Qu’est-ce que l’abstentionnisme politique ?

ABSTENTIONNISME n. m.

« Doctrine qui préconise l’abstention en matière électorale », dit le Larousse. Fanfani le définit plus précisément : « Ne pas vouloir exercer les droits politiques ni participer aux affaires publiques ». Ces définitions toutefois ne disent rien par elles-mêmes sur la raison, la signification et la portée de l’abstention. Une note du même Larousse va nous permettre de les établir contradictoirement. Elle est ainsi conçue : « L’abstention politique qui a pour cause la négligence ou l’indifférence prouve un oubli égoïste et blâmable des devoirs du citoyen. Quelquefois, elle est pratiquée systématiquement comme un mode de protestation, soit contre le gouvernement établi, soit contre un mode de suffrage qui n’offre pas de garanties suffisantes. »

Eh bien! ce n’est pas par négligence ou indifférence, ni par protestation contre tel ou tel gouvernement ou un mode particulier de suffrage que nous sommes abstentionnistes, mais bien par une question de principe.

Nous n’admettons pas un soi-disant droit de majorité. Remarquons en passant qu’il est mathématiquement prouvé qu’aucun parlement ou gouvernement n’a jamais représenté jusqu’à présent la majorité réelle d’un peuple, mais cela dût-il se produire, que nous contesterions toujours à ce parlement ou gouvernement le droit de soumettre à sa loi la minorité. Sans aller jusqu’à prétendre que les majorités ont toujours tort ; il nous suffit d’établir que les minorités ont souvent raison ou même simplement qu’elles peuvent aussi avoir raison, pour rejeter tout droit de majorité.

A moins du cas particulier de ne pouvoir choisir qu’entre deux décisions et d’impossibilité matérielle d’appliquer librement les deux à la fois, la minorité garde pour nous une égale liberté d’action que la majorité. Le droit de la minorité ne sera naturellement inférieur à celui de la majorité que dans la mesure où ses forces de réalisation le seraient aussi.

Ajoutons que nous revendiquons non seulement un droit du groupe minoritaire identique à celui du groupe majoritaire, mais aussi un droit individuel limité uniquement par le peu de moyens qu’un individu représente à lui seul.

Il y a à cela une raison fondamentale. Toute invention, découverte ou vérité nouvelle, dans tous les domaines de la vie, n’est jamais due qu’à des individus isolés ou à la coopération étroite de petits groupements, bien que ces individus et groupements aient profité en somme, entre temps, de l’ensemble des connaissances humaines, sans lesquelles le nouveau pas en avant deviendrait inconcevable. Or, rien n’est évidemment plus nuisible à un progrès, rien ne saurait le retarder davantage que d’en faire dépendre l’application de la conquête préalable de la majorité. La plus large liberté d’expérimentation, l’autonomie nullement entravée pour les plus différents essais, tentatives ou applications, voilà les conditions indispensables à toute nouvelle réalisation audacieuse et féconde, conditions en opposition formelle avec tout soi-disant droit de majorité. D’ailleurs, si les novateurs se trouvent être dans l’erreur, rien ne saurait mieux le prouver que l’expérience, après laquelle ils pourront soit abandonner leur tentative, soit la modifier.

L’adage que les absents ont toujours tort ne saurait s’appliquer à l’abstentionnisme anarchiste ; disons plus, c’est aux électeurs qu’il doit s’appliquer et non aux élus. Nous formulons ainsi non un paradoxe, mais au contraire une vérité assez facile à démontrer. En effet, l’absence la plus à regretter est-ce celle des quelques minutes nécessaires pour voter, ou celle de tous les jours de l’année? Car le fait de voter implique en somme le renoncement à s’occuper directement de la chose publique pour une période déterminée, au cours de laquelle l’élu reste chargé de s’en occuper au lieu et place des électeurs, ceux-ci devenant ainsi les absents toujours dans leur tort. Et les faits ne démontrent que trop qu’ils le sont réellement.

Evidemment, l’abstentionniste qui ne l’est que par négligence ou indifférence, se trouve dans le même cas ; mais il en est tout autrement de l’anarchiste. Il refuse, lui, de s’absenter partout où son sort se discute et se trouve en jeu, il veut s’y trouver présent pour peser de toutes ses forces sur la décision à intervenir.

L’abstentionnisme n’est donc logiquement anarchique que s’il signifie, d’une part, négation de toute autorité légiférante ; d’autre part, revendication – et application dans la mesure où cela est déjà possible – du principe de faire ses affaires soi-même.

Les « devoirs du citoyen » – si devoirs il y a – ne sauraient être ramenés à l’obligation de déposer un bulletin dans l’urne ; ils ne peuvent que trouver leur application à tout instant où le besoin s’en fait sentir, tandis que le vote ne signifie en somme que déléguer autrui pour faire son devoir propre, ce qui est évidemment un non-sens.

Que l’on envisage la participation à la chose publique comme un droit ou un devoir, elle ne saurait donner lieu à une délégation, à moins de nier pratiquement ce qui vient d’être affirmé théoriquement.

Voyons. Un homme peut-il s’instruire, s’améliorer, se fortifier par délégation? Non, et cela présuppose avant tout une activité personnelle de chacun, qui peut être, nous l’admettons, plus ou moins favorisée par d’autres, mais toujours dans le sens de l’adage : « aide­ toi, le ciel t’aidera. » « La superstition – a dit fort bien Gabriel Séailles – consiste à demander à une puissance étrangère ou à attendre d’elle ce qu’on ne se sent pas le courage ou la force de faire soi-même. » N’est-ce pas précisément cela que continuent à faire les foules électorales à la suite des malins de la politique?

Peut-on imaginer une plus mauvaise éducation que celle consistant à se décharger sur quelques rares individus du soin de traiter précisément les questions où l’intérêt de tous est en jeu, et dont la solution pourra avoir les conséquences les plus considérables pour l’humanité?

Nous nous abstenons ici d’insister sur les turpitudes de la politique et des politiciens, sur l’écœurant spectacle toujours offert par le parlementarisme. Il n’y aurait, par impossible, parmi les élus que des hommes probes, que nous n’en cesserions pas moins d’être les adversaires d »un système qui maintient dans un état de tutelle, de minorité, d’infériorité, la plus grande partie des citoyens.

Se refuser à être électeur ne signifie ainsi dans notre pensée, répétons-le, que revendiquer son droit à exercer dans toutes les affaires publiques une intervention directe, constante et décisive. Nous ne saurions abandonner cela à quelques individus.

Notre abstentionnisme n’est donc pas un oreiller de paresse, mais présuppose toute une action de résistance, de défense, de révolte et de réalisation au jour le jour.

Les socialistes parlementaires n’en ont pas moins prétendu que nous faisions ainsi le jeu de la bourgeoisie. Examinons les faits de près.

Tout le monde se trouve d’accord pour voir dans le parlementarisme une institution bien bourgeoise. Participer à cette institution c’est donc contribuer à son fonctionnement, à son jeu. Est-il possible de changer ce jeu de bourgeois en socialiste? Les faits sans exception répondent pour nous : Non!

La raison en est bien simple.

Ou la majorité restera bourgeoise et il est incontestable qu’elle imposera son jeu bourgeois à la minorité socialiste. Dans ce cas, toutes les parties sont perdues d’avance, et s’obstiner quand même à jouer avec les bourgeois est incompréhensible, à moins d’admettre que les joueurs socialistes, en perdant tout pour le peuple, peuvent néanmoins gagner quelque chose pour eux­mêmes.

Ou la majorité deviendra socialiste. En ce cas, il est évident que le jeu parlementaire, dont l’origine, le développement et le but sont strictement bourgeois, devra être remplacé par des institutions nouvelles, grâce auxquelles la masse travailleuse ne soit plus jouée.

Pratiquement, l’histoire de toutes les votations et élections, en Suisse surtout, où le système est le plus développé et perfectionné, nous apprend que la bourgeoisie arrive toujours à ses fins, en dépit de toutes les « consultations populaires ». D’ailleurs, les moyens ne lui manquent point pour faire illégalement ce qui ne lui est pas accordé légalement. La façon dont la journée légale de huit heures est appliquée devrait pourtant avoir appris quelque chose à nos votards. Et il en est ainsi, d’ailleurs, de toutes les soi-disant lois de protection ouvrière.

Et c’est précisément parce que le suffrage universel est le jeu bourgeois par excellence, même en dehors de toutes les tricheries auxquelles il se prête si bien, que nous sommes abstentionnistes.

Aux jours d’élections ou votations, le croupier bourgeois crie : Faites vos jeux! Les naïfs qui vont voter verront ramasser leurs bulletins de vote, après quoi ils s’entendront dire : Rien de va plus! Et ce jeu du pouvoir, où le croupier gagne toujours comme à tous les jeux, peut durer éternellement. Les joueurs peuvent bien s’illusionner en réalisant quelques petits gains de temps à autre, mais ils se les verront reprendre avec usure.

S’il y a un point sur lequel nous sommes absolument sûrs d’être dans le vrai, c’est en conseillant au monde ouvrier de s’abstenir de faire le jeu électoral bourgeois.

Ce principe s’applique pour nous non seulement aux élections des Chambres législatives, mais aussi des Conseils de canton, province ou département et des Conseils communaux, de même qu’aux élections des pouvoirs exécutif et judiciaire, là où elles ont lieu comme en Suisse. Nous l’appliquons en outre à toutes les votations découlant des droits de referendum et d’initiative et de l’introduction de la législation dite dlrecte. (Voir ces mots).

Dans l’impossibilité de contester le bien-fondé de nos objections, les partisans du vote finissent par s’écrier :

– Votre critique stérile ne rime à rien. Dites-nous donc une bonne fois ce qu’il faut faire.

Remarquons d’abord ce fait. Que nous puissions ou non dire ce qu’il faut faire, cela ne change rien à notre constatation qu’avec le bulletin de vote le résultat est nul. Or, si telle est la vérité incontestable, ce n’est pas à nous seulement que doit se poser la question : Que faire? – mais chacun doit se la poser individuellement.

L’abstentionnisme anarchiste n’obtiendrait que ce résultat de poser impérieusement et universellement cette question : Que faire ? – que sa valeur apparaî­ trait déjà très grande.

Avec le système électoral, la grande masse des électeurs s’en rapporte uniquement pour cela à quelques élus. Il en résulte que celui qui vote le fait surtout avec l’idée plus ou moins consciente de s’abstenir ensuite de s’occuper de la chose publique. Il s’en décharge sur son élu. Le vote plus qu’une participation à la vie publique, ne représente qu’un renoncement à s’y mêler. Chaque électeur pense qu’il vaut mieux qu’un autre le fasse pour lui.

Mais la chose publique est si immense, complexe et ardue qu’il n’est pas de trop de la participation directe de toutes les intelligences, capacités et forces pour bien la servir. Or, ou cela se fait en dehors du Parlement et l’utilité de ce dernier apparaît douteuse, ou le Parlement n’intervient que pour ordonner ce que lui Parlement ne sait pas faire à ceux qui le savent, et nous avons le règne systématique de l’incompétence.

Chacun ne pouvant répondre que dans le domaine propre à son activité à la demande : Que faire? – le Parlement apparaît une absurdité, car il doit par défi­ nition répondre à tous les besoins de toute la vie sociale.

Les phrases vagues des programmes électoraux n’ont jamais répondu à la redoutable question : Que faire ? C’est une réponse qu’aucune majorité électorale ne saura jamais donner ; mais chaque individu peut et doit la donner pour tout ce qu’il connaît pratiquement des formes innombrables du travail humain.

Et c’est précisément parce que le vote n’est que l’escamotage pour le grand nombre de cette question : Que faire? – que nous n’en voulons pas.

L. BERTONI.

 

Source:

http://www.encyclopedie-anarchiste.org/articles/a/abstentionnisme.html

9 Réponses to “Qu’est-ce que l’abstentionnisme politique ?”

  1. certain conte oriental parle d’un très riche magicien qui avait de nombreux troupeaux de moutons. Ce magicien était très avare. Il ne voulait pas prendre de bergers et il ne voulait pas non plus mettre de clôture autour des près où paissaient ses moutons. Les moutons s’égaraient dans la forêt, tombaient dans des ravins, se perdaient et surtout s’enfuyaient à l’approche du magicien, parce qu’ils savaient que celui-ci en voulait à leur chair et à leurs peaux. Et les moutons n’aimaient pas cela.

    A la fin, le magicien trouva le remède. Il hypnotisa ses moutons et leur suggéra tout d’abord qu’ils étaient immortels et que d’être écorchés ne pouvait leur faire aucun mal, que ce traitement était au contraire excellent pour eux et même agréable; ensuite le magicien leur suggéra qu’il était un bon pasteur, qui aimait beaucoup son troupeau, qu’il était prêt à tous les sacrifices pour lui; enfin, il leur suggéra que si la moindre chose devait leur arriver, cela ne pouvait en aucun cas leur arriver dès maintenant, dès aujourd’hui, et que par conséquent ils n’avaient pas à se tracasser. Après quoi le magicien mit dans la tête de ses moutons qu’ils n’étaient pas du tout des moutons; à quelques-uns d’entre eux ils suggéra qu’ils étaient des lions, à d’autres qu’ils étaient des aigles, à d’autres encore qu’ils étaient des hommes ou des magiciens.

    Cela fait, ses moutons ne lui causèrent plus ni ennuis, ni tracas. Ils ne s’enfuyaient plus jamais, attendant au contraire avec sérénité l’instant où le magicien les tondrait ou les égorgerait.

  2. commentaires : documentaire

    « City : la finance en eaux troubles  » Mathieu Verboud

    Flux opaques ; évaluation 20 000 milliards de dollars

    Gibraltar, les îles Vierges, les îles Caïmans, les Bermudes, les îles Anglo-Normandes… près de la moitié des paradis fiscaux du monde battent pavillon britannique.

    A Londres, un bataillon de banquiers, fiscalistes, juristes s’affairent pour construire des montages via ces territoires plus avantageux fiscalement et moins contraignants juridiquement. Le système fait basculer en toute légalité le profit, du pays où il a été créé vers ces juridictions où il échappe à l’impôt. Par nature opaques, les flux qui transitent par les paradis fiscaux suivent des circuits extraordinairement complexes qui, au terme d’une valse de transferts bancaires, sauront déjouer toute traçabilité.

    Des volumes financiers considérables disparaissent ainsi des radars, principalement au profit des banques, des entreprises et des élites les plus puissantes. On évoque le chiffre de 20 000 milliards de dollars !

    Mais les délinquants en col blanc ne sont pas les uniques bénéficiaires du phénomène offshore. Dans ce système aux rouages bien huilés – qui concentre tout de même la moitié du stock mondial d’argent -, les milieux mafieux du monde entier sont aussi conviés au banquet.

    Avec la « cécité complaisante » de la place financière, ils recyclent indifféremment l’argent du crime et de la drogue, du terrorisme international et de la corruption…

    Autant de flux clandestins dont il sera, là encore, difficile de découvrir l’existence… Sauf accident. John Christensen, directeur du Tax Justice Network (réseau pour la justice fiscale basé à Londres), résume à sa manière la situation : « Si vous voulez cacher une aiguille, vous la mettez dans une botte de foin… Pour les circuits de blanchiment qui veulent recycler l’argent sale, la City est la botte de foin idéale. »

    Au bout du cycle, l’argent réapparaîtra au grand jour, puis sera réinjecté dans l’économie légale, via les patrimoines fonciers, immobiliers et financiers. Lavé de tout soupçon.

  3. tabaneau Says:

    l’abtentionnisme que vous préconisez n’est en rien un acte responsable.Ni même un acte citoyen
    C’est simplement une réaction epidermique de frustrés qui se rendent compte qu’ils n’ont aucune compétence pour espérer un jour accéder au plus petit mandat d’élu.
    Car pour être élu, il faut travailler..travailler …travailler et savoir fédérer.
    Pas donné à n’importe qui

    • Lisez mieux notre blog, rien « d’épidermique » là dedans. L’abstention politique est un choix politique, elle est totalement justifiée au vu de l’histoire.
      Travailler pour être élu, fédérer… avec l’armada médiatique du grand cirque et les esprits façonnés par des décennies de propagande… allons, allons…. çà aide pas mal aussi !

      Le seul acte responsable est de ne pas, de ne JAMAIS cautionner cette mascarade, cette illusion totale de « démocratie »… La société libertaire, impliquant la fédération des associations volontaires des producteurs et consommateurs (communes et donc véritable communisme) et un véritable travail, qui sera accompli à un moment donné. L’ineptie étatique est au bout du rouleau, l’oligarchie le sait, c’est d’ailleurs pourquoi elle désire en finir elle aussi avec cela et imposer la gouvernance mondiale, le supra-fascisme global.

      En finir avec ces criminels commence par arrêter de cautionner et d’acquiescer à leur perfidie en boycottant la cirque électoral !

  4. […] enfin la grande opportunité de la désobéissance civile de masse ! Nous ne demandons que cela. L’abstention de millions de personne qui ne paieront jamais les amendes prévues, aura enfin un bien plus grand poids politique ! Même […]

  5. […] ! De l’isoloir à l’isolement Petit dialogue nécessaire en période électorale Qu’est-ce que l’abstentionnisme politique ? Voter est-ce agir ? La fin du cirque (Résistance 71, novembre […]

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