord le lieutenant-colonel Heinze, puis, à partir du 8 mai, le jeune typographe Stephan Born, qui avait organisé l’année précédente la première association générale des ouvriers allemands, l’Arbeiter-Verbrüderung). La stature gigantesque de Bakounine et sa qualité de révolutionnaire russe attirèrent particulièrement l’attention sur lui ; une légende se forma aussitôt autour de sa personne : c’est à lui seul qu’on attribua les incendies allumés pour la défense ; il avait été, écrivit-on, « l’âme véritable de toute la révolution » ; il « exerçait un terrorisme qui répandait l’épouvante » ; il avait conseillé, pour empêcher les Prussiens de tirer sur les barricades, d’y placer les chefs-d’œuvre de la galerie de tableaux, etc.

Le 9, les insurgés, reculant devant des forces supérieures, effectuèrent leur retraite sur Freiberg. Là, Bakounine essaya vainement d’obtenir de Born qu’il passât, avec ce qui lui restait de combattants, sur le territoire de la Bohême pour y tenter un nouveau soulèvement : Born refusa, et licencia ses troupes. Alors, voyant qu’il n’y avait plus rien à faire, Heubner, Bakounine, et le musicien Richard Wagner se dirigèrent sur Chemnitz. Pendant la nuit du 9 au 10, des bourgeois armés arrêtèrent Heubner et Bakounine et les livrèrent ensuite aux Prussiens ; Wagner, qui s’était réfugié chez sa sœur, réussit à s’échapper.

La conduite de Bakounine à Dresde fut celle d’un combattant résolu et d’un chef clairvoyant. Dans une de ses lettres à la New York Daily Tribune (numéro du 2 octobre 1852), On Révolution and Contre-Revolution in Germany, Marx, malgré son hostilité, a dû reconnaître le service rendu par Bakounine à la cause révolutionnaire ; il a écrit : « À Dresde, la lutte fut continuée pendant quatre jours dans les rues de la ville. Les boutiquiers de Dresde, la « garde communale », non seulement ne combattirent pas, mais dans plusieurs cas favorisèrent l’action des troupes contre les insurgés. Ceux-ci se composaient presque exclusivement d’ouvriers des districts manufacturiers environnants. Ils trouvèrent un chef capable et de sang-froid dans le réfugié russe Michel Bakounine[11]. »

IV

Conduit dans la forteresse de Königstein (Saxe), Bakounine, après de longs mois de détention préventive, fut condamné à mort le 14 janvier 1850 ; en juin, la peine fut commuée en celle de la détention perpétuelle, et en même temps le prisonnier fut livré à l’Autriche qui le réclamait. En Autriche, il fut d’abord détenu à Prague, et ensuite (mars 1851) dans la citadelle d’Olmütz, où le 15 mai 1851 il fut condamné à être pendu ; mais de nouveau la peine fut commuée en détention perpétuelle. Dans les prisons autrichiennes, Bakounine avait été traité d’une façon très dure : il avait les fers aux pieds et aux mains, et même, à Olmütz, il était enchaîné à la muraille par la ceinture.

L’Autriche le livra au gouvernement russe peu après sa condamnation. En Russie, il fut enfermé à la forteresse de Pierre-et-Paul, dans le « ravelin d’Alexis ». Au début de sa captivité, le comte Orlof vint lui dire que le tsar Nicolas demandait de lui une confession écrite. Bakounine, réfléchissant (lettre à Herzen, 8 décembre 1860, Irkoutsk) « qu’il se trouvait au pouvoir d’un ours », et que d’ailleurs, « tous ses actes étant parfaitement connus, il n’avait plus de secret à révéler », se décida à écrire ; dans sa lettre il disait au tsar : « Vous désirez avoir ma confession ; mais vous ne devez pas ignorer que le pénitent n’est pas obligé de confesser les péchés d’autrui. Je n’ai de sauf que l’honneur, et la conscience de n’avoir jamais trahi personne qui ait voulu se fier à moi, et c’est pourquoi je ne vous donnerai pas de noms. » Lorsque Nicolas eut lu la lettre de Bakounine, raconte Herzen (Œuvres posthumes), il dit : « C’est un brave garçon, plein d’esprit ; mais c’est un homme dangereux, il faut le garder sous les verrous ».

Au commencement de la guerre de Crimée, la forteresse de Pierre-et-Paul pouvant se trouver exposée à être bombardée et prise par les Anglais, on transféra le prisonnier à Schlüsselbourg (1854) : là, il fut atteint du scorbut, et toutes ses dents tombèrent. Voici ce que l’auteur de la présente notice a écrit, au lendemain de la mort de Bakounine, d’après des souvenirs recueillis de la bouche de celui-ci, sur cette dernière période de sa captivité : « L’atroce régime de la prison avait complètement délabré son estomac ; vers la fin, nous a-t-il raconté, il avait pris en dégoût tous les aliments, et en était arrivé à se nourrir exclusivement de choux aigres hachés (chtchi). Mais si le corps s’affaiblissait, l’esprit restait inflexible. Il craignait une chose par-dessus tout : c’était de se trouver un jour amené, par l’action débilitante de la prison, à l’état d’abêtissement dont Silvio Pellico offre un type si connu ; il craignait de cesser de haïr, de sentir s’éteindre dans son cœur le sentiment de révolte qui le soutenait, et d’en arriver à pardonner à ses bourreaux et à se résigner à son sort. Mais cette crainte était superflue ; son énergie ne l’abandonna pas un seul jour, et il sortit de son cachot le même homme qu’il y était entré. Il nous a raconté aussi que pour distraire les longs ennuis de sa solitude, il aimait à repasser dans son esprit la légende de Prométhée, le titan bienfaiteur des hommes, enchaîné sur un rocher du Caucase par les ordres du tsar de l’Olympe ; il songeait à la dramatiser, et nous avons retenu la mélodie douce et plaintive, composée par lui, du chœur des nymphes de l’Océan venant apporter leurs consolations à la victime des vengeances de Jupiter. » (Bulletin de la Fédération jurassienne de l’Internationale, supplément au numéro du 9 juillet 1876.)

À la mort de Nicolas, on put espérer que le changement de règne apporterait quelque adoucissement à la situation de l’indomptable révolutionnaire : mais Alexandre II effaça de sa propre main le nom de Bakounine de la liste des amnistiés. La mère du prisonnier s’étant présentée au nouveau tsar, un mois plus tard, pour le supplier de lui accorder la grâce de son fils, l’autocrate répondit : « Sachez, madame, que tant que votre fils vivra, il ne pourra jamais être libre ». La captivité de Bakounine se prolongea deux ans encore après la mort de Nicolas ; Alexandre restait sourd à toutes les prières qui lui étaient adressées. Un jour, le tsar, tenant à la main la lettre que Michel Bakounine avait écrite en 1851 à Nicolas, aborda le prince Gortchakof, ministre des affaires étrangères, en lui disant : « Mais je ne vois pas le moindre repentir dans cette lettre ! » Enfin, en mars 1867, Alexandre se laissa fléchir, et consentit à transformer la prison perpétuelle en exil en Sibérie.

Bakounine fut interné à Tomsk. Il s’y maria, vers la fin de 1858, avec une jeune Polonaise, Antonie Kwiatkowska ; bientôt après, par l’intervention de son parent du côté maternel, Mouravief-Amoursky, gouverneur de la Sibérie Orientale, il put aller résider à Irkoutsk (mars 1859), où il entra au service de la compagnie de l’Amour, puis d’une entreprise de mines. Il espérait obtenir bientôt sa libération et revenir en Russie ; mais Mouravief s’étant vu obligé d’abandonner son poste devant l’opposition que lui faisait la bureaucratie, Bakounine comprit qu’il ne lui restait plus qu’un moyen de devenir libre : l’évasion. Quittant Irkoutsk (5/17 juin 1861) sous le prétexte d’un voyage d’affaires et d’études autorisé par le gouvernement, comme représentant d’un négociant nommé Sabachnikof, il atteignit Nikolaïevsk-sur-l’Amour (juillet) ; là il s’embarqua sur un vaisseau de l’État, le Strelck, allant à De-Kastri, port situé plus au sud, puis réussit à passer, sans éveiller de soupçons, sur un navire marchand, le Vikera, qui le conduisit au Japon, à Hakodate ; de là il gagna Yokohama, ensuite San Francisco (octobre) et New York (novembre), et le 27 décembre 1861 il arrivait à Londres, où il fut reçu comme un frère par Herzen et Ogaref.

A suivre

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Bakounine sur Résistance 71 :

Page Bakounine

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Dieu et l’État

A2

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