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Confédéralisme Démocratique : Excellent entretien avec des membres de Tekosina Anarsist / Lutte Anarchiste du Rojava… Analyse, compte-rendu de terrain et perspective pour une révolution sociale prise entre le marteau et l’enclume (suite et fin)

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, colonialisme, crise mondiale, démocratie participative, documentaire, gilets jaunes, guerres hégémoniques, guerres imperialistes, militantisme alternatif, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, philosophie, politique et social, résistance politique, société des sociétés, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , on 29 octobre 2020 by Résistance 71

 

 

Un an après l’invasion turque du Rojava : un entretien avec des membres du Tekosîna Anarsîst sur la participation anarchiste dans l’expérience révolutionnaire de la Syrie du Nord-Est [2/2]

 

CrimethInc

 

Octobre 2020

url de l’article original :

https://crimethinc.com/2020/10/11/one-year-since-the-turkish-invasion-of-rojava-an-interview-with-tekosina-anarsist-on-anarchist-participation-in-the-revolutionary-experiment-in-northeast-syria

 

~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~

 

1ère partie

2ème partie

 

—Quels scénarios différents pouvez-vous imaginer pour ce qui pourrait se passer dans la région ? Comment peuvent des actions ou des développements en dehors de la région déterminer lequel de ces scénarios pourrait bien se produire ?

Garzan: Il est difficile d’imaginer des scénarios positifs. Il y a beaucoup de facteurs extérieurs qui vont influer sur le développement de la situation, mais je peux penser à trois scénarios possibles.

1- Nous pourrions voir une désescalade progressive du conflit et la stabilisation de la région. Ceci demanderait des négociations entre l’auto-administration et l’état syrien sous médiation russe, parvenant à une sorte de statut d’autonomie. Ceci mènerait probablement le parti d’opposition politique lié au MSD (Meclîsa Sûrîya Demokratîk, l’organe de l’administration autonome travaillant au niveau national syrien) à participer aux élections en Syrie, à pousser pour des réformes démocratiques et de reconnaissance des Kurdes et autres minorités ainsi que de formaliser un degré d’auto-administration du NE de la Syrie.

2- On pourrait bien aussi voir une continuation de l’invasion turque. Ceci pourrait se produire si elle obtient le feu vert pour attaquer Kobané et occuper la ville qui a mis un coup d’arrêt à Daesh, ou peut-être quelques autres villes frontalières comme Dirbesiye ou Derik. L’auto-admnistration ne peut plus permettre à la Turquie d’occuper plus de territoire, donc ce scénario mènerait sans doute à une résistance “sans retenue” contre l’invasion. Ceci mènera aussi à la réorganisation de Daesh si les forces d’occupation parvennent aux prisons où sont détenus les prisonniers de Daesh, ceci déstabilisera plus profondément la région.

3. Dans ce scénario, désiré par les révolutionnaires, le régime Erdogan s’effondre. Il est très possible que la guerre sur bien des fronts produisent une grave crise dans l’état turc. Idéalement, la révolution du Rojava pourrait devenir un modèle pour de pareilles révolutions en Turquie et au Moyen-Orient, ouvrant ainsi la possibilité à un mouvement révolutionnaire bien plus vaste.

Les conflits variés et les dynamiques de pouvoir au Moyen-Orient pourraient ouvrir ou fermer des opportunités pour que l’auto-administration du NE de la Syrie coopère avec différents acteurs de la région. Les états qui ont une population kurde signifiante comme la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie mais aussi le Liban et l’Arménie, vont influencer ces développements, ainsi que les puissances politiques qui ont fait levier sur la situation en Syrie, la Russie et les Etats-Unis. Les prochaines présidentielles en Amérique pourraient bien marquer un changement dans leur politique extérieure. Ce n’est un secret pour personne que Trump et Erdogan n’ont pas seulement des relations personnelles fortes, mais qu’ils sont également associés en affaires. Bien sûr l’opinion publique peut aussi jouer un grand rôle. La résistance du peuple kurde a gagné l’attention des médias et la sympathie tout autour du monde.

Şahîn: Sur beaucoup des facteurs susmentionnés nous n’avons aucun contrôle. Donc, il est important de nous projeter sur notre position dans différents scénarios et ce que cela veut dire pour l’organisation d’aujourd’hui, notre réseau de connexions et notre préparation. Anticiper peut nous aider à déterminer ce que nous allons faire aujourd’hui afin de prendre les bonnes décisions sur les choses qui sont en notre pouvoir et sur lesquelles nous pouvons influer.

Il est essentiel de voir au-delà des possibilités de cette région et agir internationalement. Aucune place au monde qui ose défier la fondation même de l’état-nation, du capitalisme et du patriarcat, peut réussir en étant isolée. La lutte du peuple du Rojava est quelque chose que nous devons traduire, transmettre dans différents contextes. Il ne s’agit pas de faire un copié/collé, mais de traduire, d’adapter. Nos Şehîd, nos camarades qui sont tombé(e)s, sont une grande inspiration pour nous et quand nous parlons de ce sujet, les mots de ş. Helîn Qaraçox (Anna Campbell) résonnent vraiment :

Si nous voulons être victorieux, nous devons admettre que notre combat d’aujourd’hui est un combat pour le tout ou rien. Le temps est venu de la bravoure et de la prise de décision, le temps de la coordination et de l’organisation, c’est le temps de l’action.

Nous désirons voir plus de gens dire qu’ils soutiennent le Rojava ou le YPJ par exemple, apprendre ce que cela veut dire en profondeur, regarder autour d’eux et rechercher leur propre Kobané ; pas au sens littéral, mais en regard des valeurs  que nous avons créées collectivement et le besoin de les défendre. Nous pouvons trouver de tels défis dans bien des aspects de nos vies. Nous avons seulement besoin du désir de changer (incidemment un de nos livres préférés…). Le Rojava ne peut pas survivre seul malgré tout le soutien qu’il reçoit. Une forte implication révolutionnaire doit aussi se développer en parallèle et ce à un niveau global.

—En quoi la présence anarchiste a changé en Syrie au cours des années, du tout début à la formation des  IRPGF et de TA ? Quels développements ou pressions ont causé ces changements ?

Garzan: Des anarchistes sont venus au Rojava inspirés par les idées du mouvement révolutionnaire, l’esprit de la solidarité internationale et la volonté de contribuer à la création d’une société sans État. Au début, tous les internationalistes furent intégrés dans des unités YPG/J, mais au fil du temps, quelques groupes autonomes se formèrent. L’IRPGF  fut le premier groupe anarchiste à publiquement annoncer sa présence au Rojava. Ils étaient focalisés sur l’effort et l’action militaire, le combat contre l’EIIL / Daesh et aussi à produire des matériaux de promotion afin de faire savoir au monde que des anarchistes combattaient au Rojava. Ce fut une étape importante pour donner une visibilité aux anarchistes prenant part à la révolution. Pourtant le IRPGF ne fut pas capable de développer une structure solide pouvant soutenir tout cela et après une année d’activité et une autre année d’inactivité, le mouvement fut officiellement dissous.

Tekoşîna Anarşîst est née avec l’intention d’apprendre la révolution dans une perspective anarchiste et de traduire ces expériences à nos mouvements pas seulement au niveau militaire mais aussi sur les plans idéologique, politique et social.

L’interaction avec d’autres groupes révolutionnaires au Rojava nous a forcé à réfléchir plus profondément sur ce que veut dire l’organisation révolutionnaire, comment nous comprenons ce qu’est l’implication, comment nous conceptualisons une stratégie ayant des buts sur le long terme…

Şahîn: Beaucoup d’anarchistes qui arrivent ici ont déjà des critiques de la base du caractère sub-culturel fondée sur une identité libérale d’un certain anarchisme occidental. Mais quand vous êtes ici, ces critiques s’appliquent quotidiennement sur un plan personnel. C’est une culture très différente et il y a beaucoup de gens et de structures existantes ayant une longue histoire de la lutte Donc notre groupe plutôt petit n’est pas quelque chose d’extraordinaire ici. Nous sommes forcés d’être plus conservateurs dans nos comportements afin de comprendre et d’apprendre les codes sociaux et révolutionnaires locaux ainsi que les conventions, ceci incluant les langues locales et de fonder notre relation sur la confiance plutôt que sur le style de vie.

Ça n’est pas toujours facile, mais cela en vaut la peine. Ce qui est écrit sur votre T-shirt n’a aucune importance (on ne porte pas de T-shirts de toute façon et les gens ici ne parlent pas anglais), ce qui en a est votre façon d’agir quotidiennement, quelles sont les valeurs que vous colportez. Ceci nous amène une profondeur et une sincérité relationnelles que nous avons souvent cherchées là d’où nous venons sans jamais vraiment le trouver. Chaque défi amène de nouvelles réflexions et de nouvelles perspectives, et nous changeons ici en bien des façons. Un des rôles de l’organisation est d’offrir une plateforme commune pour ces réflexions et expériences ainsi la leçon que chaque personne apprend peut devenir une leçon pour toutes et tous, ainsi nous pouvons nous développer de façon plus collective.

La même chose vaut pour notre approche de la connaissance, des capacités, des analyses. Nos camarades qui travaillent avec le mouvement des femmes ne le font pas pour devenir des spécialistes, mais plutôt ils aident au développement de tous, tout comme les camarades qui ont une expertise en médecine de combat. Ils doivent s’assurer que les collectifs s’adaptent et se développent au moins au niveau de base.. Nous nous assurons que tout le monde ait un accès à la théorie, l’idéologie, la philosophie et autres perspectives de manière générale. Avec les projets d’ordre pratique, les gens organisés en groupes de travail deviennent inévitablement plus spécialisés, mais nous devons inclure d’autres camarades et ouvrir l’éducation à tous.

Nous considérons très important d’avoir une organisation qui interagit grandement avec les locaux et les autres groupes, ce de manière quotidienne. Certains camarades vont travailler des mois dans des zones différentes, mais cela sert toujours de base à établir nos perspectives et nos futurs objectifs ensemble. Nous devons aussi préciser que bon nombre d’anarchistes viennent ici sans rejoindre TA ou d’autres structures. TA ne représente pas tous les anarchistes et autres révolutionnaires internationalistes de la région.

Ceren: Au travers de la révolution au Rojava, il y a une chose qui n’a pas changé, la majorité des femmes anarchistes qui viennent ici ne choisissent pas de rejoindre notre structure anarchiste mais de rejoindre les YPJ (Unités de Défense Populaires Féminines), ou autre partie du mouvement ici. Beaucoup de camarades ont vu les approches du mouvement des femmes très compatibles avec leurs visions politiques anarchistes. Je pense que c’est souvent quelque chose qui est sous-estimé par les anarchistes en provenance de là où nous venons, il y a des anarchistes ici, surtout des femmes, dont la politique anarchiste les mène à s’organiser de façon différente de nous.

TA est une structure anarchiste au Rojava. Les tendances anarchistes et les camarades sont présents dans le mouvement lui-même. Les plus grands changements que nous avons vu s’opérer l’ont été en fait en nous-mêmes. Notre collectif a pas mal galéré pour développer une plus profonde compréhension de notre propre politique et aussi des idées et des pratiques du mouvement ici, et nous sommes devenus beaucoup plus proche du mouvement local en bien des points, bien qu’il y ait toujours des différences. Je pense que le mouvement du Rojava est aussi plus en phase de nous comprendre.

—Donnez-nous un compte-rendu de vos expériences avec TA en tant qu’expérience d’intervention et de solidarité anarchistes.

Şahîn: Je crois que la façon dont nous sommes venus ici et avons agis est une expérience anarchiste d’intervention et de solidarité. Nos commentaires ci-dessus devraient clarifier la différence entre charité et solidarité, nous essayons de vivre ici. Au sein de cette solidarité, il y a aussi un espace pour les points de vue critiques et une marge de progression après certains échecs. une chose tangible est sans doute l’approche concernant les camarades homosexuels, queer et trans. Nous pensons essentiel que ces camarades puissent rejoindre l’expérience ici, mais dans le même temps il est aussi très important de comprendre à quel point ce sujet est très sensible ici. De l’expérience passée, nous cherchons à être productif et encourageant, à créer un environnement conducteur d’expérience positive tout en navigant les conditions bien particulières de la région, cela peut parfois être très troublant et ceci n’a pas toujours été approché de la manière la plus raisonnable par certains internationalistes.

[…]

Şahîn: Un autre exemple particulier d’intervention anarchiste et de solidarité serait l’analyse du besoin de médecine de terrain en zone de combat. Nous avons vu qu’au sein de la lutte populaire de laquelle nous apprenons chaque jour, il y a une petit niche que nous pouvons remplir. Nous en avons parlé dans un entretien préalable (previous interview🙂

Nos équipes ne furent pas les premières et pas les seules à travailler comme équipe médicale de combat dans le NE syrien, mais surtout au début, c’était assez rare. En y regardant de plus près nous nous apercevons qu’il y avait trois objectifs avec ce type de travail, apprendre et être prêts à chaque fois que le besoin s’en fait sentir, gagner la confiance au travers de notre travail et apporter de l’aide aux camarades blessés le plus vite possible. Deuxièmement, coopérer avec les forces locales de façon à montrer au travers de la pratique que ceci est un boulot important, poussant pour développer ce rôle au sein des FDS.

Et troisièmement, de voir comment nous pouvions partager des techniques vitales avec des camarades intéressés afin de multiplier ceux capables de faire ce boulot, organiser l’éducation pour d’autres groupes afin de fournir toujours plus d’aide aux premières lignes du front. Nous avons vu que ce n’est pas suffisant d’être un groupe d’infirmiers de combat et que chacun devait être capable d’aider un camarade dans le besoin tout autant que de se soigner soi-même. Nous nous sommes entraînés et des camarades d’autres structures révolutionnaires et récemment pour la première fois, nous avons donné un cours de premiers secours aux forces de la FDS, ce qui fut une étape importante, tout autant que jouissive à effectuer. Ici, chacun est un élève et un enseignant en même temps ; ce que nous apprenons, nous le transmettons les uns aux autres.

—En tant qu’anarchistes, comment décririez-vous les but qui vont amené au Rojava ? A quel point pensez-vous avoir atteint ces objectifs ? Avez-vous noté une quelconque idiotie depuis que vous êtes là ?

Garzan: TA est composé d’anarchistes en provenance de beaucoup d’endroits du monde et ayant des expériences pratiques bien différentes, mais le but a toujours été de soutenir cette révolution et d’en apprendre quelque chose afin d’être toujours plus capables d’organiser des mouvements révolutionnaires dans nos endroits. Ce soutien et cet effort d’apprentissage appartiennent aux buts à court terme et se passe jour après jour et nous pouvons dire que nous apportons notre grain de sel à la construction de cette révolution. Les objectifs à plus long terme devront être analysés plus tard. Maintenant, nous sommes une structure bien plus consolidée au Rojava. Elle est connue ici et au dehors, les anarchistes font partie de la révolution avec d’autres organisations. Mais les idées qui ont inspiré cette révolution vont bien au-delà du Rojava, rassemblant tous ces mouvements révolutionnaires différents afin de se dresser comme Un contre la modernité capitaliste.

Ainsi, l’idée originale de venir, d’apprendre et de retourner est restée la même pour nous. Pour d’autres, les amis que nous avons rencontrés ici, la connexion avec cette société, avec le projet révolutionnaire, mena à faire une reconnaissance plus longue à cette terre et à ces gens. Un endroit comme celui-ci, un territoire autonome où des révolutionnaires venant de partout dans le monde peuvent se rencontrer et discuter librement, offre l’opportunité de mettre en pratique l’idée de construire une société révolutionnaire, avec toutes les contradictions que cela comporte, un endroit pour apprendre et pour développer ensemble la société dont nous avons tous rêvé.

Botan: Beaucoup d’internationalistes viennent ici pour apprendre à quoi ressemble une révolution dans la vie réelle. Beaucoup d’entre nous pensent que c’est important d’amener et d’élever les principes anarchistes que nous voyons cette révolution avoir la capacité d’intégrer et de bénéficier. Beaucoup de gens viennent ici parce qu’ils ne peuvent pas être les témoins inactifs du génocide des Kurdes, des Arméniens et autres peuples. Bien entendu, le rôle des femmes dans la révolution et le point de focalisation sur l’écologie sociale sont largement respectés et attirent bien des participants en provenance de l’occident.

Şahîn: Avec la croissance du collectif et aussi avec les erreurs faites ces dernières trois années, nous y avons réfléchi et avons procédé à quelques changements d’objectifs. Ceci arrive avec l’expérience développée et la capacité de confiance que nous avons construite, ainsi que les possibilités se présentant qui le rendent possible à imaginer. Il y a certains moments de notre passé dont nous ne sommes pas fiers, mais il y a aussi des résultats que nous n’aurions pas pu imaginer 2 ou 3 ans en arrière.

Alors que certains de nos buts prennent une forme plus concrète, ils amènent aussi des défis à plus court-terme. Par exemple, en tant qu’anarchistes, un de nos buts est la libération des genres, la lutte pour la libération des femmes est un des modèles d’inspiration. C’est une chose de la dire, une autre de la mettre en pratique. La population non-mâle doit devenir une force motrice de l’organisation. […]

En tant qu’anarchistes, nous sommes contre l’État, le capitalisme, le patriarcat etc, mais nous sommes plus intéressés de parler de ce que nous soutenons, comment y parvenir, comment le défendre, qu’est-ce que veut dire l’auto-défense populaire au sens plus large et profond. Avec le temps et l’expérience, à la fois positive et négative, nous avons l’intention de distiller des perspectives communes et une direction. Cela veut dire tracer une carte à reculons, visant la destination lointaine, l’utopie, essayent de voir où nous convergeons (tout en apprenons en quoi nous divergeons) et tirer de l’expérience que nous avons de nos expériences personnelles mélangées aux leçons de la vie ici pour créer une analyse commune afin de comprendre ensemble quelle serait la prochaine borne kilométrique que nous devrions atteindre.

Ceci nous aide à comprendre comment nous focaliser et à choisir des stratégies particulières et les tactiques attenantes. Pas nécessairement un modèle indéfectible, mais avec le temps nous en sommes venus à la conclusion qu’avoir une certaine formalité et des principes communs dans la façon de s’organiser peut nous aider à nommer et à travailler contre les hiérarchies informelles “invisibles” et la stagnation. C’est probablement une antinomie des buts que beaucoup d’entre nous avaient en arrivant ici.

—En quoi vos efforts ont-ils aidé à développer une horizontalité et une autonomie au travers de la société au Rojava ?

Garzan: En premier lieu, nous devons souligner que nous sommes une petite et jeune organisation en comparaison avec la taille et l’historique du mouvement de libération kurde et nous devons être humbles concernant notre capacité d’influence sur ce qui se passe autour de nous. De plus, note point de focalisation étant militaire, cela nous a tenu à l’écart de la société civile au début et les forces armées ne sont pas le meilleur endroit pour expérimenter l’horizontalité. Le temps passant, nous avons été de plus en plus connectés avec la société civile, rencontrant des familles, des voisins et des organisations locales et ce spécifiquement après avoir développé notre capacité à communique en kurmanci, la langue kurde.

Nous comprenons l’autonomie comme autogestion, comme la capacité de subvenir à différents besoins et résoudre des problèmes sans créer une dépendance envers des facteurs extérieurs. Dans le domaine médical, nous travaillons en soutien des hôpitaux et de l’infrastructure médicale et nous en venons à connaître les médecins, les infirmiers et infirmières, les chauffeurs, les cuisiniers. Maintenant nous travaillons sur l’éducatif, partageant ce que nous avons appris ces dernières années et aussi sur un projet de production de masse de garrots bricolés individuellement en coordination avec le comité de santé. Nous avons aussi découvert que bien peu de gens connaissent quelque chose au sujet de l’anarchisme, seuls les plus politisés qui sont curieux au sujet d’autres mouvements politiques. Mais l’horizontalité et l’autonomie ne sont pas propres à l’anarchisme. Bien des camarades et amis que nous avons rencontrés ici sont motivés par ces mêmes valeurs.

Après quelques années ici donc, nous avons mieux appris comment la société civile fonctionne dans cette région. La dynamique patriarcale et les structures de clans familiaux sont très présents et les dynamiques hiérarchiques sont souvent interconnectées mêlées à un sentiment de respect et d’appartenance à la communauté. Dans le même temps, la guerre, la révolution et la lutte de libération ont fait que tout le monde pense au sujet de la politique et de la société. Pour les Kurdes, l’opportunité d’exprimer leur propre identité, de dire ouvertement qu’ils sont kurdes, d’apprendre leur langue à l’école, les a rendu encore plus attentifs et éveillés sur l’oppression dont ils faisaient l’objet. Pour les autres minorités des histoires similaires peuvent être racontées, même si certains pensent maintenant que l’hégémonie arabe a maintenant été remplacée par une hégémonie kurde sans qu’il y ait de grands changements.

Ceci est un vaste sujet avec les Arabes, parce qu’il y a un grand nombre de clans et de groupes parmi la population arabe et la plupart d’entre elle ont aussi subit une grande répression de la part du régime baathiste syrien. Celles qui prennent activement part aux efforts et aux structures de l’auto-administration amènent une grande motivation et un grand espoir pour un futur auto-organisé, sans qu’elles aient pu l’imaginer auparavant. Et pour eux, voir des internationalises comme nous, est toujours une source de plaisir, de joie et de curiosité. Ils nous demandent pourquoi nous sommes venus ici, pourquoi ne retournons-nous pas chez nous, si la Syrie est mieux que nos pays respectifs ? Lorsque nous parlons politique, ils écoutent souvent, comme si on leur racontait des histoires d’autres lieux, d’autres époques. Parfois je me demande s’ils nous écoutent parce qu’is sont vraiment intéressés ou s’ils nous trouvent “exotiques”. Mais avec ceux avec qui nous développons des relations sur le long terme, ils apprennent à nous connaître et à nous faire confiance et nous pouvons construire une relation amicale et des connexions plus profondes.

Ceren: Honnêtement, je ne pense pas que nos efforts aient aidé ou diminué le développement de l’horizontalité et l’autonomie dans la société ici. Mais je peux voir comment la société a approfondi notre compréhension de ces choses. Ceci n’est en rien de nouvelles idées ici. Les principes d’autonomie et l’auto-organisation sont parties intégrantes du Confédéralisme Démocratique, qui est développé quotidiennement en pratique par le peuple devenu totalement impliqué dans l’auto-administration de leurs communautés, ce à différents niveaux et nous apprenons beaucoup des méthodes utilisées par le mouvement et qu’il utilise pour engager les gens dans ce processus et des problèmes et erreurs qui sont aussi survenus. Nous avons remarqué que les pratiques que nous avons apprises du mouvement ici telle que le tekmil (une forme de critique collective) ont été très utiles à briser les hiérarchies informelles dans une certaine mesure et d’adoucir quelques uns des éléments coercitifs de hiérarchie lorsque ce fut nécessaire, de cette façon la hiérarchie ne peut exister au-delà de ce qui est strictement nécessaire.

—Quels facteurs avez-vous vu contribuer au renforcement des structures hiérarchiques de contrôle au Rojava ? Quels éléments de la société ont-ils été les plus résistants à maintenir ou à défendre une véritable horizontalité ?

Mahir: Certaines parties de la société ici ont aussi une mentalité très féodale et patriarcale ce qui veut dire que la société est alors fondée sur des hiérarchies strictes et sur le dogmatisme. L’homme est l’oppresseur au sein de la famille alors que la femme et les enfants sont sous sa coupe et sont obligés de “satisfaire” ses désirs. dans les tribus, il y a aussi une structure hiérarchique… Ici, les gens ont vécu sous l’oppression étatique toute leur vie. Ils ont du faire face à beaucoup de répression afin de créer des modes différents d’organisation. Ils n’avaient pas le droit de s’assembler et de créer des entreprises, d’acheter de la terre ni même de la cultiver, ni de construire leur propre maison. Ils n’avaient l’autorisation que de récolter le blé et de le vendre à l’état. Ceci veut dire que les peuples différents et les minorités étaient empêchés de s’organiser de manière coopérative, ce qui est l’essence même de toute société. Ceci crée quelques problèmes en termes d’auto-organisation et de travail collectif.

D’un autre côté, contre ces hiérarchies, nous avons l’avant-garde de cette révolution : les femmes. Elles en ont assez des hiérarchies et de la domination patriarcale. Elles sont celles qui ont le plus d’énergie pour continuer et pousser plus avant la révolution, mais elles ne sont pas seules. Les ouvriers et les paysans luttent pour créer plus de coopératives et développer celles qui existent déjà, afin de prendre les décisions par eux-mêmes au sujet des récoltes et de savoir qu’en faire. Le comité économique crée beaucoup de coopératives pur les fruits et légumes, pour les masques anti-corona et pour les produits pharmaceutiques. Le système hevserok (un système de co-présidence nécessitant une parité homme/femme) est en place dans chaque structure de l’administration autonome. Il y a un très gros effort pour éviter de construire un monopole du pouvoir pyramidal, créant des forces différentes pour les groupes ethniques variés comme les Sutoro (les forces de sécutité issues des communautés assyriennes et syriaques) ou les HPC (unités de défense populaire de voisinages organisées au niveau municipal local et coordonnées avec les YPG/J).

Il est bon ici de mentionner la méthode de tekmil : critique et auto-critique basée sur une approche horizontale en provenance de la philosophie “hevaltî”. Une approche révolutionnaire de la camaraderie, une façon de non pas se développer soi-même mais de toujours soutenir les camarades dans leur développement, de croire que chacun possède la capacité de changer. Vous valorisez chaque critique que vous recevez de quelque heval que ce soit (camarade) et vous êtes responsable de critiquer chaque camarade en accord avec les mêmes principes et les mêmes valeurs. Vous ne donnez pas plus ou moins de critique selon que vous appréciez ou non la personne. Ceci ne tient aucun compte des responsabilités ou de la position occupée, dans le tekmil, tout le monde est égal, nous partageons les mêmes valeurs et les mêmes buts et utilisons la critique et l’auto-critique pour aller de l’avant.

Şahîn: Le facteur essentiel est toujours l’amitié et la confiance entre camarades, assurant un environnement sain où la critique et l’auto-critique peuvent être présentées si une dynamique hiérarchique se développe. En un mot, hevaltî. Pour être capable de supporter notre heval, nous avons besoin d’empathie, pour nous écouter les uns les autres et comprendre nos perspectives et nos sentiments, de trouver la volonté d’apprendre et de trouver des solutions au lieu de se bloquer sur les obstacles. Pour trouver ces solutions, nous devons aussi être curieux sur ce que nous faisons, nous devons cesser de concevoir l’organisation politique comme une souffrance que nous devons endurer jusqu’à ce que nous atteignons la liberté. Nous devons nous préoccuper de créer la vie que nous voulons vivre ici et maintenant. Nous devons être impliqués non seulement à une certaine auto-discipline, mais aussi être impliqués avec nos camarades et ce pour quoi nous luttons, d’en prendre la responsabilité et de maintenir l’intégrité organisationnelle. Penser et agir de manière collective veut aussi dire être conscient de la dynamique de groupe et d’organisation et ne pas avoir peur des contradictions qui vont inévitablement se produire et à ce moment de donner crédit et valeur au travail des camarades tout en maintenant le moral spécifiquement dans ces temps où c’est le plus difficile à faire. Le comment nous sommes reliés aux autres peut changer nos possibilités d’aller de l’avant.

—Aujourd’hui aux Etats-Unis, il y a beaucoup de discussions au sujet d7une guerre civile potentielle. Que peuvent apprendre les gens autour du monde de l’expérience syrienne de guerre civile ?

Botan: Il y a eu des discussions sur une potentielle guerre civile à venir aux Etats-Unis et il semble que cela atteint une proportion fiévreuse. Je pense qu’il n’est pas réaliste de s’attendre à une lutte pour la terre comme vous le voyez ici en Syrie, les Américains n’ont en général pas la même relation à la terre et les fascistes au pouvoir ont déjà le contrôle total de tout le territoire. Il est plus probable que si une résistance armée voit le jour depuis le bas de la société, ce sera quelque chose de similaire à ce que fut l’Irish Republican Army (IRA) dans les villes d’Irlande ce siècle passé, ce en terme de la majorité de la population. Néanmoins, les communautés ayant le plus de connexion avec la terre sur le sol US et ayant une très forte identité à ce sujet sont les communautés natives américaines. Elles ont une histoire de résistance et ont le potentiel révolutionnaire pour mener à bien une véritable transformation de la société de ce qui est appelé “L’Amérique du Nord”

[Note de R71: Nous partageons bien évidemment cet avis et l’avons exprimé de longue date…]

Şahîn: Une des leçons clef est de ne pas se faire inutilement des ennemis. rechercher les points de convergence, non de conflit, lorsqu’on rencontre et s’organise avec d’autres gens. Je pense que c’est une erreur que de fonder votre politique sur le partage d’un même ennemi, d’une même haine. Restez attentif sur ce qu’est le but de l’essence de votre politique. Pas seulement sur un point de vue stratégique mais aussi, faute de mieux en ce monde, sur un plan philosophique. En fin de compte tout le monde parvient à cette question fondamentale “comment vivre la vie ?” et si nous partageons cela avec ceux et celles avec qui nous vivons et nous organisons, de qui nous apprenons, nous devons avoir quelque chose de plus substantiel que de dire “Nous sommes ici ensemble parce que nous détestons tous Erdogan, Trump, les nazis, le patriarcat, le racisme, et…” Rechercher les choses qui nous connectent avec les gens dont nous partageons la vie, en dehors de tous ces concepts creux tels que “Américains” ou “blancs”, et vivre la plus profonde signification de la joie de vivre (et de lutter) peut permettre aux gens de comprendre que ces choses qui les faisaient détester les autres ne sont pas si importantes après tout.

Encore et encore, l’histoire nous montre que nous n’aurons peut-être jamais toutes les cartes en main pour empêcher une guerre civile. Mais nous ne devons en aucun cas la romantiser, nous devrions agir pour minimiser l’impact et la taille et la force des forces contre lesquelles nous aurons peut–être à lutter. Il est bon d’être prêt, mais ne jamais sous-estimer l’importance de l’organisation sociale tout en bâtissant des réseaux et en aucun cas devons-nous romantiser la guerre.

Ceren: La guerre est l’ultime expression du patriarcat. C’est un jeu où la méthode principale pour bouger les pièces est la coercition. Parfois l7ennemi crée une telle réalité qu’il est nécessaire d’entrer en guerre, mais ce n’est pas quelque chose que nous aimons ou que nous voyons comme un but, c’est quelque chose qui parfois se produit sur le chemin vers la réalisation de notre objectif de réaliser une vie libre. Nous n’avons aucunement peur, ni n’avons honte, ni ne sommes hésitants ou incertains au sujet de la nécessité de l’auto-défense. Notre haine de la guerre ne nous en rend pas moins prêts à la faire pour défendre et lutter pour la liberté et la vie ; en fait, cela aiguise la compréhension de ce que nous faisons. Notre clarté et notre amour de la vie et de la liberté nous distinguent de notre ennemi ; ce sont des choses sacrées et une grande source de force.

Abdullah Ocalan a observé que chaque créature du vivant possède un mécanisme d’auto-défense et les camarades de la montagne vivent si près de la nature et passent leur temps à apprendre de toute la vie qui les entoure. Une grande connaissance au sujet de l’auto-défense est venue des plantes et des animaux. Ce en quoi nous prenons part est un mécanisme d’auto-défense qui fait partie de la fabrique même de la société. Une guerre civile est nécessairement chaotique et n’est pas nécessairement une révolution, mais gagner une guerre ne libère pas non plus une société de la colonisation, du patriarcat et du capitalisme. Ce travail est une lutte constante au sein de nous-mêmes et de la société et c’est une situation où tout le monde doit être sur le pont, éveillé et actif.

Honnêtement, je me fais du souci sur la façon dont cette révolution est souvent comprise là d’où je viens, comme une chose qui est glorieuse, violente et singulière. Une révolution est un processus de cicatrisation, ce qui est rendu beaucoup plus difficile en subissant des attaques constantes. Quand il y a un cessez-le-feu, les avancées que nous faisons dans la révolution sont énormes et lors des temps de grande violence et de menace, nous faisons l’expérience du plus d’échecs et nous nous retrouvons en train de compromettre des choses importantes. Je voudrais recommander que les camarades soient autant excités à construire quelque chose qui vaut la peine d’être défendu qu’ils ne le sont au sujet de l’esthétique de la lutte armée.

La vérité est que la guerre peut épuiser les gens, et quand elle dure suffisamment longtemps, les gens sont de plus en plus fatigués et acceptent des choses qu’ils n’auraient jamais acceptées auparavant, ce simplement dans l’espoir que la guerre se termine. Il y a des gens ici qui pensent à fuir simplement parce qu’ils veulent que leurs enfants puissent vivre sans guerre. Cela demande une forte connexion sociale et une profonde fondation éthique pour qu’une société fasse face à l’ennemi et refuse d’accepter la domination. C’est ce que nous avons appris de cette guerre civile. [NdT: la notion de “guerre civile” en Syrie est à prendre avec des pincettes, c’est un autre sujet, voir nos article sur Résistance 71]

Aussi loin que ce soit réaliste, nous allons construire une vie libre. Comment allons nous y arriver c’est ce que nous nous figurons ensemble, collectivement, chaque jour. Il est irréaliste de sélectionner des méthodes et des approches qui ne sont pas formulées en relation du but ultime de la construction d’une vie libre, ainsi attendez-vous à ce que ces méthodes et approches fassent avancer la lutte pour une vie libre. Si nous voulons la victoire, nous devons nous laisser mener par notre objectif et non pas par nos impulsions ou parce qui nous est familier mais qui n’a pas encore fonctionné. C’est aussi quelque chose que nous apprenons du mouvement ici. Nous devons demeurer ouverts pour toujours essayer de nouvelles choses, de faire des erreurs et d’apprendre de celles-ci. Au-delà de ça je ne me concerne pas trop sur ce qui est réaliste et ce qui ne l’est pas, parce que notre capacité à évaluer de telles choses a été altérée par notre socialisation dans un système qui ne cherche qu’à détruire votre capacité d’imaginer et de croire en toute possibilité en dehors de lui. Je pense que tous les révolutionnaires doivent avoir en ce sens ce grain de folie, nous croyons en l’impossible, ainsi nous changeons ce qui est possible.

—Ces dernières années de lutte, qu’avez-vous appris qui puisse être changé par les armes et ce qui ne peut pas l’être ? Quels sont les avantages et les inconvénients d’organiser des groupes armés qui ont un rôle distinct hors des autres aspects de la vie sociale et de la lutte ?

Şahîn: Ceci en revient encore à la question des exemples et des leçons que nous prenons des YPG et YPJ et de la révolution du Rojava. Il est facile de penser à la libération comme quelque chose qui ne se passe que dans des moments héroïques, sur le champ de bataille. C’est important de s’en rappeler quand ça se produit, mais il y a plus que cela. Un des aspects important de la lutte que les gens ont tendance à moins faire attention est la fabrique sociale qui fournit la fondation de le défense de toute révolte ou lutte de libération. Si on se focalise seulement sur l’entrainement pour la lutte armée et le conflit, si nous analysons les victoires selon d’une perspective militaire, alors nous ne parviendrons pas à des changements plus profonds.

Pour chaque combattant du YPG ou combattante du YPJ, il y a une famille prête à ouvrir sa porte, partager son toit, offrir des couvertures, de la nourriture, tout ce qu’ils ont. Pour chaque entrainement militaire, il y a aussi une éducation idéologique. Pas seulement dans les académies militaires, mais aussi dans la société et dans les espaces autonomes féminins. Tout ceci ne s’est pas produit en un jour et n’est en rien une coïncidence. Il y a tant que nous devons inclure dans notre pensée lorsque nous parlons de liberté et d’auto-défense de la communauté. Certaines de ces choses sont en contradiction les unes avec les autres, ce qui est une raison de plus de s’assurer que nous recherchions les bons outils pour empêcher une masculinité trop prononcée et toxique lorsque nous nous entrainons aux tactiques de terrain.

Le succès demande un engagement complet et sur le long terme pour redéfinir la culture, ceci ne se fera pas en un entrainement. Bon nombre de soldats expérimentés venant d’en dehors de la Syrie sont venus ici et se sont plaints de la “mauvaise organisation militaire” des FDS. Et bien, personne ne pense qu’il n’y a rien à améliorer et d’un point de vue technique quelques unes de ces critiques sont probablement justes. Mais, ils ne sont pas constructifs, parce qu’ils ne montrent aucune volonté d’aller plus loin dans leur compréhension de ce sur quoi la libération ici est basée. Ils viennent avec cette typique mentalité du “blanc colonialiste qui sait tout”, “sauveur” de la situation. Nous conseillerions à quiconque de chercher plus profondément ce sur quoi la révolution du Rojava et le paradigme d’auto-défenses sont fondés, spécifiquement pour les camarades qui sont intéressés ou qui pratiquent la lutte armée, l’entrainement tactique ou l’auto-défense.

Botan: il est aussi très important pour tous ceux qui essaient de comprendre le rôle des armes comment l’utilisation des drones a fondamentalement changé la nature de la guerre ici. Fonder sa compréhension du conflit ici et de la situation tactique sur les images du temps de la bataille de Raqqa par exemple, donne l’impression que le combat se fait essentiellement au moyen d’armes légères. En fait, jusqu’au retrait des Américains, un large facteur qui jouait en notre faveur était la couverture aérienne. Avec le glissement sur le terrain des Américains étant nos alliés et l’ennemi Daesh vers un ennemi turc comme menace principale, la nature des batailles de terrain a changé considérablement. Ceci rend la stratégie, la cohésion et toutes ces choses mentionnées dans les paragraphes précédents, de toute première importance. Il y a ici de moins en moins de place pour dette image iconique du dur à cuire à la Kalachnikov qui veut “combattre le mal” d’une façon très directe et cinématographique, une image qui fut toujours une grande simplification de toute façon.

Ceren: Une arme ne peut pas vous enseigner comment aimer. Il est plus facile d’apprendre à un révolutionnaire comment tirer au fusil que pour un homme qui aime la guerre, les armes et le combat d’apprendre à faire la révolution et ce indépendamment du fait qu’il ou elle soit un bon tireur. Chaque jour de la semaine, je préfèrerait être au front avec un révolutionnaire qui n’a jamais tiré un coup de fusil mais qui comprend avec une clarté totale pourquoi nous luttons et ce que nous défendons, plutôt que d’être avec un militaire plus aguerri mais sans idéologie. Des armes et tout l’entrainement militaire au monde n’apprêtent pas les gens à faire ce qui est nécessaire, pas quand nous défendons une révolution.. Peut-être que dans une armée impérialiste, armes et entrainement sont suffisants, mais nous ne sommes pas dans une armée impérialiste, nous n’avons pas les moyens qu’ils ont, nous, nous avons havaltî. Les armes ne construisent pas une révolution, elles ne sont que partie de sa défense. Sans toutes les parties du système d’auto-défense fonctionnant ensemble, le Rojava ne pourrait pas exister et n’existerait pas.

Une chose intéressante au sujet d’un fusil est qu’il peut produire un effet équilibrant. La plupart des femmes peuvent être physiquement dominées par au moins un homme dans nos vies. Mais un femme avec une AK-47 et la connaissance et le confiance de l’utiliser, dans un système qui soutient le développement de son auto-détermination, et bien, change pas mal de choses… Ce n’est pas suffisant, mais c’est quelque chose. En ce qui concerne les inconvénients à organiser des groupes armés, un des inconvénients est le type de personne qui ont tendance à y venir. Les groupes armés généralement attirent un autre type de personne que les autres groupes de personnes. Les hommes sont socialisés pour avoir une relation de violence qui est finalement destructrice. Ils doivent renverser cette tendance en eux-mêmes. Il y a même pas d’anarchistes qui n’ont pas travaillé sur ce point avant de rejoindre un groupe armé.

Bien des camarades femmes ou non-mâles sont rejetés de ces groupes par une dynamique patriarcale ou ne se présentent pas en première instance parce que tant d’autres projets échoueraient sans le travail invisible qu’ils produisent que bien souvent des hommes n’entreprennent pas car peu glorieux ou pas “sexy”, aussi parce qu’ils n’ont pas eu accès à un processus d’apprentissage d’utilisation des armes qui en fait les aide à progresser au lieu de les déchirer intérieurement. Il est aussi important pour les hommes de regarder sérieusement le fondement de leur politique. Les groupes armés “de gauche” ne peuvent simplement pas être une version “éveillée” du LARPing (NdT: jeu de rôle d’action), ou une façon de faire les mêmes choses que les membres des milices d’extrême-droite, mais avec un vernis esthétique différent. Les aspects armés de l’auto-défense ne doivent jamais être séparés des autres parties de la lutte révolutionnaire.

Une éducation politique et pratique, un amour de la liberté et de la vie et un profond respect pour la liberté des femmes sont absolument essentiels pour tout militant armé. Autrement, que faisons-nous ici ?…

Diyar: Il est aussi important de contraster la connexion que les combattants du Rojava ont avec la société locale, les eux sont indissociables, avec la situation aux Etats-Unis et en occident. Un bon nombre d’espaces anarchistes aux Etats-Unis sont principalement blancs et classe-moyenne, les situant en dehors des espaces des communautés noires et amérindiennes d’où la résistance à l’état américain a surgi historiquement et organiquement. En pratique, bon nombre  de projets d’auto-défenses anarchistes ne défendent quoi que ce soit en dehors de leur sous-espace culturel. Ceci mène à l’existence de projets “spécialisés”, plutôt qu’un moyen réel de “défense de communauté” Ceci ne se manifeste pas seulement dans une dynamique raciale, le développement de groupes spécialisés sert aussi à isoler d’autres anarchistes et membres de cette communauté. Plutôt que de devenir efficace dans les techniques et tactiques d’auto-défense ou d’en faire un acquis commun dans nos cercles, bon nombre de ceux qui s’y impliquent “rejoignent” une organisation armée, ou font de cela leur principal mode d’implication politique.

La concentration aux “Etats-Unis” de construire une “culture des armes de gauche” n’a pas résulté en une culture de l’auto-défense, mais plutôt d’une autre branche d’activisme politique, souvent dominée par les hommes. Pour circonscrire cela, il est important de comprendre ce que nous défendons exactement. A quelle communauté appartenons-nous ? Sans répondre à cette question en théorie et en pratique, nous ne ne pouvons pas faire de progrès vraiment marquant. Nous ne devons pas attendre que cette crise s’approfondisse pour résoudre ces contradictions. Ceci ne veut pas dire “ne vous entrainez pas, ne vous préparez pas” jusqu’à ce que ceci soit résolu, mais vous devriez toujours rechercher à faire de la résolution de ces contradictions une chose tangible à cause de nos méthodes d’entrainement et de préparation et non malgré elles.

—Finalement, avez-vous des conseils pour les gens qui sont passés au travers d’évènements traumatiques au cours de conflit armé et qui tentent de réintégrer leurs communautés ? Qu’avez-vous appris des gens qui ont organisé ou combattu au Rojava et qui sont ensuite retournés chez eux ?

Botan: Il est important pour les amis qui retournent de rester en contact avec les camarades et de rester en contact les uns avec les autres. Il y a eu des cas de suicide parmi ceux qui sont retournés en occident, pas seulement à cause des évènements traumatiques subis mais aussi à cause du manque de l’expérience de vie acquise ici. La modernité capitaliste est cruelle et isolatrice. La connexion aux autres et avoir un espace de communication au sujet de la santé mentale sans en éprouver de honte sont des facteurs clef pour gérer ces problèmes. Il y a un mythe qui veut que la guerre soit l’étalon or de la mesure de tout autre traumatisme. Ceci peut créer une hiérarchie de la souffrance.

Ceren: Quelque chose que nous avons appris de nos amies du mouvement des femmes est qu’une vie en bonne santé est une vie libre et que nous devons rendre des initiatives dans notre vision de la vie libre. Nous nous trouvons souvent dans des situations où nous devons réagir, devons donner une réponse. Malgré cela, une responsabilité que nous ne pouvons pas négliger est de développer pro-activement des façons de vivre qui ne sont pas des réactions au système actuel ou aux circonstances, mais construites plutôt sur des fondations hors du système hégémonique. (NdT: très en phase avec notre “il n’y a pas de solution au sein du sytème et ne saurait y en avoir”…) Nous avons besoin d’une plus profonde compréhension de ce que nous essayons de décrire lorsque nous utilisons des mots comme “traumatisme”. Nous avons besoin de communautés qui soient compatibles avec la vie révolutionnaire. Franchement, l’individualisme et autres formes de libéralisme sont aliénant pour les camarades qui reviennent du Rojava à cause de ce qu’ils ont appris à vivre ici avec leurs camarades.

Nos communautés ont besoin de s’intégrer dans la lutte révolutionnaire pour la liberté. Ce dont on a besoin n’est pas pour le camarade qui retourne chez lui/elle de se réintégrer dans une communauté qui est comme celle qu’il a quittée avant de venir au Rojava. Ce dont on a besoin est d’une réunion de cette communauté et de ce/cette camarade alors qu’ils sont maintenant en développement mutuel.

Nous ne pouvons pas nous changer sans changer le système social dont nous faisons partie. Aucune solution individuelle résoudra les problèmes aussi profonds que ceux auxquels nous faisons face. Il est toujours plus viable et plus révolutionnaire de construire des solutions collectives, gérer de lourds évènements ne fait pas exception. Ici, nous avons vu qu’il était possible pour nous de vivre au travers de choses que nous n’aurions pas imaginer dans d’autres contextes, grâce à la manière dont nous vivons ensemble. Afin de pouvoir faire face aux choses les plus dires et les plus pénibles, nous devons avoir force et résiliance et nos sommes plus forts et plus résiliants lorsque connectés aux autres et partageons une vie collective faire d’amour les uns pour les autres et pour la lutte de la liberté. Des bouquins entiers pourraient être écrits sur hevaltî, ou camaraderie, sans même égratigner la surface de ce que cela veut dire de regarder vos camarades dans les moments les plus durs et de savoir que vous allez lutter ensemble et croire les uns envers les autres jusqu’à la fin. Nous faisons face à tout ensemble, les choses peuvent être un peu chaotiques parfois, mais la lourdeur des choses devient plus légère lorsqu’on porte le fardeau ensemble.

Il y a aussi ce concept de “donner un sens”. Quand des amis tombent şehîd, c’est très dur de ressentir leur perte, mais le sens que nous donnons à leur sacrifice et à ce pour quoi ils se sont battus nous tirent vers l’avant et nous donne plus de force. On ne peut jamais baisser les bras ou devenir fatalistes, lorsque nous nous percevons comme des sujets révolutionnaires, nous avons le pouvoir de changer les choses et pouvons ainsi vivre de notre force. Selon le sens que vous lui donner, chaque personne que cous connaissez qui tombe şehîd, peut devenir destructeur des capacités de la personne à gérer la lutte et sa connexion avec la vie, ou cela peut renforcer la motivation de lutter pour la liberté. Lorsque nous pensons à nos amis tombés au combat, cela nous rappelle le caractère sacré de chaque moment passé avec le/la disparue et avec les camarades en vie, ainsi nous pouvons toujours plus remarquer la présence des autres autour de nous et voir notre propre rôle dans leurs vies et nos responsabilités envers eux et envers le şehîd,

Nous honorons nos camarades en prenant en compte leur lutte. La joie et la douleur existent dans chaque moment, espoir et désespoir, présence et absence… Lequel des deux nous sensibilise t’il le plus ? Qu’honorons-nous et faisons de la place pour ? L’approche que nous avons va aussi affecter nos camarades parce que nos joies et nos peines sont partagées. Si nous ressentons la douleur le plus, nos camarades vont aussi la ressentir, cela s’amplifie et devient plus lourd à supporter. Si nous paniquons, cela peut envoyer une onde de choc vers chacun de nous. Si nous ressentons la joie, le moral se multiplie et nous devons tous plus forts.

Essentiellement, nous conseillerions qu’aucun camarade ne devrait essayer de faire face à ces choses seul. Nous avons besoin d’amour, de but et nous avons besoin de vie commune ayant une forte fondation dans la lutte pour la liberté. Ces choses nous donnent une véritable fondation pour venir à bout de quoi que ce soit.

Tekoşîna Anarşîst, le 9 octobre 2020

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Lectures complémentaires :

Confédéralisme Démocratique

Abdullah Ocalan Confédéralisme Démocratique

Textes fondateurs pour un changement politique radical

Il n’y a pas de solution au sein du système, n’y en a jamais eu et ne saurait y en avoir !

Comprendre et transformer sa réalité, le texte:

Paulo Freire, « La pédagogie des opprimés »

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4 textes modernes complémentaires pour mieux comprendre et agir:

Guerre_de_Classe_Contre-les-guerres-de-l’avoir-la-guerre-de-l’être

Francis_Cousin_Bref_Maniffeste_pour _un_Futur_Proche

Manifeste pour la Société des Sociétés

Pierre_Clastres_Anthropologie_Politique_et_Resolution_Aporie

 

Confédéralisme Démocratique : Excellent entretien avec des membres de Tekosina Anarsist / Lutte Anarchiste du Rojava… Analyse, compte-rendu de terrain et perspective pour une révolution sociale prise entre le marteau et l’enclume (1ère partie)

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, colonialisme, démocratie participative, documentaire, guerres hégémoniques, guerres imperialistes, ingérence et etats-unis, militantisme alternatif, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, politique et social, résistance politique, société des sociétés, société libertaire, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , on 24 octobre 2020 by Résistance 71

Un entretien particulièrement bien vu et utile  car il permet d’évaluer beaucoup mieux la situation interne au Rojava qui n’est, comme nous l’avons souvent répété, ni blanche ni noire, mais possède une énorme variété de paramètres à prendre en considération. Nous n’avons que peu d’information filtrant de la région et de la situation réelle de terrain au-delà de toutes les propagandes possibles des entités impliquées conflictuerllement ou pseudo-conflictuellement dans la zone. Il est donc difficile de comprendre tous les tenants et aboutissements du terrain. Cet entretien est une véritable torche qui éclaire une bonne partie de la situation, ce depuis 2011.

Le mouvement Tekosina Anarsist (TA) ou “Lutte Anarchiste” a été créé à l’automne 2017 au Rojava, il y a donc trois ans. Ce mouvement est international et est essentiellement une unité médicale de combat qui dispense à la fois des soins dans les zones de combat et forme des équipes médicales pour les unités kurdes du Rojava. L’an dernier, un membre italien de TA, Lorenzo Orsetti, a été tué dans les zones de combat du Rojava.

Cet entretien repositionne historiquement la lutte pour le Confédéralisme Démocratique dans cette région du monde et partout ailleurs, comme le préconise Abdullah Ocalan dans son manifeste pour le Confédéralisme Démocratique (CD) de 2011, qui n’a pas grand chose à voir avec le “Contrat Social du Rojava” pondu en 2016 et régissant le Rojava comme un proto-état à l’inverse du CD qui invoque l’abolition de l’État et des institutions. C’est donc avec un immense plaisir que nous avons traduit cet entretien, qui répond à bien des questions et des spéculations. Nous remercions les intervenants de cet éclairage si nécessaire.

~ Résistance 71 ~

“Chaque orage commence avec une simple goutte de pluie. Sois cette goutte !”
(devise du Tekosîna Anarsîst)

Tekosîna Anarsîst / Rojava

Un an après l’invasion turque du Rojava : un entretien avec des membres du Tekosîna Anarsîst sur la participation anarchiste dans l’expérience révolutionnaire de la Syrie du Nord-Est [1/2]

CrimethInc

Octobre 2020

url de l’article original :
https://crimethinc.com/2020/10/11/one-year-since-the-turkish-invasion-of-rojava-an-interview-with-tekosina-anarsist-on-anarchist-participation-in-the-revolutionary-experiment-in-northeast-syria

~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~

1ère partie
2ème partie

Il y a un an, avec la bénédiction de Donald Trump, les forces militaires turques ont envahi le Rojava, cherchant à procéder à un nettoyage ethnique afin de réarranger de force la région, commettant de nombreuses exécutions sommaires et déplaçants des centaines de milliers de personnes. Depuis 2012, la région autonome du Rojava est l’hôte d’une expérience multi-ethnique d’auto-détermination politique et d’émancipation féminine tout en combattant Daesh / EIIL. Des anarchistes ont participé à la résistance à l’invasion et à l’occupation turque, certains dans des équipes médicales de combat en Syrie et d’autres comme membres d’une campagne de solidarité internationale. Jusqu’à aujourd’hui, les forces turques continuent d’occuper une bande de territoire en Syrie, mais elles ont été bloquées dans leur conquête de la région complète.
Des anarchistes du monde entier ont été impliqués dans l’expérience du Rojava depuis bien des années, rejoignant les rangs des YPJ ou des YPG (les Unités de Protection du Peuple) lors de la défense de la province et de la ville de Kobané contre l’EIIL, formant plus tard leurs propres organisations, incluant les Forces de Guerilla Populaires Révolutionnaires Internationales (FGPRI) et plus récemment en 2017, le Tekoşîna Anarşîst (Lutte Anarchiste ou TA). Dans l’entretien extensif qui s’ensuit, plusieurs participants au TA comparent leurs expériences dans le combat contre Daesh et contre la Turquie, explorent ce qu’il s’est passé en Syrie depuis l’invasion [turque], évaluent l’efficacité des interventions anarchistes au Rojava et discutent de ce que les gens du monde entier peuvent apprendre des luttes se déroulant dans cette région.
Ceci constitue un document historique très important qui tire sa source de plusieurs années d’expérience de terrain et de réflexion. Pour les anarchistes qui s’opposent à toutes formes de hiérarchie et de force coercitive centralisée, la mise en place et la création des organisations armées d’auto-défense posent toute une série de question épineuses. Alors que l’entretien qui s’ensuit ne répond pas définitivement à toutes ces questions possibles, il est éclairant et informatif pour toute discussion concernant ces sujets.
~ CrimethInc ~

—Que s’est-il passé depuis l’attaque du Rojava par la Turquie en Octobre 2019 ?

Garzan: Nous avons discuté préalablement de la crise humanitaire qui a suivi l’occupation turque. Depuis cette invasion, le Rojava a vécu la plus longue période de temps sans une ligne de front active. Il y a toujours des opérations anti-Daesh et ses cellules dormantes à Deir Ezzor et occasionnellement des attaques turques à Aïn Issa, Manbij et Til Temir, mais les FDS ou “Forces Démocratiques Syriennes”, la structure parapluie des forces militaires combattant pour défendre la zone autonome auto-administrée du Nord-Est de la Syrie, prennent ce temps pour se préparer contre la prochaine attaque majeure turque. Les académies militaires entrainent de nouvelles forces, les villes proches de la ligne de front préparent leurs systèmes de défense. Les corps diplomatiques de l’auto-administration travaillent pour parvenir à un accord avec différentes forces dans en en dehors de la Syrie, poussant pour des solutions politiques, parce que cette révolution recherche la paix, mais sait aussi qu’elle doit être prête pour faire la guerre.

Mazlum: L’incursion militaire de la Turquie et de ses suppléants dans le nord-est syrien est un processus qui continue jusqu’à aujourd’hui. L’attaque de cette région implique toutes les bombes et roquettes qui se sont abattues sur les maisons des gens, toutes les cultures céréalières qui ont été brûlées et tous ces gens qui ont été tués y compris nos camarades ainsi qu’un grand nombre d’enfants, chaque balle qui a été tirée sur cette terre, chaque maison perdue, et tous ces gens qui sont maintenant des réfugiés dans leur propre pays ; mais tout ceci n’est qu’une partie de ce qui se passe. L’état turc mène aussi un type de guerre spécialisé dans le domaine de l’information et de la propagande, du renseignement et de l’espionnage, limitant la liberté des femmes, bloquant les accès à l’eau et d’autres ressources essentielles, éradiquant la culture, sabotant l’économie et mettant en péril l’écologie. La Turquie joue une diplomatie de guerre sur une très grande échelle.

Par exemple, après avoir capturé Serêkaniye en 2020, la Turquie a transformé le seul cimetière des FDS de la ville, là où des combattants ayant combattus Daesh ont été enterrés, en une base militaire pour les factions djihadistes de la SNA. Ceci pour montrer comment cette guerre est menée.

Imaginez une grand ligne de front, très intense. Puis imaginez l’équivalent de cela se situant chaque jour dans toutes les sphères de la vie, sauf celle de lutter physiquement avec des armes. C’est ce qu’il s’est passé depuis le début de l’invasion en 2018 à Afrin et maintenant après la prise de la ville de Serêkaniye en 2019. L’invasion n’a jamais cessé. Cette une guerre de basse intensité dans laquelle la tension demeure constante mais où il n’y a que très rarement des clashes et des combats. Le plus grand des évènements prend place à un niveau différent, mettre en place les conditions politiques dans la région et préparer la voie pour las prochaine offensive militaire.

Botan: Il y a aussi eu les histoires avec les prisonniers de Daesh, les émeutes de prison et les évasions. L’auto-administration ne reçoit que très peu de soutien pour gérer ces prisonniers de Daesh de manière judiciaire. Elle continue d’avoir la responsabilité de s’en occuper tout en préparant la défense contre la prochaine agression turque. La Turquie a aussi ciblé les révolutionnaires au moyen d’attaques par drones dans des zones civiles, par exemple, l’assassinat de trois femmes de l’Étoile de Kongra à Kobané en juin.

—Comment est-ce que l’invasion turque et le COVID19 ont affecté la vie des gens au Rojava ?

Garzan: La première vague COVID de mars a infecté moins de 50 personnes, grâce à la fois à la réponse préventive de l’auto-administration et aussi à l’embargo qui a rendu très difficile de voyager. Malheureusement il y a eu une seconde contamination en septembre qui a commencé depuis l’aéroport de Qamislo, contrôlé par l’état syrien et qui s’est étendue à toutes les villes principales du nord de la Syrie. Nous avons quelques 1800 cas connus et 70 morts, mais il est possible que le chiffre soit supérieur car nous manquons de facilités médicales. L’auto-administration fut proactive au début, interdisant les voyages entre les villes et encourageant le port de masques. Il y a aussi eu un couvre-feu pour les magasins et les endroits publics, sauf pour les magasins d’alimentation et les pharmacies, qui n’étaient autorisés à ouvrir que quelques heures dans la matinée. De manière générale, les gens prirent plus au sérieux ce virus lors de la seconde contamination, mais après des années de guerre, i est difficile de faire prendre au sérieux quelque chose qu’on ne voit pas. Les mesures de distanciation sociale ont peu de prise sur une société si fondamentalement axée sur la communauté et à partager la vie ensemble.

Vous pouvez lire des discussions plus détaillées sur la question de la part de volontaires médicaux internationalistes sur la façon dont le nord-est syrien gère la pandémie du coronavirus. Il y a des mises à jour régulières sur le  Rojava Information Center.

—Décrivez la différence entre combattre l’EIIL / Daesh et la Turquie. Quels sont les différents défis, tactiquement, politiquement et aussi émotionnellement ?

Garzan: La différence la plus évidente est la technologie militaire utilisée par l’ennemi. Daesh combattait avec des armes légères et de la petite artillerie ; ils se spécialisaient dans les voitures piégées, les attaques suicides et des Engins Explosifs Improvisés (EEI) très bien faits. L’état turc lui, combat avec des milices, par procuration, qui ont des chars et du soutien aérien au moyen d’avions de combat et de drones. Il y a très peu de soldats turcs sur les lignes de front, mais sur le terrain, l’ennemie est le même qu’auparavant. Il a été très bien documenté le fait que les combattants de Daesh mettent le drapeau noir de l’état islamique au rancard et sortent les bannières rouges de l’état turc. Ils ont maintenant le soutien total d’une armée qui fait partie de l’OTAN. Ceci nous a forcé à changer de tactique, comment nous bougeons, comment nous défendons à la fois nos forces militaires et les civils. Les lignes de front ne sont plus les tranchées où se formèrent les YPG/YPJ, ni non plus les zones de désert que les FDS ont libérées de Daesh. Maintenant, la ligne de front est partout où les avions turcs et les drones peuvent voler.

C’est aussi un gros défi politiquement. Quand nous combattions Daesh, tout le monde savait que ceci était un combat pour l’humanité, afin de stopper une sorte de fascisme théocratique qui utilisait la torture brutale et les exécutions publiques comme propagande. Mais maintenant que la Turquie continue ce que Daesh n’a pas pu finir, les défis sont bien plus gros. Non seulement les forces turques ont une technologie bien plus avancée que celle de Daesh, mais leur guerre politique et médiatique est bien plus forte, ce qui force les FDS et l’auto-administration à faire de plus gros efforts dans les relations diplomatiques avec les autres puissances afin de défendre le territoire libéré. Maintenir des relations diplomatiques veut aussi dire forger un narratif que d’autres forces puissent soutenir parce que si l’auto-administration parle ouvertement de l’horizon révolutionnaire et de Confédéralisme Démocratique, c’est à dire, de dépasser le cadre des états-nations et de mettre à bas le capitalisme et le patriarcat, il sera alors facile pour Erdogan d’obtenir le feu vet des autres puissances pour balayer le territoire libéré.

Şahîn: Il y a un risque accru pour les internationaux, particulièrement ceux qui combattent sur le front avec des armes. Plusieurs états qui ne poursuivaient pas leurs “citoyens” pour être venus ou venir ici pour combattre Daesh, ont changé leur politique ou arrêté de regarder ailleurs et poursuivent maintenant judiciairement ceux qui retournent. Et pas seulement les combattants. Ceci ne devrait en rien affecter la décision de venir, mais il est important de bien comprendre les risques et les positions dans lesquelles on peut se trouver afin de les minimiser au maximum tout en ne diminuant en rien notre volonté de lutter.

Une autre différence, et pour moi celle-ci fut énorme, est émotionnelle. Les dernières années contre Daesh, nous étions à l’offensive, nous étions le camp libérateur. Aussi dangereux que l’ennemi fut, il y avait une façon de combattre. Se battre contre la Turquie, nous étions sur la défensive, dans des situations où parfois la ligne de front était derrière nous et nous ne pouvions pas vraiment savoir comment les choses allaient se passer. Il est important de comprendre qu’il y aura encore des marches en avant, que nous allons continuer à défendre cette terre et à récupérer ce qui a été perdu. Mais dans cette réalité, le processus fait payer certaines factures. C’est un des pires tests mental qu’on puisse se voir infliger. Mais si nous ne pouvons pas percevoir la possibilité de la victoire, alors on ne peut jamais gagner. C’est à dire que nous devons y croire fortement et être plus malins afin d’identifier le talon d’Achille de l’ennemi. Il peut être bien caché, mais ce serait une grave erreur que de penser et de dire que simplement parce qu’ils sont plus gros et plus forts, ils doivent être imbattables.

Mazlum: Le défi émotionnel en ce qui me concerne et l’application d’une discipline militaire dans des situations où les vies de personnes furent directement menacées et où nous pouvions les aider. Pourtant, par ordre de la chaîne de commandement, nous ne pouvions pas le faire, faire ce que nous considérions comme nécessaire en accord avec notre propre jugement. Il y a eu beaucoup de situations comme celle-là. Par exemple une fois, nous avons appris que plusieurs camarades avaient été touchés par une attaque de drone quelques kilomètres plus loin sur la route. Nous savions qu’ils étaient blessés mais toujours en vie. Nous savions également que le drone tournait toujours autour de la zone, en attente que des équipes de secours arrivent pour aider les blessés et les tirer comme des lapins. Pour cette raison, un ordre strict fut émis de ne bouger sous aucun prétexte et nous pouvions parfaitement comprendre cet ordre après avoir été les témoins de camarades tués en pareille circonstance pour ne pas avoir respecté une certaine discipline et qui s’étaient déplacés au moment où on leur avait dit de ne pas bouger quelques soient les circonstances.

En même temps, nous savions que nos camarades étaient en train de saigner et que souvent la différence entre la vie et la mort est matière de quelques secondes en de telles circonstances. Calculant froidement, nous savions que le choix était de laisser quelques camarades certainement mourir et envoyer une unité médicale de combat à leur secours, qui serait plus que certainement bombardée et aussi tuée. En de tels moments, on ne peut qu’imaginer ce qui se passe dans la tête de nos camarades blessés et ce que vous ressentiriez si vous étiez là-bas, allongés en train de saigner et brûlés, cloués au sol, réalisant que vous êtes utilisés comme un piège. Ceci est une situation tactique et psychologique avec laquelle nous avons à faire face. Cette stratégie est sciemment utilisée par l’armée turque, capitalisant sur l’impact psychologique des attaques aériennes et de la surveillance des drones armés de missiles.

Les FDS ont déjà fait l’expérience de tout ça en 2016-17 dans des combats autour d’Al-Bab, lorsque la Turquie a utilisé un drone de surveillance et des frappes aériennes. Lors de la guerre contre Daesh, nous pouvions voir les positions des djihadistes frappées depuis les airs. Maintenant nous sommes les cibles froidement observées par les opérateurs entraînés de drones de la seconde plus grosse armée de l’OTAN.


Communes Libres du Rojava

—Comment la relation entre l’auto-administration et les Etats-Unis a t’elle changé cette année écoulée ? Que paraissent être les priorités des Etats-Unis dans la région ?

Şahîn: On pouvait rencontrer les militaires américains lorsque nous étions au front contre Daesh, dans les hôpitaux de terrain, sur les points d’artillerie et dans le soutien aérien. Ceci ne se passe plus sur le front contre la Turquie. La Turquie a commencé son offensive quelques jours après que Trump ait annoncé le retrait américain de Syrie. Ceci fut une mise en scène : Les Etats-Unis ne laisseraient pas si facilement les champs de pétrole et ils ne l’ont pas fait. dans les mois qui ont précédé l’invasion turque, les Etats-Uns se sont positionnés comme négociateur, faisant différents arrangements avec les FDS et la Turquie au prétexte d’assurer une “solution pacifique”. A la fin, frustrant bien des gens, les FDS ont coopéré, abandonnant plusieurs positions défensives, retirant toute arme lourde sur une bande de 30km de la frontière turque, diminuant le nombre de militaires dans les check points frontaliers et laissant les véhicules militaire turcs patrouiller la zone libérée avec les véhicules américains.

Tout ça n’avait pas d’importance. Trump a pris sa décision à l’emporte pièce. Finalement, toutes ces étapes n’ont fait qu’affaiblir la défense et rendu la tache plus facile à Erdogan et à ses milices par procuration d’envahir la zone.

Pas tout le monde en Syrie du nord-est est un révolutionnaire. Certains ont vu les Etats-Unis comme une force positive considérant qu’ils aidèrent à chasser Daesh et étaient du côté des “camarades du Rojava”, qui représentent une véritable alternative au régime de Bachar Al Assad, à l’EIIL / Daesh ou à l’Armée Libre Syrienne (ALS), soutenue par la Turquie, les groupes djihadistes aussi soutenus par la Turquie dans l’occupation du nord de la Syrie. Après cette trahison, tout le monde dans la région a compris l’autre tranchant de cette double épée qu’est la politique américaine. Au travers de cette société, des sentiments de méfiance devinrent rapidement apparents.

Les FDS comprennent que la guerre civile en Syrie comprend des défis complexes. En conséquence, elles n’ont pas pris la voie de la riposte et de la vengeance, mais ont essayé de se positionner afin de faire avancer la défense du peuple le plus possible. Sur le terrain, cela veut dire que la coopération avec l’armée américaine continue dans certains endroits, bien que les FDS comprennent parfaitement que les Etats-Unis ne retourneront jamais leurs armes contre la Turquie pour défendre la Syrie du Nord-Est. Ces contradictions sont difficiles à comprendre et les FDS donnent des responsabilités à beaucoup de groupes différents et qui sont bien difficiles à réaliser.

Garzan: En ce qui concerne les priorités des Etats-Unis, nous pouvons en fait citer henry Kissinger : “L’Amérique n’a ni amis ni ennemis, elle n’a que des intérêts.” Il y a plusieurs agendas derrière la politique américaine et parfois ils ne sont même pas en accord l’un avec l’autre. Les contradictions entre la Maison Blanche et le Pentagone se sont vues à plusieurs reprises. Quand Trump a déclaré que les troupes américaines resteraient en Syrie seulement pour sécuriser le contrôle des réserves pétrolières, se retirant de la frontière du nord alors que la Turquie se préparait à envahir, ceci fut une indication de priorités différentes. D’un côté, la Maison blanche voulait faire plaisir à Erdogan qui se rapprochait trop de la Russie et menaçait la stabilité de l’OTAN ; d’un autre côté, le Pentagone voulait contrôler l’expansion de l’influence iranienne dans le croissant chiite et freiner les avances des milices chiites acquises lors de leurs combats contre Daesh en Irak et en Syrie. La Syrie orientale possède de grandes ressources pétrolières et gazières et l’administration américaine voulait empêcher les milices chiites de gagner le contrôle sur celles-ci tout en empêchant l’Iran d’établir un couloir complet chiite connectant l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban.

Sur le terrain, ceci se traduit par de gros véhicules blindés avec le drapeau américain sur les routes, se déplaçant et distribuant des bonbons aux enfants dans les villages. Ils en partageaient les photos sur les réseaux sociaux, essayant de sortir de cette image datant d’un an où les Kurdes jetèrent des pierres et des tomates à leurs véhicules après la trahison qui mena à l’invasion turque. La coalition (à savoir les FDS) a mené des opérations contre Daesh et soutenu les raids des forces anti-terroristes contre les cellules dormantes de Daesh, mais aussi mené des opérations dans des zones contrôlées par les Turcs comme celle qui a soi-disant tué le leader de l’EIIL Abou Bakhar al-Baghdadi. Cette opération reçut une publicité et audience internationale, mentionnant aussi parfois le soutien en renseignement fournit par les FDS.

—Avec le recul, comment les combattants du Rojava ont-ils vu les relations avec le gouvernement américain qui mena à l’invasion turque ?

Mazlum: Juste six mois avant l’invasion turque, en octobre 2019, les FDS battaient militairement Daesh dans la bataille de Baghouz Fawqani après plusieurs années de combats qui furent généralement soutenus par la “communauté internationale”. En rapport à cela, il y eut une certaine assomption, ou peut-être plus un espoir, qu’à cause de cela, la CI ne permettrait pas l’invasion qui mènerait au massacre des populations de la Syrie du Nord-Est. Tout le monde se posa la question. Maintenant nous pouvons regarder tout cela a posteriori et demander : qu’est-ce que cette communauté internationale ? Comprenons-nous cela comme tout le monde, toutes les institutions et les médias du monde qui prennent une position politique active et parlent de ce sujet ? Ou bien n’est-ce qu’un groupe de leaders politiques de pays avec leurs ministères et intérêts géopolitiques personnels ? Si c’est cette dernière, alors on ne peut s’attendre à rien d’autre de ces entités qui vendent des armes à la Turquie aujourd’hui, condamnent la guerre demain et le jour suivant, réaffirme l’importance et le soutien de l’OTAN et de cette alliance, tout en menant des vagues de répression contre le peuple kurde et le mouvement de libération dans leurs pays en même temps.

Un manque de confiance fondamental de l’establishment politique et des états est quelque chose que les anarchistes partagent avec un grand nombre de personnes en Syrie du NE. “Pas d’amis sauf les montagnes” (Ji bilî çiya hevalên me tune ne), comme dit le dicton kurde. Et si nous comprenons le vocable de “communauté internationale” comme tout le monde, institutions et médias du monde, nous pouvons dire qu’il est important que les gens parlent sur ce qu’il se passe et dissémine l’info. Mais honnêtement, si nous devons avoir un espoir pour que la communauté internationale arrête l’invasion, elle devra non seulement protester contre celle-ci, mais aussi la combattre et perturber la guerre économique turque. Aussi, nous pouvons constater que nous-mêmes en tant qu’anarchistes n’avons pas un mouvement révolutionnaire suffisamment fort pour donner un exemple qui pourrait être suivi.

La question qui se pose à nous est donc : A quel point pouvons-nous nous fier à ce terme si vague de “communauté internationale”, quand nous avons besoin de défendre et de changer nos sociétés ici et maintenant ? Et qu’est-ce que nous pouvons construire sur quoi nous reposer pour que nous ne soyons pas seuls quand les bombes tomberont sur nos têtes ? Pas seulement en terme d’être physiquement présents avec nos camarades à ce moment, mais plutôt dans l’échelle de la sincérité de ressentir avec nos cœurs que ce que nous défendons et ce pour quoi nous combattons est connecté à d’autres gens et peuples et endroits autour du monde ?

—En quoi la relation entre l’auto-administration et la Russie a t’elle changé ?

Garzan: Les relations avec la Russie ont été difficiles depuis qu’ils ont abandonné la ville d’Afrin à l’invasion turque en 2018. Ceci fut une énorme trahison. Ceci provoqua le fait que l’auto-administration dût plus dépendre des Etats-Unis, jusqu’à ce que ceux-ci firent la même chose en abandonnant aux Turcs les villes de Serêkaniye et de Gire Spi. Après ça, on peut voir comment l’auto-administration a pris plus d’initiatives en relations diplomatiques avec la Fédération de Russie, cherchant à court-circuiter le régime afin de négocier avec ceux qui prennent vraiment les décisions en Syrie. Il est important d’avoir présent à l’esprit le nombre de Kurdes qui vivent en Russie, bien plus que ceux qui vivent aux Etats-Unis, ce qui aide quand on parle diplomatie.

Leur politique semble toujours vouloir chercher à trouver un équilibre entre les relations avec les Etats-Unis et la Russie. Par exemple, Ilham Ahmed, le représentant du Conseil Démocratique Syrien, a visité Moscou quelques mois après une conférence avec la Maison Blanche. Après les accords sur les champs pétroliers de Deir Ezzor avec une obscure compagnie américaine du nom de Delta Crescent*, des négociations concernant les champs gaziers se sont ouvertes avec Gazprom, la plus grosse entreprise énergétique liée au gouvernement russe, La Russie est un état très pragmatique en ce qui concerne la diplomatie, mais la Russie se focalise plus sur la Turquie, pas seulement sur des négociations ayant trait à des ventes d’armes et autres intérêts économiques, mais aussi pour éloigne la Turquie de l’OTAN et affaiblir la suprématie des Etats-Unis.

(*) note de R71: renseignements pris, Delta Crescent Energy est une entreprise pétrolière enregistré dans l’état du Delaware aux USA (état paradis fiscal qui facilite les exemption d’impôts etc…) en août 2019. En partenariat sont James Reese (ex-officier de l’armée US, membre de l’unité commando Delta Force, d’où le nom de l’entreprise…) et fondateur de la firme TigerSwan, firme de “sécurité, de logistique et de gestion de risque” louant ses services à des entreprises privées et au gouvernement américain, en clair, une boîte de barbouzeries en tout genre, et un autre associé du nom de John Dorrier, ex-exécutif de l’entreprise pétrolière britannique GulfSands qui a travaillé auparavant en Syrie. Donc associés: un pétrolier et un garde du corps de luxe…
Toute l’opération est soutenues par Mike Pompeo, ministre des affaires étrangères de Trump et ex-directeur de la CIA… bref c’est du pillage en bande organisée au plus haut niveau entrepreneurial et gouvernemental. Tout le monde sait, personne ne dit rien, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes oligarque.

–*–

—Quelles sont maintenant les dynamiques de pouvoir entre le gouvernement d’Al-Assad et l’auto-administration ?

Şahîn: L’Armée Arabe Syrienne (AAS), la force militaire de l’état syrien est présente sur quelques lignes de front contre la Turquie, bien que ce soit plus une question de diplomatie venant de leur part. Il y a un ennemi commun mais des buts différents. Donc, ils sont moins motivés à combattre la Turquie et une relation différente avec les alliés.

Le conflit avec le régime Assad est plus politique et économique. Les camarades ne perdent ni leur temps ni leur énergie et ressources à contester l’AAS et ceci ne serait en rien le meilleur choix. Les négociations ont échoué parce que les deux positions opposées étaient trop différentes et trop intransigeantes pour trouver une voie commune. Assad essaie d’affaiblir la révolution en offrant de meilleurs prix aux paysans, en coupant l’électricité et tactiques de ce genre. Il n’a aucun soutien dans la population kurde du NE de la Syrie, mais ceci est plus complexe au sein des populations arabes et assyriennes. Il essaie de jouer la carte du diviser pour mieux régner. Les camarades savent cela. C’est déjà un des objectifs de la révolution, du confédéralisme démocratique, de ne pas fonder la société sur une identité nationale ou ethnique unique, mais de trouver le chemin pour que les différentes communautés puissent vivre ensemble, peut-être avec des zones semies-autonomes sur le même territoire. Ceci est un des points clefs de la solution sans état qui constitue la proposition d’Ocalan.

Garzan: Le gouvernement Assad est fondé sur la logique de l’état-nation. Il a survécu à cette guerre grâce à des interventions extérieures, essentiellement de la Russie, mais aussi par l’influence interne de factions nationalistes dures, comme le parti national socialiste de Syrie. Ceci leur rend impossible d’accepter la proposition de la nation démocratique et du modèle confédéral proposé par l’auto-administration. Lorsque les négociations sont au point mort, le régime revient aux stratégies que tous les états emploient pour assurer leur hégémonie : la violence et la répression. A l’été 2019, une vague d’incendies a ravagé les cultures agricoles du NE syrien.

Le blé est une des ressources principales de la région, donc ceci fut un coup terrible pour l’économie de l’auto-administration. Au début, les gens pensèrent que c’était l’œuvre de Daesh, mais il se trouva que la plupart des personnes qui furent arrêtées alors qu’elles mettaient le feu étaient membres des services de renseignements du régime Assad. En novembre, en conséquence de l’invasion turque, la menace commune à l’intégrité du territoire syrien mena à des négociations qui résultèrent en un accord de déploiement commun autour de la frontière turque. Les deux forces sont au front pour combattre les Turcs et leurs milices proxies, mais les négociations politiques ne progressent pas. La Russie commence maintenant une procédure de médiation, soutenant publiquement quelques demandes de l’auto-administration sur le comité de constitution et les pourparlers de paix de Genève, ainsi que de faire de la Syrie un état fédéral. Le régime n’est pas satisfait de cela mais sa dépendance du soutien russe fait qu’il lui est difficile de s’opposer aux décisions russes.

—A posteriori dans les premières phases de la révolution syrienne, y a t’il eu des opportunités manquées dans le processus ?

Garzan: Il est très intéressant de réfléchir sur les premières années de la révolution, le soi-disant “printemps arabe”, afin d’analyser comment les évènements s’enchaînent pour nous mener là où nous en sommes aujourd’hui. En ces temps, il y a presque 10 ans, bien des forces différentes s’opposaient au régime d’Al-Assad. En bref, nous pouvons dire que la première vague de soulèvement démocratique s’est effondrée lorsque la situation a dégénéré en conflit armé, mais l’histoire est bien plus compliquée que ça. Cette vague de soulèvements démocratiques fut diverse et organique, comme les conseils locaux organisés dans les différentes villes en vue d’une perspective révolutionnaire. Un réseau de conseils locaux émergea, influencé par la vie et le travail d’Omar Aziz, un anarchiste syrien qui prit une part active dans les soulèvements jusqu’à ce qu’il soit arrêté et tué dans les prisons de Damas.

(NdT: Omar Aziz ou “Abou Kamel”, 1949-2013, anarchiste syrien, diplômé de l’université de Grenoble, promoteur des conseils populaires, fondtreur du premier conseil populaire à Damas en 2011 dans le district de Barzeh, mort en détention des suites de maltraitance et de malnutrition comme bon nombre de prisonniers politiques en Syrie.)

Ces soulèvements reçurent un soutien des sociétés occidentales et le régime savait à quel point un mouvement pouvait être dangereux lorsqu’il gagne le soutien de l’opinion publique occidentale.

Du côté militaire, la création de l’Armée Syrienne Libre (ASL) en opposition à l’AAS a marqué le début de la “guerre civile”. Le régime Assad voulait et œuvrait à écraser les forces révolutionnaires et permettre à d’autres courants de gagner le contrôle sur les soulèvements populaires. L’escalade militaire endommagea les mouvements socialistes, démocratiques et séculiers, tandis que des groupes salafistes furent plus utilisés à opérer clandestinement comme une force insurgée. Lorsque Daesh a commencé à s’infiltrer en Syrie en 2013 [depuis l’Irak], plusieurs factions islamistes de l’ASL trahirent et rejoignirent L’EIIL/Daesh. Lorsqu’Al-Bagdhadi déclara le califat à Mossoul en 2014 et que leurs forces se déplacèrent vers la Syrie depuis l’Irak, elles commencèrent à avancer sur les arrières de l’ASL Avec le régime d’un côté et Daesh de l’autre, les territoires sous contrôle de l’opposition furent écrasés sous les bannières du califat.

Au Rojava, la situation fut différente. L’expérience du mouvement kurde sur la résistance à long terme, spécifiquement avec ces trente dernières années de guerre contre l’état turc, lui a donné les moyens de naviguer sur les flots tumultueux des évènements. Au début, le mouvement kurde fut capable d’écarter les représentants du régime Assad avec une utilisation minimale de la force, simplement e étant bien plus nombreux que les soldats syriens et les forçant à partir. Les Kurdes saisirent cette opportunité pour commencer une révolution pendant ces temps convulsifs, mais ils maintinrent leurs distances avec les mouvements arabes d’opposition par manque de confiance et par surprécaution. Nous ne devrions pas oublier l’oppression qu’ont subi les Kurdes en tant que minorité ethnique, avec leur langue non reconnue officiellement, leur nationalité mise en question, leur chance de finir en prison ou de vivre dans la pauvreté bien supérieure que les personnes de la majorité ethnique.

Et bien sûr, il y eut aussi des divisions au sein même de la population kurde, les milices armées kurdes furent divisées entre les YPJ/YPG loyales au YPD, parti politique dévoué aux idées du confédéralisme démocratique, les milices liées au PDK-Syrie, parti politique affilié au PDK ou parti démocratique kurde d’Irak (NdT: créé et sponsorisé par la CIA depuis l’époque de Saddam Hussein, mené par le clan Barzani), le parti politique le plus influent de la zone kurde d’Irak, et d’autres milices sans affiliation claire particulière. Les milices kurdes furent impliquées dans quelques combats avec l’AAS, mais les plus gros clashes commencèrent lorsque les unités de défenses populaires YPG et YPJ (unités populaires féminines de protection combattantes) accrochèrent le groupe islamiste du Jahbat Al-Nosra, la branche d’Al Qaïda en Syrie. Alors que les combats et la guerre s’intensifiaient, les factions plus faibles furent absorbées par les plus fortes ou furent juste démantelées. Quand l’EIIL commença à pénétrer en Syrie en 2013, les factions en opposition durent choisir un camp, avec Daesh ou contre. A cette époque commença une coopération entre les YPG et YPJ et des groupes d’opposition révolutionnaires formant une alliance Euphrates Volcano. L’EIIL gagna du terrain et monta en puissance et commença le siège de la ville de Kobané, là où éventuellement Daesh fut vaincu. Les FDS commencèrent leur offensive contre le califat. Cette vidéo (This video ) offre une revue complète du devenir des territoires durant le conflit.

Il est difficile de vraiment cerner ce qui aurait pu se passer différemment. On peut imaginer des scénarios différents, mais ils ne seront que de la pure spéculation subjective.

La première idée qui vient à l’esprit est que si Bachar Al-Assad avait négocié avec l’opposition pendant les premiers mois des soulèvements, on peut imaginer un processus de transition dans lequel quelques réformes auraient été mises en place dans l’état syrien, quelques concessions auraient été faites à l’opposition et une partie de cette opposition intégrerait l’état en accord avec une stratégie de diviser pour mieux régner. Ceci aurait isolé les mouvements cherchant un changement radical ; d’un côté le mouvement révolutionnaire kurde et de l’autre les groupes salafistes comme Al-Nosra. Dans ce scénario on peut imaginer une opposition politique kurde essayant de faire passer des propositions auprès d’un gouvernement transitoire, ce qui aurait plus que vraisemblablement refusé. Toute tentative de poussée révolutionnaire dans la zone kurde aurait été écrasée par l’AAS, qui n’aurait pas été occupée à défendre les grandes villes dans ce scénario. Ce scénario ne suggère aucune opportunité pour une meilleure situation révolutionnaire.

Un second scénario aurait pu impliquer une plus grande coordination organique entre l’opposition révolutionnaire et le mouvement kurde, par laquelle le régime aurait été mis à bas avant qu’il ne puisse consolider le soutien de la Russie. Je crois que c’était le scénario dont avait le plus peur Bachar al-Assad et c’est pour cela qu’il a mis tant d’effort à écraser l’opposition, bombardant les mobilisations de protestation et faisant relâcher les islamistes des prisons pour s’assurer que l’opposition soit bien contrôlée par les groupes salafistes. Un autre facteur qui a rendu ce scénario  difficile a réaliser fut le manque d’un mouvement révolutionnaire arabe pré-existant en Syrie qui aurait pu développer des connexions organiques avec le mouvement révolutionnaire kurde avant la révolution. Une fois la première balle tirée, les urgences de la guerre rendent difficile l’établissement de nouvelles passerelles. L’alliance “Euphrates Volcano” ci-dessus mentionnée fut un bon pas dans cette direction.

Ça aurait peut=être pu se produire plus tôt, mais l’opposition était une mosaïque de différents groupes et factions, ce qui rendait difficile l’établissement d’une coordination avec une organisation formelle comme le mouvement de libération kurde. Maintenant on peut aussi critiquer le mouvement kurde de ne pas avoir plus pousser pour ce scénario, mais nous devons aussi comprendre que la première rencontre majeure entre le YPG et l’ASL fut dans la bataille d’Alep durant laquelle le front Al-Nosra a fréquemment bombardé les voisinages kurdes de Sheikh Maqssod. Ces clashes rendirent la coordination avec l’opposition encore plus difficile. Manis dans un scénario ayant une meilleure coordination, Bachar al-Assad serait tombé.

Dans un troisième scénario potentiel dans lequel les choses auraient pu en être bien différentes, Kobané aurait pu tomber aux mains de Daesh en 2014. Dans ce cas, la révolution aurait été écrasée, Erdogan pourrait souffler, et le califat serait devenu de plus en plus fort. Fin de partie. Ceci aurait pu avoir des effets géopolitiques massifs. Il n’y a aucune opportunité révolutionnaire dans ce scénario. Dans un autre scénario potentiel, celui dont rêvait les soutiens de la cause kurde, il y aurait eu connexion entre les trois cantons le long de la frontière turque qui ont une population kurde considérable Après la libération de Kobané, Le YPG/YPJ a commencé une campagne qui libéra Serêkaniye et Tal Abyad, connectant ainsi les cantons de Kobané et de Ciziré.

Les opérations pour se connecter avec le dernier canton , Afrin, se mirent en route des deux directions. Ceci était le scénario qui faisait le plus peur à la Turquie : une frontière complète sour le contrôle des forces révolutionnaires kurdes aurait été un véritable cauchemar for le régime Erdogan, Quand Manjib fut libérée sur le front de Konané et que le front d’Afrin commença à glisser vers Tel Rifat, la Turquie lança l’opération “Bouclier sur l’Euphrate”, mesure désespérée pour bloquer la mise en place d’un couloir complet sous contrôle kurde le long de la frontière. La course pour Al-Bab devint une folle situation de toute première importance. La coopération entre l’état turc et l’état islamique de Daesh joua un rôle capital, l’EIIL se retirant pour laisser l’armée turque prendre le contrôle de ces territoires. Lorsque les soldats turcs arrivèrent aux portes d’Al-Bab, le rêve de connecter les cantons entre eux prit fin.

Finalement, il faut mentionner quelque chose au sujet de la création des Forces de Défense Syriennes (FDS). Elle fut un parapluie militaire créé en partie pour permettre à la coalition internationale menée par les Etats-Unis, de soutenir les forces kurdes sans mettre en colère la Turquie. La Turquie menaçait les Etats-Unis de quitter l’OTAN si les US soutenaient les YPG/J, alors les Etats-Uns ont mis au point le parapluie des FDS plutôt que de soutenir directement les YPG/J. Pour le mouvement de libération kurde, cette étape était nécessaire pour assurer la survie du Rojava, pour continuer de combattre Daesh sans que la Turquie n’écrase la révolution. dans le même temps, cela créa une dépendance envers l’hégémonie impérialiste mondiale, ceci avec tous les problèmes contradictoires que cela entraîne. S’il y avait déjà eu en place un mouvement révolutionnaire international fort à ce moment là, les choses auraient pu se passer bien différemment.

Aujourd’hui, nous en sommes là à cause de ce qui s’est passé auparavant et nous devons apprendre de tout ça. En tant qu’internationalistes, nous pouvons voir que notre rôle, bien que très médiatisé par certains médias, n’a été que très marginal et symbolique. Nous sommes bien loin de pouvoir mobiliser les quelques 50 000 internationalistes ou plus qui se sont mobilisés pour la guerre et la révolution espagnoles et la plupart d’entre nous n’étions pas des révolutionnaires très expérimentés lorsque nous sommes arrivés ici. Mais nous avons l’opportunité d’apprendre de la lutte en Syrie et de transmettre ces expériences aux autres mouvements révolutionnaires. Une leçon qui est très claire est que les mouvements révolutionnaires demandent du temps et de l’expérience pour être préparés à jouer un rôle signifiant dans tout conflit, car la seule façon possible est en développant une organisation et en devenant un mouvement de masse connecté avec la société.

A suivre…

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Il n’y a pas de solution au sein du système, n’y en a jamais eu et ne saurait y en avoir !

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