Résistance politique: Bakounine et l’état marxiste ~ 2ème partie partie ~ (Gaston Leval)

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Bakounine et l’état marxiste

 

Gaston Leval (1955)

 

1ère partie

2ème partie

 

LES DEUX MÉTHODES :

« Je suis partisan convaincu de égalité économique et sociale, parce que je sais qu’en dehors de cette égalité, la liberté, la justice, la dignité humaine, la moralité et le bien-être des individus aussi bien que la prospérité des nations ne seront jamais rien qu’autant de mensonges, mais, partisans quand même de la liberté, cette condition première de l’humanité, je pense que l’égalité doit s’établir dans le monde par l’organisation spontanée du travail et de la propriété collective des associations de producteurs librement organisées et fédéralisées, dans les communes, non par l’action suprême et tutélaire de l’État.

«C’est là le point qui divise principalement les socialistes ou collectivistes révolutionnaires 6 des communistes autoritaires partisans de l’initiative absolue de l’État. Leur but est le même ; l’un et l’autre parti veulent également la création d’un ordre social nouveau fondé uniquement sur l’organisation du travail collectif, inévitablement imposé à chacun et à tous par la force même des choses, à des conditions économiques égales pour tous, et sur l’appropriation collective des instruments de travail.

  1. Non seulement Bakounine, mais toute la tendance dont il était le théoricien et l’animateur, était collectiviste. Pourtant il semble que les conceptions bakouniniennes n’ont pas été intégralement comprises par ceux qui plus tard créèrent le principe communiste libertaire, et je crois maintenant que le collectivisme de Bakounine, non de ses disciples, est la solution juridique la plus valable de toutes celles émises par la tendance socialiste anti-étatiste.

« Seulement les communistes s’imaginent qu’il pourront y arriver par le développement et par l’organisation de la puissance politique des classes ouvrières et principalement du prolétariat des villes, à l’aide du radicalisme bourgeois, tandis que les socialistes révolutionnaires, ennemis de tout alliage et de toute alliance équivoques, pensent, au contraire, qu’ils ne peuvent atteindre ce but que par le développement et par l’organisation de la puissance non politique, mais sociale, et par conséquent antipolitique des masses ouvrières tant des villes que des campagnes, y compris tous les hommes de bonne volonté des classes supérieures qui, rompant avec leur passé, voudraient franchement s’adjoindre à eux et accepter intégralement leur programme.

«De là deux méthodes différentes. Les communistes croient devoir organiser les forces ouvrières pour s’emparer de la puissance politique des États. Les socialistes révolutionnaires s’organisent en vue de la destruction, ou, si l’on veut un mot plus poli, en vue de la liquidation des États. Les communistes sont les partisans du principe et de la pratique de l’autorité, les socialistes n’ont confiance que dans la liberté. Les uns et les autres, également partisans de la science qui doit tuer la superstition et remplacer la foi, les premiers voudraient l’imposer ; les autres s’efforcent de la propager, afin que les groupes humains convaincus, s’organisent et se fédèrent spontanément, librement, de bas en haut, par leur mouvement propre et conformément à leurs réels intérêts, mais jamais d’après un plan tracé d’avance et imposé aux masses ignorantes par quelques intelligences supérieures ». (Préambule pour la seconde livraison de l’Empire Knouto- Germanique. T. III, p. 250-252 des Œuvres)

Dans toutes ces pages, écrites, comme beaucoup d’autres, souvent sans ordre, Bakounine continue de montrer différences et dangers. Ainsi, dans sa longues Lettre à « La Liberté », journal socialiste de Bruxelles qui, avec le Fragment formant une suite de l’Empire Knouto-Germanique est l’écrit le plus systématique,         sur         ce         sujet,         il         critique         « l’illusion         de         l’État         populaire » (Volkstaat), poursuivie par les socialdémocrates et les travailleurs allemands qui les suivent, déclare que la révolution viendra plutôt du midi de l’Europe et que le peuple allemand la suivra, en renversant « d’un seul coup la domination de ses tyrans et de ses soi-disant émancipateurs ».

Et il ajoute :

«Le raisonnement de M. Marx aboutit à des résultats absolument opposés. Ne prenant en considération que la seule question économique, il se dit que les pays les plus avancés et par conséquent les plus capables de faire une révolution sociale sont ceux dans lesquels la production capitaliste moderne a atteint son plus haut degré de développement. Ce sont eux, qui, à l’exclusion de tous les autres, sont les pays civilisés, les seuls appelés à initier et à diriger cette révolution. Cette révolution consistera dans l’expropriation soit successive, soit violente des propriétaires et des capitalistes actuels, et dans l’appropriation de toutes les terres et de tout le capital par l’État qui, pour remplir sa grande mission économique, aussi bien que politique, devra nécessairement être très puissant et très fortement concentré. L’État administrera et dirigera la culture de la terre au moyen de ses ingénieurs appointés et commandant à des armées de travailleurs ruraux, organisés et disciplinés pour cette culture. En même temps, sur la ruine de toutes les banques existantes, il établira une banque unique, commanditaire de tout le travail et de tout le commerce international 7.

« On conçoit qu’au premier abord, un plan d’organisation si simple, en apparence au moins, puisse séduire l’imagination d’ouvriers plus avides de justice et d’égalité que de liberté, et qui s’imaginent follement que l’un et l’autre peuvent exister sans liberté, comme si, pour conquérir et pour consolider la justice et l’égalité, l’on pouvait se reposer sur autrui et sur des gouvernants surtout, quelques élus et contrôlés qu’ils se disent par le peuple! En réalité, ce serait pour le prolétariat un régime de caserne, où la masse uniforme des travailleurs et des travailleuses s’éveillerait, s’endormirait, travaillerait et vivrait au tambour ; pour les habiles et les savants un privilèges de gouvernement ; et pour d’autres, alléchés par l’immensité des spéculations des banques internationales, un vaste champ de tripotages lucratifs.

« A l’intérieur ce sera l’esclavage, à l’extérieur la guerre sans trêve, à moins que tous les peuples des races « inférieures », latine et slave, l’une fatiguée de la civilisation bourgeoise, l’autre ignorant à peu près et la dédaignant par instinct, ne se résignent à subir le joug d’une nation essentiellement bourgeoise et d’un État d’autant plus despotique qu’il s’appellera l’État populaire. »

Une parenthèse semble s’imposer. C’est sur l’Allemagne et l’État socialiste allemand que Marx semblait alors, après avoir pronostiqué, en vertu du socialisme « scientifique » et de la concentration industrielle que l’Angleterre ouvrirait la marche (en 1882 il admettra dans la préface à l’édition russe du Manifeste communiste que ce puisse être la Russie), c’est en Allemagne que Marx voyait maintenant réaliser ses conceptions. Réalisation qui devait se baser sur un État fort, lequel prendrait la tête de l’Internationale, et par conséquence inéluctable, dominerait les autres nations. C’est en Russie que la révolution

  1. L’essentiel de ces buts figurait dans le programme de la social-démocratie allemande.

marxiste s’est produite. Mais il y a une similitude frappante dans cette domination des autres nations par la première « patrie socialiste marxiste » ; cela découle de la conception centraliste de l’État-guide à laquelle Marx était parvenu.

CONTRADICTIONS DE LA DICTATURE « PROLÉTARIENNE »

Bakounine pose à nouveau le problème dans son livre Étatisme et Anarchisme, écrit en russe et pour la Russie, en 1873. Contrairement à ce qui a été affirmé, ce livre n’est pas supérieur à divers écrits que nous trouvons dans les Œuvres. Il n’a pas une valeur théorique fondamentale.

Il a été traduit du russe à l’espagnol, et c’est à l’édition argentine que j’emprunte la critique de l’État « prolétarien » et de la dictature de la classe dominante prolétarienne. Il apparaissait alors à Bakounine que, la révolution sociale ayant triomphé, la classe possédante – aristocratique terrienne, bourgeoisie capitaliste – devrait automatiquement disparaître, et que la nécessité de la domination d’une classe par une autre, au moyen de l’État pour la faire disparaître, n’avait aucun sens.

« Si, demandons-nous, le prolétariat se convertit en classe dominante, sur qui dominera-t-il? Il restera donc un autre prolétariat soumis à cette nouvelle domination, et à un autre État? C’est, par exemple, le cas de la masse paysanne qui, comme on sait, ne jouit pas de la bienveillance des marxistes et, se trouvant à un niveau de culture inférieur, sera sans doute gouvernée par le prolétariat des villes et des fabriques ; ou, si nous considérons la question du point de vue national, par rapport au prolétariat allemand vainqueur 8 les esclaves tomberont sous le joug servile, semblable à celui que ce prolétariat subit de sa bourgeoisie.

«Que signifie «le prolétariat élevé au rang de classe dominante»? Serait-ce le prolétariat entier qui se mettrait à la tête du gouvernement? Il y a environ quarante millions d’Allemands, imagine-t-on ces quarante millions membres du gouvernement? Le peuple entier gouvernera et il n’y aura pas de gouvernés, mais alors il n’y aura pas de gouvernement, il n’y aura pas d’esclaves ; tandis que s’il y a État, il y aura des gouvernés, il y aura des esclaves.

« Dans la théorie marxiste, ce dilemme se résout facilement. On entend par gouvernement du peuple le gouvernement par un petit nombre de

  1. Nous pourrions dire aujourd’hui le prolétariat russe par rapport aux pays satellites, dépouillés d’une partie de leur production au profit du peuple – ou de la classe dominante – russe.

représentants élus par le peuple. Le suffrage universel – le droit de vote par tout le peuple des représentants du peuple et des gérants de l’État – tel est le dernier mot des marxistes, avec celui de la minorité dominante d’autant plus dangereuse qu’elle apparaîtra comme l’expression de la soi-disant volonté populaire.

« Ainsi, de quelque côté qu’on examine le problème, on arrive toujours au même triste résultat : le gouvernement de l’immense majorité des masses du peuple par la minorité privilégiée. Mais, nous disent les marxistes, cette minorité sera composée de travailleurs. Oui, d’ex-travailleurs peut-être, mais dès qu’ils se convertiront en gouvernants ou en représentants du peuple, ils cesseront d’être des travailleurs et ils considéreront le monde des travailleurs du haut de leur position étatique ; dès lors ils ne représenteront plus le peuple, mais eux-mêmes, et leurs prétentions de vouloir gouverner le peuple. Celui qui veut en douter ne connaît rien de la nature humaine.

« Mais ces élus seront d’ardents convaincus, et de plus, des socialistes scientifiques.         Ces         mots         « socialistes         scientifiques »         qui         se         trouvent continuellement dans les œuvres et les discours des lassaliens et des marxistes prouvent que le prétendu État populaire ne sera qu’une administration assez despotique des masses du peuple par une aristocratie nouvelle, très peu nombreuse, des vrais et pseudo savants. Le peuple n’est pas savant, et par conséquent il sera entièrement exempté des préoccupations gouvernementales et globalement inclus dans le troupeau des administrés. Belle libération! Les marxistes voient cette contradiction, et reconnaissant qu’un gouvernement de savants – le plus insupportable, le plus outrageant et le plus méprisant de tous – serait malgré toutes les formes démocratiques, une véritable dictature, se consolant en disant que cette dictature serait provisoire et de courte durée. Ils disent que leur seul souci et leur seul but seront d’éduquer et d’élever le peuple, tant au point de vue économique que politique, à un niveau tel que tout gouvernement deviendra bientôt superflu, et que l’État, perdant tout caractère politique, c’est-à-dire de domination, se transformera en une organisation absolument libre des communes.

«Nous sommes devant une contradiction flagrante. Si l’État était vraiment populaire, pourquoi l’abolir? Et si le gouvernement du peuple est indispensable pour l’émancipation réelle du peuple, comment osent-ils l’appeler populaire?

« Grâce à la polémique que nous avons soutenue avec eux, nous leur avons fait déclarer que la liberté ou l’anarchie, c’est-à-dire l’organisation libre des masses travailleuses de bas en haut, est le but final du développement social, et que tout État, sans excepter l’État populaire, est un joug qui, d’une part engendre le despotisme, de l’autre l’esclavage.

«Ils déclarent qu’une telle dictature du joug étatique est un moyen transitoire inévitable pour atteindre l’émancipation intégrale du peuple :

l’anarchie, ou la liberté, est objectif ; l’État, ou la dictature, le moyen. Ainsi donc, pour émanciper les masses laborieuses, il faut d’abord les asservir ».

LA PRATIQUE DE LA DICTATURE

Nous en arrivons à l’anticipation étonnamment divinatrice de ce qui s’est passé en Russie, et dans tous les pays où l’État marxiste domine. Ce qui suit est pris dans Fragment formant une suite de l’Empire knouto-germanique (p. 473 et suiv., t. IV des Œuvres). Le premier paragraphe mêle, aux considérations générales sur la révolution sociale, le problème immédiat de l’Internationale dont Bakounine fut le théoricien le plus obstiné et le plus profond 9 et, dans les pays latins, l’organisateur le plus ardent, l’inspirateur le plus efficace.

Il n’est pas inutile d’insister sur cette question qui mériterait un développement à part. Nous avons vu que la social-démocratie allemande, organisée en parti politique, entreprenait la conquête de l’État par la lutte parlementaire. Bakounine voyait, dramatiquement, qu’une telle tactique « tuerait l’Internationale » – ce qui a eu lieu – parce que chaque section nationale, se centrant sur l’État national, tournait le dos aux autres États nationaux et rompait sa solidarité, son unité avec les autres sections. Il n’y avait plus que des partis nationaux, repliés dans les frontières de leur pays respectif. L’Internationale n’était plus qu’un mot. Du jour où, au moyen d’une majorité fictive, Marx arracha au Congrès de La Haye (1872) l’approbation de la conquête des pouvoirs, les grandes possibilités, nées de l’apparition de cette organisation qui, tendant à l’universalité prolétarienne, devait nier les États, étaient sacrifiées.

Il ne manque pas même, dans cette émancipation géniale de la réalité de l’État marxiste futur, la morale du patriotisme si savamment exploitée au pays des Soviets, où pour exalter un sentiment primitif et latent, les dirigeants ont ressuscité les hymnes patriotiques de l’époque tsariste, encensent les noms de Kutonzof et autres grands généraux, annexent à la gloire du peuple russe toutes les découvertes du monde. Bakounine n’a certainement pas péché par excès de prévisions. Il resté au-dessous de la vérité, car même dans l’organisation de l’appareil répressif qu’il annonce avec une précision stupéfiante, il ne pouvait

  1. L’Internationale était constituée par des organisations ouvrières professionnelles et des fédérations de métiers, c’est pourquoi l’apparition de partis politiques qui devenaient prédominants était une déviation fondamentale. Sur cette première constitution, et sur les buts énoncés, particulièrement dans le Préambule, Bakounine écrivit de nombreuses études et de nombreux articles qui font de lui le plus grand théoricien de ce qu’on appellera plus tard syndicalisme révolutionnaire. Sorel, Pouget, Lagardelle, Leone, Labriola, etc. n’ont fait que délayer sa pensée.

imaginer – et personne ne le pouvait – tous les moyens de torture et tous les procédés qui font s’accuser les victimes elles-mêmes dans les parodies de justice sans égales dans l’histoire. Et laissons, pour finir, la parole à Bakounine.

« Il est dans la nature de l’État de rompre la solidarité humaine et de nier en quelque sorte l’humanité. L’État ne peut se conserver comme tel dans son intégrité et dans toute sa force qu’il se pose comme le but suprême absolu, au moins pour ses propres citoyens, ou, pour parler plus franchement, pour ses propres sujets, ne pouvant pas s’imposer comme tel aux sujets des autres États. De là résulte inévitablement une rupture avec la morale humaine en tant qu’universelle, avec la raison universelle, par la naissance de la morale de l’État, et d’une raison d’État.

« Le principe de la morale politique ou d’État est très simple. L’État étant le but suprême, tout ce qui est favorable au développement de sa puissance est bon ; tout ce qui lui est contraire, fût-ce la chose la plus humaine du monde, est mauvais. Cette morale s’appelle le patriotisme. L’Internationale, comme nous l’avons vu, est la négation du patriotisme, et par conséquent la négation de l’État. Si donc M. Marx et ses amis de la démocratie socialiste allemande pouvaient réussir à introduire le principe de l’État dans notre programme, ils tueraient l’Internationale.

«L’État, pour sa conservation, doit être nécessairement puissant au dehors ; mais s’il l’est au dehors, il le sera infailliblement au dedans. Tout État, devant se laisser inspirer et diriger par une morale particulière, conforme aux conditions particulières de son existence, par une morale qui est une restriction, et par conséquent la négation de la morale humaine et universelle, devra veiller à ce que tous ses sujets, dans leurs pensées, et surtout dans leurs actes, ne s’inspirent aussi que des principes de cette morale patriotique ou particulière, ou qu’ils restent sourd aux enseignements de la morale purement ou universellement humaine.

« De là résulte la nécessité d’une censure de l’État ; une liberté trop grande de la pensée et des opinions étant, comme le pense M. Marx, avec beaucoup de raisons d’ailleurs, à son point de vue éminemment politique, incomparable avec cette unanimité d’adhésion réclamée par la sûreté de l’État. Que telle soit, en réalité, la pensée de M. Marx, cela nous est suffisamment prouvé par les tentatives qu’il a faites pour introduire, sous des prétextes plausibles, en la couvrant d’un masque, la censure dans l’Internationale. Mais quelle que soit la vigilance de cette censure, alors même que l’État prendrait exclusivement entre ses mains toute l’éducation et toute l’instruction populaires, comme l’a voulu Mazzini, et comme le veut aujourd’hui M. Marx, l’État ne pourra jamais être sûr que des pensées prohibées et dangereuses ne se glissent, en contrebande, dans la conscience des populations qu’il gouverne. Le fruit défendu a tant d’attraits pour les

hommes, et le diable de la révolte, cet ennemi éternel de l’État, se réveille si facilement dans les cœurs lorsqu’ils ne sont pas suffisamment abrutis, que ni cette éducation, ni cette instruction, ni même cette censure ne garantissent suffisamment la tranquillité de l’État. Il lui faut encore une police, des agents dévoués qui surveillent et dirigent, secrètement et sans que cela paraisse, le courant de l’opinion et des passions populaires. Nous avons vu que M. Marx lui-même est tellement convaincu de cette nécessité qu’il a cru devoir remplir de ses agents secrets toutes les régions de l’Internationale, et surtout l’Italie, la France et l’Espagne.

« Enfin, quelque parfaite que soit, au point de vue de la conservation de l’État, l’organisation de l’éducation et de l’instruction populaires, de la censure et de la police, l’État ne peut être sûr de son existence tant qu’il n’a point, pour le défendre contre ses ennemis de l’intérieur, contre le mécontentement des populations, une force armée. L’État, c’est le gouvernement de haut en bas d’une immense quantité d’hommes très divers au point de vue du degré de leur culture, de la nature des pays ou des localités qu’ils habitent, de leur position, de leurs occupations, de leurs intérêts et de leurs aspirations, par une minorité quelconque. Cette minorité, fût-elle élue par le suffrage universel et contrôlée dans ses actes par des institutions populaires, à moins qu’elle ne soit douée de l’omniscience, de l’omniprésence et de la toute puissance que les théologiens attribuent à leur Dieu, il est impossible qu’elle puisse prévoir les besoins, ni satisfaire, avec une égale justice, aux intérêts les plus légitimes, les plus pressants de tout le monde. Il y aura toujours des mécontents parce qu’ils y aura toujours des sacrifiés.

« Dans l’État populaire de M. Marx, nous dit-on, il n’y aura point de classe privilégiée. Tous seront égaux, non seulement au point de vue juridique et politique, mais au point de vue économique. Au moins on le promet, quoique je doute fort que de la manière dont on s’y prend et dans la voie qu’on veut suivre, on ne puisse jamais tenir sa promesse. Il n’y aura donc plus de classe privilégiée, mais un gouvernement et, remarquez-le bien, un gouvernement excessivement compliqué, que ne se contentera pas de gouverner et d’administrer les masses politiquement, comme le font tous les gouvernements aujourd’hui, mais qui encore         les administrera économiquement, en concentrant en ses mains la production et la juste répartition des richesses, la culture de la terre, l’établissement et le développement des fabriques, l’organisation et la direction du commerce, enfin l’application du capital à la production par le seul banquier, l’État. Tout cela exigera une science immense et beaucoup de têtes débordantes de cervelle dans ce gouvernement. Ce sera le règne de l’intelligence scientifique, le plus aristocratique, le plus despotique, le plus arrogant et le plus méprisant de tous les régimes. Il y aura une nouvelle classe, une hiérarchie nouvelle de savants réels et fictifs, et le monde se partagera en une minorité dominant au nom de la science, et une immense majorité ignorante. Et alors, gare à la masse des ignorants!

«Un tel régime ne manquera pas soulever de très sérieux mécontentements dans cette masse et, pour la contenir, le gouvernement illuminateur et émancipateur de M. Marx aura besoin d’une force armée non moins sérieuse. Car le gouvernement doit être fort, dit M. Engels, pour maintenir dans l’ordre ces millions d’analphabètes dont le soulèvement brutal pourrait tout détruire et tout renverser, même un gouvernement dirigé par des têtes débordantes de cervelle.

« Vous voyez bien qu’à travers toutes les phrases et toutes les promesses démocratiques et socialistes du programme de M. Marx, on retrouve dans son État tout ce qui constitue la propre nature despotique et brutale de tous les États, quelle que soit la forme de leur gouvernement, et qu’à la fin des comptes l’État populaire tant recommandé par M. Marx et l’État aristocratico-monarchique maintenu avec tant d’habileté et de puissance par M. de Bismarck s’identifie complètement par la nature de leur but tant intérieur qu’extérieur. A l’extérieur, c’est le même déploiement de la force militaire, c’est-à-dire la conquête ; et à l’intérieur c’est le même emploi de cette force armée, dernier argument de tous les pouvoirs politique menacés, contre les masses qui, fatiguées de croire, d’espérer, de se résigner et d’obéir toujours, se révoltent ».

J’ajouterai une considération finale. Si Bakounine a vu juste dans ses critiques, il a vu juste aussi dans l’essentiel de la ligne de conduite à suivre. Le but de cette étude n’est pas de l’exposer. Mais j’affirme que la pensée constructive bakouninienne constitue toujours une source extraordinaire à laquelle nous avons beaucoup à puiser. Le socialisme meurt et l’avenir du monde est en danger parce qu’on ne l’a pas suivie. C’est en y revenant que la justice sociale dans la liberté sera possible.

5 Réponses to “Résistance politique: Bakounine et l’état marxiste ~ 2ème partie partie ~ (Gaston Leval)”

  1. C’est en Russie que la révolution

    7. L’essentiel de ces buts figurait dans le programme de la social-démocratie allemande.

    marxiste s’est produite. Mais il y a une similitude frappante dans cette domination des autres nations par la première « patrie socialiste marxiste » ; cela découle de la conception centraliste de l’État-guide à laquelle Marx était parvenu.

    Le N° 7 s’est inséré en milieu de la phrase. Pouvez-vous me dire, où je dois le positionner dans le paragraphe ? Je suis dessus.
    Merci ; Jo

  2. NiDieuNiMaitre Says:

    Le marxisme comme le capitalisme doit être dénoncé. Car Les idéologies sont aussi mauvaises que les religions.
    Elles servent à coloniser sous prétexte de convertir, ou d’apporter la civilisation ou la liberté fictive selon le camps. D’ailleurs, dans les idéologies, il y a le culte de la personnalité, qui est déjà présent aussi dans les religions (culte de Dieu).

    Les idéologies ont leur prophète tout comme les religions.

    les fondateurs du marxisme sont considérés comme des Dieux par les marxistes eux-mêmes qui ne tolèrent pas la moindre critique de leurs pères fondateurs.

    Daniel Balavoine, l’anarchiste qui critiquait toutes les religions et les idéologies (Marx, Kent, socialisme, capitalisme, etc…)

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