Nous avons traduit de larges extraits d’une des recherches essentielles du professeur de science politique de l’université de Victoria (BC, Canada) Taiaiake Alfred, publiée en 1999 sous le titre: « Peace, Power & Righteousness, an indigenous manifesto » et réédité en 2009, que nous publions ici en deux parties.
Comment lutter efficacement contre le colonialisme toujours en vigueur dans des pays comme le Canada ou les Etats-Unis ainsi que contre cette mentalité globaliste néo-coloniale qui perdure dans la société occidentale ? Comment aller au delà, transcender cette hégémonie culturelle de destruction fondamentalement raciste et euro-centriste pour unifier le monde au sein d’un nouveau paradigme de paix et de tolérance.
Plus qu’une analyse, une vision fraîche pour une société universelle égalitaire.
— Résistance 71 —
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“Avant l’arrivée de l’homme blanc, nous, Indiens n’avions pas de chefs. Nous avions des leaders bien sûr, des hommes et des femmes choisis par consensus pour leur sagesse et leur courage. L’idée d’une hiérarchie pyramidale avec une personne à son sommet était un concept européen. Quand dans un premier temps, les blancs demandèrent de parler à un “chef”, mes ancêtres ne surent pas trop quoi répondre. Ils poussèrent quelqu’un en avant en guise de porte-parole, pas nécessairement le plus intelligent ou le plus courageux du lot, juste quelqu’un qui avait une certaine volonté de parler aux étrangers et de savoir ce qu’ils voulaient dans notre pays. Mais aussi loin que les blancs furent concernés, la personne désignée était le monarque, une sorte de roitelet et ainsi autorisé à certains privilèges. Ceci ne servit pas nos meilleurs intérêts, mais nous avons été coincés avec des “chefs” depuis lors et nous essayons d’en tirer le mieux que nous pouvons. Nos chefs ne règnent pas, ne commandent pas. Quand des sujets importants apparaissent pour être discutés, ils se rassemblent, discutent et cherchent le consensus en leur sein ; ensuite ils disent aux membres des communautés ce qu’ils pensent qu’il devrait se passer, ils suggèrent.”
~ Russell Means ~
“Les Apaches, qui en fonction des circonstances, acceptaient le leadership de Geronimo pour son habileté de combattant, lui tournaient systématiquement le dos lorsqu’il voulait mener sa guerre personnelle. Geronimo, dernier grand chef de guerre nord-américain, qui passa trente années de sa vie à vouloir “faire le chef” … et n’y parvint pas.”
~ Pierre Clastres ~
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Pour une meilleure réfutation du colonialisme: “Paix, Pouvoir et Rectitude, un manifeste indigène” (Seconde édition 2009, extraits)
Taiaiake Alfred, Ph.D
Professeur de Science Politique à l’université de Victoria, Colombie Britannique, Canada
Kanahwake Mohawk du Québec
~ Extraits traduit de l’anglais par Résistance 71 ~
1ère partie
2ème partie
La colonisation est un processus qui nous déconnecte de nos responsabilités les uns envers les autres, de notre respect des uns envers les autres, de notre respect pour la terre et de nos responsabilités et respect envers la culture…
Le pouvoir de l’État, incluant des concepts européens tels que: l’imposition, la citoyenneté, l’autorité exécutive et la souveraineté doivent être éradiqués de la politique des communautés natives…
La notion de traditionalisme dont je me suis fait l’avocat demande une part de savoir donner et recevoir sur un plan culturel avec les personnes non-indigènes; il doit y avoir un respect pour ce que les deux côtés peuvent contribuer et partager. Ceci demande également une forme de self-respect et la confiance de bâtir sur ce que nous savons être juste et bon pour nos peuples. En tant que mouvement pour gagner le respect envers les peuples indigènes, cette forme de traditionalisme n’a pas ses prérogatives construites sur un conflit racial. Ce n’est pas une question de l’Homme blanc contre l’Homme rouge, mais du juste contre l’injuste, du vrai sur le faux, considérés dans la large fenêtre des valeurs que nous partageons tous: liberté, égalité, justice, paix…
A la question d’est-ce que je me considère comme Canadien ? La réponse est non. J’ai essayé de rechercher le moment dans l’histoire où le Canada a décidé légalement, au moins légalement, que nous soyons considérés comme citoyens. Ce qui est une blague, parce que comme j’ai entendu quelqu’un le dire: “légalement oui, nous sommes considérés comme citoyens et pourtant la même législation, L’Indian Act, est toujours là pour nous rappeler que nous ne le sommes pas.” Pour moi, vous ne pouvez pas regarder l’Indian Act, regarder les précédents de justice et en tirer la conclusion que nous sommes des citoyens…
Défier la société de base et questionner sa propre structure, son système de valeurs d’acquisition et de valeurs individuelles, ainsi que les faux tenants du colonialisme, est essentiel si nous voulons aller au delà des problèmes qui minent toutes nos société, native et blanche et si nous voulons reconstruire les relations entre nos peuples. Une lecture profonde de la tradition montre un univers moral pour lequel l’ensemble de l’humanité est redevable en tenant compte du même standard…
La valeur de la critique indigène du monde occidental ne réside pas dans la création de fausses dichotomies mais dans la vision que les attitudes et structures coloniales imposées au monde par les Européens ne sont pas des manifestations d’un diabolisme inhérent: elles ne sont que les réflexions de la compréhension de son propre pouvoir et de sa relation avec la nature par la société blanche. Le régime brutal de l’avancement technologique européen, qui intente dominer, s’est confronté à son opposé direct avec les sociétés indigènes des Amériques. Le résultat de la quasi extinction des peuples natifs a créé un vide dans lequel le régime européen a établi sa domination politique, économique et philosophique. En leur sein même, les État européens et leurs rejetons d’outre-mers personalisent toujours les mêmes impulsions destructrices et irrespectueuses qu’ils représentaient déjà il y a plus de 500 ans…
Au moment de leur premier contact avec les Européens, la très vaste majorité des sociétés natives américaines avaient achevé la véritable civilisation: elles n’abusaient pas de la planète terre, elles promouvaient la responsabilité communale, elles pratiquaient l’égalité des relations de genres et elles respectaient la liberté individuelle. Avec leur prise de conscience des relations sacrées qu’ils avaient, eux, en tant qu’humains, le devoir d’aider à maintenir, les hommes et femmes de ce nouveau monde se dictaient une philosophie dans laquelle l’existence et la survie de tout être vivant, spécifiquement les animaux et les plantes, ne doivent pas être mises en danger. Ils reconnaissaient et obéissaient les lois et ne réduisaient pas la liberté des autres créatures. Ainsi, ils assuraient la protection de leur plus chère possession: leur propre liberté. Ce contexte de vie a changé et les peuples natifs vivent aujourd’hui dans un monde matérialiste et consummériste de globalisation industrielle, un monde diamétralement opposé à la culture sociale et politique de celui qui maintenait nos communautés d’autrefois….
Dans ma propre communauté de Kahnawake (Mohawk, Iroquois du Québec), les gens furent questionnés au début des années 1990, concernant l’importance culturelle de services sociaux variés et on leur demanda de considérer une liste d’expressions au sujet des valeurs traditionnelles et de donner leur niveau d’adhérence à ces valeurs. En voici un résumé:
- Être responsable de toute la création: 97% adhéraient fortement
- Importance la famille périphérique: 89% adhéraient fortement
- Respect de la force intérieure et de la sagesse: 88% adhéraient fortement
- Importance de l’éducation de la jeunesse: 88% adhéraient fortement
- Aspect sacré et autonome de l’enfant: 78% adhéraient fortement
- Importance de l’unité familiale: 78% adhéraient fortement
- Importance de la sagesse ancestrale: 71% adhéraient fortement
- Importance du partage et de la coopération: 71% adhéraient fortement
Cette étude d’une communauté démontrait la reconnaissance des valeurs traditionnelles malgré l’imposition de la culutre européenne…
En 1933, le sage Lakota (Sioux) Luther Ours Debout avait anticipé cette frustration provenant des valeurs occidentales:
“Il est vrai que l’homme blanc a amené un grand changement. Mais les fruits variés de sa civilisation, bien que très colorés et très tentants, rendent malades et sont mortels… Je vais avancer l’hypothèse que l’homme qui s’est assis sur la terre battue de ce tipi, méditant sur la vie et ses significations, acceptant l’existence de toutes les créatures et reconnaissant l’unité avec tout l’univers des choses a reçu dans son être profond, la véritable essence de la civilisation. Et quand l’homme natif a abandonné cette forme de développement, la croissance de son humanisme en fut retardée.”
Après avoir eu leur liberté volée et leurs civilisations écrasées par le colonialisme, les peuples natifs sont parfaitement conscients de la crise politique et sociale à laquelle ils doivent faire face…. Alors pourquoi n’avons-nous pas rejeté la voie européenne qui nous fait tant de mal et n’avons-nous pas rejoint le chemin indigène de la paix, du pouvoir et de la vertu ? La réponse à cette question est la raison la plus importante de toutes les questions importantes auxquelles nous devons faire face, celle du leadership, de la chefferie. Comprendre le leadership, c’est comprendre la philosophie politique native: les conceptions du pouvoir et les valeurs primordiales qui créent la légitimité et permettent au gouvernement de fonctionner de manière appropriée et efficace. Un bon leadership indigène assure que le gouvernement est enraciné dans la tradition, en accord avec les valeurs culturelles de la communauté. Les structures politiques non-natives, leurs valeurs et différents styles de leadership, mènent à des formes compromises et coercitives de gouvernement qui contredisent les valeurs indigènes de base et sont la raison principale du pourquoi les crises sociales et politiques persistent chez nous.
Nous n’avons pas totalement récupéré du colonialisme, car notre leadership a été compromis. Et nous demeurerons soumis à la domination politique, intellectuelle et économique de la société occidentale tant que les leaders de nos communautés ne réaliseront pas le pouvoir des philosophies indigènes et n’agiront pas pour restaurer le respect de la sagesse traditionnelle.
[…] En choisissant entre des formes de gouvernemet indigénes revitalisantes ou la maintenance des formes européennes qui leur ont été imposées, les communautés natives ont le choix entre deux formes radicalement différentes d’organisation sociale: l’une fondée sur la conscience et l’autorité du bien et l’autre sur la coercition et l’autoritarisme. Le concept natif de gouvernance est fondé sur ce que Russell Barsh, un grand élève et connaisseur des sociétés indigènes, a appelé la “primauté de conscience”. Il n’y a pas d’autorité centrale ou coercitive et la prise de décision est collective. Les leaders comptent sur leurs capacités de persuasion pour parvenir à un consensus qui respecte l’autonomie des individus, chacun étant libre de ne pas adhérer et de demeurer inaffecté par la décision collective. Le clan ou la famille est l’unité de base de l’organisation sociale et des formes plus élargies d’organisation, de la tribu à la confédération en passant par la nation (NdT: un exemple typique demeure la société iroquoise composée de 5, puis 6 nations confédérées) sont toutes fondées sur l’autonomie politique et l’indépendance économique des unités de clan au moyen d’un contrôle familial des terres et des ressources.
Une caratéristique essentielle du concept de gouvernance indigène est son respect de l’autonomie individuelle. Ce respect empêche la notion de “souveraineté”, l’idée qu’il peut y avoir un transfert permanent du pouvoir ou de l’autorité de l’individu vers une abstraction du collectif appelée “gouvernement”. La tradition indigène voit le gouvernement comme le pouvoir collectif des membres individuels d’une nation; il n’y a pas de séparation entre la société et l’État (NdT: en fait, il conviendrait plutôt de dire comme l’a démontré l’ethnologue social Pierre Clastres que l’État est rendu impossible dans la société indigène…). Le leadership est exercé en persuadant les individus de mettre leur pouvoir individuel en commun pour le bien collectif. Par contraste, dans la tradition européenne, le pouvoir est capitulé à des représentants de la majorité, dont les décisions sur ce qu’ils pensent être le bien commun sont ensuite imposées à tous les citoyens.
Dans la tradition indigène, l’idée d’auto-détermination commence vraiment avec soi-même, l’identité politique, avec ses libertés, pouvoirs et responsabilités inhérents, n’est pas abandonnée à aucune entité externe. Seuls les individus déterminent leurs intérêts et leur destinée. Il n’y a aucune coercition, seulement la persuasion de la conscience basée sur les principes hérités et collectivement raffinés de la structure de la société. Avec l’héritage collectif d’un univers spirituel cohérent et d’une culture traditionnelle, le désaccord profond est très rare et est résolu par l’exemption individuelle de l’implémentation et des implications d’une décision particulière. Quand un différent entre l’individu et le collectif devient inconciliable, alors l’individu quitte le groupe. (NdT: Ceci est une façon d’agir de la société anarchiste… De fait en bien des points, les sociétés autochtones sont des sociétés anarchistes, bien ordonnées, anti-autoritaires, décentralisées et non-étatiques, ce mode de gouvernance fait partie du patrimoine universel de la société humaine quelque soit l’endroit géographique semblerait-il…).
L’auto-détermination collective dépend de la coordination de conscience des individus et des pouvoirs d’auto-détermination. Ces relations de pouvoir sont canalisées en des formes de prises de décision et de résolutions de disputes fondées sur la reconnaissance du fait qu’au-delà de l’individu, il existe une communauté d’intérêt naturelle: la famille étendue. Ainsi, dans presque toutes les cultures indigènes, l’ordre fondateur du gouvernement est le clan et presque tous les systèmes indigènes sont agencés sur un processus de prise de décision collective organisée autour du clan. C’est l’érosion de cette relation traditionnelle au pouvoir et la dépendance forcée envers un gouvernement central pour être viable, qui est à la racine de l’injustice dans l’esprit indigène. (NdT: ne pourrions-nous pas pas invoquer ici le fait qu’il en va de même pour nous les occidentaux ? N’avons-nous pas été soumis il y a longtemps à la même injustice ?…) Barsh reconnait une vérité qui s’applique aux institutions à la fois au niveau local et au niveau plus généralisé: “Le mal des états modernes est leur pouvoir de décider qui mange ou pas”. Couplée à la force armée, elles utilisent la dépendance qu’elles ont elle-mêmes créée, pour forcer l’obéissance des peuples à la volonté d’une structure abstraite d’autorité servant les intérêts d’une élite politique et économique. C’est un affront à la justice que des individus puissent être dépouillés de leur pouvoir d’auto-détermination et forcés à se soumettre aux décisions d’un système basé sur la conscience et les intérêts d’autres personnes.
Les principes sous-jacents du gouvernement représentatif de style européen par la force coercitive est à l’opposé des valeurs desquelles découlent le leadership indigène et le pouvoir. Dans les cultures indigènes, les valeurs essentielles d’égalité et de respect sont réfléchies dans la pratique de la prise de décision par consensus et la résolution de dispute au travers d’une évaluation attentive et d’une considération équilibrée de tous les intérêts et points de vue en lice. Dans les sociétés indigènes, la gouvernance résulte de l’interaction du leadership avec le pouvoir autonome des individus qui constituent la société. La gouvernance, dans un sens ingigène, ne peut être pratiquée que dans un petit environnement décentralisé parmi des gens qui partagent la même culture (NdT: L’ethnologue politique Pierre Clastres a montré dans ses recherches que la gouvernance indigène fut aussi pratiquée dans de grandes nations comportant plusieurs centaines de milliers d’individus, ainsi l’extension au grand nombre demeure possible). Elle se centre sur la réalisation du consensus et la création d’un pouvoir collectif, lié par six principes:
- La gouvernance dépend de la participation active des individus
- La gouvernance équilibre plusieurs couches de pouvoir égal
- La gouvernance est dispersée
- La gouvernance est situationnelle
- La gouvernance est non-coercitive
- La gouvernance respecte la diversité
[…] Ainsi, l’imposition de structures politiques coloniales est la source de la plupart du factionalisme au sein des communautés natives (NdT: N’est-ce pas voulu dans la plus pure optique du diviser pour mieux règner ?)
[…] Se revêtir du manteau de la tradition n’est pas un substitut pour changer d’attitude, spécifiquement lorsqu’est impliquée la relation au pouvoir. Dans bien trop de communautés natives, l’adhérence à la tradition n’est qu’une façade légère masquant l’avidité de pouvoir et de succès comme définis par la société usuelle. La tradition indigène est profondément égalitaire, elle ne met aucune distance substantielle entre les leaders et les autres personnes, sans parler de l’impossibilité d’y exercer une quelconque autorité coercitive que ce soit. Pourtant, ce sont des caractéristiques importantes du système politique imposé aux peuples natifs. La dure vérité est que beaucoup de ceux qui ont une position d’autorité dans les communautés natives en sont venus à totalement dépendre du cadre colonial pour leur pouvoir, leur emploi et leur statut. Très peu de leaders natifs pourraient espérer tenir un rôle de leader si les critères traditionnels étaient appliqués. Ils ne pourraient pas assumer leur tâche dans une société non-coercitive, participatrice, transparente et basée sur le consensus. La faim de pouvoir, de notoriété et d’argent empêche beaucoup de gens de voir ce qui est le mieux pour la communauté sur le long terme.
[…]
Dans la guerre contre les nations indigènes, l’État d’abord aliène les individus de leurs communautés et leur culture et ensuite capitalise sur cette aliénation en les retournant comme agents qui vont travailler plus avant pour les intérêts de l’état au sein des communautés (NdT: Il en va de même dans la société occidentale où les dissidents sont soit achetés par l’oligarchie pour la servir… ou soit ils sont éliminés politiquement ou physiquement s’ils refusent…) […]
Indéniablement, bon nombre de natifs qui travaillent dans les institutions d’état ou dans des gouvernements soutenus par l’état, pensent qu’ils travaillent pour l’intérêt de leur peuple. Il y a une forte croyance, très naïve, parmi eux qu’il est possible de “promouvoir le changement depuis l’intérieur”. Rétrospectivement, ceux qui ont essayés cette approche ont échoué de voir cette croyance pour ce qu’elle est: bien plus une justification qu’une raison… Les gens qui choisissent de travailler pour ou avec les institutions coloniales se sont construit une identité politique pour eux-mèmes qui justifie leur participation. Ceci n’est pas une excuse pour avoir tort, car ils ont tort, mais cela indique le besoin vital d’un plus grand sens des valeurs traditionnelles parmi les peuples natifs.
[…]
Comme l’éducatrice Cree Roslyn Ing me l’a dit un jour: “si nous devons honorer ce que nos ancêtres ont enduré et pourquoi ils sont morts, nous avons la responsabilité de vouloir exister en tant que peuple Cree et de continuer”.
Le temps de blâmer l’homme blanc et le lointain passé est révolu. Les gens devraient être capables de reconnaître que le véritable ennemi est suffisamment proche qu’on peut le toucher. Comme me l’a dit un chef de la tribu Ehattesaht du nord de l’île de Vancouver: “Le plus gros problème est que les gens ont développé une mentalité de victime et blâment les autres pour leur oppression plutôt que de faire le travail pour en sortir. La culture de la dépendance et le sentiment de défaite sont nos plus gros problèmes.”
Aussi longtemps que le gouvernement fédéral travaille à maintenir les peuples natifs dans une dépendance politique et économique, les leaders devront résister aux efforts de l’État pour diminuer l’intégrité de la culture et d’empêcher la réclamation des voies traditionnelles qui sont la clef de notre reprise de pouvoir.
[…]
Considérons la notion de justice, la source des notions de bien et de mal à laquelle toute discussion sur la nature et l’utilisation du pouvoir doit se référer.
Le concept dominant occidental de la justice est enraciné dans un idéal d’équité ou de normalité fondamentalement individualiste et matérialiste. Par contraste, les notions indigènes de justice surviennent parmi le contexte de la croyance en une relation universelle des éléments, qui constituent notre univers. Les idées natives se centrent sur un impératif respectueux de coexistence équilibrée parmi tous les humains, les animaux et les êtres spirituels, ensemble avec la terre mère. La justice est vue comme étant un éternel processus de maintien de cet équilibre crucial et de démontrer un véritable respect pour le pouvoir et la dignité de chaque partie de ce cercle d’inter-dépendance. L’injustice est vue comme étant un disfonctionnement, une érosion, qui perturbe en un certain point, l’équilibre crucial. Dans la sphère de la politique ou des relations sociales par exemple, le disfonctionnement peut résulter de la dégénération du pouvoir naturel d’une personne ou d’une communauté, par négligence de la sagesse traditionnelle ou par disrepect de la dignité de la création (des autres personnes, des autres êres, de la nature, ou de soi-même), déséquilibrant par là-même l’équilibre du pouvoir, de la paix et de l’harmonie.
Le but de la justice indigène est le mieux caractérisé par la réalisation d’une coexistence respectueuse, une restauration de l’harmonie dans le réseau de relations et des implications renouvelées afin d’assurer l’intégrité physique, émotionnelle et la santé spirituelle de tous les individus des communautés. Les idées indigènes de justice diffèrent de celles des idées occidentales en trois choses fondamentales:
- Elles ne sont pas principalement concernées par des questions d’équité dans le traitement ou la distribution
- Il n’y a pas d’impératif universel ou de mise à niveau qui puisse être utilisé pour justifier la limitation de la liberté
- Le cadre culturel qui détermine si le pouvoir a été utilisé de manière appropriée n’inclut pas seulement les relations humaines qui forment notre société, mais également toutes les autres relations.
La justice consiste en la maintenance de l’état de coexistence harmonieuse, qui est le but de toute activité politique, spirituelle et économique. En ce qui concerne la vision indigène de la justice, la détermination de ce qui est bien ou mal ne peut pas être effectuée du contexte particulier de l’action en cause ou de la personne en question, parce que réétablir l’harmonie demande non seulement une considération de tous les éléments concernés mais leur participation active pour résoudre le cas. Cette résolution implique le dialogue, l’explication, et la réparation de la fabrique même de la relation particulière, ce qui veut dire la cicatrisation. La justice est un processus de cicatrisation des relations de façon à ce que chaque élément puisse vivre son pouvoir naturel et puisse remplir ses devoirs de responsabilité.
Ainsi l’injustice, dans le concept indigène, est une absence d’harmonie et d’équilibre. Cela ne se réalise pas dans l’action d’un acte particulier, des actes peuvent être perçus comme étant injustes, mais seulement dans leur effet.
[…]
Le problème est que pour le moment, la politique native est toujours comprise et pratiquée au travers du prisme de la loi telle qu’elle est structurée par l’État. Dans ce cadre, l’État n’a rien a craindre des leaders indigènes, car même s’ils réussissaient à parachever leur but d’auto-gouvernance, la structure de base du pouvoir (étatique) demeurera intacte.
[…]
Une critique du pouvoir de l’État qui voit l’oppression comme une fonction inévitable de l’État (Ndt: ce qui représente la vision anarchiste, libertaire de l’État…), même quand elle est restreinte par un contrat socio-politique constitutionnellement défini, devrait avoir une résonnance spéciale pour les peuples indigènes, dans la mesure où leurs nations n’ont jamais été partie intégrante de quelque contrat que ce soit et ont pourtant été forcées d’opérer au sein d’un cadre fonctionnel qui présuppose la légitimité de la souvertaineté de l’État sur eux-mêmes. Argumenter pour obtenir des droits au sein de ce cadre ne fait que renforcer la prétention anti-historique de l’État de sa souveraineté par contrat.
En acceptant cet état de fait, nous donnons tout le pouvoir nécessaire à l’État de dominer les peuples natifs. De cette manière, “des relations de force perpétuelles” sont devenues la norme. Les peuples indigènes bien entendu, reconnaissent la différence entre le système coercitif étatique et leur système traditionnel… L’État tente de réécrire l’histoire pour légitimiser son exercice du pouvoir (sa souveraineté) sur les peuples indigènes. Les peuples natifs luttent pour résister au cooptage de leur sens historique.
A suivre…
== 2ème partie ==