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Quand un peuple reprend en compte sa politique et son économie… Le confédéralisme démocratique du Rojava

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A lire à titre complémentaire:

« Le confédéralisme démocratique » (Abdullah Ocalan, 2011, traduit par Résistance 71)

« Le Rojava syrien » sur Résistance 71

 

Economie coopérative: la voie du Rojava

 

X. Haval (dinamopress.it décembre 2016)

 

20 février 2017

 

Source française:

http://www.alternativelibertaire.org/?Economie-cooperative-La-voie-du

 

Encerclé par des forces hostiles, sous-équipé en infrastructures, le Kurdistan syrien doit pourtant relever un défi de taille : produire pour nourrir sa population. Loin des utopies étatistes et de la collectivisation forcée des staliniens de jadis, l’Auto-administration du Rojava encourage la libre association des productrices et producteurs.

L’administration autogérée leur a attribué la terre. Ils produisent sans engrais chimiques et vendent des légumes, du maïs et du lait aux sociétaires de la coopérative à un prix plus bas que celui du marché. Chaque part sociale vaut cent dollars. Celui qui n’a pas cette somme peut offrir sa force de travail ou s’unir à d’autres. Quand il y a besoin, les sociétaires s’entraident en passant une journée ensemble dans les champs. « Nous planterons aussi un bois et quand le projet sera terminé nous nous lancerons dans l’agrotourisme. Nous sommes en train de réaliser notre rêve », raconte Azad, visiblement ému.

Il fait partie d’une coopérative agricole avec 5.000 autres sociétaires dans le canton de la Cizîrê au Rojava. Il y a trois ans, dans ces contrées, les coopératives n’existaient pas. Puis, une révolution a commencé au nord de la Syrie, à seulement 400 km ­d’Alep ; improbable. Et pourtant elle existe, elle grandit et alimente depuis l’espoir dans le monde entier en portant loin son horizon grâce au fait qu’elle a fait de la coexistence la clé pour rendre la communauté plus forte. La voie inexplorée du Rojava est parcourue par beaucoup de personnes diverses et disposées à apprendre et à corriger le tir chaque jour.

« Quand la révolution a commencé en 2011, nous savions que le conflit allait se transformer en une guerre entre chiites et sunnites. Nous autres avons choisi une troisième voie, celle du vivre-ensemble, raconte Haval Jalil, coprésident de Tev-Dem [1]. Notre voie est celle d’une révolution culturelle qui passe avant tout par le renforcement de la communauté. » Nous sommes à Qamislo, 200.000 habitants, capitale du canton de la Cizîrê, non loin de la Turquie.

La région du Rojava s’est déclarée autonome en 2012 et, depuis, elle expérimente une forme d’autogouvernement inspiré des principes du confédéralisme démocratique, la théorie politico-sociale qui représente l’aboutissement de trente années de luttes du mouvement de libération kurde. Le confédéralisme démocratique préconise le dépassement du modèle de ­l’État-nation par des communautés organisées sur un modèle de démocratie directe, et poursuit le projet d’une société fondée sur la coexistence des cultures et des religions diverses, l’écologie, le féminisme, l’économie sociale et l’autodéfense populaire.

Une révolution est en cours

Une expérience unique au monde, au cœur d’un Proche-Orient meurtri par la guerre, la répression brutale et les fondamentalismes. Une expérience qui peut paraître incroyable si on ne la voit pas de ses propres yeux, surtout dans le contexte de l’atroce conflit syrien.

Je n’y suis pas resté longtemps mais je peux témoigner qu’une véritable révolution est en cours. Durant les trois dernières années, l’auto-administration portée par le Tev-Dem, l’organisation qui sert de lien entre les partis kurdes syriens et les mouvements sociaux, a été impliquée dans la réorganisation des institutions et l’élaboration de nouvelles lois.

L’unité organisationnelle et décisionnelle de base de la communauté est le komin (commune). Les komin sont organisés principalement sur une base territoriale, mais il y en a aussi sur des bases féminines et ethno-confessionnelles spécifiques. Dans chaque quartier, Il y a sept ou huit komin qui élisent des représentants dans les conseils de quartiers, puis dans les conseils de ville. Dans les komin on élabore les propositions, les demandes, et on répond collectivement aux besoins de la communauté. Dans les conseils de villes, les propositions de lois de l’Auto-administration démocratique (DSA) circulent pour être améliorées. Chacun des trois cantons du Rojava – Cizîrê, Kobanê et Efrîn – a aujourd’hui une administration séparée.

Il y a juste un an, une bonne partie de ces territoires était contrôlée par Daech. Les milices YPG (mixtes) et YPJ (féminines) ont récupéré une grande partie du territoire au travers de batailles très dures. Aujourd’hui, seul le canton d’Efrîn est encore séparé du reste du Rojava par une étroite zone occupée par l’armée turque, à laquelle Daech a cédé du terrain sans opposer de résistance. Malgré cette discontinuité territoriale, l’élection du premier « gouvernement confédéral du Rojava-Syrie du nord-est » est prévue pour l’an prochain, à travers le système de démocratie directe construit ces trois dernières années.

Mais le cœur battant de la révolution kurde, c’est la stratégie de transition du modèle économique capitaliste vers un nouveau paradigme : l’économie sociale. « Nous voulons une économie constituée à 80 % de coopératives. Nous ne croyons pas à un modèle socialiste qui interdirait l’initiative privée. ­Notre idée est que chaque personne ait un rôle économique actif dans la société et que le changement arrive graduellement à travers la participation des gens », explique Haval Rachid, coprésident du département Économie. Au Kurdistan, chaque charge publique est toujours attribuée à deux représentants, un homme et une femme, qui ont la fonction de coprésidents.

Il y a trois ans de cela, les coopératives n’existaient pas dans cette partie de la Syrie à l’exception de quelques unes, isolées et mal vues car liées au régime d’Assad. Aujourd’hui, dans le canton de Cizîrê, elles sont plus de 100 et elles se multiplient à une vitesse impressionnante. Kasrik est une coopérative agricole fondée il y a quatre mois à 120 kilomètres de Qamislo dans la direction d’Alep. Aujourd’hui, elle compte plus de 5.000 sociétaires et consommateurs ou consommatrices habitant près des villes de Girê Xurma [2] et de Dirbesye. « La DSA nous a attribué 5.000 hectares de terre. Notre projet est de long terme. Dans huit ans, nous prévoyons d’arriver à produire et à transformer la majeure partie des produits agricoles et d’élevage. Déjà, nous vendons des légumes, du maïs et du lait d’un troupeau de 1.250 chèvres. Environ 8% de ce qui est produit va aux travailleurs, le reste est réinvesti dans notre projet jusqu’à ce qu’il soit abouti », nous explique Azad, un des habitants et habitantes qui se sont uni.es pour donner vie à cet ambitieux projet.

Autosuffisance alimentaire

« Nous produisons sans intrants chimiques et vendons les produits à nos sociétaires à un prix plus bas que celui du marché. Chaque part sociale vaut 100 dollars. Celui qui n’a pas l’argent peut devenir sociétaire en offrant sa force de travail en échange, ou en se joignant à d’autres personnes. Quand nous en avons besoin, les sociétaires viennent nous aider par groupes sur une journée dans les champs. Nous comptons planter aussi un bois et, quand le projet sera fini, nous nous lancerons dans l’agrotourisme. Nous sommes en train de réaliser notre rêve », poursuit Azad, visiblement ému.

Les coopératives agricoles sont les seules qui ont un soutien direct de la DSA. À cause de l’embargo et des très faibles ressources économiques, les contributions sont minimes mais symboliquement nécessaires pour marquer l’importance de l’autosuffisance alimentaire. Beaucoup de coopératives sont encouragées par le mouvement des femmes Kongra Star, qui en a déjà formé une cinquantaine. Il s’agit pour la plupart de coopératives à petite échelle : agriculture, élevage, artisanat, restauration, transformation alimentaire.

Lorin est une coopérative qui prépare des conserves en utilisant des produits de saison. « Nous avons commencé il y a six mois. Nous préparons des conserves pour les vendre dans la communauté et au marché. Au début, nos maris n’approuvaient pas mais après ils ont compris. ­L’unique capital que nous avons est celui qui est entre nos mains et nous voulons l’utiliser pour participer », explique Sozda, une des nouvelles travailleuses sociétaires. « Nous avons aussi pour projet de créer une coopérative agricole pour cultiver directement les légumes que nous transformons. »

Havgartin, 26.000 sociétaires

Les coopératives naissent de différentes façons : à l’initiative des mouvements sociaux, des gens, des komin (à qui il est demandé d’en former au moins une), ou par transmission. Dans ce domaine, le rôle le plus actif est joué par Havgartin, la plus grande coopérative de la région qui compte 26.000 sociétaires.

« L’idée est née il y a un an dans le village de Zargan, pendant la crise du sucre. Nous étions sous embargo et les commerçants capitalistes spéculaient sur les prix des produits de base. C’est alors qu’est née l’idée de former une coopérative pour acheter du sucre et le revendre à un prix inférieur à celui du marché. Du sucre, nous sommes passés à beaucoup d’autres produits de première nécessité en proposant à tous les komin d’adhérer, dans chaque ville du canton. Au début, la coopérative agissait seulement comme grossiste, maintenant nous distribuons aussi les produits des autres coopératives et nous investissons 5% des profits dans la création de nouvelles coopératives. Huit coopératives supplémentaires sont nées dans le sillage de Havgartin », explique Zafer, membre du conseil d’administration. « Notre objectif final est de soustraire le marché au contrôle des commerçants et des grossistes qui ne socialisent pas les profits pour la communauté. Pour y parvenir, nous voulons aussi créer une banque pour promouvoir la constitution de nouvelles coopératives. »

Deux choses retiennent fortement notre attention dans ce processus absolument unique : la vitesse avec laquelle la société est en train de se réorganiser à partir d’un modèle jusqu’ici inexploré, et la capacité des gens à apprendre, à échanger et à corriger le tir si besoin. « Nous sommes en train d’expérimenter un nouveau chemin, nous cherchons à apprendre des erreurs que nous faisons chaque jour. Nous n’avons pas les réponses à toutes les demandes. Nous voudrions par exemple connaître davantage les expériences de coopératives dans d’autres pays et les bonnes idées qui peuvent être utiles à notre processus », conclut Zafer tout en nous servant un autre thé, pendant qu’à la télévision défilent, sans interruption, les images de la guerre, avec son atroce brutalité et ses inextricables contradictions.

X. Haval (Dinamopress.it, décembre 2016), traduit par Rémi (AL Lorient)

 

Résistance politique: Rojava kurde, compte-rendu de terrain d’une expérience de confédéralisme démocratique

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Lire sous l’article nos deux dossiers sur le Rojava autonome kurde et sur le Confédéralisme Démocratique.

~ Résistance 71 ~

 

Une coopérative de femmes au Rojava

Hawzhin Azeez*

23 janvier 2017

(*) Militante kurde féministe, titulaire d’un doctorat en sciences politiques et relations internationales ; elle est spécialisée dans la reconstruction des sociétés d’après-guerre, dans l’édification de la Nation et la démocratisation.

url de l’article original:
http://www.revue-ballast.fr/cooperative-de-femmes-rojava/

Le Rojava, territoire autonome kurde au nord de la Syrie, suscite l’enthousiasme de nombreux militants de l’émancipation — jusqu’à, pour certains d’entre eux, s’y rendre afin de prendre les armes, comme autrefois face à Franco, contre l’organisation théocratico-fasciste Daech. Le Parti de l’Union démocratique, issu du PKK turc, les branches militaires YPG-YPJ et l’action populaire quotidienne ont en effet de quoi nourrir l’espoir, en cette région ravagée par le fondamentalisme religieux, le despotisme étatique et l’ingérence des puissances internationales : le Rojava promeut, et entend pratiquer, l’autogouvernement des communautés locales, le socialisme démocratique, l’écologisme libertaire et le féminisme — gardons-nous bien sûr de croire à quelque (nouveau) Paradis sur terre, qui plus est par temps de guerre… Hawzhin Azeez, militante kurde et féministe, a fait partie du Conseil de reconstruction de Kobanê : elle participa, une année durant, au redressement de la ville après sa libération. Elle nous conduit aujourd’hui au cœur d’une coopérative de femmes et nous rappelle la nature de leur projet politique, par-delà le présent conflit : s’organiser et se développer dos aux circuits capitalistes. ☰ Par Hawzhin Azeez

Zahra Shexo se penche sur sa machine à coudre et, d’une main méticuleuse et experte, laisse le tissu courir entre ses doigts et sous l’aiguille de la machine. Une douzaine de voix et de rires de femmes se mélange au bruit mécanique et répétitif des machines. Cette salle de couture est une vaste pièce, kaléidoscope de matières, d’échantillons, de fils et d’accessoires aux couleurs variées. Zahra est l’actuelle administratrice de la coopérative textile Amargê, de la ville de Kobanê. Les gens de l’extérieur avaient entendu parler de la révolution du Rojava en 2014, lorsque le groupe terroriste Daech avait tenté de prendre le contrôle de Kobanê. Une bataille épique s’en était suivie. Quoiqu’en sous-nombre et sans l’armement lourd dont leurs opposants disposaient, la résistance tenace des combattants kurdes du YPG et du YPJ parvint à défendre Kobanê ; elle fut libérée le 26 janvier 2015. De nombreux efforts avaient été entrepris dans le nord kurde afin d’implanter des réseaux d’assemblées populaires, avant même les Printemps arabes, les soulèvements de 2011 contre Assad et la révolution du Rojava en 2012 (qui attira la fureur de Daech). La coopérative Amargê en est un bon exemple : créée il y a six ans, elle a toujours eu pour objectif de fournir aux femmes de Kobanê des opportunités économiques. Actuellement, dix-sept d’entre elles y travaillent.

Les réseaux d’assemblées populaires et de coopératives que le peuple du Rojava a mis en place se basent sur le modèle radical du Confédéralisme Démocratique, fondé par le leader kurde Abdullah Öcalan — en prison depuis 1999 et condamné à perpétuité en 2002 —, inspiré, bien avant 2011, par les travaux de l’écologiste américain Murray Bookchin. L’idéologie du Confédéralisme démocratique d’Öcalan comporte trois piliers : une société autonome et démocratique, une écologie durable et l’égalité de genre. Le modèle économique du Rojava s’inscrit dans ce cadre pour mettre en œuvre une économie alternative basée sur un modèle social communautaire. Les coopératives participent d’un réseau autonome d’assemblées populaires dont l’objectif est la liberté pour tous. Ce sont des entreprises autonomes et démocratiques, fondées à l’échelon local, qui visent à répondre aux besoins économiques de la communauté tout en lui proposant des alternatives accessibles. Par exemple, les coopératives de femmes s’efforcent de fabriquer des produits qui soient saisonniers, artisanaux et locaux, souvent vendus sur le marché à des prix plus bas — augmentant dès lors la demande.

Les coopératives sont aussi un lieu d’exercice de pratique démocratique, avec comme principe fondamental « Un membre, une voix » : les profits sont répartis à égalité entre tous les membres, contrairement au système de marché capitaliste, fondé sur la logique de l’investissement (le profit y est proportionnel en fonction des parts détenues dans une affaire). Des milliers de coopératives fonctionnent dans plus de cent pays dans le monde — dont le Royaume-Uni, l’Espagne, le Canada, les États-Unis ou encore l’Inde —, mais, au Rojava, nous en avons une conception quelque peu différente. L’importance du système coopératif tient aux efforts de démocratisation de tous les secteurs de la société, économie comprise. Ainsi, la mise à disposition de moyens et la recherche de nouvelles pistes permettant aux groupes traditionnellement marginalisés — comme les femmes — de participer activement à l’économie locale sont un aspect essentiel de ce modèle démocratique radical. Plus encore, il contribue à installer, à échelle populaire, des pratiques effectives de démocratie, tout en décentralisant et en amoindrissant le pouvoir de contrôle du marché par l’État. Les coopératives permettent à la communauté de produire des biens d’origine locale et d’y créer des emplois, offrant ainsi la possibilité aux travailleurs non-qualifiés d’acquérir des compétences.

Avec la guerre, ses répercussions sur l’économie de la région du Rojava et l’embargo en cours imposé par la Turquie, ce système répond à un problème récurrent rencontré par cette communauté. Les cantons de la Fédération démocratique du Rojava et le nord de la Syrie ont une économie basée sur l’agriculture et l’élevage : les coopératives constituent une forme d’organisation et de développement économique à part entière, contestant les fondements mêmes de la société capitaliste et patriarcale. Au Rojava, les coopératives de femmes sont créées et encadrées par l’organisation fédératrice féminine Kongreya Star (« Congrès Étoile »), qui supervise l’ensemble. Le mouvement des femmes remonte à 2005, alors que la région était encore sous l’autorité du régime de Bachar el-Assad, mais il s’avérait déjà bien organisé lorsque la révolution du Rojava éclata le 19 juillet 2012. Les femmes du Rojava avaient développé une certaine expérience en matière d’auto-organisation ; depuis, elles jouent un rôle prépondérant dans l’organisation de la société : elles dirigent des programmes idéologiques, des conseils, des communes et des coopératives dans les secteurs de l’éducation, de l’économie, de l’autodéfense, des affaires sociales, de la justice, de l’écologie, de l’art… Chaque canton a son quartier général, chaque ville du canton a son propre bureau et son équipe de Kongreya Star — avec l’aide du Conseil économique des femmes, ces équipes soutiennent la création et le fonctionnement des coopératives.

D’après Midya Qamishlou, ingénieure agronome et représentante du Conseil économique des femmes de Qamishlou, il existe une dizaine de coopératives de femmes — dans le textile, la restauration, l’industrie agricole et laitière — dans cette seule ville. Midya note que « les femmes peuvent gagner de 30 000 à 45 000 livres syriennes par mois [soit 75 à 85 euros, ndlr] ». Elle affirme aussi que ces coopératives « permettent aux femmes de prendre confiance en elles et de soutenir leur famille en cette crise économique. Mais le plus important, c’est le rôle qu’elles jouent dans l’effort collectif pour une vie libre pour tous, et en particulier pour les femmes. Elles participent au défi lancé contre la structure patriarcale de la société, en s’assurant de l’instauration d’une égalité. Lorsque les femmes reprennent leur rôle traditionnel de contributrices principales de l’économie, les hommes ne peuvent qu’en prendre conscience et revoir leur perception du rôle des femmes dans la société ». L’une des plus connues, la coopérative Warshin, travaille dans le textile ; Shieler, dans les produits laitiers ; Dastar est un conglomérat de plusieurs petites coopératives de conserves ; Adar est une coopérative boulangère. Selon Midya, un nouveau genre de coopératives voit le jour depuis peu, qui s’éloigne des premiers modes d’organisation : les marchés de femmes, organisés en étals tenus et dirigés par elles, vendant leurs propres produits de fabrication artisanale. L’objectif est d’étendre ces marchés dans toutes les villes du canton de Cezire1. Aujourd’hui, le marché des femmes de Derik est sur le point d’ouvrir ; à Qamishlou et Amude, on en élabore les plans et le futur emplacement.

La communauté s’éloigne ainsi des pratiques capitalistes traditionnelles, encourage les travailleurs à s’émanciper de la figure traditionnelle de l’employeur (et de l’exploitation qui en découle sur le plan des salaires et des conditions de travail), bâtit un endroit où il est possible de s’organiser et développer une conscience idéologique propre. La guerre actuelle contre Daech, les combats constants contre le gouvernement Assad, les bombardements menés par les États-Unis, la Russie et le régime en place, la récente invasion de la Syrie par la Turquie et l’annexion de Jerablus avec le concours de l’Armée syrienne libre — qui compte différents groupes terroristes islamiques — ont conduit à la destruction de centaines de villages, de fermes et de foyers, ont contraint des milliers de personnes à se déplacer. Le taux de chômage s’est mis à augmenter dans la région. Parallèlement, chaque canton a accueilli des milliers de réfugiés de Manbij, Raqqa et Bab, soumettant l’économie locale à une forte pression. Le choix de subvenir aux besoins d’une communauté victime d’un embargo, à qui les pays voisins ont fermé leurs frontières et qui empêchent jusqu’aux convois humanitaires de traverser la zone, a confirmé que ce nouveau modèle est une politique indispensable à la survie et à l’autodéfense de la communauté.

La Société coopérative Kasrek — l’une des plus grandes, située dans la région de Dirbesiye — s’articule autour de plusieurs projets, portant principalement sur la production agricole et l’élevage. Elle regroupe 4 000 personnes : chaque membre a participé au projet à hauteur d’environ 100 dollars en achetant des « parts ». Le gouvernement lui a attribué près de 15 000 hectares de terres où des légumineuses (pois, pois chiches, lentilles), du blé et du cumin ont commencé à être plantés. Dix hectares sont dédiés aux légumes, notamment à des serres pour la culture de tomates, de persil, de concombres, d’ail, d’oignons, de radis, de laitues, d’épinards ou de carottes. Le projet prévoit également des terres destinées au bétail et à des arbres fruitiers, dont des oliviers. Un troupeau de moutons de 1 000 têtes a déjà été acheté — l’objectif étant d’augmenter le cheptel afin de créer à terme une industrie laitière. Pour assurer la pérennité de ce projet, la coopérative a fait l’achat d’engins agricoles et ouvert une clinique vétérinaire. La coopérative Hevgirtin, dans la ville de Tirbispiye, s’avance à grande échelle et regroupe différentes activités : née il y a six mois, elle possède plusieurs antennes dans le canton de Cezire. Son objectif est de fournir à la communauté des vivres à meilleur prix ainsi que d’autres produits de base. Dans la ville d’Hesekê, la première coopérative de femmes a vu le jour en juin 2016, avec le projet de produire du muhammara, une sauce à base de piment rouge. Les coopératives travaillent souvent ensemble ; les produits d’Hesekê sont par exemple vendus dans les coopératives Hevgirtin. La coopérative Amûde assure, quant à elle, la subsistance de plus de 2 000 familles.

Si le modèle coopératif permet de subvenir aux besoins des communautés, l’objectif à long terme des dirigeants de la région est plus complexe. À l’époque du régime de Bachar el-Assad, le gouvernement syrien — à l’instar du Kurdistan Nord en Turquie aujourd’hui — a sciemment appliqué une politique de sous-développement, notamment dans le domaine des infrastructures, de l’éducation et de la santé, créant des dilemmes économiques encore présents. Toutes les grandes industries, les usines et les principaux producteurs étaient établis à l’extérieur du Rojava, essentiellement dans les zones à forte concentration arabe. Le Rojava est donc confronté à un défi continu : le développement de sa capacité économique à long terme. Au vu de l’instabilité actuelle en Syrie et du risque que le conflit se prolonge, conserver son indépendance vis-à-vis du gouvernement et avoir la garantie d’une situation socio-économique opérationnelle s’avère essentiel à la pérennité du Rojava. L’objectif principal est, à l’avenir, d’encourager l’industrialisation sans toutefois ouvrir le marché national aux marchés occidentaux comme il se fait habituellement. Un autre objectif essentiel est de faire en sorte que la région du Rojava ne devienne pas tributaire de ressources extérieures — comme c’est le cas du Kurdistan du Sud, au nord de l’Irak, dont l’économie repose désormais totalement sur le pétrole et donc sur les investisseurs et les marchés étrangers. L’embargo dont le Rojava fait en ce moment l’objet, ainsi que la fermeture des frontières, interdisent l’importation de pétrole, de coton, de blé ou d’autres ressources naturelles produites dans la région. Pour la même raison, il ne dépend pas non plus d’une aide extérieure ; de nombreuses ONG et organisations, qui propagent traditionnellement l’idéologie néolibérale du capitalisme, n’ont pas pu passer la frontière et contaminer la région : la fermeture des frontières du Rojava avec la Turquie et le Kurdistan irakien est peut-être un mal pour un bien… Le Kongreya Star et le Conseil économique continuent pendant ce temps de créer toujours plus de coopératives afin de protéger la société et de résister au capitalisme.

Toutes les photographies de l’article sont de Hawzhin Azeez.

Texte traduit de l’anglais par Cihan Gunes et Maude Morrison, pour Ballast.

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Le Rojava autonome kurde

Le Confédéralisme Démocratique (Abdullah Öcalan)