Société contre l’État: Société celtique et gauloise, le « Défi Celtique » d’Alain Guillerm ~ 2ème partie ~

“La société primitive, en bref, est la matérialisation du concept de la thèse qu’un autre monde est possible ; qu’il y a une vie au-delà du capitalisme, tout comme il y a une société en dehors de l’État. Il y en a toujours eu et, c’est pour cela que nous luttons, il y en aura toujours.”
~ Eduardo Viveiros de Castro ~

“Qu’est-ce que la société primitive ? C’est une société homogène, non divisée, de telle façon, que si elle est ignorante de la différence entre le riche et le pauvre a fortiori, c’est parce que l’opposition entre les exploiteurs et les exploités est totalement absente. Ce qui est notablement absent est la division politique en dominant et dominé: les chefs ne sont pas là pour commander, personne n’est destiné à obéir. Le pouvoir n’est pas séparé de la société qui, en tant que totalité une, est la seule détentrice du pouvoir.”
~ Pierre Clastres ~

 

Société celtique société contre l’État: à l’origine de la culture européenne

 

“Le Défi Celtique” d’Alain Guillerm, 1986 (larges extraits)

 

Compilés par Résistance 71

 

15 Août 2015

 

Introduction

1ère partie: Les Celtes contre l’État

2ème partie: Les Celtes après l’État

3ème partie: La société celtique

Conclusion de Résistance 71

 

Ce type de société, la société contre l’État, a toujours disparu devant la violence externe, il n’a jamais suscité l’État en son sein et lui a toujours trouvé des anticorps quand il est apparu des risques qu’il se crée par des différenciations sociales. Celles-ci, il les a toujours limitées au maximum au lieu de les cristalliser et de les légitimer dans l’État.

C’est pourquoi il est absurde de parler de la Gaule avant César ou des Gallo-Romains sous l’empire dans les mêmes termes. Si des traits culturels subsistent, l’inégalité et l’exploitation esclavagiste ont été inscrites par l’État au cœur même de la société. C’est pourquoi il est vain, comme le font pourtant d’excellents auteurs (Pernoud, Thévenot) de chercher une continuité entre Gaulois (ou Celtes) et ce qu’on nomme abusivement Gallo-Romains.

[…]

Quand Ausone (grand propriétaire terrien romain en Gaule) nous énumère la splendeur et la démesure de sa “villa”, que Régine Pernoud lie à l’amour des Gallo-Romains pour la campagne et leur répulsion des villes, comment ne pas penser à l’exploitation féroce des troupeaux d’esclaves et de colons, les deux régimes ont subsisté ensemble, gaulois eux-aussi, dans ces grands domaines ? R. Martin parle à leur sujet “d’univers concentrationnaire”: “la hiérarchisation et l’encadrement sont poussés à l’extrême. Même si la plupart des dépendants du domaine n’étaient pas des esclaves, le sort des paysans “libres” soumis à l’aristocratie foncière n’avait probablement rien d’enviable…”

[…]

Ajoutons que, non seulement les paysans mais les artisans, si vénérés dans la société celtique, sont eux aussi devenus esclaves et logés dans des cabanes de la “villa” ou “colons” travaillant comme “serfs” en ville pour leurs maîtres, comme dans la Russie du XVIIème siècle.

[…]

La structure de classe des villae et sa hiérarchie sont vérifiées par la confrontation des textes des agronomes latins et des photos aériennes modernes. Jamais l’archéologie n’a montré une telle dépendance, un tel cloisonnement et une telle hiérarchisation des activités. Cela consacre un fond de vérité, le fossé, l’abîme, qu’il y avait entre la société gallo-celtique et la société gallo-romaine, fossé aussi démesuré que celui existant entre les soviets de Cronstadt et de Léningrad en 1917-18 et la Russie stalinienne contemporaine (Note de R71: excellente comparaison à notre sens…). Le fossé n’est autre que la différence entre le non-état et l’état qui, à sa naissance, s’impose toujours sous les formes les plus totalitaires et avec une infinie cruauté. Cela montre aussi la différence la Gaule et la Grande-Bretagne de la part des Romains. La Gaule conquise à l’apogée de la République et, si l’on ose dire, sans grand mal (en juste huit ans), fut entièrement intégrée au mode de production dominant de l’empire et de son déclin, en quarante ans, de 43 ap. J.C à 83 Ap. J.C , ne fut qu’une zone d’occupation militaire, qu’un glacis. Jamais les Romains n’y firent dominer le mode de production esclavagiste. Leurs villes ne furent que des gros bourgs militaires et marchands (l’équivalent justement des oppida celtiques). Quant aux villae rurales esclavagistes, importantes dans le bassin de Londres et de l’Est Anglie, elles furent beaucoup moins denses qu’en Gaule et quasi inexistantes dans la moitié ouest de l’île, laissant la place aux commuautés agraires primitives. Tandis qu’en Gaule l’esclavage fit disparaître la société celtique, en Irlande, langue et société celtiques ont vécu sans l’État jusqu’au XIIème siècle de notre ère, l’île ayant échappé de peu à la conquête romaine. En Bretagne (l’Angleterre), Galles et en Écosse, il en fut différemment, ces pays durent constituer un État pour lutter contre les Francs et les Anglo-Saxons, ils durent aussi assimiler des territoires pris à l’ennemi, Haute-Bretagne, Lowlands, ou se transformer à son image pour survivre (Wales au XIIème siècle et l’état gallois).

Créer un État pour lutter contre l’État, c’était la mort de la vieille société celtique, gentilice et égalitaire. Ce ne sont ni le polythéisme, ni le monothéisme, ni les “Juifs”, ni les “Grecs”, qui ont tué la société celtique comme société contre l’État, mais Rome, d’abord comme “Empire”, puis comme “Église”.

En effet, si à l’époque où les Celtes établissaient leur civilisation sur la moitié de l’Europe, les Grecs constituant les pricipales “bases” de “notre” civilisation (entre le VIIIème et le Vème siècles ils créent la science, la philosophie, la notion même de politique, mais aussi la stratégie, la marine de guerre, la forticfication et la poliorcétique), les Romains vont reprendre aux Grecs eurs concepts en les vidant de tout contenu “démocratique”. A la liberté, ils vont substituer son image abstraite: le droit romain (Note de R71: qui perdure aujourd’hui et est le fondement “légal” de la société occidentale…).

[…]

Les Romains eux ont liquidé les Celtes, morceau par morceau, en leur inculquant de force une culture étatique à l’opposé de la leur: Ils ont instauré l’esclavage productif chez un peuple “libre”, alors que les Germains, comme les Celtes, vivaient en communautés “primitives”.

Ce génocide culturel des Celtes marque encore notre présent en ce qu’il est l’élan refoulé de notre passé. Le massacre de la civilisation celtique en Europe est comprable en bien des points au massacre des Indiens en Amérique, quinze siècles plus tard.

Mais il a néanmoins existé un trait spécifique de l’attitude romaine, il s’est agi d’introduire de force un nouveau mode de production, non pas de détruire physiquement les populations mais plutôt de les réduire en esclavage, si l’on veut bien considérer avec Pierre Dockès que l’esclave est un mort en sursis. D’où les traits culturels celtiques qui sont demeurés après quatre siècles de “civilisation”, malgré le vernis latin dans une Gaule devenue franque au Moyen-Age.

[…]

Note de Résistance 71: Une fois de plus à cet endroit, Guillerm fait une excellente description technique, stratégique et historique de la flotte romaine de Bretagne, la Classis Britannica Romania ou CLBR. Puis il passe à l’historiographie de l’établissement des Bretons, venus de l’actuelle Angleterre, en Armorique au IIIème et IVème siècles de notre ère pour y développer une “renaissance celtique”. Le cas de l’Irlande mérite une certaine attention…

[…] L’Irlande celtique devient chrétienne sans créer d’État ni d’Église

La seule société celtique qui ait évolué sans influences extérieures, influences matérielles s’entend, c’est l’Irlande. Les textes irlandais que nous possédons, vont du VIIIème au XVème siécles. Juste avant la christianisaton, la société essentiellement composée d’hommes libres (aire) se divisait en trois catégories: les drués ou druides, prêtres, les flaith nobles, guerriers et les aithrech ou agriculteurs. Avec la conversion de l’Irlande au christianisme, la fonction de druide s’est dédoublée, donnant d’une part le prêtre chrétien, d’autre part le “poète” (file) à la fois scribe, juriste et voyant, dont la fonction est immense. Les catégories de guerriers et de paysans armés sont restées les mêmes, mais il s’est produit la même chose que sous la société laténienne: un immense essor de l’artisanat, ce qui a entraîné l’apparition d’une catégorie mixte et intermédiaire entre les “nobles” et les cultivateurs: les hommes de l’art (oes dana) regroupant à la fois les filid et les artisans.

[…]

En Irlande, les guerriers sont devenus des “nobles”, leurs “clients” ne sont plus seulement composés d’ambractes, de camarades de combat, mais aussi de fermiers libres, certes mais redevables envers eux. Ce qui est par contre remarquable est que ce début de différenciation sociale n’entraîne nullement la création de l’État et cela dans aucun domaine. C’est ce que nous allons voir à propos du “roi”, mais auparavant, il nous faut poser le problème du druide et du roi, de leurs attributions et de leurs pouvoirs, clefs de toute compréhension de la fonction anti-étatique de la “royauté”.

Faisons un tableau comparatif selon Christian Guyonvarc’h des droits et pouvoirs descriptifs du druide et du roi.

DRUIDE

ROI

Il est prêtre; il rend la justice, il enseigne, ses fonctions découlent de son sacerdoce Il n’est pas prêtre, il n’a de droits sacerdotaux que la couleur blanche, autant dire son simulacre.
Il est entièrement libre: il n’est soumis à aucun impôt, n’a aucune obligation militaire Il est d’origine guerrière même s’il ne combat plus
Le recrutement n’est soumis qu’à des critères et des contrôles de qualités intellectuelles Il est élu par ses pairs sous le contrôle des druides pour servir d’équilibreur et de régulateur social
Le druide peut se marier à son gré, se déplacer, porter les armes etc… Il n’est jamais libre:

·      Il est désigné pour seulement 1 an en Gaule

·      Il ne doit pas quitter le territoire de la civitas

·      Il est soumis à une masse d’interdits et d’obligations (gleasa irlandais)

Source: C. Guyonvarc’h

On voit que le terme roi (ri) ne doit en aucun cas être comparé à la monarchie absolue ni même à la royauté médiévale (où le roi est presqu’un prêtre). Ici, le roi n’est pas un intermédiaire entre les dieux et les hommes, mais entre les druides et les hommes. En outre, il n’est en aucun cas un chef de guerre et encore moins un chef d’état, il pourrait envier les pouvoirs modernes d’un sous-préfet ou d’un général. Il est inutile d’insister sur le fait que si le roi n’a aucun pouvoir, le chef de guerre n’en a pas plus sur ce qu’on appelle, juste titre, la société civile., une simple lecture de la “Guerre des Gaules” de César suffit à nous en convaincre. Les Gaulois n’obéissant qu’au feu, entre deux campagnes, Vercingétorix n’a absolument aucun pouvoir si ce n’est que de prendre la parole, de l’éloquence si chère aux Celtes. (Note de R71: De la même manière que les chefs et chefs de guerre amérindiens qui n’ont aucun pouvoir et sont des portes-paroles souvent réputés pour leur éloquence et leur érudition de la connaissance ancestrale et de la tradition orale..).

Mais alors théocratie, pouvoir démesuré du druide ?

Démesuré si on veut, mais alors comme contre-pouvoir, pouvoir contre l’État (l’inverse d’une théocratie). Les druides, garants de la personnalité de base, garants du groupe, de son identité, sont ce qui existe pour empêcher que ne se mette en place toute une machine étatique. Pour ce, comme les Chamans amérindiens, ils tiennent le discours et la tradition. Discours conservateur et égalitaire visant à conserver l’indivision, nous sommes bien loin d’une prérendue caste sacerdotale comme le furent les Brahmanes aux Indes.

[…]

Les invasions Vikings déferlèrent sur l’Irlande pendant 150 ans (IX-Xème siècle) sans que la question de l’État (et de l’église de type romain) fût tranchée. Mieux, il fallut les Vikings pour introduire au Xème siècle ce que la société celtique laténienne avait connu mille ans auparavant sur le continent: la ville et la monnaie.

[…]

Or, que voyons-nous tout au long des XIème et XIIème siècles ? La charge de Haut-Roi subsiste bien, mais personne ne l’occupe en Irlande. Ces 180 ans sont passés en lutte entre deux familles royales, celle de Casher (Munster) au Sud et celle de Tara d’Ulster au Nord pour occuper ce poste. Cette position devint si synonyme d’impuissance que tous les rois irlandais la laisseront vacante sans aucune peine, et la donneront sans savoir ce qu’ils faisaient, au roi Anglais Henri II Plantagenêt lorsqu’il débarqua à Dublin… L’Irlande resta juqu’à la pénétration anglaise, une société contre l’État.

[…]

C’est donc de l’extérieur, malgré l’apparition d’une certaine différenciation sociale, que fut introduit l’État en Irlande et ce en deux temps, par l’église romaine d’abord, la réforme cistercienne au milieu du XIIème siècle de Saint Malachie(*), puis par la pénétration anglaise ensuite, l’expédition d’Henri II Plantagenêt en 1171 et l’action incessante de ses successeurs, mais cela à partir du XIIème siècle seulement. C’est de l’Irlande qu’il nous faudra parler pour bien comprendre ce que fut cette renaissance celtique du Vème siècle.

Note(*): note de bas de page que nous trouvons tout à fait digne d’intérêt et qui dit ceci: L’église celto-irlandaise avait une organisation différente de l’église chrétienne romaine, qui était hiérarchisée du pape à l’évêque, de l’évêque au curé, les monastères du monde romain étaient des moyens de pression de la papauté sur les évêques ; tandis qu’en Irlande, où il n’y avait pas assez de paroisses, le pouvoir appartenait aux monastères dont les abbés, héréditaires, tenaient le rôle de l’évêque sans en avoir les contraintes hiérarchiques. Mais en 1111, l’Irlande à son tour fut divisée en évêchés (24 en tout). 40 ans plus tard, saint Malachie, après avoir rencontré le pape et saint Bernard, lança la réforme cistercienne a partir du monastère irlandais de Mellifont. Désormais, l’évêque gouverne au nom du pape, les ordres religieux appliquent la règle de saint Benoît (pauvreté-chasteté-obéissance). Ainsi, la vieille organisation celtique, autonome et libertaire, est balayée...

… c’est en Irlande que la société celtique est restée la plus vierge, c’est de là que nous trouvons les textes en langue celtique les plus anciens datant pour certains, peu nombreux il est vrai, des VIIème et VIIIème siècle de notre ère. Absence de monnaie, abscence d’oppida, la société irlandaise peut paraître trop archaïque pour être comparée à la société laténienne du 1er siècle avant notre ère ; mais cela ne doit pas nous tromper sur leur identité profonde.

C’est seulement l’isolement géographique de l’Irlande qui l’a tenue à l’écart de la révolution marchande.

[…]

Ce n’est pas de la société irlandaise marchande mais de l’église romaine qu’allait venir l’émergence étatique. En 1148, sous l’influence de saint Malachie, l’église d’Irlande se “romanise” en effet et en 1152, le légat cardinal Paparo peut dire au pape que l’Irlande possède maintenant une organisation ecclésiastique normalisée. Trois ans plus tard, le même pape Adrien poussait Henri II à envahir l’Irlande pour “proclamer la vérité du christianisme chez un peuople rude et ignorant !C’est donc l’église qui fit jusqu’au milieu du XIIème siècle la spécificité celtique de l’Irlande sur les autres contrées d’Europe, jusqu’à ce qu’elle soit supplantée par l’église romaine. Cette spécificité quelle est-elle, d’où vient-elle ?

L’Irlande en adoptant le christianisme n’avait pas toutefois une organisation ecclésiastique calquée sur les diocèses, propre à l’Empire romain auquel l’Irlande n’a jamais appartenu. En effet, il n’y avait plus au IVème siècle aucune différence dans la Romania entre organisation de l’Église et organisation de l’État. Les diocèses sont les mêmes circonscriptions pour le préfet et pour l’évêque, les provinces pour le gouverneur et l’archevêque (ainsi pour l’Armorique entre Seine et Loire, la métropole de Tours) et au sommet le pape et l’empereur se disputent le pouvoir à Rome ou Milan. Gouverneurs et préfets disparus, évêques et archevêques concentreront les pouvoirs civils, militaires et religieux. En 478 le pape aurait sans doute pu cumuler ces mêmes pouvoirs au niveau central de Rome. C’est le pape qui avait éloigné Attila d’Italie et non l’empereur. Mais les papes eurent l’habileté de ne pas tenter de créer de théocratie et de favoriser l’émergence d’États barbares orthodoxes (Clovis), formule infiniment plus adaptée aux rapports sociaux de la moitié occidentale de “l’Empire”.

Il est évident qu’une société sans État ne pouvait adopter ce style d’organisation ecclésiastique. Aussi ce fut le coup de génie de l’église d’Irlande d’adopter le seul type d’orgsanisation anti-étatique que secrétait la société chrétienne: le monachisme. (Note de R71: mode de vie religieux reclut dans des monastères. La vie monacale des moines et des moniales (femmes moines) bouddhistes et chrétiens.). Dans ce monde où triomphe partout l’État, romain puis barbare et église, ce surcodage de l’État ; l’Irlande trouva un antidote à l’État à travers le monachisme, cette “anomalie” (selon Karl Marx). Seul le célibat pouvait permettre la communauté dans un monde où la propriété et l’héritage formaient l’essentiel du droit.

Il y a une espèce d’horreur de l’État dans ces milliers de moines qui fuyaient le monde et l’église séculière qui a “trahi”, lors de son alliance monstrueuse avec César, la parole du Christ. Si dans la Romania, l’élan monachique fut au départ un simple retrait du monde, dans l’Irlande antique il fut au contraire la force motrice de la société ! Il n’y avait pas d’État à fuir; “rois”, “chefs” et “bardes” se firent les “vasseaux” des grands monastères et des grands abbés ; leur pouvoir était en effet purement spirituel. De même que le christianisme triompha en Irlande, au grand étonnement des historiens de l’église, sans aucune espèce de persécution (on ne voit pas d’où cela aurait pu venir en l’abscence de tout pouvoir), de même il s’imposa sans aucune violence, contrairement au reste du monde antique ! par simple persuasion morale. Ce “pouvoir moral” d’une caste sacerdotale doit nous rappeler quelque chose: celui des druides. Et en effet, le triomphe foudroyant du christianisme à l’échelle du monde connu, entraîna la conversion massive des druides à la religion nouvelle. Il y avait sans doute pas mal de points de convergence entre le druidisme et un certain christianisme.

[…]

Les druides-moines portèrent le combat non sur le terrain de la théorie, mais sur celui de l’organisation. C’est à dire sur le terrain du réel. Certes on trouvera ici que nous parlons en termes trop modernes en faisant des moines irlandais des sortes de La Boétie avant la lettre. Mais seules ces catégories modernes permettent de les comprendre, car leur ennemi dans l’Europe du Vème siècle ou celui de La Boétie dans l’Europe du XVIème siècle était le même, l’État “moderne”.

[…]

L’Irlande, la navigation comme fuite de l’État

… De pirates, les Irlandais se sont faits moines, mais ils naviguent toujours, cette fois pour porter le message. Il n’y a donc qu’à armer un coracle (navire de bois et de cuir), le remplir de saints hommes bénis par dieu et aller à la recherche du paradis.

C’est ce que fit saint Brandan au VIème siècle, qui, théoriquement, “découvrit” l’Amérique. […] Dans le récit du Navigatio Sancti Brendani Abbatis dont il nous reste plus de 120 manuscrits latins (sans compter ceux en langue vulgaire), il est fait état d’îles de l’Atlantique déjà habitées par les ermites irlandais, les Féroé et peut-être l’Islande, qui ne sont donc pas des découvertes de Brandan.

[…]

Quant à la découverte de l’Amérique proprement dite par les Norvégiens, le fait est maintenant reconnu par tous les historiens de la marine, depuis que l’ont authentifié les Sagas, que l’on considéra longtemps comme des fables à l’instar des contes d’Ossian. Tout le monde sait de nos jours que dans la Saga d’Erik le Rouge, celui-ci alla du Groënland au Vinland que l’on identifie à la région de Boston et où en effet poussait la vigne sauvage à l’arrivée des Anglais au XVIème siècle. Quand on connait les qualités nautiques des drakkars vikings, dont de nombreux exemplaires ont été retrouvés et dont on a reconstruit et fait naviguer plusieurs (Note: dont un qui fit sans peine la traversée de l’Atlantique Nord en 28 jours dès 1893. Les musées d’Oslo et de Copenhague contiennent chacun trois navires Vikings complets authentiques…) et quand on connaît les courants et les vents qui descendent depuis Terre-Neuve vers le cap Cod et Newport, la chose ne pose aucun problème.

Ce qui en cause plus, c’est pourquoi les Norvégiens ne se sont pas installés là malgré le vin, les saumons et le gibier. La seule raison qu’allègue la Saga d’Erik, est l’hostilité des indigènes, des “Skraelings”, mais quand on connaît la soif de terre des Vikings, on comprend mal leur manque de combativité contre les Indiens. On a allégué aussi de trop grandes distances, mais cela est faux, du Groënland à la Nouvelle-Angleterre, les communications à bord de navires aussi marins qu’un Drakkar pouvaient être maintenues sans mal entre la nouvelle colonie et la métropole. Force est de remarquer alors les allusions, certes très brèves, que font les Sagas à la présence hostile des Irlandais dans le Nouveau Monde. Dans la Saga d’Erik, deux Indiens leur parlent d’hommes près de leur tribu, qui étaient vêtus de blanc et marchaient en procession en portant devant eux de grands bâtons auxquels étaient fixées des étoffes et en criant d’une voix forte. A l’époque, les Norvégiens pensèrent immédiatement qu’il s’agissait d’Irlandais et qu’eux, encore païens et coupables de tant de mises à sac de l’Irlande, n’avaient pas envie de rencontrer. Ceci est encore confirmé par une autre Saga, celle du Landmamabok où il est question d’une contrée que “quelques-uns appelent la Grande-Irlande ; elle se situe à l’Ouest de la mer près du bon vignoble (le Vinland)”, identifié comme la région de Boston.

[…]

Selon les Sagas, de 983 à 1029, soient 46 ans, les Norvégiens tenterent sans succès de s’implanter en Amérique et surtout au Vinland. C’était de petites expéditions. Ainsi Leif hiverna en 1003-1004 avec 35 hommes, soit un Drakkar ; toujours ils sont chassés par les Indiens. Quarante ans d’expédition, cela est suffisant pour se mettre en état de défense permanente. Les Indiens auraient-ils seuls fait preuve d’un tel acharnement, contre si peu de colons, rien ne les a montré ultérieurement si intraitables à ce point ? De là à penser que les successeurs de Brandan sont arrivés en Amérique, il n’y a qu’un pas à franchir et quelques preuves à apporter, nous verrons plus loin quelles pourraient être ces preuves.

Selon le Navigatio, Brandan fit trois voyages. Les deux premiers en coracle et le dernier à bord d’un navire de bois.

[…]

Jacques Cartier, sur ordre du jeune état français, alla aux Amériques chercher de l’or sur le nouveau continent, les Vikings y allèrent chercher des terres et les moines irlandais y cherchaient dieu, là était la différence. Seuls les Irlandais trouvèrent ce qu’ils cherchaient, mais leur quête n’eut pas de récompense pratique, ils n’allaient pas dépouiller ni réduire les Indiens en esclavage, ni même les évangéliser ; l’évangélisation de l’Irlande elle-même, puis d’une partie de l’Europe pour les Irlandais se fit toujours sans violence. Les “papas” trouvèrent chez les indigènes ce qu’ils y cherchaient, une société sans roi ni loi, une société contre l’État, comme la leur. Peut-être les Indiens assimilèrent-ils, comme le montrent les Sagas, des rites du christianisme; c’était suffisant pour que les Irlandais se fondent dans la population ! De leur aventure il restera un livre, le Navigatio. Une société contre l’État ne pouvait aller dans le sens de ce progrès-là. Les Vikings, grands créateurs d’États, eux, auraient pu le faire, mais ils ne purent pas prendre pied au Vinland. Reste à nous demander pourquoi, en Irlande même, les Irlandais qui furent les premiers navigateurs océaniques, ne purent repousser ni les Vikings, ni les Anglo-Normands, ni jamais au cours de leur longue et sanglante histoire, les Anglais tout court. C’est qu’il ne suffit pas d’habiter une île pour être marins. Les moines et leurs coracles (note de bas de page: faute de forêts, l’Irlande ne pouvait guère avoir une marine en bois, la seule décisive au point de vue militaire et marchand !), ces monastères flottants, étaient une anomalie. Le voyage en coracle représentait en effet tous les aspects souhaités de la mortification et de la pénitence, alliant la plus grande solitude à la plus grande promiscuité, sans oublier le travail manuel: ramer ! Si le mot “labor”, “labeur”, veut dire torture, les rameurs de Brandan n’en manquaient pas ! C’est pourquoi ils ont été les meilleurs marins qui aient jamais posé le pied sur des bateaux, hommes capables de vivre quarante jours de désert comme les prophètes bibliques, fiers de souffrir pour le christ, bénissant le rationnement qui les mortifiait. Et de quoi auraient-ils eu peur quand dieu était si près ? Parfois le vent et la tempête terrifiaient l’équipage ; alors, dit la légende, le saint ordonnait à la houle de se calmer et elle se calmait.

[…]

Mais le coracle, ce monastère flottant, n’est ni un outil de guerre, ni un outil de colonisation. Il ne peut se battre avec sa “coque” en peau contre le robuste Drakkar, ni emmener des femmes et des enfants avec le minimum de confort nécessaire comme le Snekkar, ces deux instruments de l’expansion Viking, il allait donc et avec lui les “colonies” monastiques irlandaises succomber devant eux. Les Irlandais vainquirent bien les Vikings, mais ce fut sur terre, en 1014 à Dublin.

[…]

Il faut se résigner à ce fait, hormis dans la zone d’influence bretonne, les Celtes ne furent pas des marins, sauf dans le cas de la marine Vénète, héritière, nous l’avons vu, des proto-états mégalithiques.

Les moines et leurs coracles représentent une anomalie mystique. Jamais, face aux Norvégiens, comme plus tard face à l’Angleterre, l’Irlande ne pourra opposer de marine pour défendre son insularité.

Note de Résistance 71: Guillerm fait ensuite une excellente analyse comparative sur 10 pages entre les marines bretonne et viking. Là encore pour intéressante que soit l’analyse, elle nous éloigne quelque peu de notre objectif politique, même si le lien existe bien entendu. A lire dans le texte original…

L’échec des petits états celtiques

Il a existé en Europe un autre modèle de société historique que la société étatique, ce modèle, nous l’avons appelé “la société celtique”, une société contre l’État mais une société de développement passant même, de l’égalité à une certaine inégalité sans qu’il lui soit besoin de l’État.

La société celique a été un “challenge” à la romanité en occident, comme l’a bien montré Toynbee. D’abord de la Tène (500 Av. J.C) au massacre des druides à Holy Island en 61 ap. J.C, pendant plus de cinq siècles parsemés de sanglantes défaites (Télamon en 225 Av. J.C face à l’île d’Elbe, Arzon dans le golfe du Morbihan en 56 av J.C, Alésia, Numance etc…), elle a tenu tête à l’Urbs mais en vain. Ce qu’il y a de “surprenant”, c’est que ces peuples que les Romains rencontraient dans presque tous les temps, se laissaient détruire les uns après les autres, sans jamais connaître, chercher ni prévenir la cause de leurs malheurs.

[…]

Pendant près de huit siècles, nous dit Toynbee, les Celtes furent les maîtres spirituels de l’Occident. Si bien qu’on pourrait appeler le Moyen-Age l’ère celtique de son début au commencement de son déclin ; jusqu’à l’extrême centralisation du XIIIème siècle, qui entraîna la catastrophe du XIVème siècle. Maîtrise spirituelle mais aussi indépendance réelle, car en même temps qu’ils dominaient culturellement l’Europe, les Celtes savaient rester maîtres chez eux pendant que les péninsules et les îles celtiques restaient des bases d’où partaient des moines, des philosophes et des conteurs, d’abord fonder des monastères, ensuite créer les cours carolingiennes, enfin dominer les universités et les châteaux. Or au XIIIème siècle tout va changer.

Le XIIIème siècle s’ouvre sur la chute de l’empire angevin en 1215. Son bilan de 45 années avait été ambigu pour les Celtes, pour la première fois réunis dans une même mouvance. Politiquement le centralisme angevin, fruit direct de l’invasion normande en Angleterre, était négatif et impérialiste.

Néanmoins les Celtes étaient en passe de “civiliser leurs farouches vainqueurs”: les barons normands de Galles du sud arrivés en Irlande se celtisaient fortement, quant à la Bretagne, fief d’Arthur, petit-fils d’Henri II, portant un nom prédestiné, elle tendait à reconstituer l’ancien royaume de Bretagne englobant tout le massif armoricain.

[…]

L’an 1283 voit la chute de la Galles du Nord, restée indépendante des Anglo-Normands et contrôlant le centre du pays.

[…]

Puis vint le tour de l’Irlande. En effet, la première moitié du XIIème siècle fut marquée par l’effort de saint Malachie pour introduire dans l’île la règle cistercienne, l’île fut ainsi divisée en quatre archevêchés et trente-six diocèses, les quatre provinces et les 36 comtés actuels. Cette soumission de l’église celtique à Rome sapa toute velléité de résistance ouverte aux Anglais car dans les années 1170-1175, Henri II, à l’appel du pape, intervient en Irlande pour la “christianiser”. Une telle intervention, impensable auparavant sans une résistance sanglante de l’église celtique, se fit sans mal contre une église mise au pas au préalable. En 1175, par le traité de Windsor, Henri II était proclamé Haut-Roi d’Irlande.

[…]

Mais l’État anglais n’avait pas les moyens d’occuper ce bout du monde au XIIème et XIIIème siècles: négligée par la plupart des souverains anglais, l’Irlande fut abandonnée aux ardeurs belliqueuses des barons anglo-normands… qui s’emparèrent des meilleures terres, dépossédant les anciennes familles irlandaises. Au milieu du XIIIème siècle, ils contrôlaient les trois-quarts du pays, principalement les côtes, les vallées et les plaines.

Cependant, les relations inter-ethniques, économiques, les alliances politico-militaires, les mariages inter-ethniques, commencèrent une véritable assimilation. La plupart des Normands finirent par adopter peu à peu les normes et les coutumes du pays. Ils gaélisaient leurs costumes, leur parler et jusqu’à leurs noms (ainsi les Du Bourg se faisaient appeler Marc William…) “Ils devinrent bientôt plus irlandais que les Irlandais”. Ainsi au XIVème siècle, le renouvau gaélique (celtique) bat son plein dans les arts et la littérature. Les Plantagenêts n’ont donc pas remporté une victoire culturelle mais une victoire sociale. En effet, les barons normands, s’ils ont adopté les coutumes gaéliques, ont accaparé les terres et le pouvoir, en un mot, importé le régime féodal à leur profit et à celui de leurs alliés celtiques. L’Irlande n’est plus celtique, gaélique que de nom et de langue, en fait, la vieille société gaélique ne survit plus que dans la littérature ; l’État féodal l’a supplanté dans la réalité: l’anéantissement de la société celtique, commencé en 200 Av. J.C en Cisalpines et’achevant en 1200 Ap. J.C en Irlande, la dernière société contre l’État d’Europe avait définitivement disparue.

A suivre: 3ème partie “La société celtique”…

 

11 Réponses to “Société contre l’État: Société celtique et gauloise, le « Défi Celtique » d’Alain Guillerm ~ 2ème partie ~”

  1. Point de vue fort intéressant, vraiment, que j’avais touché du doigt en étudiant la période arthurienne mais qui est là beaucoup plus centrée sur la « Société celtique » voire la « civilisation » Celtique.

    J’ai par ailleurs lu la dernière analyse de F. Lordon que je vous colle ici ; http://blog.mondediplo.net/2015-08-26-Clarte Elle est intéressante en ce sens qu’elle me conforte dans l’idée qu’il faut vraiment rompre avec le Système actuel et que tous ceux qui essaient de leurrer le plus grand nombre en prétendant qu’il y aurait une union issue des corps constitués fut-elle, justement, la plus large possible est une connerie sans nom. Aucun parti, aucun tribun issus du Système actuel est à suivre et les personnes encartés dans ces partis ne sauraient, de facto, être convaincus d’un changement de paradigme, sauf à s’éveiller et à abandonner leurs idéaux racistes et fascistes. Il ne faut pas douter que le capitalisme conduit implacablement au fascisme et à la barbarie. Rappelez-vous ce que disait E. R. Murrow ; « Une nation de moutons engendre aussitôt un gouvernement de loups ».
    Merci R71 de nous donner de quoi réfléchir sur des sujets aussi variés tel celui-ci. A+

    • +1 et merci de toujours nous suivre… et de diffuser l’info sans modération. 😉

    • Lordon est un bavard et un enfonceur de porte ouverte…
      Fatigant…

      • Oui c’est vrai. Mais sa prose est rare (heureusement) et ça permet quand même de structurer sa pensée d’une manière concrète (enfin, pour ma part, c’est comme ça que je fonctionne). Sapir, Lordon, dans le genre plus folklo Jovanovic. Perso, je lis, et je note je n’adhère pas, surtout Jova qui est un croyant pur et dur (je lui ai adressée une info une fois concernant l’assassinat d’un banquier, mais y’en a tellement que j’ai arrêté de compter, et je lui ai fait part de mon interrogation sur l’atmosphère bizarre du moment, il m’a répondu de « parler » à mon ange gardien… Si si) mais ça me permet d’aller plus loin dans mes analyses et la formulation de ma réflexion. En fait, ainsi je ne m’enferme dans rien et j’ouvre au maximum mon esprit. Mais, j’avoue, parfois je suis hermétique à certains blogs. C’est pour ça que j’aime bien R71, je m’y sens à l’aise et sur la même longueur d’onde, en phase quoi ! Merci à vous et A+

  2. Je viens de trouver ça sur Wikistrike ; http://www.wikistrike.com/2015/08/alerte-chine-nouvelle-enorme-explosion-la-3eme-dans-une-zone-industrielle.html Alors, là, y’a un sérieux problème non ?

  3. Ouais, c’est confirmé sur Russia Today France ; http://francais.rt.com/international/6295-explosion-nouvelle-chine-usine Bon ; Pour le coup, je sais pas quoi dire…

  4. Et dans le même temps, y s’est passé ça ; http://francais.rt.com/international/6252-ukraine-kiev-emeutes-decentralisation Alors au choix, stratégie du choc, ou du chaos, ou les 2 à la fois…

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