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Pierre Kropotkine: « Le prince de l’évolution », version pdf

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de l’excellent petit ouvrage du professeur de biochimie Lee Alan Dugatkin de l’université de Louisville dans le Kentucky publié en 2011, sur la vie et l’œuvre du scientifique et grand penseur anarchiste Pierre Kropotkine et dont nous avions traduit de large extraits en 3 partie sur ce blog en juin 2012.
Très belle version pdf réalisée par Jo de JBL1960.

Voici donc la version PDF de notre traduction, bonne lecture !

~ Résistance 71 ~

le-prince-de-levolution-Dugatkin

(version française en pdf)

 

Résistance politique: Anarchie, Idée et solutions…

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, économie, crise mondiale, démocratie participative, militantisme alternatif, néo-libéralisme et paupérisation, neoliberalisme et fascisme, philosophie, politique et social, politique française, résistance politique, société libertaire, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , on 18 Mai 2016 by Résistance 71

“Nous connaissons les deux principes fondamentaux et antithétiques de tout gouvernement: Autorité et Liberté.”

~ Pierre Joseph Proudhon ~

“L’État c’est la force et il a pour lui avant tout le droit de la force, l’argumentation triomphante du fusil à aiguille, du chassepot… Il faut de plus qu’une sanction morale soit tellement évidente et simple qu’elle puisse convaincre les masses, qui, après avoir été réduites par la force de l’État, doivent maintenant être amenées à la reconnaissance morale de son droit.”

~ Michel Bakounine ~

“L’éducation politique, la science et le droit furent soumis à la centralisation de l’État. Il fut enseigné dans les universités et depuis les chaires d’église que les institutions reconnues par les Hommes auparavant comme personnalisant leurs besoins de soutien mutuel ne pouvaient plus être tolérées dans un État proprement organisé ; que seul l’État pouvait repésenter les liens d’union entre les sujets et personnes, que le fédéralisme et le ‘particularisme’ étaient des ennemis du progrès et que l’État était le seul initiateur de progrès plus avant…”

~ Pierre Kropotkine ~

 

L’anarchisme du troisième millénaire, l’hérésie moderne

 

Christian Ferrer (1996)

 

Mai 2016

 

url de l’article en français:

http://monde-nouveau.net/spip.php?article609

 

L’anarchisme n’est pas seulement 
un mode de penser la domination 
mais un moyen de vivre 
contre la domination

Il y a des idées politiques qui ont mérité leur nom, surtout lorsque leur histoire a accumulé à travers le temps des attaques gouvernementales et des connotations de panique. L’anarchisme en est une. Extrêmes et excentriques, les idées anarchistes ont promu une pensée du « dehors », une idéologie réfractaire aux symboles politiques de son temps. À partir de cette forme anomique, les anarchistes ont apprêté et répandu une série d’idées inattendues qui donnèrent un contour à l’imaginaire anti-hiérarchique, antagoniste de la domination de l’homme par l’homme. Il n’est pas surprenant qu’une « légende noire » ait accompagné l’histoire de la pensée libertaire : utopisme, nihilisme asocial, chimère politique, meneurs d’émeutes violentes, maximalistes intraitables. Les récusations ne furent pas rares mais, bien que diverses et dites avec de la bonne ou de la mauvaise foi, elles ne sont pas moins triviales, car la qualité « absolue » ou « puriste » des demandes anarchistes ne les rendent pas forcément irréalisables mais, au contraire, en font une pensée exigeante qui n’a jamais facilité des négociations politiques ou éthiques. D’où aussi le fait que l’anarchisme n’ait jamais inspiré l’indifférence publique.

Une audace imaginative

Il est difficile d’offrir à l’homme de la fin du XXe siècle – le siècle de l’apprentissage de la soumission à l’imaginaire hiérarchique, sous des formes impitoyables ou sophistiquées – un panorama de ce qui signifia l’invention anarchiste. On s’étonne encore du fait que l’on ait pu imaginer une société sans hiérarchies et que l’on ait instauré des modes de vie et des institutions régies par des coutumes et des valeurs libertaires dans des domaines tels que l’anarcho-syndicalisme et l’anarcho-individualisme, le groupe par affinité et l’amour libre, l’enseignement de l’anti-autoritarisme dans les écoles rationalistes et la diffusion d’une mystique de la liberté jusqu’aux coins du monde les plus inhospitaliers. Si l’on relève les actes historiques des anarchistes, pénétrés par une morale exigeante et tenace, par l’invention imaginative d’actes de résistance, par l’humour parodique à caractère anticlérical, par les innovations dans le domaine pédagogique, on trouvera une réserve de savoir réfractaire, produit d’une macération historique aujourd’hui oubliée ou méconnue par les cultures de gauche. En fait, la survivance de l’anarchisme est, d’une part, presque miraculeuse, étant donné l’ampleur de l’hostilité qu’il dut surmonter et des défaites qu’il dut supporter ; sa persévérance est, d’autre part, compréhensible : il n’est apparu, jusqu’à présent, d’antidote théorique et existentiel contre la société de la domination qui soit de meilleure qualité.

Un enfant de la modernité

Tout au long de la Modernité, l’anarchisme fut répandu de la même manière que les anciennes hérésies, comme une urgence spirituelle qui poussa les idéaux émancipateurs au-delà des limites symboliques et matérielles permises par les institutions auxquelles on avait octroyé le monopole de la régulation de la liberté. Peut-être parce que les anarchistes furent les réalisateurs les plus fidèles de l’idéal jacobin ainsi que des courroies de transmission de l’ancien élan millénariste, purent-ils faire de la devise Liberté, Égalité, Fraternité, le trépied d’une mystique démesurée. 
En ceci l’anarchisme pérennise une lignée dissidente : il fut, au XIXe siècle, la réincarnation de l’espace de l’insolence politique qu’occupèrent les rébellions paysannes de l’Europe centrale, les sectes radicales anglaises ou les sans-culottes dans des siècles précédents. Dans les événements animés par le mouvement anarchiste se sont incarnées les énergies utopiques qui permirent de faire circuler l’appel à une société antipode, même si les pères fondateurs de L’Idée n’ont pas tracé des contours réellement planifiés du futur. 
Au XIXe siècle trois doctrines – libéralisme, marxisme et anarchisme – se constituèrent aux sommets du triangle tendu des philosophies politiques émancipatrices. Le XXe siècle se nourrit de leurs maximes, leurs espérances et leurs systèmes théoriques aussi bien qu’il les mit à l’épreuve et les épuisa. Selon des modèles différents, aussi bien Stuart Mill que Marx et Bakounine étaient traversés par la passion par excellence du XIXe siècle : la passion de la liberté. Il y a, entre les trois idées, des canaux souterrains qui les lient au même lit illustré du fleuve moderne. Mais des abîmes séparent aussi les idées libertaires du marxisme : l’accent mis par les anarchistes sur la corrélation morale entre les moyens et les fins, leur scepticisme en ce qui concerne le rôle du « parti d’avant-garde » et de l’État dans les processus révolutionnaires et la ferme confiance des anarchistes en l’autonomie individuelle et dans les critères personnels – sans exclure ni les affections ni les désirs – lors de la prise des décisions. Du libéralisme, les anarchistes ne purent jamais accepter la vision de liberté politique et de justice économique en termes de pôles irréconciliables. Les anarchistes préférèrent ne pas choisir l’un ou l’autre desideratum moral et laissèrent l’élan nourrissant et fondant de leurs idées, la liberté absolue, résoudre cette tension à l’intérieur d’un horizon mental et organisationnel plus large.

Le mythe de la liberté

Pour Bakounine (peut-être la figure la plus emblématique de l’histoire de l’anarchisme) la liberté était un « mythe », dans le même sens que pour George Sorel l’était la grève générale : une construction symbolique capable de faire contrepoids aux croyances étatiques et religieuses ; mais également un « environnement » prégnant, l’oxygène spirituel d’espaces illimités et inédits pour l’action humaine. Bakounine – et après lui une longue liste de militants anarchistes – souligna qu’il est abject d’accepter qu’un supérieur hiérarchique nous conforme à un modèle et insista sur le fait que seule la rébellion peut purifier le corps social. Dans le rejet des mots autorisés et des liturgies institutionnelles de l’Occident, les anarchistes mesuraient la possibilité d’implanter les avancées d’une nouvelle société, forgeant un réseaux de contre-sociétés à la fois du dedans et du dehors de la condition oppressée de l’humanité. D’où le fait que l’anarchisme n’est pas seulement un mode de penser la domination mais fondamentalement un moyen de vivre contre la domination. Dans sa volonté de « retourner » l’imaginaire hiérarchique, l’anarchisme postula les fondements aussi bien d’une science, que d’une expérience de la liberté : la science de la désobéissance comme chemin de la prise de conscience de soi et par soi, et l’expérience de vivre au quotidien en tant qu’esprits libres, car l’histoire est pour l’anarchiste le terrain d’essais de la liberté. 
Puisqu’il fit de la liberté un mythe et demanda des libertés sans restrictions, l’anarchisme put réaliser l’autopsie politique de la modernité. Comme Marx dévoila le secret de l’exploitation économique, Bakounine « découvrit » le secret de la domination : le pouvoir hiérarchique en tant que constante historique et garantie de toute forme d’iniquité. L’intuition théorique des pères fondateurs de l’anarchisme plaça la question du pouvoir dans sa mire : ils soulignèrent que les inégalités du pouvoir précèdent les différences économiques. C’est donc dans le domaine politique (2) – et non seulement dans les activités réalisées dans les processus industriels – où l’on peut trouver la clé de compréhension de l’opposition oppresseurs / dominés. (Note de R71: ceci est également le point de vue de l’anthropologue politique Pierre Clastres) Sa version moderne la plus achevée, l’État libéral ou autocratique, se constituait garant de la hiérarchisation. Aujourd’hui, il faudrait peut-être identifier cette garantie aussi dans d’autres institutions. Mais pour les anarchistes, un territoire gouverné par le bâton ou par des mots tendres, cela leur est égal, car la zone d’ombre qu’ils combattirent c’est la volonté de soumission à la puissance étatique – principe de souveraineté plutôt qu’appareil. Toutes les inventions culturelles et politiques de nature libertaire sont réunies dans une stratégie horizontale de la contre-puissance, négation de la représentation parlementaire qui réduit les arts linguistiques et vitaux d’une communauté à un jeux où, comme par enchantement, les majorités et les minorités coïncident. Selon Bakounine, les modalités de la domination s’adaptaient aux grands changements historiques mais les significations imaginaires associées à la hiérarchie persistaient, y compris dans les démocraties ; et ces mêmes significations devenaient interdiction, condition d’impossibilité pour penser le secret de la domination. Tout au long du XXe siècle, on a vu se répandre dans l’espace public la question de la « dignité » économique et l’on a pu thématiser l’oppression de genre : tout cela a déjà acquis une sorte de carte de citoyenneté en tant que problèmes théoriques, politiques, sectoriels, académiques ou médiatiques. Mais la hiérarchie est toujours un tabou.

La camaraderie humaine

L’idée d’une camaraderie humaine sans État ni hiérarchies est un tabou politique de la Modernité B et de l’histoire B (tabou combattu, pourtant, non seulement dans certains moments historiques emblématiques mais aussi dans des pratiques quotidiennes qui d’habitude passent inaperçues aux yeux des anthropologues de la politique obsédés par les conditions de gouvernabilité d’un territoire ou par la légitimité de la forme-État ou par la fiscalisation de ses actes). 
La possibilité d’abolir le pouvoir hiérarchique : voilà l’impensable, l’inimaginable de la politique ; impossibilité assurée par les techniques de la hiérarchie qui régulent jusqu’aux moindres actes humains, qui font pression sur les nécessités quotidiennes, qui encouragent le désir de soumission et qui réussirent même, peut-être, à s’enraciner dans l’inconscient. Selon Hobbes ou Machiavel, il ne peut exister d’unité entre le peuple et son gouvernement sans soumission B volontaire ou involontaire, légitime ou illégitime B, et il n’y a pas de soumission sans terreur. 
Fonder une politique sur la base de la camaraderie communautaire et non sur la peur fut la réponse anarchiste à la vision désincarnée de ces penseurs politiques et, dans ce but, il était nécessaire d’annuler ou d’affaiblir les institutions auto-reproductrices de la hiérarchie afin de permettre une métamorphose sociale qui ne soit pas dirigée par l’État. Cette prétention ne peut qu’être considérée comme une anomalie périlleuse par les bien-pensants et comme un danger par la police.

Les fins et les moyens

Le génie de l’anarchisme fut de promouvoir non seulement un idéal de Rédemption humaine au futur mais aussi des nouvelles institutions et des nouveaux modes de vie à l’intérieur de la société contestée qui, en même temps tentaient de la remplacer (des syndicats, des groupes par affinités, des écoles libres, des nouveaux instruments pédagogiques, des modes d’auto-organisation communautaire et des modes d’autogestion de la production). D’où l’obsession de l’anarchisme à garantir la correspondance entre les fins et les moyens. 
La discipline partisane, les élites illustrées et les machines électoralistes sont la négation du groupe d’appartenance constitué par des esprits voisins, de la capacité organisatrice de la communauté et des attributs personnels. 
Le marxisme ne sait encore comment sortir de ses vieilles certitudes autoritaires ni tirer quelque enseignement libertaire des 70 ans de désastre soviétique.Dans le cas du libéralisme, les perspectives de ses promoteurs sont axées sur la possibilité de faire régner la loi dans les institutions politiques. Mais le fait de pouvoir élire un maître par les urnes n’améliore pas un système de domination ; de la même manière, le contrôle des actes du gouvernement est une tâche défensive qui renforce souvent, d’ailleurs, l’imaginaire hiérarchique des sociétés. 
Le problème de la « légitimité » du gouvernement, si importante pour les philosophes politiques libéraux, est, pour une pensée contre-institutionnelle telle que l’anarchisme, un problème mal posé. Bakounine soutenait au XIXe siècle que les parlements démocratiques étaient des sociétés déclamatoires. Et il parlait, alors, d’hommes qui prenaient au sérieux l’art du bon gouvernement et du bien commun et non des mafias politiques actuelles, enchaînées à des alliances de pouvoir dont elles sont inséparables. Le souci de l’institutionnalisation des formes démocratiques et de la légitimité des gouvernements élus dédaigne la substance secrète de la Raison d’État. 
L’élargissement du concept de citoyenneté et son institutionnalisation dans le moule de la représentation politique fut le chemin émancipateur opposé à celui choisi par les anarchistes. Si les tumultueuses virtualités de la foule du XIXe siècle trouvèrent dans les idées libertaires une sorte de confirmation politique, c’est parce qu’elles s’adaptaient avec souplesse aux passions déchaînées du peuple. Mais l’énergie obscure du lumpen-prolétariat ou des séditions populaires ne fut jamais appréciée par ceux qui supposent que le fonctionnement automatique des sociétés est une condition préalable et une soupape de sécurité au moment de permettre la discussion publique des libertés. Puisque les anarchistes furent toujours des étrangers de la politique, ils savent que la jurisprudence du persécuté est différente de celle du persécuteur.

Les oiseaux des orages

La politique et l’éthique anarchistes comptèrent sur des arts communautaires étrangers au processus d’institutionnalisation des pouvoirs modernes ainsi que sur la pêche, l’énergie personnelle, qui octroya à la force et à l’insistance de son rejet un style et une trempe singuliers. Elles sont également à l’origine du désordre fertile et de l’imagerie politique contestataire B étrangers à d’autres traditions politiques B que l’anarchisme engendra. Voilà pourquoi il est inévitable que, dans des moments fébriles de l’histoire, l’on soupçonne la présence d’anarchistes : aussi bien dans les soulèvements dissidents que dans les émeutes spontanées. Les anarchistes furent, en général, des oiseaux des orages, et le nom d’un Buenaventura Durruti, au XXe, siècle correspond peut-être à celui de Bakounine, un siècle auparavant. 
Dans les pratiques historiques du mouvement libertaire, on trouvera moins une théorie achevée de la révolution qu’une volonté de révolutionner culturellement et politiquement la société. De fait, il pourrait difficilement se produire ce que le XIXe siècle appela révolution, si, auparavant, n’avaient pas germé des modes de vie différents. Dans l’éducation de la volonté, dont se souciaient tant les théoriciens anarchistes, résidait la possibilité d’en finir avec l’ancien régime spirituel et psychologique, pour lequel l’État moderne avait reconstitué une nouvelle voie de transmission. 
Voilà ce en quoi réside la grandeur de la pensée libertaire, sans oublier la variante anarcho-individualiste qui est moins une volonté anti-organisatrice qu’une demande existentielle, une pulsion anticonformiste. 
La confiance anthropologique en la promesse humaine (élan typique du XVIIIe siècle) fut le centre de gravité à partir duquel l’anarchisme déploya une philosophie politique vitale, qui pressentait que la liberté n’était point une abstraction ni une possibilité future mais un sédiment actif dans les relations sociales, sédiment déformé ou contrefait par l’oppression. (Note de R71: là encore cf. Pierre Clastres, Marshall Sahlins, David Graeber…) Sans doute les anarchistes sont-ils des héritiers des Lumières et c’est précisément pour cela que la confiance qu’ils accordaient à l’éducation rationaliste voire « scientiste » ne les fit point devenir des simples positivistes.

Des expressions multiples

Bakounine ou Kropotkine croyaient que l’origine des maux sociaux n’était point la méchanceté humaine – certitude conservatrice – mais l’ignorance, laquelle pouvait être résolue, en partie, par le « démasquer » (sic !) par excellence du XIXe siècle : la science. Contrairement à ce que beaucoup supposent, à commencer par le marxisme, la pensée anarchiste est très complexe et il n’est pas aisé de l’articuler dans un décalogue. Il n’exista jamais de dogme écrit dans un livre sacré, ce qui conféra de la liberté théorique et tactique à ses militants. L’anarchisme ne s’occupa pas non plus de construire un système d’idées fermées, pas plus qu’une théorie systématique à propos de la société. Peut-être, la diversité même des idées et des pratiques anarchistes favorisa-t-elle sa survie : lorsqu’une des ses variantes s’affaiblissait ou s’avérait inefficace, une autre s’y substituait. De l’anarcho-individualisme au syndicalisme révolutionnaire, des expériences communautaires aux révoltes des jeunes, de la diffusion des idées dans des petits groupes aux expériences d’autogestion de la révolution espagnole, les anarchistes pivotèrent sur l’une ou l’autre face de leur histoire. 
En outre, les anarchistes savent que leur idéal constitue une prétention ardue car ses exigences théoriques et pragmatiques le placent  » en dehors » des discours socialement acceptés ; ils savent aussi que leurs pratiques sont incompatibles avec toute forme de domination. Mais si les idées anarchistes appartiennent encore au domaine de l’actualité c’est parce qu’elles soutiennent et transmettent des savoirs impensables par d’autres traditions théoriques qui s’estiment émancipatrices. C’est dans la défense de ce savoir antagoniste que réside leur dignité et leur futur.

Christian Ferrer 
(à Osvaldo Bayer)

Traduit du Boletín de la Fundación dEstudis Llibertaris i Anarco-sindicalistes n°3, hiver 1998 par María Laura Moreno Sainz. Les intertitres sont de la rédaction d’Alternative libertaire (Belgique).

(1) Elle avait pour titre Dans la maison de l’incendiaire a l’habitude de dormir un pompier et est désormais disponible avec deux autres textes dans la brochure Une utopie pour le XXIe siècle, ACL, 1996.

(2) Le mot espagnol dominio, utilisé par Christian Ferrer à plusieurs reprises, signifie aussi bien domaine que domination, autorité, pouvoir, ce qui le rend parfois ambigu, NDT.

Résistance politique et révolution sociale: Comprendre et abolir le salariat…

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Quelle différence entre un salarié et un esclave ? Un salarié est un esclave à louer pour lequel le patron n’est plus responsable et n’a plus absolument aucune obligation. L’esclave est enchaîné de force et son combat pour la liberté est légitime. Le salarié se passe les chaînes tout seul et son combat pour la liberté est optionnel. On peut toujours argumenter qu’il est obligé de vendre sa force de travail, qu’il n’a pas le choix. Il a en fait le choix dans l’absolu, celui de refuser son aliénation et de se liguer avec les autres pensant comme lui/elle pour non pas lutter pour les « améliorations des conditions de travail et des salaires », mais de lutter pour l’abolition de ce système inepte. C’est alors qu’il devient anarchiste !

— Résistance 71 —

 

Le salariat

 

Pierre Kropotkine

 

Tiré de son livre “La conquête du pain” (1889)

 

I

Dans leurs plans de reconstruction de la Société, les collectivistes commettent, à notre avis, une double erreur. Tout en parlant d’abolir le régime capitaliste, ils voudraient maintenir, néanmoins, deux institutions qui font le fond de ce régime : le gouvernement représentatif et le salariat.

Pour ce qui concerne le gouvernement soit-disant représentatif, nous en avons souvent parlé. Il nous reste absolument incompréhensible, comment des hommes intelligents — et le parti collectiviste n’en manque pas — peuvent rester partisans des parlements nationaux ou municipaux, après toutes les leçons que l’histoire nous a données à ce sujet, soit en France, soit en Angleterre, en Allemagne, en Suisse ou aux Etats-Unis.

Tandis que de tous côtés nous voyons le régime parlementaire s’effondrer, et tandis que de tous côtés surgit la critique des principes mêmes du système — non plus seulement de ses applications, — comment se fait-il que des hommes intelligents s’appelant socialistes-révolutionnaires, cherchent à maintenir ce système, déjà condamné à mourir ?

On sait que le système fut élaboré par la bourgeoisie pour tenir tête à la royauté et maintenir en même temps, et accroître sa domination sur les travailleurs. On sait qu’en le préconisant les bourgeois n’ont jamais soutenu sérieusement qu’un parlement ou un conseil municipal représente la nation ou la cité : les plus intelligents d’entre eux savent que c’est impossible. En soutenant le régime parlementaire, la bourgeoisie a cherché tout bonnement à opposer une digue à la royauté, sans donner de liberté au peuple.

On s’aperçoit, en outre, qu’à mesure que le peuple devient conscient de ses intérêts et que la variété des intérêts se multilie, le système ne peut plus fonctionner. Aussi les démocrates de tous les pays cherchent-ils, sans les trouver, des palliatifs divers, des correctifs du système. On essaie le referendum et on trouve qu’il ne vaut rien ; on parle de représentation proportionnelle, de représentation des minorités — autres utopies parlementaires. On s’évertue, en un mot, à trouver l’introuvable, c’est-à-dire une délégation qui représente les millions d’intérêts variés de la nation ; mais on est forcé de reconnaître que l’on fait fausse route, et la confiance dans un gouvernement par délégation s’en va.

Il n’y a que les démocrates-socialistes et les collectivistes qui ne perdent pas cette confiance et qui cherchent à maintenir cette soi-disant représentation nationale, et c’est ce que nous ne comprenons pas.

Si nos principes anarchistes ne leur conviennent pas, s’ils les trouvent inapplicables, au moins devraient-ils, ce nous semble, chercher à deviner quel autre système d’organisation pourrait bien correspondre à une société sans capitalistes ni propriétaires. Mais, prendre le système des bourgeois, —système qui se meurt déjà, système vicieux s’il en fut — et le préconiser avec quelques légères corrections, telles que le mandat impératif ou le referendum, dont l’inutilité est déjà démontrée : le préconiser pour une société qui aura fait sa révolution sociale — cela nous paraît absolument incompréhensible, à moins que sous le nom de Révolution sociale, on préconise tout autre chose que la Révolution, c’est-à-dire quelque replâtrage minime du régime bourgeois actuel.

Il en est de même pour le salariat ; car après avoir proclamé l’abolition de la propriété privée et la possession en commun des instruments de travail, coment peut-on préconiser, sous une forme ou sous une autre, le maintien du salariat ? Et c’est bien, cependant, ce que font les collectivistes lorsqu’ils nous préconisent les bons de travail.

Si les socialistes anglais du commencement de ce siècle ont prêché les bons de travail, cela se comprend. Ils cherchaient simplement à mettre d’accord le Capital et le Travail. Ils répudiaient toute idée de toucher violemment à la propriété des capitalistes. Ils étaient si peu révolutionnaires qu’ils se déclaraient prêts à subir jusqu’au régime impérial, pourvu que ce régime favorisât leurs sociétés de coopération. Au fond, ils restaient bourgeois, charitables si l’on veut, et c’est pourquoi — Engels nous le dit dans sa préface au manifeste communiste de 1848 — à cette époque les socialistes étaient des bourgeois, tandis que les travailleurs avancés étaient communistes.

Si, plus tard, Proudhon a repris cette idée, cela se comprend encore. Dans son système mutualiste, que cherchait-il, sinon rendre le capital moins offensif, malgré le maintien de la propriété individuelle, qu’il détestait au fond de son coeur, mais qu’il croyait nécessaire comme garantie pour l’individu contre l’Etat.

Que les économistes plus ou moins bourgeois admettent aussi les bons de travail, cela se comprend encore. Il leur importe peu que le travailleur soit payé en bons de travail, ou en monnaie frappée à l’effigie de la République ou de l’Empire. Ils tiennent à sauver dans la débâcle prochaine la propriété individuelle des maisons habitées, du sol, des usines, ou du moins des maisons habitées et du Capital nécessaire à la production manufacturière. Et pour maintenir cette propriété, les bons de travail feraient très bien leur affaire.

Pourvu que le bon de travail puisse être échangé contre des bijoux ou des voitures, le propriétaire de la maison l’acceptera volontiers comme prix de loyer. Et tant que la maison habitée, le champ, l’usine apprtiendront à des bourgeois, force sera de payer ces bourgeois d’une façon quelconque pour les décider à vous permettre de travailler dans leurs champs ou dans leurs usines et de loger dans leurs maisons. Force sera de salarier le travailleur, de le payer pour son travail, soit en or, soit en papier monnaie, soit en bons de travail échangeables contre toute sorte de commodités.

Mais comment peut-on préconiser cette nouvelle forme de salariat — le bon de travail — si on admet que la maion, le champ et l’usine ne sont plus propriété privée, qu’ils appartiennent à la commune ou à la nation.

II

Examinons de plus près ce système de rétribution du travail recommandé par les collectivistes français, allemands, anglais et italiens[1].

Il se réduit à peu près à ceci: Tout le monde travaille, soit dans les champs, soit dans les usines, les écoles, les hôpitaux, etc., etc. La journée de travail est réglée par l’Etat, auquel appartiennent la terre, les usines, les voies de communication et tout le reste. Chaque travailleur, ayant fait une journée de travail reçoit un bon de travail, qui porte, disons ces mots-ci : huit heures de travail. Avec ce bon, il peut se procurer dans les magasins de l’Etat, ou des diverses corporations, toutes sortes de marchandises. Le bon est divisible, en sorte que l’on peut acheter pour une heure de travail de viande, pour dix minutes d’allumettes, ou bien une demi-heure de tabac. Au lieu de dire : quatre sous de savon, on dira, après la Révolution collectiviste : cinq minutes de savon.

La plupart des collectivistes, fidèles à la distinction établie par les économistes bourgeois (et Marx aussi) entre le travail qualifié et le travail simple, nous disent que le travail qualifié, ou professionnel, devra être payé un certain nombre de fois plus, que le travail simple.. Ainsi, une heure de travail du médecin devra être considérée équivalente à deux ou trois heures de travail de la garde-malade, ou bien à trois heures du terrassier. “Le travail professionnel ou qualifié sera un multiple du travail simple”, nous dit le collectiviste Groenlund, parce que ce genre de travail demande un apprentissage plus ou moins long.

D’autres collectivistes, tels que les marxistes français, ne font pas cette distinction. Ils proclament “l’égalité des salaires”. Le docteur, le maître d’école et le professeur seront payés en bons de travail au même taux que le terrassier. Huit heures passées à faire la tournée de l’hôpital, vaudront autant que huit heures passées à des travaux de terrassement, ou bien dans la mine, dans l’usine.

Quelques-uns font encore une concession de plus ; ils admettent que le travail désagréable ou malsain, — tel que celui des égouts — pourra être payé à un taux plus élevé que le travail agréable. Une heure de service des égouts comptera, disent-ils, comme deux heures de travail du professeur.

Ajoutons que certains collectivistes admettent la rétribution en bloc par corporations. Ainsi une corporation dirait : «Voici cent tonnes d’acier. Pour les produire, nous avons été cent travailleurs, et nous y avons mis dix jours. Notre journée ayant été de huit heures, cela fait huit mille heures de travail pour cent tonnes d’acier ; soit quatre vingt heures la tonne». Sur quoi l’Etat leur paierait huit mille bons de travail d’une heure chacun, et ces huit mille bons seraient répartis entre les membres de l’usine, comme bon leur semblerait.

D’autre part, cent mineurs ayant mis vingt jours pour extraire huit mille tonnes de charbon, le charbon vaudrait deux heures la tonne, et les seize mille bons d’une heure chacun, reçus par la corporation des mineurs, serient répartis entre eux selon leurs appréciations.

S’il y avait dispute, — si les mineurs protestaient et disaient que la tonne d’acier ne doit coûter que soixante heures de travail au lieu de quatre-vingt ; si le professeur voulait faire payer sa journée deux fois plus que la garde-malade, — alors l’Etat interviendrait et réglerait leurs différents.

Telle est, à peu de choses près, l’organisation que les collectivistes veulent faire surgir de la Révolution sociale. Comme on le voit, leurs principes sont : propriété collective des instruments de travail, et rémunération à chacun selon le temps employé à produire, en tenant compte de la productivité de son travail. Quant au régime politique, ce serait le régime parlementaire, amélioré par le changement des hommes au pouvoir, le mandat impératif et le referendum c’est-à-dire le pébiscite oui ou non sur les questions qui seraient soumises à la votation populaire.

Disons tout d’abord que ce système nous semble absolument irréalisable.

Les collectivistes commencent par proclamer un principe révolutionnaire — l’abolition de la propriété privée — et ils le nient, sitôt proclamé, en maintenant une organisation de la production et de la consommation qui est née de la propriété privée.

Ils proclament un principe révolutionnaire et — oubli inconcevable — ils ignorent les conséquences qu’un principe aussi différent que le principe actuel devra amener. Ils oublient que le fait même d’abolir la propriété individuelle des instruments de travail (sol, usines, moyens de communication, capitaux) doit lancer la société dans des voies absolument nouvelles ; qu’il doit changer de fonds en comble la production, aussi bien dans ses moyens que dans ses buts : que toutes les questions quotidiennes entre individus doivent être modifiées sitôt que la terre, la machine et le reste sont considérés comme possession commune.

Ils disent : «Point de propriété privée», et aussitôt ils s’empressent de maintenir la propriété privée dans ses manifestations quotidiennes. «Vous serez une commune pour produire. Les champs, les outils, les machines, disent-ils, vous appartiendront à tous. On ne fera pas la moindre distinction concernant la part que chacun de vous a prise précédemment pour faire ces machines, pour creuser ces mines ou pour établir ces voies ferrées.

«Mais dès demain, vous vous disputerez minutieusement sur la part que vous allez prendre à faire de nouvelles machines, à creuser de nouvelles mines. Dès demain, vous chercherez à penser exactement la part qui reviendra à chacun dans la nouvelle production. Vous compterez vos minutes de travail et vous serez sur le guet pour qu’une minute de travail de votre voisin ne puisse pas acheter plus de produits que la vôtre.

«Vous calculerez vos heures et vos minutes de travail, et puisque l’heure ne mesure rien, puisque dans telle manufacture un travailleur peut surveiller quatre métiers à la fois, tandis que dans telle autre manufacture, il n’en surveille que deux, — vous devrez peser la force musculaire, l’énergie cérébrale et l’énergie nerveuse dépensée. Vous calculerez minutieusement les années d’apprentissage, pour évaluer exactement la part de chacun d’entre vous dans la production future. Tout cela, après avoir déclaré que vous ne tenez aucun compte de la part qu’il y a prise dans le passé».

Eh bien, pour nous, il est évident que si une nation ou une commune se donnait une pareille organisation ; elle ne pourrait pas subsister pendant un mois. Une société ne peut pas s’organiser sur deux principes absolument opposés — deux principes qui se contredisent à chaque pas. Et la nation ou la commune qui se donnerait une pareille organisation serait forcée, ou bien de revenir à la propriété privée, ou bien de se transformer immédiatement en société communiste.

III

Nous avons dit que la plupart des écrivains collectivistes demandent que, dans la société socialiste, la rétribution se fasse en établissant une distinction entre le travail qualifié ou professionnel, et le travail simple. Ils prétendent que l’heure de travail de l’ingénieur, de l’architecte doit être comptée comme deux ou trois heures de travail du forgeron, du maçon ou de la garde-malade. Et la même distinction, disent-ils, doit être établie entre les travailleurs dont le métier exige un apprentissage plus ou moins long, et ceux qui ne sont que de simples journaliers.

Cela se fait aussi dans la société bourgeoise ; cela devrait se faire de même dans la société collectiviste.

Eh bien, établir cette distinction, c’est maintenir toutes les inégalités de la société actuelle. C’est tracer d’avance une démarcation entre le travailleur et ceux qui prétendent le gouverner. C’est toujours diviser la société en deux classes bien distinctes : l’aristocratie du savoir, au-dessus de la plèbe des mains calleuses. ; l’une vouée au service de l’autre ; l’une travaillant de ses bras pour nourrir et vêtir les autres, pendant que ceux-ci profitent de leurs loisirs pour apprendre à dominer leurs nourriciers.

C’est plus que cela : c’est prendre un des traits distinctifs de la société bourgeoise et lui donner la sanction de la Révolution sociale. C’est ériger en principe un abus que l’on condamne aujourd’hui dans la vieille société qui s’en va.

Nous savons ce que l’on va nous répondre. On nous parlera de «socialisme scientifique». On citera les économistes bourgeois — et Marx aussi — pour prouver que l’échelle des salaires a sa raison d’être, puisque «la force de travail» de l’ingénieur aura plus coûté à la société que «la force de travail» du terrassier. En effet, les économistes n’ont-ils pas chercher à nous prouver que si l’ingénieur est payé vingt fois plus que le terrassier, c’est parce que les frais «nécessaires» pour faire un ingénieur sont plus considérables que ceux qui sont nécessaires pour faire un terrassier. — Parbleu ! il fallait bien ça, une fois qu’on s’était imposé la tâche ingrate de prouver que les produits s’échangent en proportion des quantités de travail socialement nécessaires à leur [production]. Sans cela, la théorie de la valeur de Ricardo, reprise par Marx pour son compte, ne pouvait pas tenir debout.

Mais nous savons aussi à quoi nous en tenir à ce sujet. Nous savons que si l’ingénieur, le savant, le docteur sont payés aujourd’hui dix ou cent fois plus que le travailleur, ce n’est pas en raison des «frais de production» de ces messieurs. C’est en raison d’un monopole d’éducation. L’ingénieur, le savant et le docteur exploitent tout bonnement un capital — leur brevet — tout comme le bourgeois exploite une usine, ou le noble exploitant ses titres de naissance. Le grade universitaire a remplacé l’acte de naissance du noble de l’ancien régime.

Quant au patron qui paie l’ingénieur vingt fois plus que le travailleur, il fait ce calcul bien simple : si l’ingénieur peut lui économiser cent mille francs par an sur la production, il lui paie vingt mille francs. Et quand il voit un contremaître, habile à faire suer la main-d’oeuvre, il s’empresse de lui proposer deux ou trois mille francs par an. Il lâche un millier de francs , là où il escompte en gagner dix mille, et c’est là l’essence du régime capitaliste.

Qu’on ne vienne donc pas nous parler de frais de production de la force de travail, et nous dire qu’un étudiant qui a passé gaiement sa jeunesse à l’université ait «droit» à un salaire dix fois plus élevé que le fils du mineur qui s’est étiolé dans la mine dès l’âge de onze ans. Autant voudrait dire qu’un commerçant qui a fait vingt ans «d’apprentissage» dans une maison de commerce, a droit à toucher ses cent francs par jour, et ne payer que cinq francs à chacun de ses employés.

Personne n’a jamais calculé les frais de production de la force de travail. Et si un fainéant coûte bien plus à la Société qu’un honnête travailleur, reste encore à savoir si, tout compté — mortalité des enfants ouvriers, anémie qui les ronge, et morts prématurées — un robuste ouvrier ne coûte pas plus cher à la Société qu’un artisan.

Voudrait-on nous faire croire, par exemple, que le salaire de trente sous que l’on paie à l’ouvrière parisienne, ou les six sous de la paysanne d’Auvergne qui s’aveugle sur les dentelles, représentent les «frais de production» de ces femmes ? Nous savons bien qu’elle travaillent souvent pour moins que çà, mais nous savons aussi qu’elles le font exclusivement parce que, grâce à notre superbe organisation, elles mourraient de faim sans ces salaires dérisoires.

Dans la Société actuelle, lorsque nous voyons qu’un Ferry ou un Floquet se paient une centaine de mille francs par an tandis que le travailleur doit se contenter de mille ou moins ; lorsque nous voyons que le contremaître est payé deux ou trois fois plus que le travailleur, et qu’entre les travailleurs eux-mêmes, il y a toutes les gradations, depuis dix francs par jour jusqu’aux six sous de la paysanne, — cela nous révolte.

Nous condamnons ces gradations. Non seulement nous désapprouvons les hauts salaires du ministre, mais nous désapprouvons aussi la différence entre les dix francs et les six sous. Elle nous révolte aussi bien. Nous la considérons injuste et nous disons : à bas les privilèges d’éducation, aussi bien que ceux de naissance ! Nous sommes anarchistes les uns, socialistes les autres, précisément parce que ces privilèges nous révoltent.

Mais comment pourrions-nous ériger les privilèges en principe ? comment proclamer que les privilèges d’éducation seront la base d’une société égalitaire, sans porter un coup de hache à cette même société ? Ce qui a été subi jadis, ne le sera plus dans une société qui aura pour base l’égalité. Le général à côté du soldat, le riche ingénieur à côté du travailleur, le médecin à côté de la garde-malade nous révoltent déjà. Pourrions-nous les subir dans une société qui débuterait en proclamant l’Egalité ?

Evidemment, non. La conscience populaire, inspirée d’un souffle égalitaire, se révolterait contre une pareille injustice ; elle ne la tolérerait pas. Autant vaut ne pas l’essayer.

Voilà pourquoi certains collectivistes français, comprenant l’impossibilité de maintenir l’échelle des salaires dans une société inspirée du souffle de la Révolution, s’empressent aujourd’hui de proclamer l’égalité des salaires. Mais ici ils se buttent contre d’autres difficultés tout aussi grandes, et leur égalité des salaires devient une utopie tout aussi irréalisable que l’échelle des autres.

Une société qui se sera emparée de toute la richesse sociale et qui aura hautement proclamée que «tous» ont droit à cette richesse, — quelle que fut la part qu’il eussent prises antérieurement à la créer, — sera forcée d’abandonnée toute idée de salariat, soit en monnaie, soit en bons de travail.

IV

«A chacun selon ses oeuvres», disent les collectivistes, ou, pour mieux dire, selon sa part des services rendus à la société. Et ce principe, on le recommande comme base de la société, après que la Révolution aura mis en commun les instruments de travail, et tout ce qui est nécessaire à la production !

Eh bien, si la Révolution sociale avait le malheur de proclamer ce principe, ce serait enrayer le développement de l’humanité pour tout un siècle ; ce serait bâtir sur du sable ; ce serait enfin laisser, sans le résoudre, tout l’immense problème social que les siècles passés nous ont mis sur les bras.

En effet, dans une société telle que la nôtre, où nous voyons que plus l’homme travaille, moins il est rétribué, ce principe peut paraître de prime-abord comme une aspiration vers la justice. Mais, au fond, il n’est que la consécration de toutes les injustices actuelles. C’est par ce principe que le salariat a débuté, pour aboutir là où nous en sommes aujourd’hui, aux inégalités criantes, à toutes les abominations de la société actuelle. Et il y a abouti parce que, du jour où la société a commencé à évaluer, en monnaie ou en toute autre espèce de salaire, les services rendus — du jour où il fut dit que chacun n’aurait que ce qu’il réussirait à se faire payer pour ses oeuvres, — toute l’histoire de la société capitaliste (l’Etat y aidant) était écrite d’avance ; elle était renfermée, en germe, dans ce principe.

Devons-nous alors revenir au point de départ et refaire à nouveau la même évolution ? Nos théoriciens le veulent ; mais heureusement c’est impossible ; la Révolution, nous l’avons dit, sera communiste ; sinon, elle sera noyée dans le sang.

Les services rendus à la société — que ce soit un travail dans l’usine ou dans les champs, ou bien ses services moraux — ne peuvent pas être évalués en unités monétaires. Il ne peut y avoir de mesure exacte de la valeur — ni de ce qu’on a nommé improprement valeur d’échange, ni de la valeur d’utilité. Si nous voyons deux individus, travaillant l’un et l’autre pendant des années, cinq heures par jour, pour la communauté, à deux travaux différents qui leur plaisent également, nous pouvons dire que, somme toute, leurs travaux sont équivalents. Mais on ne peut pas fractionner leur travail, et dire que le produit de chaque journée, de chaque heure ou de chaque minute de travail de l’un vaut le produit de chaque minute et de chaque heure de l’autre.

Pour nous l’échelle actuelle des salaires est un produit complexe des impôts, de la tutelle gouvernementale, de l’accaparement capitaliste — de l’Etat et du Capital en un mot. Aussi disons-nous que toutes les théories, faites par les économistes sur l’échelle des salaires, ont été inventées après coup pour justifier les injustices qui existent. Nous n’avons pas à en tenir compte.

On ne manquera pas non plus de nous dire que cependant l’échelle collectiviste des salaires serait toujours un progrès. — «Il vaudra toujours mieux, dira-t-on, avoir une classe de gens payés deux ou trois fois plus que le commun des travailleurs que d’avoir des Rothschild qui empochent en un jour ce que le travailleur ne parvient pas à gagner en un an. Ce serait toujours un pas vers l’égalité.».

Pour nous, ce serait un progrès à rebours. Introduire dans une société socialiste la distinction entre le travail simple et le travail professionnel, serait sanctionner la Révolution et ériger en principe un fait brutal que nous subissons aujourd’hui, mais que néanmoins nous considérons comme injuste. Ce serait faire comme ces messieurs du 4 août 1789, qui proclamaient l’abolition des droits féodaux avec force phrases à effet, mais qui, le 8 août, sanctionnaient ces mêmes droits en imposant aux paysans de les racheter aux seigneurs. Ce serait encore faire comme le gouvernement russe, lors de l’émancipation des serfs, lorsqu’il proclama que la terre appartiendrait désormais aux seigneurs, tandis qu’auparavant c’était un abus que de disposer des terres qui appartenaient aux serfs.

Ou bien, pour prendre un exemple plus connu : lorsque la Commune de 1871 décida de payer les membres du conseil de la Commune quinze francs par jour, tandis que les fédérés aux remparts ne touchaient que trente sous, certains ont acclamé cette décision comme un acte de haute démocratie égalitaire. Mais, en réalité, par cette décision, la Commune ne faisait que sanctionner la vieille inégalité entre le fonctionnaire et le soldat, le gouvernant et le gouverné. Pour une chambre opportuniste, une pareille décison eût été superbe ; mais pour la Commune elle était un mensonge. La Commune mentait à son principe révolutionnaire, et par cela même elle le condamnait.

On peut dire grosso modo que l’homme qui, toute sa vie durant, s’est privé de loisir pendant dix heures par jour, a donné à la société beaucoup plus que celui qui ne s’est pas privé du tout. Mais on ne peut pas prendre ce qu’il a fait pendant deux heures et dire que ce produit vaut deux fois plus que le produit d’une heure de travail d’un autre individu et le rémunérer en proportion. Faire ainsi, serait ignorer tout ce qu’il y a de complexe dans l’industrie, dans l’agriculture, — la vie entière de la société actuelle ; ce serait ignorer jusqu’à quel point tout travail de l’individu est le résultat de travaux antérieurs et présents de la société entière. Ce serait se croire dans l’âge de la pierre, tandis que nous vivons dans l’âge de l’acier.

En effet, prenez n’importe quoi — une mine de charbon, par exemple — et voyez s’il n’y a la moindre possibilité de mesure et d’évaluer les services rendus par chacun des individus travaillant à l’extraction du charbon.

Voyez cet homme, posté à l’immense machine qui fait monter et descendre la cage dans une mine moderne. Il tient en main le levier qui arrête et renverse la marche de la machine ; il arrête la cage et la fait rebrousser chemin en un clin d’oeil ; il la lance en haut ou en bas avec une vitesse vertigineuse. Il suit sur le mur un indicateur qui lui montre, sur une petite échelle, à quel endroit du puits se trouve la cage à chaque instant de sa marche. Tout attention, il suit des yeux cet indicateur, et dès que l’indicateur a atteint un certain niveau, il arrête soudain l’élan de la cage — pas un mètre plus haut, ni plus bas que le niveau convenu. Et à peine a-t-on déchargé les bennes remplies de charbon et poussé les bennes vides, il renverse le levier et lance la cage de nouveau dans l’espace.

Pendant huit, dix heures de suite, il déploie ces prodiges d’attention. Que son cerveau se relâche pour un seul moment, et la cage ira heurter et briser les roues, rompre le cable, écraser les hommes, arrêter tout travail de la mine. Qu’il perde trois secondes à chaque coup du levier, et — dans mes mines perfectionnées modernes — l’extraction est réduite de vingt à cinquante tonnes par jour.

Eh bien, est-ce lui qui rend le plus grand service dans la mine ? Ou bien, peut-être, ce garçon qui lui sonne d’en bas le signal de remonter la cage ? Ou bien est-ce le mineur qui à chaque instant risque sa vie au fond de la mine et finira un jour par être tué par le grisou ? Ou bien encore l’ingénieur qui perdrait la couche de charbon et ferait creuser la pierre s’il faisait une simple erreur d’addition dans ses calculs ? Ou bien, enfin, — comme le prétendent les économistes qui, eux aussi, prêchent la rétribution selon les «oeuvres» à leur façon — est-ce le propriétaire qui a engagé tout son patrimoine et qui a, peut-être, dit contrairement à toutes les prévision : «Creusez ici, vous trouverez un excellent charbon.»

Tous les travailleurs engagés dans la mine contribuent, dans la mesure de leurs forces, de leurs énergies, de leur savoir, de leur intelligence et de leur habileté, à extraire le charbon. Et tout ce que nous pouvons dire, c’est que tous ont droit de vivre, de satisfaire leurs besoins, et même leurs fantaisies, après que les besoins les plus impérieux de tous auront été satisfaits. Mais comment pouvons-nous évaluer leurs oeuvres ?

Et puis, le charbon qu’ils auront extrait est-il bien leur oeuvre ? N’est-il pas aussi l’oeuvre de ces hommes qui ont bâti le chemin de fer menant à la mine et les routes qui rayonnent de tous côtés de ses stations ? N’est-il pas aussi l’oeuvre de ceux qui ont labouré et ensemencé les champs, extrait le fer, coupé le bois dans la forêt, bâti les machines qui brûleront le charbon et ainsi de suite ?

Aucune distinction ne peut être faite entre les oeuvres de chacun. Les mesurer par les résultats, nous mène à l’absurde. Les fractionner et les mesurer par les heures de travail, nous mène aussi à l’absurde. Reste une chose : ne pas les mesurer du tout et reconnaître le droit à l’aisance pour tous ceux qui prendront part à la production.

Mais prenez une autre branche de l’activité humaine, prenez tout l’ensemble de notre existence, et dites : Lequel d’entre nous peut réclamer une rétribution plus forte pour ses oeuvres ? Est-ce le médecin qui a deviné la maladie, ou la garde-malade qui a assuré la guérison par ses soins hygiéniques ?

Est-ce l’inventeur de la première machine à vapeur, ou le garçon qui, un jour, lassé de tirer la corde qui servait jadis à ouvrir la soupape pour faire entrer la vapeur sous le piston, attacha cette corde au levier de la machine et alla jouer avec ses camarades, sans se douter qu’il avait inventé le mécanisme essentiel de toute machine moderne — la soupape s’ouvrant d’une façon automatique ?

Est-ce l’inventeur de la locomotive, ou cet ouvrier de Newcastle qui suggéra de remplacer par des traverses en bois les pierres que l’on mettait jadis sous les rails et qui faisaient dérailler les trains faute d’élasticité ? Est-ce le mécanicien sur la locomotive, ou l’homme qui, par ses signaux, arrête les trains, ou leur ouvre les voies ?

Ou bien, prenez le câble transaltlantique. Qui donc a plus fait pour la société : l’ingénieur qui s’obstinait à affirmer que le câble transmettrait les dépêches, tandis que les savants électriciens le déclaraient impossibles ? Ou bien Maury, le savant qui conseilla d’abandonner les gros câbles et d’en prendre un pas plus gros qu’une canne ? Ou bien encore, ces volontaires venus d’on ne sait où, qui passaient nuit et jour sur le pont à examiner minutieusement chasque mètre du câble et à enlever les clous que les actionnaires des compagnies maritimes faisaient enfoncer bêtement dans la couche isolante du câble, afin de le mettre hors de service ?

Et dans un domaine encore plus vaste — le vrai domaine de la vie humaine avec ses joies, ses douleurs et ses accidents, — chacun de nous ne nommera-t-il pas quelqu’un qui lui aura rendu dans sa vie un service si grand, si important, qu’il s’indignerait si on lui parlait d’évaluer ce service en monnaie ? Ce service pouvait être en un mot, rien qu’en un mot dit juste et à temps ; ou bien ce furent des mois et des années de dévouement. Allez vous aussi évaluer ces services, les plus importants de tous, en «bons de travail».

«Les oeuvres de chacun !» — Mais les sociétés humaines ne vivraient pas deux générations de suite, elles disparaîtraient dans cinquante ans, si chacun ne donnait infiniment plus que ce qui lui sera rétribué en monnaie, en «bons», ou en récompenses civiques. Ce serait l’instinction de la race si la mère n’usait sa vie pour conserver celles de ses enfants, si chaque homme ne donnait sans rien compter, si l’homme ne donnait surtout là où il n’attend aucune récompense.

Et si la société bourgeoise dépérit, si nous sommes, aujourd’hui dans un cul-de-sac, dont nous ne pouvons plus sortir sans porter la torche et la hache sur les institutions du passé, — c’est précisément à cause d’avoir trop compté, ce qui fait le compte des gredins. C’est à cause de nous être laissé entraîner à ne donner que pour recevoir, d’avoir voulu faire de la société une compagnie commerciale basé sur le doit et l’avoir.

Les collectivistes, d’ailleurs, le savent. Ils comprennent vaguement qu’une société ne pourrait pas exister si elle poussait à bout le principe de «à chacun selon ses oeuvres». Ils se doutent que les besoins — nous ne parlons pas de fantaisies — les besoins de l’individu ne correspondent pas toujours à ses oeuvres. Aussi, De Pacpe nous dit-il :

« Ce principe —éminemment individualiste — serait du reste tempéré par l’intervention sociale pour l’éducation des enfants et des jeunes gens (y compris l’entretien et la nourriture) et par l’organisation sociale de l’assistance des infirmes et des malades, de la retraite pour les travailleurs âgés, etc.»

Ils se doutent que l’homme de quarante ans et père de trois enfants a des besoins plus grands que le jeune homme de vingt.

Ils se doutent que la femme qui allaite son petit et passe des nuits blanches à son chevet, ne peut pas faire autant d’oeuvres que l’homme qui a tranquillement dormi. Ils semblent comprendre que l’homme et la femme usés à force d’avoir, peut-être, trop travaillé pour la société entière, peuvent se trouver incapables de faire autant d’oeuvres que ceux qui auront fait leurs heures à la douce et empoché leurs bons dans des situations privilégiées de statisticiens de l’Etat.

Et ils s’empressent de tempérer leur principe. —«Mais oui, disent-ils, la société nourrira et élèvera ses enfants ! Mais oui, elle assistera les vieillards et les infirmes ! Mais oui, les besoins et non les oeuvres seront la mesure des frais que la société s’imposera pour temérer le principe des oeuvres.»

La charité — quoi ! La charité, organisée par l’Etat .

Ainsi donc, après avoir nié le communisme, après avoir raillé à leur aise la formule de «à chacun selon ses besoins» — ne voilà-t-il pas qu’ils s’aperçoivent aussi que leurs grands économistes ont oublié quelque chose — les besoins des producteurs. Et alors, ils s’empressent de les reconnaître. Seulement, ce sera l’Etat qui les appréciera ; ce sera l’Etat qui se chargera d’apprécier si les besoins ne sont pas disproportionnés aux oeuvres, et de les satisfaire si c’est le cas.

Ce sera l’Etat qui fera l’aumône à celui qui voudra reconnaître son infériorité. De là, à la loi des pauvres et au workhouse anglais, il n’y a qu’un seul pas.

Il n’y a plus qu’un seul pas, parce que même cette société marâtre qui nous révolte, c’est aussi vue forcée de tempérer son principe d’individualisme. Elle a dû aussi faire des concessions dans un sens communiste et sous la même forme de charité.

Elle aussi distribue des dîners d’un sou pour prévenir le pillage de ses boutiques. Elle aussi bâtit des hôpitaux — souvent très mauvais, mais quelquefois splendides — pour prévenir le ravage des maladies contagieuses. Elle aussi, après avoir payé rien les heures de travail, recueille les enfants de ceux qu’elle a réduit elle-même à la dernière des misères. Elle aussi, tient compte des besoins — par charité.

La misère des misérables —avons-nous dit ailleurs— fut la cause première des richesses. Ce fut elle qui créa le premier capitaliste. Car, avant d’accumuler la «plus-value», dont on aime tant à causer, encore fallait-il qu’il y eût des misérables qui consentissent à vendre leur force de travail pour ne pas mourir de faim. C’est la misère qui a fait les riches. Et si la misère fit des progrès si rapides dans le cours du moyen-âge, ce fut surtout parce que les invasions et les guerres qui s’en suivirent, la création des Etats et le développement de leur autorité, l’enrichissement par l’exploitation en Orient et tant d’autres causes du même genre, brisèrent les liens qui unissaient jadis les communautés agraires et urbaines ; et elles les amenèrent à proclamer, en lieu et place de la solidarité qu’elles pratiquaient autrefois, ce principe: «Peste des besoins ! les oeuvres seules seront payées, et que chacun se tire d’affaire comme il pourra !»

Et c’est encore ce principe qui sortirait de la Révolution ? C’est ce principe que l’on ose appeler du nom de Révolution sociale — de ce nom si cher à tous les affamés, les souffrants et les opprimés ?

Mais il n’en sera pas ainsi. Car le jour où les vieilles institutions crouleront sous la (illisible) du prolétaire, il se trouvera parmi les prolétaires le demi quarteron qui criera : « Le pain pour tous ! Le gite pour tous ! Le droit à l’aisance pour tous !»

Et ces voix seront écoutées. Le peuple se dira : «Commençons par satisfaire nos besoins de vie, de gaité, de liberté.» Et quand tous auront gouté de ce bonheur, nous nous mettrons à l’oeuvre : à l’oeuvre de démolition des derniers vestiges du régime bourgeois : de sa morale, puisée dans le livre de comptabilité, de sa philosophie du «doit» et «avoir», de ses institutions du tien et du mien. Et, en démolissant, nous édifierons, comme disait Proudhon ; mais nous édifierons sur des bases nouvelles, — sur celles du Communisme et de l’Anarchie, et non pas celle de l’Individualisme et de l’Autorité.

Résistance politique: Quelques conclusions et moyens d’actions pour une société libre et égalitaire… Au-delà de la prise de conscience: la conscience politique…

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Réflexions et conclusions sur l’anarchisme

 

Pierre Kropotkine

 

Extraits de “La Science moderne et l’anarchisme” (1901)

 

Traduit de l’anglais et publié par Résistance 71
Le 8 Juin 2011

 

Source: https://resistance71.wordpress.com/2011/06/08/etat-et-societe-analyses-et-solutions-pour-un-marasme-annonce-pierre-kropotkine-scientifique-et-visionnaire-anarchiste-suite-et-fin/

 

Chapitre 11 – Quelques conclusions de l’anarchisme –

[…] Quand un économiste vient et nous dit: “Dans un contexte de marché libre total la valeur des produits est mesurée par la quantité de travail socialement nécessaire à les produire.” (comme le disent Ricardo, Proudhon, Marx et bien d’autres), nous n’acceptons pas cette affirmation comme une profession de foi pour la raison qu’elle a été proclamée par une autorité particulière en la matière ou parce que cela nous semble être “diablement socialiste”. “C’est possible “ nous disons, “que cela soit juste. Mais ne voyez-vous pas qu’en faisant cette affirmation, vous maintenez que la valeur et la quantité de travail requise sont proportionnelles, de la même manière que la vitesse de chute d’un objet est proportionnelle au temps de sa chute ? Vous affirmez ainsi une certaine relation quantitative entre le travail et la valeur marchande. Très bien; mais avez-vous donc en conséquence fait les observations et les mesures quantitatives qui par elles-mêmes pourraient confirmer votre hypothèse quantitative ?

Vous pouvez dire que de manière générale, la valeur d’échange des produits augmente si la quantité de travail nécessaire pour les produire augmente. C’est ainsi qu’Adam Smith s’est exprimé, mais il fut assez sage de rajouter que sous un régime de production capitaliste, la proportionalité entre la valeur d’échange et la quantité de travail nécessaire n’était plus de mise. Mais de là à sauter à la conclusion qu’en conséquence, les deux quantités sont proportionnelles, que l’une est la mesure de l’autre et que cela constitue la loi de l’économie, ceci est une erreur grossière. Une erreur aussi grossière que d’affirmer par exemple que la quantité de pluie qui tombera demain sera proportionnelle a la quantité représentant la chute de millimètres du baromètre sous la moyenne établie à un certain endroit en une certaine saison.

L’homme qui remarqua la relation entre la chute du baromètre et la quantité de pluie qui tombe, l’homme qui remarqua qu’une pierre qui tombe d’une grande hauteur acquiert plus de vélocité que la même pierre tombant d’un mètre, ces hommes ont fait des découvertes scientifiques. C’est ce qu’Adam Smith fît eut égard à la valeur. Mais un homme qui viendrait après qu’une telle remarque générale fût faite et qui affirmerait que la quantité de pluie qui tombe est mesurée par la quantité de la chute du baromètre par rapport à une normale saisonnière ou bien que la distance parcourut par une pierre en chute est proportionnelle à la durée de la chute et est mesurée par celle-ci, parlerait de manière inepte. De plus il prouverait que la méthode scientifique lui est complètement inconnue. Il prouverait que ses écrits ne sont pas scientifiques, bien que remplis de mots tirés du jargon scientifique. Ceci est exactement ce qui fut fait concernant l’affirmation sus-mentionnée sur la valeur […]

[…] Un homme de science sait qu’il y a des milliers d’autres relations possibles indépendamment de la relation de proportionalité et pouvant lier les deux quantités, et à moins qu’il ait procédé à de nombreuses mesures qui prouvent que cette relation de simple proportionalité existe, personne n’oserait même faire une telle affirmation. Et pourtant, cela est exactement ce que font les économistes quand ils disent que le travail est la mesure de la valeur ! Pis que cela… Ils ne voient même pas qu’ils ne font en fait qu’une supposition, une suputation, une suggestion. Ils affirment péremptoirement que leur affirmation est une loi; ils ne comprennent même pas la nécessité que cela soit vérifié par des mesures […]

La valeur d’échange et le travail nécessaire ne sont pas proportionnels l’un à l’autre, le travail n’est pas la mesure de la valeur et Adam Smith l’avait déjà noté. Après avoir commencé à dire qu’ils l’étaient, il réalisa très vite que cela n’était vrai que dans le contexte d’évolution tribale de l’humanité. Dans le système capitaliste, la valeur d’échange n’est plus mesurée par la quantité de travail nécessaire. Beaucoup d’autres facteurs interviennent dans une société capitaliste, qui viennent altérer la relation qui a pu exister entre la valeur d’échange et le travail. Mais les économistes modernes ne tiennent aucun compte de cela, ils continuent de répéter ce que Ricardo a écrit dans la première moitié du XIXème siècle.

Ce que nous disons à propos de la valeur, s’applique a la plupart des assertions faites par les économistes et les soi-disants “socialistes scientifiques” (NdT: ici Kropotkine fait une allusion directe à Marx et Engels), qui continuellement représentent leurs hypothèses comme des “lois naturelles”. Non seulement nous maintenons que la plupart de ces soi-disants “lois” ne sont pas correctes, mais nous sommes également certains que ceux qui croient en ces “lois”, reconnaîtraient eux-mêmes leur erreur dès qu’ils prendraient conscience, comme tout naturaliste, de la nécessité de soumettre tout affirmation numérique et quantitative à un test numérique et quantitatif […]

[…] En fait toute loi naturelle signifie ceci: “Si telles et telles conditions sont réunies, le résultat sera ceci et cela.” […]

[..] Jusqu’ici, les économistes académiques ont toujours simplement énuméré ce qui se passe sous telles ou telles conditions, sans spécifier ni analyser les conditions elles-mêmes. Si elles furent mentionnées, c’est pour être immédiatement oubliées et ne plus en parler.

Ceci est déjà suffisamment mauvais en soi, mais il y a dans leur enseignement quelque chose de pire. Les économistes représentent les faits qui découlent des conditions comme étant des lois, des lois strictes et immuables. Et ils appellent cela de la science.

Quant aux économistes politiques socialistes, il est vrai qu’ils critiquent quelques conclusions des économistes académiques, ou ils expliquent de manière différente certains faits, mais toujours ils oublient les conditions mentionnées et donnent trop de stabilité aux “faits” économiques d’une époque donnée, en les représentant comme des “lois naturelles”. Aucun d’eux n’a à ce jour tracé sa propre voie dans la science économique. Le plus qui fut fait (par Marx dans son “Capital”), fut de prendre la définition métaphysique des économistes académiques comme Ricardo et de dire: “Vous voyez, même si nous prenons vos propres définitions, nous pouvons prouver que les capitalistes exploitent les travailleurs !” Ceci résonne bien dans un pamphlet, mais est très loin d’être de la science économique.

De manière générale, nous pensons que pour devenir science, l’économie politique doit être construite de manière différente. Elle doit être traitée comme un science naturelle et doit utiliser la méthode utilisée dans toutes les sciences empiriques exactes et elle se doit de se tracer un chemin différent. Elle doit prendre, en regard des sociétés humaines, une position analogue de celle occupée par la physiologie en relation avec les plantes et les animaux. Elle doit devenir la physiologie de la société.

Son but doit être l’étude de la somme toujours croissante des besoins de la société et des moyens utilisés, dans le passé et présentement, pour les satisfaire. Elle doit analyser combien sont utiles les moyens utilisés alors et aujourd’hui pour accéder aux buts fixés. Ensuite, le but de chaque science serait la prédiction et l’application aux demandes de la vie pratique (comme l’a dit Bacon il y a si longtemps); l’économie politique doit étudier les moyens de satisfaire au mieux les besoins présents et futurs avec le moins de dépense d’énergie (économie) et avec les meilleurs résultat pour l’humanité entière […]

Il est très possible que nous ayons tort et qu’il aient raison. Mais la question de savoir qui de nous a tort ou raison ne peut pas être déterminée aux moyens de commentaires byzantins sur l’interprétation de ce que tel ou tel écrivain voulait dire ou en parlant de ce qui est en accord avec la “trilogie d’Hegel” et certainement pas en continuant l’utilisation de la méthode dialectique.

Ceci ne peut être fait qu’en étudiant les faits de l’économie de la même manière et avec les mêmes méthodes que l’on étudie les sciences naturelles… Nous ne pouvons pas être impressionnés par des affirmations telles que : “L’État est l’affirmation de la justice supême dans la société.” Ou “L’État est le porteur et l’instrument du progrès” ou bien même “Sans État, pas de société”. En accord avec notre méthode nous étudions l’état avec le même état d’esprit que nous étudions une ruche ou une colonie de fourmis et leurs sociétés, ou des oiseaux qui sont venus faire leur nid sur les rives d’un lac sibérien ou des côtes arctiques […]

[…] Pour la civilisation européenne (celle des 1500 dernières années à laquelle nous apartenons), l’État est une forme de société qui ne s’est développée que depuis le XVIème siècle, sous l’influence d’une série de causes qu’on peut trouver dans mon essai “L’État et son rôle historique”. Avant cela et depuis la chute de l’empire romain, l’État, dans sa forme romaine, n’existait pas. Si nous le trouvons néanmoins répertorié dans les livres scolaires d’histoire, même depuis l’âge de la période barbare, ce n’est qu’un produit de l’imagination des historiens qui dessinent l’arbre généalogique des rois, en France, jusqu’au début de l’ère des bandes mérovingiennes, et en Russie en remontant jusqu’à Rurik en 862. Les véritables historiens, eux, savent que l’État fut constitué sur les ruines des cités libres médiévales […]

[…] L’état est pour nous, une société d’assurance mutuelle entre le propriétaire terrien, le commandant militaire, le juge, le prêtre, et plus tard le capitaliste, afin de soutenir l’autorité des uns et des autres sur la masse des gens et d’exploiter la pauvreté de la majorité afin de s’enrichir eux-mêmes. Ceci fut l’origine de l’état, ceci fut son histoire, et ceci est son essence actuelle.

En conséquence, imaginer que le capitalisme puisse être aboli tout en maintenant l’état et avec son aide, alors que celui-ci fut créé pour pousser plus avant le développement du capitalisme et a toujours grandi en puissance et en solidité, en proportion de la croissance de la puissance du capitalisme; chérir une telle illusion est à notre sens aussi déraisonnable que d’attendre une émancipation sociale de l’église, du césarisme ou de l’impérialisme. Il est certain qu’il y a eu dans la première moitié du XIX ème siècle pas mal de socialistes qui ont eu ces rêves, mais vivre dans ce monde puéril alors que nous entrons dans le XXème siècle est vraiment trop naïf.

Une nouvelle forme d’organisation économique va demander une nouvelle forme d’organisation et de structure politiques. Que le changement s’opère soudainement par une révolution ou lentement par le biais d’une évolution progressive, les deux changements politique et économique doivent aller de paire, main dans la main.

Chaque pas vers la liberté économique, chaque victoire remportée contre le capitalisme seront de la même manière un pas de plus vers la liberté politique, vers la libération de l’emprise de l’état par le moyen des accords libres territoriaux, professionnels et fonctionnels. Chaque étape gagnée à enlever à l’état quelque puissance ou attribut que ce soient aidera le peuple à gagner une victoire contre le capitalisme […]

Chapitre 12 – les moyens d’action –

[…] Le système de “non-intervention de l’état” n’a jamais existé nulle-part. Partout l’état fut et est toujours, le pilier central et le créateur, direct ou indirect, du capitalisme et de sa puissance sur les masses. Nulle part, depuis que l’état a grandi en influence, les masses ont-elles eu la liberté de résister l’oppression des capitalistes. Les droits qu’elles ont aujourd’hui, elles les ont gagné par la détermination et par des sacrifices sans fin.

Ainsi parler de la “non-intervention” de l’état est peut-être bien pour les économistes de la classe moyenne, qui essaient de persuader les travailleurs que leur misère est une “loi de la Nature”. Mais comment des socialistes peuvent-ils employer un tel langage ? L’état a toujours interferé avec la vie économique en faveur du capitaliste exploiteur. Il lui a toujours donné protection quant à ses vols, toujours donné plus d’aide et de soutien pour plus d’enrichissement…

L’état a été mis en place dans le but précis d’imposer les règles des propriétaires terrien, des employeurs de l’industrie, de la classe des guerriers, du clergé sur les paysans dans les campagnes et les artisans dans les villes. Les riches savent pertinemment bien que si la machine étatique cesse de les protéger, leur pouvoir sur les classes laborieuses s’évanouira en un instant […]

[…] Nous étudions le mouvement vers le communisme qui commença à se développer parmi les couches les plus pauvres de la population en 1793-94 et les formes admirables d’organisation populaire volontaire pour une grande variété de fonctions économiques et politiques qui fut élaborée au sein des “sections” des grandes villes et des municipalités plus petite. De l’autre côté, nous étudions également la croissance de la puissance des classes moyennes, qui travaillèrent énergiquement et de manière cognitive à constituer leur propre autorité en lieu et place de l’autorité brisée du roi et de sa clique. Nous voyons comment ils ont travaillé à l’établissement d’un état fort et centralisé et ainsi consolider les propriétés qu’ils ont acquises durant ou tout a long de la révolution, ainsi que de s‘arroger le droit de d’enrichir encore plus avec le travail sous-payé des classes les plus pauvres. Nous étudions le développement et la lutte de ces deux puissances et essayons de comprendre pourquoi les classes moyennes purent dominer les classes plus pauvres.

C’est alors que nous constatons que l’état centralisé, créé par les classes moyennes jacobines, prépara le chemin du premier empire et de Napoléon. Nous voyons comment, cinquante ans plus tard, Napoléon III trouva dans les rêves de ceux qui pensèrent créer un état centralisé, les éléments pour l’avènement du second empire; et nous comprenons aussi comment cette autorité centralisée, qui durant 70 ans de rang a tué en France tout effort local et personnel de bouger en dehors du système central et de la hiérarchie étatique, demeure la malédiction du pays. Le seul effort véritable d’en sortir librement fut fait par les prolétaires de la Commune de Paris en 1871.

Dans ce domaine également, notre compréhension de l’histoire et les conclusions que nous en tirons, sont bien différentes de la compréhension et des conclusions tirées par la classe moyenne et les partis politiques socialistes […]

Chapitre 13 – Conclusions –

Ce qui a été dit donnera sans doute une vision générale de ce qu’est l’anarchisme… Il représente une tentative d’appliquer des généralisations obtenues par la méthode d’induction-déduction des sciences naturelles à l’évaluation des institutions humaines et de peut-être prédire la marche future de l’humanité vers l’égalité, la fraternité, la liberté en étant toujours guidé par le désir la plus grande somme de bonheur pour chaque unité dans chaque société humaine […]

[…] L’anarchie ne reconnaît que la méthode de recherche scientifique et il applique cette méthode à toutes les sciences habituellement décrites comme “sciences humaines”. Ceci correspons à l’aspect scientifique de l’anarchie […]

[…] Se basant sur de nouvelles données obtenues après des recherches anthropologiques et en cela étendant le travail de ses prédécesseurs du XVIIIème siècle, l’anarchie a pris le parti de l’individu contre l’État et celui de la société contre celui de l’autorité, qui par vertu d’héritage historique, domine la société.

Sur la base de données historiques accumulées par la science moderne, l’anarchie a démontré que l’autorité de l’État, qui croît de plus en plus de nos jours, est en réalité une superstructure inutile et néfaste, qui pour nous européens n’a commencé qu’au XV-XVIème siècles: une superstructure bâtie à l’avantage de la propriété terrienne, du capitalisme et du fonctionariat et qui dans les temps anciens a déjà causé la chute de la Grèce, de Rome et bien d’autres centres de civilisation qui florissaient en Orient et en Egypte.

L’autorité qui fut constituée afin d’unifier le membre du clergé, le noble, le commandant militaire, le juge pour leur protection mutuelle et les avantages de leur classe et qui fut toujours un obstacle aux tentatives de l’Homme de créer pour lui-même une vie somme toute plus libre et sécure, cette autorité donc ne peut en aucune manière devenir une arme d’affranchissement, pas plus que l’église, le césarisme et l’impérialisme ne peuvent devenir les outils de la révolution sociale.

En économie politique, l’anarchisme a abouti à ces conclusions que les méfaits actuels ne proviennent pas de l’appropriation par les capitalistes de “la valeur de surplus” ou du “profit net”, mais du fait que ces deux choses soient de fait possible. Une telle appropriation de travail humain est possible simplement par le fait que la vaste majorité de l’humanité n’a pour ainsi dire rien pour assurer sa subsistance et doivent en conséquence vendre leur force de travail et leur intelligence à un prix qui rend possible pour les capitaliste d’engranger les “surplus de valeur” (valeur ajoutée, NdT) et le profit net.

C’est pourquoi nous considérons qu’en politique économique, le premier chapitre à étudier est le chapitre de la consommation et non celui de la production. Quand une révolution survient, la première des priorités est d’adresser le problème immédiat de la consommation de façon à ce que tout à chacun ait le gîte, le couvert et l’habillage nécessaires…

C’est pourquoi, l’anarchie ne peut pas regarder la révolution à venir comme une simple substitution du “chèque contre travail” pour de l’or, non plus que de contempler l’État comme capital universel pour les capitalistes.

L’anarchisme est-il correct dans ses conclusions ? La réponse nous sera donnée par une critique scientifique de sa base, surtout par la vie pratique du reste. Mais il y a un point sur lequel l’anarchisme est correct, c’est quand il considère l’étude des institutions sociales comme un chapitre de science naturelle, quand il se démarque pour toujours de la métaphysique et quand il prend pour sa méthode de raisonnement celle qui a servi à bâtir toute la science moderne et la philosophie naturelle. Ainsi, pour vérifier nos conclusions, l’utilisation de la méthode scientifique de l’induction-déduction est la seule possibilité; elle est la méthode sur laquelle repose toutes les sciences et sur laquelle tout concept scientifique de l’univers a été développé.

Révolution française: 1789-1793, quand le peuple fut muselé pour le triomphe de la bourgeoisie… 3ème partie: La destructions des communes/sections par les nouveaux aristocrates « révolutionnaires »…

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« Il implique contradiction que le gouvernement puisse être jamais révolutionnaire et cela pour la raison toute simple qu’il est gouvernement. »
~ Pierre Joseph Proudhon ~

 

La fin du mouvement communiste et l’écrasement des sections

 

Extrait de “La Grande Révolution 1789-1793”

 

Pierre Kropotkine

1909

 

1ère partie

2ème partie

3ème partie

 

Chapitre LX

Avant le 31 mai, lorsque les révolutionnaires Montagnards voyaient la Révolution arrêtée par l’opposition des Girondins, ils cherchaient à s’appuyer sur les communistes et, en général, sur « les Enragés ». Robespierre, dans son projet de Déclaration des Droits, du 21 avril 1793, où il se prononçait pour la limitation du droit de propriété, Jeanbon Saint-André, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne, etc., se rapprochaient alors des communistes, et si Brissot, dans ses attaques furieuses contre les Montagnards, confondait ceux-ci avec les « anarchistes », destructeurs des propriétés, c’est qu’en effet à cette époque les Montagnards ne cherchaient pas encore à se séparer nettement des « Enragés ».

Cependant, immédiatement après les émeutes de février 1793, la Convention prit déjà une attitude menaçante à l’égard des communistes. Sur un rapport de Barère, dans lequel il représentait déjà l’agitation comme l’œuvre des prêtres et des émigrés, elle vota d’enthousiasme, le 18 mars 1793 (malgré l’opposition de Marat), « la peine de mort contre quiconque proposera une loi agraire ou toute autre subversive des propriétés territoriales, communales ou individuelles. »

Tout de même, on fut forcé de ménager encore les Enragés, puisqu’on avait besoin du peuple de Paris contre les Girondins, et dans les sections les plus actives les Enragés étaient populaires. Mais, les Girondins une fois renversés, les Montagnards se tournèrent contre ceux qui voulaient « la Révolution dans les choses, puisqu’elle était faite dans les idées », et les écrasèrent à leur tour.

Il est malheureux que les idées communistes n’aient trouvé personne, parmi les hommes éduqués de l’époque, qui sût les formuler avec ensemble et se faire écouter. Marat aurait pu le faire s’il avait vécu ; mais en juillet 1793 il n’était plus. Hébert était trop sybarite pour s’atteler à une tâche pareille ; il appartenait trop à la société des jouisseurs bourgeois de l’école de d’Holbach pour devenir un défenseur de l’anarchisme communiste qui se faisait jour dans les masses populaires. Il put adopter le langage des sans-culottes, comme les Girondins en adoptèrent le bonnet rouge et le tutoiement ; mais, comme ceux-ci, il était trop loin du peuple pour comprendre et exprimer les aspirations populaires. Et il s’allia avec les Montagnards pour écraser Jacques Roux et les « Enragés » en général.

Billaud-Varenne semblait comprendre, mieux que les autres Montagnards, le besoin de profonds changements dans le sens communiste. Il avait entrevu, un moment, qu’une révolution sociale qui aurait dû marcher de front avec la révolution républicaine. Mais lui aussi n’eut pas le courage de devenir un lutteur pour cette idée. Il entra dans le gouvernement et finit par faire comme les autres Montagnards qui disaient : « La république d’abord, les mesures sociales viendront après. » Mais là ils échouèrent, et là échoua la République.

C’est que la Révolution, par ses premières mesures, avait mis en jeu trop d’intérêts pour que ceux-ci pussent permettre au communisme de se développer. Les idées communistes sur les propriétés foncières avaient contre elles tous les immenses intérêts de la bourgeoisie, qui s’était jetée à la curée pour s’approprier les biens du clergé, mis en vente sous le nom de biens nationaux, et en revendre ensuite une partie aux paysans plus ou moins aisés. Ces acheteurs qui, au début de la Révolution, avaient été les plus sûrs soutiens du mouvement contre la royauté, une fois propriétaires eux-mêmes et enrichis par la spéculation, devenaient les ennemis les plus acharnés des communistes qui réclamaient le droit à la terre pour les paysans les plus pauvres et les prolétaires des villes.

Les législateurs de la Constituante et de la Législative avaient vu dans ces ventes le moyen d’enrichir la bourgeoisie aux dépens du clergé et de la noblesse. Quant au peuple, ils n’y pensaient même pas.

En effet, l’Assemblée Constituante s’était même opposée à ce que les paysans s’unissent en petites compagnies pour acheter ensuite tel ou tel bien. Mais, comme on avait un besoin immédiat d’argent, « on vendit avec fureur », dit Avenel, à partir d’août 1790 jusqu’en juillet 1791. On vendit aux bourgeois et aux paysans aisés, même à des compagnies anglaises et hollandaises qui achetaient pour spéculer. Et lorsque les acheteurs qui n’avaient versé pour commencer que 20 ou 12 pour cent du prix d’achat, eurent à payer le premier terme, ils firent tout pour ne rien payer, et très souvent il y réussirent.

Cependant, comme les réclamations des paysans qui n’avaient rien pu acquérir de ces terres se faisaient toujours entendre, la Législative d’abord, en août 1792, et plus tard, la Convention, par son décret du 11 juin 1793 (voy. chap. XLVIII), leur jetèrent en proie les terres communales, c’est-à-dire l’unique espoir du paysan le plus pauvre [1]. La Convention promit en outre que les terres confisquées des émigrés seraient partagées en lots de un à quatre arpents pour être aliénés aux pauvres, par bail à rente d’argent, toujours rachetable ; elle décréta même, vers la fin de 1793, qu’un milliard de biens nationaux seraient réservés aux volontaires sans-culottes enrôlés dans les armées, pour leur être vendus à des conditions favorables. Mais rien n’en fut fait. Ces décrets restèrent lettre morte, comme des centaines d’autres décrets de l’époque.

Et lorsque Jacques Roux vint à la Convention, le 25 juin 1793, — moins de quatre semaines après le mouvement du 31 mai, — dénoncer l’agiotage et demander des lois contre les agioteurs, les interruptions furieuses, les hurlements des conventionnels accueillirent son discours. Roux fut chassé de la Convention, il en sortit sous les huées [2]. Cependant, comme il s’attaquait à la constitution montagnarde et qu’il avait une forte influence dans la section des Gravilliers et au club des Cordeliers, Robespierre, qui ne mettait jamais le pied dans ce club, s’y rendit le 30 juin (après les émeutes du 26 et du 27 contre les marchands de savon), accompagné d’Hébert et de Collot d’Herbois, et il obtint des Cordeliers la radiation de Roux et de son camarade Varlet des listes de leur club.

Robespierre ne se lassa pas depuis lors de calomnier Jacques Roux. Comme il arrivait au communiste cordelier de critiquer les résultats nuls de la Révolution pour le peuple, et de dire, en critiquant le gouvernement républicain (comme il arrive aussi aux socialistes de nos jours), que sous la République le peuple souffrait plus que sous la royauté, Robespierre ne manqua jamais l’occasion de traiter Roux, même après sa mort, d’« ignoble prêtre » vendu aux étrangers et de « scélérat » qui « voulut exciter des troubles funestes » pour nuire à la République.

Dès juin 1793 Jacques Roux fut voué à la mort. On l’accusa d’être le fauteur des émeutes à propos du savon. Plus tard, en août, lorsqu’il publiait avec Leclerc un journal, L’ombre de Marat, on lança contre lui la veuve de Marat, qui réclama contre ce titre ; et enfin, on fit avec lui ce que les bourgeois avaient fait avec Babeuf. On l’accusa d’un vol, — d’avoir soustrait un assignat reçu par lui pour le club des Cordeliers, — alors que, comme l’a très bien dit Michelet, « ces fanatiques marquaient par leur désintéressement », et que de tous les révolutionnaires en vedette, Roux, Varlet, Leclerc étaient certainement des modèles de probité. Sa section des Gravilliers le réclama en vain à la Commune, en se portant garante pour lui. Le club des femmes révolutionnaires fit de même, — et fut dissous par la Commune.

Révolté par cette accusation, Roux et ses amis firent, un soir, le 19 août, un coup de force dans la section des Gravilliers. Ils cassèrent le bureau et portèrent Roux à la présidence. Alors, le 21, Hébert le dénonça aux Jacobins et, l’affaire ayant été portée devant la Commune, Chaumette parla d’attentat à la souveraineté du peuple et de peine de mort. Roux fut poursuivi, mais la section des Gravilliers réussit à obtenir qu’il fût relâché sous caution. Ce fut fait, le 25 août, mais l’information continua, se compliqua encore d’une accusation de vol, et le 23 nivôse (14 janvier 1794), Roux était traduit devant le tribunal de police criminelle.

Le tribunal se déclara incompétent, à cause de la gravité des actes reprochés à Roux (coup de force dans la section), et le renvoya devant le tribunal révolutionnaire. Alors, Roux, sachant ce qui l’attendait, se frappa devant le tribunal de trois coups de couteau. Transporté à l’infirmerie de Bicêtre, il tentait « d’épuiser ses forces », rapportèrent les agents de Fouquier-Tinville, et enfin il se frappa de nouveau, se blessa au poumon et succomba à ses blessures. L’acte d’autopsie est daté du 1er ventôse, an II, 19 février 1794 [3].

Le peuple, surtout dans les sections centrales de Paris, comprit alors que c’en était fait de ses rêves d’« égalité de fait » et de bien-être pour tous. Gaillard, l’ami de Chalier, venu à Paris après la prise de Lyon par les Montagnards, et qui avait passé toute la durée du siège dans un cachot, se tua aussi, lorsqu’il apprit la nouvelle de l’arrestation de Leclerc, emprisonné avec Chaumette et les hébertistes.

En réponse à toutes ces tendances du communisme, à la vue du peuple prêt à déserter la Révolution, le Comité de salut public, toujours anxieux de ne s’aliéner ni « le Ventre » de la Convention (« le Marais »), ni le club des Jacobins, répondit, le 21 ventôse de l’an II (11 mars 1794), par une circulaire ronflante adressée aux représentants en mission. Mais cette circulaire, comme le fameux discours de Saint-Just qui la suivit deux jours plus tard (23 ventôse), ne savait aboutir qu’à de la bienfaisance, à de la charité — très maigre, après tout, de l’État.

« Un grand coup était nécessaire pour terrasser l’aristocratie », disait la circulaire du Comité. « La Convention l’a frappé. L’indigence vertueuse devait rentrer dans la propriété que les crimes avaient usurpés sur elle… Il faut que la terreur et la justice portent sur tous les points à la fois. La Révolution est l’ouvrage du peuple : il est temps qu’il en jouisse. » Et ainsi de suite.

La Convention, cependant, ne fit rien. Le décret du 13 ventôse an II (3 février 1794), dont parla Saint-Just, se réduisait à ceci : Chaque commune devait dresser l’état des patriotes indigents, et ensuite le Comité de salut public ferait un rapport sur les moyens d’indemniser tous les malheureux avec les biens des ennemis de la Révolution. Dans ces biens on allait leur découper un arpent en propre. Pour les vieillards et les infirmes, la Convention décréta plus tard, le 22 floréal (11 mai), d’ouvrir un Livre de la bienfaisance nationale [4].

Inutile de dire que cet arpent eut l’air, pour les paysans, d’une simple moquerie. D’ailleurs, à part quelques localités exceptionnelles, le décret n’eut même pas un commencement d’exécution. Ceux qui n’avaient rien saisi eux-mêmes des terres, ne reçurent rien.

Ajoutons encore que plusieurs représentants en mission, comme Albitte, Collot-d’Herbois et Fouché à Lyon, Jeanbon Saint-André à Brest et à Toulon, Romme en Charente, eurent en 1793 la tendance de socialiser les biens. Et lorsque la Convention fit la loi du 16 nivôse an II (5 janvier 1794) qui portait que, « dans les villes assiégées, bloquées ou cernées, les matières, marchandises et denrées de tout genre seraient mises en commun », on peut dire, observe Aulard, « qu’il y eut tendance à appliquer cette loi à des villes qui n’étaient ni assiégées, ni bloquées, ni cernées [5].»

La Convention, ou plutôt ses Comités de salut public et de sûreté générale, supprimèrent en 1794 les manifestations communistes. Mais l’esprit du peuple français en révolution y poussait néanmoins, et sous la pression des événements, une grande œuvre de nivellement et une forte éclosion de l’esprit communiste se manifesta un peu partout dans le cours de l’an II de la République [6].

Ainsi les trois représentants de la Convention à Lyon, Albitte, Collot d’Herbois et Fouché firent le 24 brumaire an II (14 novembre 1793) un arrêté, qui eut un commencement d’exécution, en vertu duquel tous les citoyens infirmes, vieillards, orphelins et indigents devaient être « logés, nourris et vêtus aux dépens des riches de leurs cantons respectifs », et « du travail et les objets nécessaires à l’exercice de leur métier et de leur industrie » devaient être fournis aux citoyens valides. Les jouissances des citoyens, disaient-ils dans leurs circulaires, doivent être en proportion de leurs travaux, de leur industrie et de l’ardeur avec laquelle ils se dévouent au service de la patrie. Beaucoup de représentants aux armées arrivaient à la même résolution, dit M. Aulard. Ainsi Fouché levait de lourds impôts sur les riches pour nourrir les pauvres. Il est aussi certain, comme le dit le même auteur, qu’il y eut un nombre de communes qui firent du collectivisme (ou plutôt du communisme municipal) [7].

L’idée que l’État devait s’emparer des fabriques délaissées par leurs patrons et les mettre en exploitation, fut énoncée à maintes reprises. Chaumette la soutenait en octobre 1793, lorsqu’il constatait l’effet du maximum sur certaines industries, et Jeanbon Saint-André avait mis en régie la mine de Carhaix en Bretagne, pour assurer du pain aux ouvriers. L’idée était dans l’air.

Mais si un certain nombre de conventionnels en mission prenaient, en 1793, des mesures d’un caractère égalitaire, et s’inspiraient de l’idée de limitation des fortunes, la Convention, d’autre part, défendait avant tout les intérêts de la bourgeoisie, et il y a probablement du vrai dans cette remarque de Buonarroti, que la crainte de voir Robespierre se lancer, avec son groupe, dans des mesures qui auraient favorisé les instincts égalitaires du peuple, contribua à la chute de ce groupe au 9 thermidor [8].

 

  1. La plupart des historiens ont vu dans cette mesure une mesure avantageuse aux paysans. En réalité, c’était priver les paysans les plus pauvres de l’unique patrimoine qui leur restait. C’est pourquoi cette mesure rencontra tant de résistance dans son application.
  2. Aller 
↑ « Ce sont les riches, disait Jacques Roux, qui, depuis quatre ans, ont profité des avantages de la Révolution ; c’est l’aristocratie marchande, plus terrible que l’aristocratie nobiliaire, qui nous opprime, et nous ne voyons pas le terme de leurs exactions, car le prix des marchandises augmente d’une manière effrayante. Il est temps que le combat à mort, que l’égoïsme livre à la classe la plus laborieuse, finisse… La propriété des fripons est-elle plus sacrée que la vie de l’homme ? Les subsistances doivent être à la réquisition des corps administratifs, comme la force armée est à leur disposition. » Roux reproche à la Convention de ne pas avoir confisqué les trésors acquis depuis la Révolution par les banquiers et les accapareurs, et il dit que, la Convention ayant décrété un emprunt forcé d’un milliard sur les riches, « le capitaliste, le marchand, dès le lendemain, lèveront cette somme sur les sans-culottes par le monopole et la concussion», si le monopole du commerce et de l’accaparement n’est pas détruit. Il en prévoyait très bien le danger pour la Révolution et disait : « Les agioteurs s’emparent des manufactures, des ports de mer, de toutes les branches du commerce, de toutes les productions de la terre, pour faire mourir de faim, de soif, de nudité les amis de la justice et les déterminer à se jeter dans les bras du despotisme. » (Je cite d’après le texte de Roux, retrouvé par Bernard Lazare et communiqué à Jaurès.)
  3. Aller 
↑ Jaurès, Histoire socialiste, la Convention, (pp. 1698, 1699).
  4. Aller 
↑ Les cultivateurs vieillards ou infirmes y seraient inscrits pour un secours annuel de 160 livres, les artisans vieillards ou infirmes pour 120 livres, et les mères et les veuves pour 80 et 60 livres.
  5. Aller 
↑ Histoire politique, chap. VIII, livre II.
  6. Aller 
↑ « C’est donc vainement que, dans cette période de compression, on chercherait des manifestations de théories socialistes. Mais l’ensemble de mesures partielles ou empiriques, de lois de circonstances, d’institutions provisoires qui forme le gouvernement révolutionnaire, amène un état de choses qui prépare indirectement les esprits, dans ce silence des socialistes, à une révolution sociale, et qui commence à l’effectuer partiellement. » (Aulard, l. c., p. 453)
  7. Aller 
↑ Voyez tout le paragraphe du chap. VIII, livre II : « Le socialisme » de l’Histoire politique d’Aulard ; André Lichtenberger : Le Socialisme et la Révolution française, pp. 179, 120 ; Actes du Comité de salut public, VIII et IX.

L’écrasement des sections

Chapitre LXIII

Deux puissances rivales se trouvaient en présence à la fin de 1793 : les deux Comités, de salut public et de sûreté générale, qui dominaient la Convention, et la Commune de Paris. Cependant la vraie force de la Commune n’était ni dans son maire Pache, ni dans son procureur Chaumette, ou son substitut Hébert, ni dans son Conseil général. Elle était dans les sections. Aussi voit-on le gouvernement central s’appliquer constamment à soumettre les sections à son autorité.

Lorsque la Convention eut retiré aux sections de Paris « la permanence », c’est-à-dire le droit de convoquer leurs assemblées générales aussi fréquemment qu’elles le voulaient, les sections commencèrent à créer des « sociétés populaires » ou des « sociétés sectionnaires ». Mais ces sociétés furent très mal vues des Jacobins, qui devenaient à leur tour des hommes de gouvernement, et à la fin de 1793 et en janvier 1794 on parla beaucoup au club des Jacobins contre ces sociétés, — d’autant plus que les royalistes faisaient un effort concerté pour les envahir et s’en emparer. « Il est sorti du cadavre de la monarchie, disait un des Jacobins, Simond, une infinité d’insectes venimeux qui ne sont pas assez stupides pour en essayer la résurrection », mais qui cherchent à perpétuer les convulsions du corps politique [1]. En province, surtout, ces «insectes» ont du succès. Une infinité d’émigrés, continuait Simond, « gens de loi, gens de finance, agents de l’ancien régime », inondent les campagnes, envahissent les sociétés populaires et en deviennent les présidents et les secrétaires.

Il est évident que les sociétés populaires, qui n’étaient à Paris autre chose que des assemblées de sections organisées sous un autre nom [2], se seraient bientôt « épurées », pour exclure les royalistes déguisés, et elles auraient continué l’œuvre des sections. Mais toute leur activité déplaisait aux Jacobins qui voyaient avec jalousie l’influence de ces « nouveaux venus » qui les « dépassaient en patriotisme. » — « À les croire, disait le même Simond, les patriotes de 89… ne sont plus que des bêtes de somme fatiguées ou dépéries qu’il faut assommer, parce qu’ils ne peuvent plus suivre les nouveau-nés dans la route politique de la Révolution. » Et il trahissait les craintes de la bourgeoisie jacobine, en parlant de la « quatrième législature » que ces nouveaux venus auraient cherché à composer, pour aller plus loin que la Convention. « Nos plus grands ennemis, ajoutait Jeanbon Saint-André, ne sont pas au dehors ; nous les voyons : ils sont au milieu de nous ; ils veulent porter plus loin que nous les mesures révolutionnaires » [3].

Là-dessus, Dufourny parle contre toutes les sociétés de sections, et Deschamps les appelle de « petites Vendées. »

Quant à Robespierre, il s’empresse de reprendre son argument favori — les menées de l’étranger. « Mes inquiétudes, dit-il, n’étaient que trop fondées. Vous voyez que la tartuferie contre-révolutionnaire y domine. Les agents de la Prusse, de l’Angleterre et de l’Autriche veulent par ce moyen anéantir l’autorité de la Convention et l’ascendant patriotique de la Société des Jacobins. » [4].

L’hostilité des Jacobins contre les sociétés populaires est évidemment une hostilité contre les sections de Paris et les organisations de même genre en province, et cette hostilité n’est que l’expression de celle du gouvernement central. Ainsi, dès que le gouvernement révolutionnaire fut établi par le décret du 14 frimaire (4 décembre 1793), le droit d’élire les juges de paix et leurs secrétaires — droit que les sections avaient conquis dès 1789, — leur fut retiré. Les juges et leurs secrétaires devaient être nommés désormais par le Conseil général du département (décrets du 8 nivôse, 28 décembre 1793, et du 23 floréal, 12 mai 1794). Même la nomination des Comités sectionnaires de bienfaisance fut enlevée aux sections en décembre 1793, pour être remise aux Comités de salut public et de sûreté générale. L’organisme populaire de la Révolution était ainsi frappé à sa racine.

Mais c’est surtout dans la concentration des fonctions de police que l’on saisit l’idée du gouvernement jacobin. Nous avons vu (chap. XXIV) l’importance des sections comme organes de la vie de Paris, municipale et révolutionnaire ; nous avons indiqué ce qu’elles faisaient pour l’approvisionnement de la capitale, pour enrôler les volontaires, pour lever, armer et expédier les bataillons, pour fabriquer le salpêtre, organiser le travail, prendre soin des indigents, etc. Mais à côté de ces fonctions, les sections de Paris et les sociétés populaires de province remplissaient aussi des fonctions de police. Cela datait, à Paris, déjà du 14 juillet 1789, lorsqu’il se forma des Comités de districts qui se chargèrent de la police. La loi du 6 septembre 1789 les confirma dans ces fonctions, et en octobre suivant, la municipalité de Paris, encore provisoire à cette époque, se donna sa police secrète sous le nom de Comité des recherches. La municipalité, issue de la Révolution, reprenait ainsi une des plus mauvaises traditions de l’ancien régime.

Après le 10 août, la Législative établit que toute la police de « sûreté générale » passait aux Conseils des départements, des districts et des municipalités, et un Comité de surveillance fut établi, avec des Comités subordonnés à lui, dans chaque section. Bientôt, à mesure que la lutte entre les révolutionnaires et leurs ennemis devenait plus ardue, ces Comités furent débordés par la besogne, et le 21 mars 1793, des Comités révolutionnaires, de douze membres chacun, furent établis dans chaque commune et dans chaque section des communes des grandes villes, divisées, comme Paris, en sections. [5]

De cette façon, les sections, par l’intermédiaire de leurs Comités révolutionnaires, devenaient des bureaux de police. Les fonctions de ces Comités révolutionnaires étaient limitées, il est vrai, à la surveillance des étrangers ; mais bientôt ils eurent des droits aussi larges que ceux des bureaux de police secrète dans les États monarchiques. En même temps on peut voir comment les sections, qui étaient au début des organes de la Révolution populaire, se laissaient absorber par les fonctions policières de leurs Comités, et comment ceux-ci, devenant de moins en moins des organes municipaux, se transformaient en de simples organes subalternes de police, soumis au Comité de sûreté générale [6].

Les Comités de salut public et de sûreté générale les détachaient de plus en plus de la Commune, — leur rivale, qu’ils affaiblissaient de cette façon, — et en les disciplinant à l’obéissance, ils les transformaient en rouages de l’État. Enfin, sous prétexte de réprimer des abus, la Convention en fit des fonctionnaires salariés ; elle soumit en même temps les 44.000 Comités révolutionnaires au Comité de sûreté générale, auquel elle accorda même le droit de les « épurer » et d’en nommer lui-même les membres.

L’État, cherchant à tout centraliser en ses mains, comme la monarchie l’avait essayé au dix-septième siècle, et enlevant successivement aux organes populaires la nomination des juges, l’administration de la bienfaisance (certainement aussi leurs autres fonctions administratives), et les soumettant à sa bureaucratie en matière le police, — c’était la mort des sections et des municipalités révolutionnaires.

En effet, après cela, les sections à Paris et les sociétés populaires en province étaient bien mortes. L’État les avait dévorées. Et leur mort fut la mort de la Révolution. Depuis janvier 1791, la vie publique à Parie était anéantie, dit Michelet. « Les assemblées générales des sections étaient mortes, et tout le pouvoir avait passé à leurs comités révolutionnaires, qui eux-mêmes, n’étant plus élus, mais simples fonctionnaires nommés par l’autorité, n’avaient pas grande vie non plus. »

Lorsqu’il plut au gouvernement d’écraser la Commune de Paris, il put le faire maintenant sans craindre d’être renversé.

C’est ce qu’il fit en mars 1794 (ventôse an II).

 

 

Révolution française: 1789-1793, quand le peuple fut muselé pour le triomphe de la bourgeoisie… 1ère partie

Posted in actualité, autogestion, documentaire, pédagogie libération, politique et social, politique française, résistance politique, terrorisme d'état with tags , , , , , , , on 27 décembre 2015 by Résistance 71

La vision anarchiste de la grande révolution française amène à réfléchir sur ce que cette révolution aurait pu être si celle-ci était passée dans les mains du peuple. La révolution française n7eut rien de populaire. Le peuple ne fut qu’un pion, un outil dont se servirent tous les messieurs Jourdain de France pour faire triompher l’argent roi, le commerce monopoliste et l’usure. Le peuple fut écarté très tôt et nous vivons aujourd’hui les soubresauts de l’agonie de la révolution bourgeoise de 1789.

Pierre Kropotkine éclaire ce qui aurait pu (dû) être… Nous pensons que l’ouvrage rédigé par Kropotkine en 1909 sur la « grande révolution 1789-1793 » est une des meilleurs analyses politico-sociales sur la révolution française jamais écrite avec « Les deux révolutions 1789-1792 et 1792-1794 » de Henri Guillemin.
Il est important de se poser une question essentielle en ce qui concerne ce grand épisode de l’histoire de France et du monde: Pourquoi l’histoire officielle escamote t’elle ou du moins diabolise t’elle le passage concernant les « sections communales », ceux que l’ont appelaient « les enragés », les Jacques Roux, Varlet, Sylvain Maréchal, Chalier, Rose Lacombe etc… Pourquoi Marat, « L’ami du peuple »,  fut et est toujours tant diabolisé également par le narratif officiel et l’agent royaliste Charlotte Corday quelque peu idéalisée ?

— Résistance 71 —

 

Le mouvement communiste dans la révolution française

 

Extrait du chapitre LVIII de “La Grande Révolution 1789-1793 ”

 

Pierre Kropotkine

1909

 

1ère partie

2ème partie

3ème partie

 

[..] Cependant, c’est surtout en dehors de la Convention, — dans les milieux populaires, dans quelques sections, comme celle des Gravilliers, et au Club des Cordeliers, — certainement pas chez les Jacobins, — qu’il faut chercher les porte-parole des mouvements communalistes et communistes de 1793 et 1794. Il y eut même une tentative de libre organisation entre ceux que l’on nommait alors les « Enragés », c’est-à-dire ceux qui poussaient à la révolution égalitaire dans un sens social. Après le 10 août 1792, il s’était constitué, apparemment sous l’impulsion des fédérés venus à Paris, une espèce d’union entre les délégués des 48 sections de Paris, du Conseil général de la Commune et des « défenseurs réunis des 84 départements ». Et lorsque, au mois de février 1793, commencèrent à Paris les mouvements contre les agioteurs, dont nous avons déjà parlé (chap. XLIII), des délégués de cette organisation vinrent demander, le 3 février, à la Convention des mesures énergiques contre l’agiotage. Dans leurs discours on voit déjà en germe l’idée qui fut plus tard la base du mutuellisme et de la Banque du Peuple de Proudhon : l’idée que tous les profits qui résultent de l’échange dans les banques, si profit il y a, doivent revenir à la nation entière, — non pas à des particuliers, — puisqu’ils sont un produit de la confiance publique de tous à tous.

On ne connaît pas encore assez tous ces mouvements confus qui se manifestaient dans le peuple de Paris et des grandes villes en 1793 et 1794. On commence seulement à les étudier. Mais ce qui est certain, c’est que le mouvement communiste, représenté par Jacques Roux, Varlet, Dolivet, Chalier, Leclerc, L’Ange (ou Lange), Rose Lacombe, Boissel et quelques autres, avait une profondeur que l’on n’avait pas aperçue tout d’abord, mais que Michelet avait déjà devinée [6].

Il est évident que le communisme de 1793 ne se présente pas avec l’ensemble de doctrine que l’on trouve chez les continuateurs français de Fourier et de Saint-Simon, et surtout chez Considérant ou même chez Vidal. En 1793, les idées communistes ne s’élaboraient pas dans le cabinet d’études ; elles surgissaient des besoins du moment. C’est pourquoi le problème social se présenta pendant la Grande Révolution surtout sous la forme de problèmes de subsistances et de problème de la terre. Mais là aussi c’est ce qui fait la supériorité du communisme de la Grande Révolution sur le socialisme de 1848 et de ses descendants. Il allait droit au but en s’attaquant à la répartition des produits.

Ce communisme nous paraît sans doute fragmentaire, d’autant plus que différentes personnes appuyaient, chacune, sur ses différents aspects ; et il reste toujours ce que nous pourrions appeler un communisme partiel, puisqu’il admet la possession individuelle, à côté de la propriété communale, et que, tout en proclamant le droit de tous sur tous les produits de la production, il reconnaît un droit individuel sur « le superflu », à côté du droit de tous sur les produits « de première et de seconde nécessité ». Cependant les trois aspects principaux du communisme s’y trouvent déjà : le communisme terrien, le communisme industriel, et le communisme dans le commerce et le crédit. Et en cela, la conception de 1793 est plus large que celle de 1848. Car, si différents agitateurs de 1793 appuient de préférence sur un de ces aspects du communisme plutôt que sur un autre, ces aspects ne s’excluent nullement. Au contraire, issus d’une même conception d’égalité, ils se complètent. En même temps, les communistes de 1793 cherchent à arriver à la mise en pratique de leurs idées par l’action des forces locales, sur place et en fait, tout en essayant d’ébaucher l’union directe des 40.000 communes.

Chez Sylvain Maréchal on trouve même une vague aspiration vers ce que nous appelons aujourd’hui le communisme anarchiste, — le tout exprimé évidemment avec beaucoup de réserve, car on risquait de payer de sa tête un langage trop franc.

L’idée d’arriver au communisme par la conspiration, au moyen d’une société secrète qui s’emparerait du pouvoir — idée dont Babeuf se fit l’apôtre — ne prit corps que plus tard, en 1795, lorsque la réaction thermidorienne eût mis fin au mouvement ascendant de la Grande Révolution. C’est un produit de l’épuisement — non pas un effet de la sève montante de 1789 à 1793.

Certainement, il y eut beaucoup de déclamation dans ce que disaient les communistes populaires. C’était un peu la mode à l’époque, à laquelle nos orateurs modernes paient aussi un tribut. Mais tout ce que l’on sait des communistes populaires de la Grande Révolution tend à les représenter comme profondément dévoués à leurs idées.

Jacques Roux avait été prêtre. Extrêmement pauvre, il vivait avec son chien, presque uniquement de ses deux cents livres de rente, dans une sombre maison au centre de Paris [7], et il prêchait le communisme dans les quartiers ouvriers. Très écouté dans la section des Gravilliers, Jacques Roux exerça aussi une grande influence dans le club des Cordeliers, jusqu’à la fin de juin 1793, lorsque cette influence fut brisée par l’intervention de Robespierre. Quant à Chalier, nous avons déjà vu l’ascendant qu’il exerçait à Lyon, et l’on sait par Michelet que ce communiste mystique était un homme remarquable, — plus encore « ami du peuple » que Marat, — adoré de ses disciples. Après sa mort, son ami Leclerc vint à Paris et y continua la propagande communiste, avec Roux, Varlet, jeune ouvrier parisien, et Rose Lacombe, le pivot des femmes révolutionnaires. Sur Varlet on ne sait presque rien, sauf qu’il était populaire parmi les pauvres de Paris. Son pamphlet, Déclaration solennelle des droits de l’homme dans l’état social, publié en 1793, était très modéré [8]. Mais il ne faut pas oublier qu’avec le décret du 10 mars 1793 suspendu sur leurs têtes, les révolutionnaires avancés n’osaient pas publier tout ce qu’ils pensaient.

Les communistes eurent aussi leurs théoriciens, tels que Boissel, qui publia son Catéchisme du genre humain aux débuts de la Révolution et une seconde édition de cet ouvrage en 1791 ; l’auteur anonyme d’un ouvrage publié aussi en 1791 et intitulé De la propriété, ou la cause du pauvre plaidée au tribunal de la Raison, de la Justice et de la Vérité ; et Pierre Dolivier, curé de Mauchamp, dont l’ouvrage remarquable, Essai sur la justice primitive, pour servir de principe générateur au seul ordre social qui peut assurer à l’homme tous ses droits et tous ses moyens de bonheur fut publié fin juillet 1793 par les citoyens de la commune d’Auvers, district d’Étampes [9]. Il y eut aussi l’Ange, ou Lange, qui fut, comme l’avait déjà fait remarquer Michelet, un vrai précurseur de Fourier. Enfin Babeuf se trouvait en 1793 à Paris. Employé aux subsistances, sous la protection de Sylvain Maréchal, il y faisait en secret de la propagande communiste. Forcé de se cacher, parce qu’il était poursuivi pour un prétendu crime de faux — faussement poursuivi par les bourgeois, comme l’a démontré G. Deville qui a retrouvé les pièces du procès [10] — il se tenait alors dans une réserve très prudente [11].

On a rattaché, par la suite, le communisme à la conspiration de Babeuf. Mais Babeuf, à en juger par ses écrits, ne fut que l’opportuniste du communisme de 1793. Ses conceptions, comme les moyens d’action qu’il préconisait, en rapetissait l’idée. Alors que beaucoup d’esprits comprenaient à cette époque qu’un mouvement vers le communisme serait le seul moyen d’assurer les conquêtes de la démocratie, Babeuf cherchait, comme l’a très bien dit un de ses apologistes modernes, à glisser le communisme dans la démocratie. Alors qu’il devenait évident que la démocratie perdrait ses conquêtes si le peuple n’entrait en lisse, Babeuf voulait la démocratie d’abord, pour y introduire peu à peu le communisme [12]. En général, sa conception du communisme était si étroite, si factice, qu’il croyait y arriver par l’action de quelques individus qui s’empareraient du gouvernement à l’aide d’une société secrète. Il allait même jusqu’à mettre sa foi dans un individu, pourvu qu’il eût la volonté forte d’introduire le communisme et de sauver le monde ! Illusion funeste qui continua à être nourrie par certains socialistes pendant tout le dix-neuvième siècle, et nous donna le césarisme, — la foi en Napoléon ou en Disraéli, la foi dans un sauveur, qui persiste jusqu’à nos jours.

Résistance politique: Comprendre les fondements de la révolution sociale à venir (Pierre Kropotkine) ~ 1ère partie ~

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« C’est une loi de la Nature que l’arbre porte son fruit, que tout gouvernement fleurisse et fructifie en caprices, en tyrannie, en usure, en scélératesse, en meurtres et en malheurs… Rien, rien de bon ne peut nous venir de la République et des républicains arrivés, c’est à dire détenant le pouvoir. C’est une chimère en histoire, un contresens de l’espérer. La classe qui possède et qui gouverne est fatalement ennemie de tout progrès. »

« Ainsi peut-on dire que l’évolution et la révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la révolution et celle-ci précédant une évolution toute nouvelle, mère de révolutions future. »

~ Élisée Reclus (1880) ~

 

Fatalité de la révolution

 

Pierre Kropotkine (1916)

 

1ère partie

2ème partie

— I —

FATALITÉ DE LA RÉVOLUTION

Ce qui effraie un grand nombre de travailleurs et les éloigne des idées anarchistes, c’est ce mot de révolution qui leur fait entrevoir tout un horizon de luttes, de combats et de sang répandu, qui les fait trembler à l’idée qu’un jour ils pourront être forcés de descendre dans la rue et se battre contre un pouvoir qui leur semble un colosse invulnérable contre lequel il est inutile de lutter violemment et qu’il est impossible de vaincre.

Les révolutions passées, qui ont toutes tourné contre leur but et l’ont laissé toujours aussi misérable qu’avant, ont contribué pour beaucoup aussi à rendre le peuple sceptique à l’égard d’une révolution nouvelle. A quoi bon aller se battre et aller se faire casser la figure, se dit-il, pour qu’une bande de nouveaux intrigants nous exploitent aux lieu et place de ceux qui sont au pouvoir actuellement ; je serai bien bête. Et tout en geignant sur sa misère, tout en murmurant contre les hâbleurs qui l’ont trompé par des promesses qu’ils n’ont jamais tenues, il se bouche les oreilles contre les faits qui lui crient la nécessité d’une action virile, il ferme les yeux pour ne pas avoir à envisager l’éventualité de la lutte qui se prépare, il se terre dans son effroi de l’inconnu, voudrait un changement qu’il reconnaît inévitable. Il sait bien que la misère qui frappe autour de lui l’atteindra demain et l’enverra, lui et les siens, grossir le tas d’affamés qui vivent de la charité publique, mais il espère dans des à-coups providentiels qui lui éviteront de descendre dans la rue et alors il se raccroche de toutes ses forces à ceux qui lui font espérer ce changement sans lutte et sans combat ; il acclame ceux qui daubent sur le pouvoir, lui font espérer des réformes, lui font entrevoir toute une législation en sa faveur, le plaignent de sa misère et lui promettent de l’alléger. Croit-il davantage en eux qu’en ceux qui lui parlent de la révolution ? Il est probable que non, mais ils lui font espérer un changement sans qu’il ait à prendre part directement à la lutte. Cela lui suffit à l’heure actuelle. Il s’endort dans sa quiétude, attendant de les voir à l’œuvre, pour recommencer ses plaintes lorsqu’il verra éluder les promesses, s’éloigner l’heure de leur réalisation. Jusqu’au jour où, acculé à la faim, le dégoût et l’indignation étant à leur comble, on verra descendre dans la rue ceux qui, à l’heure actuelle, semblent les plus éloignés de se révolter.

Pour qui réfléchit et étudie les phénomènes sociaux, en effet, la Révolution est inévitable, tout y pousse, tout y contribue et la résistance gouvernementale peut aider à en éloigner la date, à en enrayer les effets, mais ne peut l’empêcher ; de même que la propagande anarchiste peut en hâter l’explosion, contribuer à la rendre efficace, en instruisant les travailleurs des causes de leur misère et en les mettant à même de les supprimer, mais serait impuissante à l’amener si elle n’était le fait de l’organisation sociale vicieuse dont nous souffrons.

Donc, quand les anarchistes parlent de révolution, ils ne s’illusionnent pas au point de croire que c’est leur propagande qui amènera les individus à descendre dans la rue, à remuer les pavés et à attaquer le pouvoir et la propriété et que leur seule parole va enflammer les foules au point qu’elles vont se lever en masse et courir sus à l’ennemi. Les temps ne sont plus où le peuple s’enflammait à la voix des tribuns et se soulevait à leurs accents.

Notre époque est plus positive ; il faut des causes, il faut des circonstances pour que le peuple se révolte. Aujourd’hui, les tribuns sont bien diminués et ne sont plutôt que la représentation — plus ou moins fidèle — du mécontentement populaire qu’ils n’en sont les inspirateurs. Si les anarchistes se réclament de la révolution, ce n’est donc pas parce qu’ils espèrent que la foule descendra dans la rue à leur voix mais seulement parce qu’ils espèrent lui faire comprendre qu’elle est inévitable et l’amener à se préparer pour cette lutte, à ne plus l’envisager avec crainte, mais l’habituer à y voir son affranchissement. Or, ce positivisme de la foule a cela de bon qu’il la détache des hâbleurs ; si elle s’engoue pour eux, elle s’en détache aussi vite ; au fond, elle ne cherche qu’une chose, son affranchissement , et elle discute les idées qui lui sont soumises. Peu importe qu’elle s’égare, son éducation se fait tous les jours, et elle devient de plus en plus sceptique à l’égard de ceux qu’elle acclame momentanément comme ses sauveurs.

La révolution ne se crée ni ne s’improvise, c’est un fait acquis pour les anarchistes ; pour eux, c’est un fait mathématique, découlant de la mauvaise organisation sociale actuelle ; leur objectif est que les travailleurs soient assez instruits des causes de leur misère pour qu’ils sachent profiter de cette révolution qu’ils seront fatalement amenés à accomplir, et ne s’en laissent pas arracher les fruits par les intrigants qui chercheront à se substituer aux gouvernants actuels et à substituer, sous des noms différents, un pouvoir qui ne serait que la continuation de celui que le peuple aurait renversé.

En effet, pour qui réfléchit, il est bien évident que la situation ne peut se prolonger indéfiniment, et que tout nous mène à un cataclysme inévitable.

L’État a beau augmenter sa police, son armée, ses emplois, les perfectionnements apportés par la science, le développement de l’outillage mécanique jetant tous les jours un nouveau stock de travailleurs inoccupés sur le pavé, et l’armée des affamés se grossit de plus en plus, la vie devient de plus en plus difficile, les chômages de plus en plus fréquents et de plus en plus longs.

Les conquêtes coloniales auxquelles se livrait la bourgeoisie pour se créer des débouchés nouveaux deviennent de plus en plus difficiles, les marchés anciens deviennent producteurs à leur tour, contribuent encore à l’engorgement de produits. Les krachs financiers aident de plus en plus à faire affluer les capitaux entre les mains d’une minorité de plus en plus petite et à précipiter dans le prolétariat quelques petits rentiers, quelques petits industriels. Les temps ne sont pas loin où ceux qui craignent la révolution commenceront à l’envisager avec moins d’effroi et à l’appeler de tous leurs voeux Et ce jour-là, la révolution sera dans l’air, il suffira de peu de chose pour qu’elle éclate, entraînant dans son tourbillon, à l’assaut du pouvoir, à la destruction des privilèges, ceux qui actuellement ne l’envisagent qu’avec crainte et avec défiance.

— II—

LE LENDEMAIN DE LA RÉVOLUTION

Une des principales objections que l’on fait aux idées anarchistes est celle-ci : c’est qu’il ne serait pas possible à une nation de vivre en anarchie, vu qu’elle aurait d’abord à se défendre contre les autres puissances coalisées contre elle et aussi à combattre les bourgeois qui tenteraient sûrement de ressaisir l’autorité afin de rétablir à nouveau leur domination. Que pour parer à cet état de choses il faudrait absolument conserver l’armée et un pouvoir centralisateur qui seul pourrait mener à bien cette besogne. C’est une période transitoire, disent-ils, qu’il faut absolument traverser car, seule, elle peut amener la possibilité aux idées anarchistes de s’implanter.

Si ceux qui font ces objections voulaient bien se rendre compte de ce que pourrait être, de ce que doit être une révolution sociale, ils verraient que leur objection tombe à faux et que les moyens transitoires qu’ils prêchent auraient justement pour effet d’enrayer cette révolution qu’ils auraient à charge de faire aboutir.

Etant donné toutes les institutions, tous les préjugés que la révolution sociale devra abattre, il est bien évident qu’elle ne pourra être l’oeuvre de deux ou trois jours de lutte suivis d’une simple transmission de pouvoirs, comme l’ont été les révolutions politiques précédentes. Pour nous, la révolution sociale à faire se présente sous l’aspect d’une longue suite de luttes, de transformations incessantes qui pourront durer une période plus ou moins longue d’années, où les travailleurs, battus d’un côté, vainqueurs d’un autre, arriveront graduellement à éliminer tous les préjugés, toutes les institutions qui les écrasent et où la lutte, une fois commencée, ne pourra prendre fin que lorsque ayant enfin abattu tous les obstacles, l’humanité pourra évoluer librement.

Pour nous, cette période transitoire que les assoiffés de gouvernementalisme veulent à toute force passer pour justifier l’autorité dont ils prétendent avoir besoin pour assurer le succès de la révolution sera justement cette période de lutte qu’il faudra soutenir du jour où les idées ayant pris assez de force tenteront de passer dans le domaine des faits. Tous les autres moyens transitoires que l’on nous préconise ne sont qu’une manière déguisée de se raccrocher à ce passé que l’on fait semblant de combattre, mais que l’on voit fuir avec peine devant les idées de justice et de liberté.

En effet, il est bien évident que si la révolution éclatait en France, par exemple, — nous prenons la France puisque nous y sommes, mais la révolution peut tout aussi bien éclater ailleurs —, et qu’elle vienne à triompher, les bourgeois des autres pays ne tarderaient pas à forcer leurs gouvernements à lui déclarer la guerre, guerre cent fois plus terrible que celle déclarée par l’Europe monarchique à la France républicaine de 1789, et quels que soient l’énergie et les moyens dont pourraient disposer les révolutionnaires, ils ne tarderaient pas à succomber sous le nombre de leurs adversaires que la peur du ventre leur susciterait de toutes parts.

Il faut être absolument visionnaire pour supposer qu’il suffirait de se donner un gouvernement pour empêcher la sainte alliance des bourgeois menacés de perdre leurs privilèges. Ce gouvernement ne pourrait se faire accepter qu’à condition de renier son origine révolutionnaire et d’employer les forces dont il disposerait à mater ceux qui l’auraient porté au pouvoir. Ce qui arriverait infailliblement, tout gouvernement étant infailliblement rétrograde par le fait qu’il est la barrière que ceux du présent opposent à ceux de l’avenir.

Donc, c’est se faire fausse conception de la révolution sociale que de croire qu’elle puisse s’imposer d’un coup ; c’est s’en faire une bien plus grande que de croire qu’elle puisse se localiser et surtout — si cela se produisait — de croire qu’elle pourrait triompher.

La révolution sociale ne pourra triompher qu’à condition de se propager par toute l’Europe. Elle ne pourra empêcher l’alliance des bourgeois qu’à condition de leur donner à chacun assez d’ouvrage chez eux pour leur ôter l’envie de s’occuper de ce qui se passe chez leurs voisins. Les travailleurs d’une nationalité ne pourront triompher et s’émanciper chez eux qu’à la condition que les travailleurs voisins s’émancipent aussi. Ils ne pourront arriver à se débarrasser de leurs maîtres qu’à condition que les maîtres de leurs frères voisins ne puissent venir prêter la main aux leurs. La solidarité internationale de tous les travailleurs, voilà une des conditions sine qua nondu triomphe de la révolution. Telle est la rigoureuse logique des idées anarchistes que cette union idéale des travailleurs de tous les pays, qu’elles posent en principe, qu’elles reconnaissent comme vérité, se pose dès le début comme moyen de lutte aussi bien que d’idéal.

Donc, le premier travail des anarchistes, lorsqu’un mouvement révolutionnaire éclatera quelque part, devra être de chercher à en faire éclater d’autres plus loin. Non par des décrets auxquels devraient se soumettre ceux auxquels ils seraient adressés, mais en prêchant d’exemple, en cherchant à les intéresser dès le début au nouvel état de choses qui se produirait.

Ainsi, par exemple, si un essai de réalisation communiste anarchiste se tentait dans un grand centre quelconque, dès le début il faudrait chercher à y intéresser les travailleurs des campagnes environnantes, en leur envoyant de suite tous les objets nécessaires à l’existence : meubles, vêtements, instruments agricoles, objets de luxe au besoin et qui existent en nombre superflu dans les magasins des grandes villes ; car se contenter de leur envoyer des proclamations qui ne seraient suivies d’aucun effet, ce n’est pas ça qui les amènerait à la révolution. Mais si en leur disant de se révolter on leur envoyait les objets dont ils sont privés, nul doute qu’on ne les intéressât à la révolution et qu’on ne les amenât à y prendre part, car ils y trouveraient de suite une amélioration à leur sort et c’est alors qu’il serait possible de leur faire comprendre que leur émancipation n’est possible qu’avec celle des travailleurs des villes.

II est évident qu’envisagée de ce point de vue, la révolution sociale se présente à nous comme une longue suite de mouvements se succédant les uns aux autres, sans autre lien entre eux que le but à atteindre. Il pourra arriver que ce mouvement soit étouffé dans la ville avant que la campagne ait répondu aux avances des promoteurs du mouvement et se soit soulevée pour les soutenir, mais elle pourrait bien le faire lorsque les réactionnaires tenteraient de lui reprendre ce que les révolutionnaires lui auraient donné. Ensuite, l’exemple est contagieux. Ces actes, du reste, ne s’accomplissent que lorsque les idées sont dans l’air et disséminées partout. A un mouvement étouffé dans une localité, dix autres répondront le lendemain. Les uns seront vaincus complètement, d’autres obtiendront des concessions, d’autres encore surviendront qui s’imposeront et, de défaites en victoires, l’idée poursuivra son chemin jusqu’à ce qu’elle sera imposée définitivement. Il ne peut pas y avoir de période transitoire. La révolution sociale est une route à parcourir, s’arrêter en chemin équivaudrait à retourner en arrière. Elle ne pourra s’arrêter que lorsqu’elle aura accompli sa course et aura atteint le but à conquérir : l’individu libre dans l’humanité libre.

—III—

THÉORIE ET PRATIQUE

De ces deux expressions, la première a un sens nettement déterminé, tandis que la seconde prête à l’équivoque. Lorsqu’un concept est réalisé, mis en action, on dit que de la théorie il passe à la pratique. Il y a aussi, mais dans le sens figuré, des personnages qui sachant profiter lestement des situations diverses, se disent pratiques, c’est précisément de ceux-là qu’il est question, car ce sont eux surtout qui, sous mille dehors, opposent une force considérable aux mouvements révolutionnaires et retardent le progrès.

Dans les arts, les sciences ou en sociologie, soit qu’on modifie ou qu’on détruise un système, une méthode ou une organisation, on doit toujours procéder logiquement si on tient à remporter définitivement la victoire.

Les anarchistes, certes, ont agi ainsi. Après s’être demandé quelles étaient les causes d’où découlait la monstruosité qu’on taxe de civilisation, ils ont débuté par une rigoureuse analyse de la société actuelle et en sont arrivés à déterminer les deux causes qui corrompent l’humanité et font dévier les sociétés de leur véritable destination : ces deux causes sont la propriété individuelle et l’autorité, synonyme de tyrannie, car il est absolument impossible de concevoir un maître sans qu’il y ait des esclaves.

La presque totalité des crimes ont un seul mobile : la possession et la jouissance de ce qu’on convoite ; or, comme cela n’est possible et réalisable que lorsque la fortune vous sourit et, d’autre part, celle-ci ne se montrant bonne fille qu’avec les puissants, il s’ensuit que deux sortes de folies étreignent l’espèce humaine : celle de l’or et celle des grandeurs.

Les lois, cette garantie de celui qui possède contre celui qui n’a rien, sont faites pour justifier et légaliser les crimes des puissants et punir les méfaits des petits.

Les anarchistes ayant donc compris que là était le véritable défaut, ont porté coups sur coups et si bien que, quoi qu’on dise, la conception anarchiste, le «fais ce que tu veux» est aujourd’hui posé dans tous les États.

Lorsque par l’observation profonde et sincère on a découvert le mal, il faut se demander quels sont les meilleurs remèdes à employer et surtout où ce changement doit conduire. En effet, il ne s’agit pas seulement d’attaquer une société marâtre pour les meilleurs et les déshérités, il faut en concevoir une qui soit exempte de ces défauts. Cela est très facile. Tout le monde veut le bien-être. Cela est-il possible ? On peut répondre hardiment : oui. Les produits agricoles et industriels suffisent largement à une population deux fois plus dense que celle qui gaspille ou végète sur la croûte terrestre. La misère provient donc du gaspillage des uns et de l’accaparement des autres.

Pour éviter cela, que faut-il faire ? Renverser la société actuelle, porter à la propriété individuelle et au principe d’autorité un coup dont ils ne puissent plus se relever et sur les ruines de ce monde épouvantable, en créer un autre où chaque être travaillant selon ses aptitudes consommerait suivant ses besoins.

Les grandeurs et la fortune devenant inutiles, les crimes dont ils sont les mobiles disparaîtraient et par un fonctionnement plus ou moins régulier, les êtres humains en arriveraient à l’harmonie.

Pour comprendre cela, il n’est certes pas nécessaire d’être exceptionnellement doué. Eh bien, il n’en est pas ainsi ! Tandis que tous nos efforts tendent à renverser le monde bourgeois, il en est des nôtres, ou qui se disent tels, qui nous opposent de prétendus arguments historiques, pour conclure à quoi ? C’est qu’on ne brûle pas les étapes et qu’avant d’arriver à l’anarchie, le peuple doit limiter ses prochaines révolutions aux démarcations que leur imagination ou leurs caprices auront tracées. Ce n’est pas flatteur pour ce peuple dont ils veulent s’en servir, car s’ils ont, eux, compris le problème sociologique, pourquoi supposent-ils le peuple assez bête et assez niais pour ne pas le saisir?

Pourquoi, lorsqu’on a les mains pleines de vérités, les tenir sous le boisseau ?

Qui peut, dès aujourd’hui, indiquer quelle sera l’intensité et la durée de l’évolution ? Qui peut déterminer si la période révolutionnaire sera longue ou brève ? Qui peut préciser le point culminant qu’atteindra l’intuition plébéienne pendant cette période ? Prétentieux et pédant serait celui qui prétendrait pouvoir le faire. Puisque cela est impossible, pourquoi créer alors une quantité d’écoles ayant chacune son étape, sa phase spécifique ?

On ne peut nier que cette diversité d’écoles, dont les adeptes luttent parfois entre eux, ne soit une cause d’amoindrissement des forces révolutionnaires.

Deux personnes, vivant ensemble, avaient pris un billet de loterie ; le principal lot était un meuble. Rentrées chez elles, l’une dit : «Si nous gagnons le meuble, nous le mettrons là». L’autre répondit : «Non ! Nous le mettrons ici.» Toutes deux tinrent bon et d’un mot à l’autre, elles finirent par se rosser mutuellement de coups… et elles ne gagnèrent pas le meuble.

Il est fort possible que le même fait se reproduise en période révolutionnaire, et les phasistes en seront pour leur étape ! Ce qui peut arriver, c’est que le torrent populaire dépasse les démarcations prétentieuses des uns sans atteindre les illusions des autres. Mais ce qu’il y a de fatal, c’est que, sous prétexte d’être pratiques, beaucoup abandonnent le terrain révolutionnaire pour se lancer dans les luttes électorales, où l’intérêt personnel ne peut être satisfait qu’au détriment de celui de la foule.

Sous prétexte d’être pratiques, d’ex-anarchistes sont à la Chambre, d’autres veulent y arriver. Sous le prétexte d’être pratiques, les possibilistes ont fait un pacte avec la bourgeoisie. Sous prétexte d’être pratiques, de concessions en concessions, on en arrive à acclamer Carnot et à prendre la défense de la bourgeoisie elle-même. Il n’y a qu’un pas à faire, sûrement quelques «pratiques» le feront.

Il nous reste encore une illusion, pour ne pas dire une naïveté, c’est que ceux qui sont de bonne foi, voyant qu’ils font le jeu de la bourgeoisie, en se servant des moyens qui assurent la viabilité de ses privilèges, briseront avec cette méthode antirévolutionnaire et viendront occuper dans les rangs obscurs de la foule la place d’où ils pourront développer dans le peuple les théories révolutionnaires sous lesquelles succombera la société actuelle avec son cruel et triste cortège de maux.

— IV —

ÉGOÏSME OU SOLIDARITÉ ?

On a l’habitude, au lieu d’arguments, de lancer des mots. Ainsi on nous accuse, nous qui, nous inspirant du positivisme moderne, voulons réagir contre l’économie et la philosophie soi-disant scientifiques qui, par l’oeuvre surtout de Marx et de ses disciples, ont prévalu jusqu’à présent parmi les socialistes et ont affecté même les anarchistes, on nous accuse de sentimentalisme et on croit nous écraser par cette flétrissure.

Sentimentalisme, vous dites le principe et la pratique de la solidarité ? Eh bien, soit. Le sentiment a été de tout temps et est encore le plus puissant levier du progrès. C’est lui qui élève l’homme au-dessus des intérêts individuels momentanés, tout au moins au-dessus de ses intérêts matériels. C’est lui qui unit les opprimés dans une seule pensée, dans un seul besoin d’émancipation. C’est lui qui a appris à l’homme à se révolter, non pour son intérêt exclusif, mais pour l’humanité dont il fait partie, à se révolter même sans espoir de vaincre, mais seulement pour laisser derrière lui une protestation, une affirmation, un exemple.

En outre — et dans toutes les circonstances de la vie — les hommes fraternisent par le sentiment, lors même que la raison froide les divise.

On ne peut pas être égoïste sans faire un mal à quelqu’un ou à tout le monde.

La raison est que l’homme est un être essentiellement sociable ; que sa vie se compose de fils innombrables qui se continuent visiblement et invisiblement dans la vie des autres ; que, enfin, il n’est pas un être entier, mais une partie intégrante de l’humanité. Il n’y a pas de ligne de démarcation entre un homme et l’autre, ni entre l’individu et la société : il n’y a pas de mien et tien moral, comme il n’y a pas de tien et mien économique.

Outre notre vie propre, nous vivons un peu de la vie des autres et de l’humanité. En vérité, notre vie à nous est un peu le reflet de celle-là : nous ne mangeons, nous ne nous promenons, nous n’ouvrons les yeux à la lumière, nous ne les fermons pas pour le sommeil sans avoir les preuves innombrables de notre liaison intime à une foule de nos semblables qui travaillent avec nous et pour nous, avec lesquels nous nous croisons à chaque instant et que nous pouvons considérer en quelque sorte comme faisant partie de nous-même, comme rentrant dans la sphère de notre existence.

Cela explique une autre chose : pourquoi la vie n’est pas tout ; pourquoi elle laisse derrière elle des souvenirs, des affections, des traces ; pourquoi nous vivons tous, qui plus et qui moins, un peu après nous.

Si le soleil s’éteignait, dit-on, sa lumière nous éclairerait encore pendant huit minutes. Un phénomène semblable se produit dans le monde moral. Faut-il citer un exemple : nos martyrs de Chicago et de la Russie, qui vivent toujours et vivront longtemps en nous et parmi nous et partout où se trouvent des hommes qui pensent comme nous ?

Voilà comment nous entendons l’égoïsme et la solidarité, surtout dans le milieu social actuel. L’un est le côté par lequel les hommes se divisent ; l’autre est le côté par lequel ils s’unissent. Il suffit de penser aux circonstances d’une grève pour se rendre compte de la différence. Maintenant il y a un autre sens du mot égoïsme. Il y a ceux qui entendent par égoïsme le désir de l’homme de satisfaire tous ses besoins. En ce sens, nous sommes, nous devons être, tous égoïstes. L’homme sain l’est plus que l’infirme.

Personne ne nous prêche la macération de la chair, ni l’épargne, ni l’abstinence, ni le malthusianisme.

Les prêcheurs attardés de ces vertus théologales veulent mutiler l’homme et le dégrader au moral autant qu’au physique, ils veulent rapetisser la vie. Un homme intellectuellement et moralement développé sent ses besoins physiques plus qu’un autre, mais il sent en outre des besoins moraux et il sacrifie quelquefois les premiers aux seconds. L’homme ne vit pas de pain seulement, et ceux qui prêchent l’égoïsme prêchent en quelque sorte l’abstinence morale, le malthusianisme moral. L’homme doit jouir non seulement physiquement mais aussi moralement, et si une bonne alimentation lui est nécessaire, le sentiment de la solidarité, l’amour des camarades, la satisfaction ultérieure lui sont au moins également nécessaires.

On nous dit que tout homme est par nature égoïste ; que l’altruiste même est un égoïste perfectionné, la solidarité se fondant sur un calcul d’intérêt. Mettons que cela soit ainsi, quoique l’argument implique que l’homme se fasse guider dés le début par la raison au lieu de suivre instinctivement les impulsions de ses sentiments.

Mais enfin, si même ce calcul égoïste existait au point de départ, le caractère d’unité disparaît à un certain moment de l’évolution de la conduite morale.

Nous nous expliquons.

Il se peut que nous ayons été poussé à contracter une amitié pour le plaisir que nous éprouvons à converser avec un homme intelligent, pour l’aide que notre camarade pourrait nous donner en quelques circonstances ou pour un autre motif intéressé. Mais il arrive qu’après un certain temps, ce motif perd de son efficacité, disparaît même , et nous aimons notre camarade pour lui-même. L’effet se rend indépendant de la cause, le sentiment s’enracine en nous, et nous aimons parce que nous nous aimons. C’est la perfection du sentiment.

Egalement, on peut commencer à n’aimer une personne de l’autre sexe que pour la volupté qu’elle nous offre ; mais il advient presque toujours, surtout chez les personnes dont le sens moral est développé, la transformation de l’amour sexuel en amitié, survivant à la vieillesse et à la mort.

II arrive de même que nous nous attachons à un idéal. Peut-être au commencement parce que nous pensons que son action pourrait nous apporter du bonheur à nous et à nos proches ; mais nous nous y attachons de plus en plus, jusqu’à ce que nous aimons l’idée pour l’idée, au point de lui sacrifier notre vie et parfois même ce qui est plus dur que la vie, la réputation, l’amour des parents, le bonheur des personnes dont le sort est étroitement lié au nôtre.

Ce sont là des faits, et on ne peut pas les nier.

Ceux qui réduisent l’altruisme à un calcul ; l’abnégation, le sacrifice à une satisfaction ; l’amitié à un compte ouvert entre deux personnes ; enfin, tout ce qui relève l’homme au-dessus de son individualité en une misérable trouvaille de l’égoïsme lui-même, se donnent le change sur leurs vrais sentiments, et ils courent le risque de celui qui criait faussement au loup : ils insinuent peu à peu dans le coeur de l’homme le vrai égoïsme, car, se dit-on, puisque la solidarité ce n’est que de l’égoïsme entendu d’une certaine manière, pourquoi se donner la peine de se dévouer ?

Puisqu’il faut être égoïste, soyons-le en hommes raisonnables, soyons-le pour cause !

— V —

ESCLAVAGE, SERVAGE, SALARIAT

Sous ce titre nous avons publié un extrait d’un article de M. Letourneau du Dictionnaire des sciences anthropologiques. Dans cet article, M. Letourneau démontre que le salariat n’est que la transformation de l’esclavage, reconnaît que ce n’est que de mauvaise grâce que les privilégiés renoncent à leurs privilèges, qu’ils cèdent le moins possible, reprenant d’une main ce qu’il leur échappe de l’autre et il en conclut que le salariat doit disparaître pour faire place à un ordre de choses plus équitable, ce en quoi nous sommes d’accord avec lui.

Où nous ne sommes plus d’accord, par exemple, c’est sur les moyens qu’il cite pour arriver à ce résultat l’association, des lois restrictives sur l’héritage, voilà sur quoi il compte pour supprimer le salariat, cette forme actuelle de l’esclavage.

Le salariat, en effet, n’est que la forme moderne du servage et de leur ancêtre, l’esclavage ; cela ne fait aucun doute et est reconnu de tous ceux qui examinent les choses, qui ne sont pas aveuglés par un intérêt de classe quelconque.

L’homme ayant trouvé plus profitable d’exploiter son semblable que de le manger, il a cherché à en tirer toute la somme de travail possible, à charge pour lui de lui délivrer les choses nécessaires à son existence, mais en ayant soin de réduire les besoins de l’esclave à ce qui lui était juste nécessaire pour continuer de fournir la somme de travail exigée.

Puis les esclaves, las d’obéir et de servir les autres, se sont révoltés ; les maîtres n’ayant plus l’espoir de les contenir se sont laisser arracher certaines concessions qui, de par le jeu de l’organisation sociale et de la forme de la propriété, ne tardaient pas à être rendues vaines et illusoires, et, petit à petit, l’esclave devenait affranchi, acquérant certains droits ; l’établissement de la féodalité en faisait un serf, mais, au fond, il n’en continuait pas moins à être tout aussi dépendant de ses maîtres ; attaché à la glèbe, il ne pouvait changer de maître qu’avec la terre, il n’en fallait pas moins produire, peiner et suer au profit des privilégiés, tout en crevant de misère, en croupissant dans l’ignorance, donc privé de tout.

Au temps de l’esclavage, le maître n’avait d’autres lois que son bon plaisir, tempéré ou aggravé par certaines coutumes, douces ou dures selon le caractère de la nation ; au temps du servage, les seigneurs féodaux, tout en continuant de n’agir que selon leur bon plaisir, avaient fait inscrire dans leurs chartes et privilèges les iniquités, les humiliations et l’exploitation qu’ils prétendaient faire subir à leurs serfs. Le maître de l’esclave tirait parti de ce dernier parce qu’il l’avait payé ou conquis, violait l’esclave parce qu’elle lui plaisait ; le seigneur féodal faisait intervenir son droit écrit ; la loi faisait son apparition dans les relations sociales avec les droits de dîme, de cuissage et de jambage et entrait en scène pour justifier le bon plaisir du maître, le transformant en droit.

De même que le servage a remplacé l’esclavage, le salariat a remplacé le servage. La Révolution de 1789 a brûlé les vieux chartiers féodaux, les paysans ont pendu quelques seigneurs, les bourgeois en ont guillotinés quelques autres, la propriété a changé de mains, la suprématie de la propriété féodale est passé aux mains du capital argent, le salarié a remplacé le serf ; nominativement, le travailleur est devenu libre, tout ce qu’il y a de plus libre !… Complètement dégagé des liens qui l’attachaient à la terre, il peut se transporter d’un pays à l’autre, s’il a les moyens de payer les compagnies de chemin de fer — qui prélèvent un droit énorme sur le transport des voyageurs — ou s’il a de quoi se nourrir pendant le temps que durera sa route, s’il entreprend de la faire à pied. Il a le droit de se loger dans n’importe quel appartement, pourvu qu’il paie le propriétaire auquel il appartient ; il a le droit de travailler n’importe où, à condition que l’industriel, qui s’est accaparé l’outillage de la branche d’industrie qu’il choisit, veuille bien l’occuper ; il n’est tenu à aucune servitude envers ceux qui l’emploient ; sa femme n’est plus tenue à subir les caprices du maître; la loi même le proclame l’égal du milliardaire ; bien plus, il peut prendre part à la confection des lois — par le droit de choisir ceux qui doivent les fabriquer — au même titre que les privilégiés ; ne voilà-t-il donc pas l’idéal de ses rêves ? Que lui manque-il donc pour être au comble de ses voeux ? Il faut croire que non puisque l’on reconnaît que le salariat n’est que la transformation adoucie de l’esclavage et que l’on demande son abolition.

C’est que tous ces droits ne sont que nominatifs et que pour en user il faut posséder ou le pouvoir politique qui vous permet de vivre aux dépens de ceux qui vous subissent, ou posséder ce moteur universel, l’argent, qui vous affranchit de tout.

Le capitaliste ne peut plus tuer le travailleur mais il peut le laisser crever de faim en ne l’employant pas ; il ne peut plus prendre de force l’ouvrière qui lui résiste, mais il peut très bien la corrompre en faisant miroiter à ses yeux le luxe, le bien-être que ne peut lui donner un salaire incertain.

Pendant la période de ce que l’on est convenu de nommer l’histoire de l’humanité, les forts et les habiles se sont taillé la part qu’ils ont pu dans l’héritage commun : les uns se sont emparé de la terre ; sous prétexte de droit de courtage, par suite de l’invention de la monnaie, les intermédiaires de toutes sortes, banquiers, marchands, etc., ont pu rendre leur concours impossible à éviter et se sont taillé la part du lion dans les échanges ; d’autres, par l’accaparement de l’outillage, se sont rendus les maîtres de la production ; et pour assurer le bon fonctionnement de ce vol et de ces tripotages, les politiciens se sont érigés en syndicat gouvernemental, prélevant encore sa dîme sur le peu laissé aux exploités par les parasites qui les groupent, les forçant à coopérer à la défense d’un ordre social qui n’est organisé que pour perpétuer leur esclavage et leur exploitation.

En un mot, pour user de son droit de dormir, de manger, de voyager, de s’instruire, il faut payer, toujours payer ; pour avoir de quoi payer, le déshérité doit aliéner son droit de produire en faveur du détenteur de l’outillage qui ne lui donne que juste de quoi entretenir sa force de production.

Afin de pouvoir consommer, il faut produire, c’est une loi naturelle inévitable ; par l’accaparement de la terre et des moyens de production, les capitalistes se sont déchargé sur les travailleurs du devoir de produire en ne leur accordant le droit de consommer qu’en échange d’une somme de travail égale, supérieure même, parfois, à celle du travailleur et de l’employeur, et comme il en est de même pour tous les besoins de l’homme, il est établi un jeu de bascule qui fait que tous les droits sont passés à la classe possédante pendant que la classe non possédante n’avait plus que des devoirs, n’ayant pas les moyens de payer l’usage de ses droits.

Pour arriver à cette simple substitution d’étiquette, il a fallu des siècles et plusieurs révolutions ; c’est que l’on avait laissé subsister la cause pendant que l’on s’attaquait aux effets, et le droit d’association, les lois plus ou moins restrictives n’auraient pas plus d’effet si on ne s’attaque pas de suite à l’organisation économique qui régit la société.

Certes, l’association, voilà bien la forme que doit prendre la société future, mais en quoi les travailleurs pourront-ils associer autre chose que des zéros si on n’a pas supprimé le monopole du capital, détruit l’appropriation individuelle du sol et de l’outillage ? Qu’en rentrera-il davantage aux travailleurs parce que le syndicat gouvernemental héritera aux lieu et place des cousins du décédé, cela fera-t-il qu’ils auront été moins exploités par celui-ci de son vivant et qu’ils le seront moins par cet héritier substitué à un autre ?

Pour que l’association soit utile aux travailleurs il faut changer la forme de la propriété, il faut détruire le syndicat gouvernemental, il ne faut pas que le capital fasse la loi aux individus, il ne faut pas qu’il y ait une force pour appuyer ses prétentions. Il faut que ceux qui se sont emparé de l’héritage social rendent gorge et restituent à l’association le patrimoine de tous. Il faut que chacun puisse se mouvoir librement, appliquer ses facultés selon ses affinités et selon l’impulsion qu’il reçoit de son énergie.

Cette transformation radicale peut, seule, abolir le salariat ; tous les palliatifs n’auront d’autre effet que de le transformer, l’éterniser en le changeant, de temps à autre, d’étiquette, sans en atténuer les effets. Ce ne sont pas des lois restrictives qu’il faut. Comme le dit M. Letourneau, les privilégiés savent trop bien reprendre d’une main ce qu’il leur échappe de l’autre ; c’est une révolution sociale qui s’emparera de la richesse sociale pour la mettre à la disposition de tous et qui, détruisant les privilèges, mettra les privilégiés dans l’impossibilité de reprendre ce qu’on leur aura arraché.

Fin de la 1ère partie

Réflexions pertinentes sur l’organisation politico-sociale humaine (Pierre Kropotkine)

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“Nous avons tous été élevés depuis notre enfance de façon à regarder l’État comme une sorte de Providence. Toute notre éducation, l’histoire romaine apprise à l’école, le code byzantin que nous avons étudié plus tard sous le nom de droit romain et les sciences variées enseignées à l’université, nous habituent à croire au gouvernement et aux vertus de l’État Providence… Pour maintenir cette superstition, des systèmes complets philosophiques ont été élaborés et enseignés ; toutes les politiques sont fondées sur ce principe et chaque politicien, quelque soit sa couleur politique, s’avance et dit aux citoyens: ‘donnez-moi le pouvoir et je peux et veux vous libérer de vos misères’. Du berceau au tombeau, toutes nos actions sont guidées par ce principe. Ouvrez n’importe quel livre de sociologie ou de droit, et vous y trouverez que le gouvernement étatique, son organisation, ses actions, remplissent tant d’espace que cela nous a amené à croire que rien n’existe en dehors de l’état, de son gouvernement et des hommes d’état.”
~ Pierre Kropotkine, 1892 ~

Communisme et Anarchie

 

Pierre Kropotkine

 

“Les Temps Nouveaux”, 1903

 

L’importance de la question a à peine besoin d’être rappelée. Beaucoup d’anarchistes et de penseurs en général, tout en reconnaissant les immenses avantages que le communisme peut offrir à la société, voient dans cette forme d’organisation sociale un danger pour la liberté et le libre développement de l’individu. D’autre part, prise dans son ensemble, la question rentre dans un autre problème, si vaste, posé dans toute son étendue par notre siècle : la question de l’Individu et de la Société.

Le problème a été obscurci de diverses façons. Pour la plupart, quand on a parlé de communisme, on a pensé au communisme plus ou moins chrétien et monastique, et toujours autoritaire, qui fut prêché dans la première moitié de ce siècle et mis en pratique dans certaines communes. Celles-ci, prenant la famille pour modèle, cherchaient à constituer « la grande famille communiste », à « réformer l’homme », et imposaient dans ce but, en plus du travail en commun, la cohabitation serrée en famille, l’éloignement de la civilisation actuelle, l’isolement, l’intervention des « frères » et des « sœurs » dans toute la vie psychique de chacun des membres.

En outre, distinction suffisante ne fut pas faite entre les quelques communes isolées, fondées à maintes reprises pendant ces derniers trois ou quatre siècles, et les communes nombreuses et fédérées qui pourraient surgir dans une société en voie d’accomplir la révolution sociale.

Il faudra donc, dans l’intérêt de la discussion, envisager séparément :

La production et la consommation en commun ;

La cohabitation — est-il nécessaire de la modeler sur la famille actuelle ?

Les communes isolées de notre temps ;

Les communes fédérées de l’avenir.

Et enfin, comme conclusion : le communisme amène-t-il nécessairement avec lui l’amoindrissement de l’individu ? Autrement dit : l’Individu dans la société communiste.

Sous le nom de socialisme en général, un immense mouvement d’idées s’est accompli dans le courant de notre siècle, en commençant par Babeuf, Saint-Simon, Robert Owen et Proudhon, qui formulèrent les courants dominants du socialisme, et ensuite par leurs nombreux continuateurs français (Considérant, Pierre Leroux, Louis Blanc), allemands (Marx, Engels), russes (Tchernychevsky, Bakounine) etc., qui travaillèrent soit à populariser les idées des fondateurs du socialisme moderne, soit à les étayer sur des bases scientifiques.

Ces idées, en se précisant, engendraient deux courants principaux : le communisme autoritaire et le communisme anarchiste, ainsi qu’un certain nombre d’écoles intermédiaires, cherchant des compromis, tels que l’Etat seul capitaliste, le collectivisme, la coopération ; tandis que, dans les masses ouvrières, elles donnaient naissance à un formidable mouvement ouvrier, qui cherche à grouper toute la masse des travailleurs par métiers pour la lutte contre le capital de plus en plus international.

Trois points essentiels ont été acquis par ce formidable mouvement d’idées et d’action, et ils ont déjà largement pénétré dans la conscience publique. Ce sont :

L’abolition du salariat — forme actuelle du servage ancien ;

L’abolition de l’appropriation individuelle de tout ce qui doit servir à la production ;

Et l’émancipation de l’individu et de la société du rouage politique, l’Etat, qui sert à maintenir la servitude économique.

Sur ces trois points l’accord est assez prêt de s’établir ; car ceux mêmes qui préconisent les « bons de travail », ou bien disent (comme Brousse) : « Tous fonctionnaires ! » c’est-à-dire « tous salariés de l’Etat ou de la commune », admettant qu’ils préconisent ces palliatifs uniquement parce qu’ils ne voient pas la possibilité immédiate du communisme. Ils acceptent ces compromis comme un pis aller. Et, quant à l’Etat, ceux-là mêmes qui restent partisans acharnés de l’Etat, de l’autorité, voire même de la dictature, reconnaissent que lorsque les classes que nous avons aujourd’hui auront cessé d’exister, l’Etat devra disparaître avec elles.

On peut donc dire, sans rien exagérer de l’importance de notre fraction du mouvement socialiste — la fraction anarchiste — que malgré les divergences qui se produisent entre les diverses fractions socialistes et qui s’accentuent surtout par la différence des moyens d’action plus ou moins révolutionnaires acceptés par chacune d’elles, on peut dire que toutes, par la parole de leurs penseurs, reconnaissent, pour point de mire, le communisme libertaire. Le reste, de leur propre aveu, ne sont que des étapes intermédiaires.

Toute discussion des étapes à traverser serait oiseuse, si elle ne se basait sur l’étude des tendances qui se font jour dans la société actuelle. Et, de ces tendances diverses, deux méritent surtout notre attention.

L’une est qu’il devient de plus en plus difficile de déterminer la part qui revient à chacun dans la production actuelle. L’industrie et l’agriculture modernes deviennent si compliquées, si enchevêtrées, toutes les industries sont si dépendantes les unes des autres, que le système de paiement du producteur-ouvrier par les résultats devient impossible. Aussi voyons-nous que plus une industrie est développée, plus le salaire aux pièces disparaît pour être remplacé par un salaire à la journée. Celui-ci, d’autre part, tend à s’égaliser. La société bourgeoise actuelle reste certainement divisée en classes, et nous avons toute une classe de bourgeois dont les émoluments grandissent en proportion inverse du travail qu’ils font : plus ils sont payés, moins ils travaillent. D’autre part, dans la classe ouvrière elle-même, nous voyons quatre divisions : les femmes, les travailleurs agricoles, les travailleurs qui font du travail simple, et enfin ceux qui ont un métier plus ou moins spécial. Ces divisions représentent quatre degrés d’exploitation et ne sont que des résultats de l’organisation bourgeoise.

Mais, dans une société d’égaux, où tous pourront apprendre un métier et où l’exploitation de la femme par l’homme, et du paysan par l’industriel, cessera, ces classes disparaîtront. Et aujourd’hui même, dans chacune de ces classes les salaires tendent à s’égaliser. C’est ce qui fait dire, avec raison, qu’une journée de travail d’un terrassier vaut celle d’un joaillier, et ce qui a fait penser à Robert Owen aux bons de travail, payés à chacun de ceux qui ont donné tant d’heures de travail à la production des choses reconnues nécessaires.

Cependant, quand nous considérons l’ensemble des tentatives de socialisme, nous voyons, qu’à part l’union de quelques mille fermiers aux Etats-Unis, le bon de travail n’a pas fait son chemin depuis les trois quarts de siècle qui sont passés depuis la tentative faite par Owen de l’appliquer. Et nous en avons fait ressortir ailleurs (Conquête du Pain ; le Salariat) les raisons.

Par contre, nous voyons se produire une masse de tentatives partielles de socialisation dans la direction du Communisme. Des centaines de communes communistes ont été fondées durant ce siècle, un peu partout, et en ce moment même nous en connaissons plus d’une centaine — toutes plus ou moins communistes.

C’est aussi dans le sens du communisme — partiel, bien entendu — que se font presque toutes les nombreuses tentatives de socialisation qui surgissent dans la société bourgeoise, soit entre particuliers, soit dans la socialisation des choses municipales.

L’hôtel, le bateau à vapeur, la pension sont tous des essais faits dans cette direction, par les bourgeois. En échange d’une contribution de tant par jour, vous avez le choix des dix ou cinquante plats qui vous sont offerts, dans l’hôtel ou sur le bateau, et personne ne contrôle la quantité de ce que vous avez mangé. Cette organisation s’étend même internationalement, et avant de partir de Paris ou ou de Londres vous pouvez vous munir de bons (à raison de 10 francs par jour) qui vous permettent de vous arrêter à volonté dans des centaines d’hôtels en France, en Allemagne, en Suisse, etc., appartenant tous à la Ligue internationale des hôtels.

Les bourgeois ont très bien compris les avantages du communisme partiel, combiné avec une liberté presque entière de l’individu, pour la consommation ; et dans toutes ces institutions, pour un prix de tant par mois, on se charge de satisfaire tous vos besoins de logement et de nourriture, sauf ceux de luxe extra (vins, chambres spécialement luxueuses), que vous payez séparément.

L’assurance contre l’incendie (surtout dans les villages où une certaine égalité de conditions permet une prime égale pour tous les habitants), contre l’accident, contre le vol ; cet arrangement qui permet aux grands magasins anglais de vous fournir chaque semaine, à raison d’un shilling par semaine, tout le poisson que vous consommerez dans une petite famille ; le club ; les sociétés sans nombre d’assurance en cas de maladie, etc., etc., toute cette immense série d’institutions nées dans le courant de ce siècle, rentrent dans la même catégorie des rapprochements vers le communisme pour une certaine partie de la consommation.

Et enfin nous avons toute une vaste série d’institutions municipales — eau, gaz, électricité, maisons ouvrières, tramways à taux uniforme, force motrice, etc., — dans lesquelles les mêmes tentatives de socialisation de la consommation sont appliquées sur une échelle qui s’élargit tous les jours davantage.

Tout cela n’est certainement pas encore du communisme. Loin de là. Mais le principe qui prévaut dans ces institutions contient une part du principe communiste : — Pour une contribution de tant par an ou par jour (en argent aujourd’hui, en travail demain), vous avez droit de satisfaire telle catégorie de vos besoins — le luxe excepté.

Pour être communistes, il manque à ces ébauches de communisme bien des choses, dont deux surtout sont essentielles : 1° le paiement fixe se fait en argent, au lieu de se faire en travail ; et 2° les consommateurs n’ont pas de voix dans l’administration de l’entreprise. Cependant si l’idée, la tendance de ces institutions était bien comprise, il n’y aurait aucune difficulté, aujourd’hui même, de lancer par entreprise privée ou sociétaire, une commune, dans laquelle le premier point serait réalisé. Ainsi, supposons un terrain de 500 hectares. Deux cents maisonnettes, chacune entourée d’un quart d’hectare de jardin ou de potager, sont bâties sur ce terrain. L’entreprise donne à chaque famille qui occupe une de ces maisons, à choisir sur cinquante plats par jour tout ce qu’ils voudront, ou bien elle leur fournit le pain, les légumes, la viande, le café à volonté, pour être cuits à domicile. Et, en échange, elle demande, soit tant par an payé en argent, soit tant d’heures de travail de l’établissement : agriculture, élève du bétail, cuisine, service de propreté. Cela peut se faire déjà demain si l’on veut ; et on peut s’étonner qu’une pareille ferme-hôtel n’ait pas déjà été lancée par quelque hôtelier entreprenant.

On remarquera, sans doute, que c’est ici, en introduisant le travail en commun, que les communistes ont généralement échoué. Et cependant l’objection ne pourrait pas être soutenue. Les causes des échecs ont toujours été ailleurs.

D’abord, presque toutes les communes furent fondées à la suite d’un élan d’enthousiasme quasi religieux. On demandait aux hommes d’être « des pionniers de l’humanité », de se soumettre à des règlements de morale minutieux, de se refaire entièrement par la vie communiste, de donner tout leur temps, pendant les heures de travail et en dehors de ces heures, à la commune, de vivre entièrement pour la commune.

C’était faire comme font les moines et demander aux hommes — sans aucune nécessité — d’être ce qu’ils ne sont pas. Ce n’est que tout récemment que des communes furent fondées par des ouvriers anarchistes sans aucune prétention, dans un but purement économique — celui de se soustraire à l’exploitation patronale.

L’autre faute était toujours de modeler la commune sur la famille et de vouloir en faire « la grande famille ». Pour cela, on vivait sous un même toit, forcé toujours, à chaque instant, d’être en compagnie des mêmes « frères et sœurs ». Or, si deux frères trouvent souvent difficile de vivre sous un même toit, si la vie de famille ne réussit pas à tous, c’était une erreur fondamentale que d’imposer à tous « la grande famille », au lieu de chercher, au contraire, à garantir autant que possible la liberté et le chez soi de chacun.

En outre, une petite commune ne peut pas vivre. Les « frères et sœurs », forcés au contact continuel, avec la pauvreté d’impressions qui les entoure, finissent par se détester. Mais il suffit que deux personnes, devenant deux rivaux, ou simplement ne se supportant pas l’une l’autre, puissent par leur brouille amener la dissolution d’une commune. Il serait étrange si cette commune vivait, d’autant plus que toutes les communes fondées jusqu’à ce jour s’isolaient du monde entier. Il faut se dire d’avance qu’une association étroite de dix, vingt, cent personnes ne pourra durer que trois ou quatre années. Si elle durait plus, ce serait même regrettable, puisque cela prouverait seulement, ou que tous se sont laissés subjuguer par un seul, ou que tous ont perdu leur individualité. Et puisqu’il est certain que dans trois, quatre ou cinq années, une partie des membres de la commune voudra se séparer, il faudrait au moins avoir une dizaine ou plus de communes fédérées, afin que ceux qui, pour une raison ou une autre, voudront quitter telle commune puissent entrer dans une autre commune et être remplacés, par des personnes venant d’autres groupes. Autrement la ruche communiste doit nécessairement périr, ou tomber (comme cela arrive presque toujours) aux mains d’un seul — généralement « le frère » plus malin que les autres.

Enfin, toutes les communes fondées jusqu’à ce jour se sont isolées de la société. Mais la lutte, une vie de lutte, est, pour l’homme actif, un besoin bien plus pressant qu’une table bien servie. Ce besoin de voir le monde, de se lancer dans son courant, de lutter ses luttes, de souffrir ses souffrances, est d’autant plus pressant pour la jeune génération. C’est pourquoi (comme le remarque Tchaïkovsky par expérience) les jeunes, dès qu’ils ont atteint dix-huit ou vingt ans, quittent nécessairement une commune qui ne fait pas partie de la société entière.

Inutile d’ajouter que le gouvernement, quel qu’il soit, a toujours été la pierre d’achoppement la plus sérieuse pour toutes les communes. Celles qui ont eu que fort peu ou n’en ont pas du tout (comme la jeune Icarie) ont encore le mieux réussi. Cela se comprend. Les haines politiques sont des plus violentes. Nous pouvons vivre, dans une ville, à côté de nos adversaires politiques, si nous ne sommes pas forcés de la coudoyer à chaque instant. Mais comment vivre, si l’on est forcé, dans une petite commune, de se voir à chaque moment ? La lutte politique se transporte dans l’atelier, dans la chambre de travail, dans la chambre de repos, et la vie devient impossible.

Par contre, il a été prouvé et archi-prouvé que le travail communiste, la production communiste, réussissent à merveille. Dans aucune entreprise commerciale, la plus-value donnée à la terre par le travail n’a été aussi grande qu’elle l’a été dans chacune des communes fondées soit en Amérique, soit en Europe. Certainement, il y a eu partout des fautes d’aménagement, comme il y en a dans toute entreprise capitaliste ; mais, puisqu’on sait que la proportion des faillites commerciales est d’environ quatre sur cinq, dans les premières cinq années après leur fondation, on doit reconnaître que rien de semblable à cette énorme proportion ne se rencontre dans les communes communistes. Aussi, quand la presse bourgeoise fait de l’esprit et parle d’offrir aux anarchistes une île pour y établir leur commune — forts de l’expérience, nous sommes prêts à accepter cette proposition, à condition seulement que cette île soit, par exemple, l’Ile-de-France et que, évaluation faite du capital social, nous en recevions notre part. Seulement, comme nous savons qu’on ne nous donnera ni l’Ile-de-France ni notre part du capital social, nous prendrons un jour l’un et l’autre, nous-mêmes, par la Révolution sociale. Paris et Barcelone, en 1871, n’en furent pas si terriblement loin que ça — et les idées ont progressé depuis.

Surtout que le progrès est en ce que nous comprenons qu’une ville, seule, se mettant en commune, trouverait de la difficulté à vivre. L’essai devrait être commencé conséquemment sur un territoire — celui, par exemple, d’un des Etats de l’Ouest, Idaho, ou Ohio, — nous disent les socialistes américains — et ils ont raison. C’est sur un territoire assez grand, comprenant ville et campagne — et non pas dans une ville seule — qu’il faudra, en effet, se lancer un jour vers l’avenir communiste.

Nous avons si souvent démontré que le communisme étatiste est impossible, qu’il serait inutile d’insister sur ce sujet. Le preuve en est d’ailleurs dans ce fait que les étatistes eux-mêmes, les défenseurs de l’Etat socialiste, n’y croient pas eux-mêmes. Les uns, occupés à conquérir une partie du pouvoir dans l’État actuel — l’État bourgeois — ne s’occupent même pas de préciser ce qu’ils comprennent par un État socialiste qui ne serait cependant pas l’Etat seul capitaliste, et tous salariés de l’État. Quand nous leur disons que c’est cela qu’ils veulent, ils se fâchent ; mais ils ne précisent pas quelle autre forme d’organisation ils entendent établir. Puisqu’ils ne croient pas à la possibilité d’une prochaine révolution sociale, leur but est de devenir partie du gouvernement dans l’État bourgeois actuel, et ils laissent à l’avenir de déterminer où l’on aboutira.

Quant à ceux qui ont essayé de dessiner l’État socialiste, accablés de nos critiques, ils nous répondent que tout ce qu’ils veulent, c’est des bureaux de statistiques. Mais ceci n’est qu’un jeu de mots. On sait d’ailleurs aujourd’hui que la seule statistique valable est celle qui est faite par l’individu lui-même, donnant son âge, son sexe, son occupation, sa position sociale, ou bien la liste de ce qu’il a vendu ou acheté.

Les questions à poser à l’individu sont généralement élaborées par les volontaires (savants, sociétés de statistique) et le rôle des bureaux de statistique se réduit aujourd’hui à distribuer les questionnaires, à classer les fiches, et à additionner au moyen des machines d’addition. Réduire ainsi l’État, le gouvernement, à ce rôle, et dire que par gouvernement on ne comprend que cela, signifie (quand c’est dit sincèrement) faire tout bonnement une retraite honorable. Et, en effet, il faut reconnaître que les jacobins d’il y a trente ans en ont immensément rabattu sur leur idéal de dictature et de centralisation socialiste. Personne n’oserait plus dire aujourd’hui que la consommation et la production des pommes de terre ou du riz doivent être réglées par le Parlement du Volksstaat (État populaire) allemand à Berlin. Ces bêtises ne se disent plus.

L’État communiste étant une utopie abandonnée par ses propres créateurs, il est temps d’aller plus loin. Ce qui est bien plus important, en effet, à étudier, c’est la question de savoir si le communisme anarchiste ou le communisme libertaire ne doit pas nécessairement amener, lui aussi, un amoindrissement de la liberté individuelle.

Le fait est que dans toutes les discussions sur la liberté, nos idées se trouvent obscurcies par les survivances des siècles de servage et d’oppression religieuse que nous avons vécus.

Les économistes ont représenté le contrat forcé, conclu sous la menace de la faim entre le patron et l’ouvrier, comme un état de liberté. Les politiciens, d’autre part, ont décrit comme un état de liberté celui dans lequel on trouve aujourd’hui le citoyen devenu serf et contribuable de l’État. Leur erreur est donc évidente. Mais les moralistes les plus avancés, tels Mill et ses très nombreux élèves, en déterminant la liberté comme le droit de faire tout, sauf d’empiéter sur la liberté égale des autres, ont aussi inutilement limité la liberté. Sans dire que le mot « droit » est un héritage très confus du passé, qui ne dit rien ou qui en dit trop, — la détermination de Mill a permis au philosophe Spencer, à une quantité sans nombre d’écrivains, et même à quelques anarchistes individualistes de reconstituer le tribunal et la punition légale, jusqu’à la peine de mort — c’est-à-dire forcément, en dernière analyse, l’État dont ils avaient fait eux-mêmes une admirable critique. L’idée du libre arbitre se cache au fond de tous ces raisonnements.

Voyons donc, qu’est-ce que la Liberté ?

Laissant de côté les actes irréfléchis et prenant seulement les actes réfléchis (que la loi, les religions et les systèmes pénaux cherchent seuls à influencer), chaque acte de ce genre est précédé d’une certaine discussion dans le cerveau humain : — « Je vais sortir, me promener », pense tel homme… — « Mais non, j’ai donné rendez-vous à un ami, ou bien j’ai promis de finir tel travail, ou bien ma femme et mes enfants seront tristes de rester seuls, ou bien enfin je perdrai ma place si je ne me rends pas à mon travail. »

Cette dernière réflexion implique, comme on le voit, la crainte d’une punition, tandis que, dans les trois premières, l’homme n’a affaire qu’avec soi-même, avec ses habitudes de loyauté, ses sympathies. Et là est toute la différence. Nous disons que l’homme qui est forcé de faire cette dernière réflexion : « Je renonce à tel plaisir en vue de telle punition », n’est pas un homme libre. Et nous affirmons que l’humanité peut et qu’elle doit s’émanciper de la peur des punitions ; qu’elle peut constituer une société anarchiste, dans laquelle la peur d’une punition et même le déplaisir d’être blâmé disparaîtront. C’est vers cet idéal que nous marchons.

Mais nous savons aussi que nous ne pouvons pas nous émanciper, ni de nos habitudes de loyauté (tenir promesse), ni de nos sympathies (la peine de causer une peine à ceux que nous aimons ou que nous ne voulons pas chagriner ou même désappointer). Sous ce dernier rapport, l’homme n’est jamais libre. Robinson dans son île ne l’était pas. Une fois qu’il avait commencé son bateau, et cultivé un jardin, ou qu’il avait commencé déjà à faire ses provisions pour l’hiver, il était déjà pris, engrené par son travail. S’il se sentait paresseux et préférait rester couché dans sa caverne, il hésitait un moment, mais il se rendait néanmoins au travail commencé. Dès qu’il eut pour compagnon son chien, dès qu’il eut deux ou trois chèvres, et surtout dès qu’il rencontra Vendredi, il n’était plus absolument libre, dans le sens que l’on attribue souvent à ce mot dans les discussions. Il avait des obligations, il devait songer à l’intérêt d’autrui, il n’était plus cet individualiste parfait dont on aime à nous entretenir. Du jour qu’il aime une femme, ou qu’il a des enfants, soit élevés par lui-même, soit confiés à d’autres (la société), du jour où il a seulement une bête domestique — voire même un potager qui demande à être arrosé à certaines heures, — l’homme n’est plus le « je-m’enfichiste », « l’égoïste », « l’individualiste » imaginaires que l’on nous donne quelquefois comme type de l’homme libre. Ni dans l’île de Robinson, ni encore moins dans la société, quelle qu’elle soit, ce type n’existe. L’homme prend et prendra en considération les intérêts des autres hommes, toujours davantage à mesure qu’il s’établira entre eux des rapports d’intérêts mutuels plus étroits, et que ces autres affirmeront plus nettement eux-mêmes leurs sentiments et leurs désirs.

Ainsi donc nous ne trouvons d’autre détermination pour la liberté que celle-ci : la possibilité d’agir, sans faire intervenir dans les décisions à prendre la crainte d’un châtiment sociétaire (contrainte de corps, menace de la faim, ou même le blâme, à moins qu’il ne vienne d’un ami).

Comprenant la liberté de cette façon, — et nous doutons que l’on puisse trouver une détermination plus large, et en même temps réelle, de la liberté — nous pouvons dire certainement que le communisme peut diminuer, tuer même toute liberté individuelle, et dans mainte commune communiste on l’a essayé ; mais qu’il peut aussi agrandir cette liberté jusqu’à ses dernières limites.

Tout dépendra des idées fondamentales avec lesquelles on voudra s’associer. Ce n’est pas la forme de l’association qui détermine en ce cas la servitude : ce seront les idées sur la liberté individuelle que l’on apportera dans l’association qui en détermineront le caractère plus ou moins libertaire.

Ceci est juste concernant n’importe quelle forme d’association. La cohabitation de deux individus dans un même logement peut amener l’asservissement de l’un à la volonté de l’autre, comme elle peut amener la liberté pour l’un et pour l’autre. De même dans la famille. De même si nous nous mettons à deux à remuer le sol d’un potager, ou à faire un journal. De même pour toute association, si petite ou si nombreuse qu’elle soit. De même pour toute institution sociale. Ainsi, au dixième, onzième et douzième siècle, nous voyons la commune d’égaux, d’hommes également libres, anxieuse de maintenir cette liberté et cette égalité — et quatre cents ans plus tard nous voyons cette même commune appelant la dictature d’un moine ou d’un roi. Les institutions communales restent ; mais l’idée du droit romain, de l’Etat, domine, tandis que celle de la liberté, d’arbitrage dans les disputes et de fédération à tous les degrés disparaît — et c’est la servitude.

Eh bien, de toutes les institutions, de toutes les formes de groupement social qui furent essayées jusqu’à ce jour, c’est encore le communisme qui garantit le plus de liberté à l’individu — pourvu que l’idée mère de la commune soit la Liberté, l’Anarchie.

Le communisme est capable de revêtir toutes les formes de liberté ou d’oppression — ce que d’autres institutions ne peuvent pas. Il peut produire un couvent, dans lequel tous obéiront implicitement à leur supérieur ; et il peut être une association absolument libre, laissant à l’individu toute sa liberté — une association qui ne dure qu’autant que les associés veulent rester ensemble, n’imposant rien à personne ; jalouse au contraire d’intervenir pour défendre la liberté de l’individu, l’agrandir, l’étendre dans toutes les directions. Il peut être autoritaire (auquel cas la commune périt bientôt) et il peut être anarchiste. L’État, au contraire, ne le peut pas. Il est autoritaire ou bien il cesse d’être État.

Le communisme garantit, mieux que toute autre forme de gouvernement, la liberté économique puisqu’il peut garantir le bien-être et même le luxe, en ne demandant à l’homme que quelques heures de travail par jour, au lieu de toute sa journée. Or, donner à l’homme le loisir pour dix ou onze heures sur les seize que nous vivons chaque jour de la vie consciente (huit pour le sommeil), c’est déjà élargir la liberté de l’individu à un point qui est l’idéal de l’humanité depuis des milliers d’années. Aujourd’hui, avec les moyens de la production moderne à la machine, cela peut se faire. Dans une société communiste, l’homme pourrait disposer de dix heures, au moins, de loisir. Et c’est déjà l’affranchissement de la plus lourde des servitudes qui pèse sur l’homme. C’est un agrandissement de la liberté.

Reconnaître tous égaux et renoncer au gouvernement de l’homme par l’homme, c’est encore élargir la liberté de l’individu à un point qu’aucune autre force de groupement n’a même pas admis dans ses rêves. Elle ne devient possible que lorsque le premier pas a été fait : lorsque l’homme a son existence garantie et qu’il n’est pas forcé de vendre sa force et son intelligence à celui qui veut bien lui faire l’aumône de l’exploiter.

Enfin, reconnaître que la base de tout progrès est la variété des occupations et s’organiser de façon que l’homme soit absolument libre aux heures de loisir, mais puisse aussi varier son travail, et que dès son enfance l’éducation le prépare à cette variété — et c’est facile à obtenir sous un régime communiste — c’est encore affranchir l’individu et ouvrir devant lui les portes larges pour son développement complet dans toutes les directions.

Pour le reste, tout dépend des idées avec lesquelles la commune sera fondée. Nous connaissons une commune religieuse, dans laquelle l’homme, s’il se sentait malheureux et trahissait sa tristesse sur son visage, se voyait accosté par un « frère » qui lui disait : « Tu es triste ? Aie l’air gai tout de même, autrement tu attristes les frères et les sœurs. » Et nous connaissons une commune de sept personnes dont l’un des membres demandait la nomination de quatre comités : de jardinage, de subsistances, de ménage et d’exportation, avec droits absolus, pour le président de chaque comité. Il y a certainement eu des communes fondées, ou envahies après leur fondation, par des « criminels de l’autorité » (type spécial recommandé à l’attention de M. Lombroso), et nombre de communes furent fondées par des maniaques de l’absorption de l’individu par la société. Mais ce n’est pas l’institution communiste qui les a produits : c’est le christianisme (éminemment autoritaire dans son essence) et le droit romain, l’État. C’est l’idée mère étatiste de ces hommes, habitués à penser que sans licteurs et sans juges il n’y a point de société possible, qui reste une menace permanente à toute liberté, et non l’idée mère du communisme qui est de consommer et de produire sans compter la part exacte de chacun. Celle-ci, au contraire, est une idée de liberté, d’affranchissement.

Nous pouvons ainsi poser les conclusions suivantes.

Jusqu’à présent les tentatives communistes ont échoué parce que :

Elles se basaient sur un élan d’ordre religieux, au lieu de voir dans la commune simplement un mode de consommation et de production économiques ;

Elles s’isolaient de la société ;

Elles étaient imbues d’un esprit autoritaire ;

Elles étaient isolées, au lieu de se fédérer ;

Elles demandaient aux fondateurs une quantité de travail qui ne leur laissait pas de loisir ;

Elles étaient calquées sur la famille patriarcale, autoritaire, au lieu de se proposer, au contraire, pour but l’affranchissement aussi complet que possible de l’individu.

Institution éminemment économique, le communisme ne préjuge en rien la part de liberté qui y sera garantie à l’individu, à l’initiateur, au révolté contre les coutumes tendant à se cristalliser. Il peut être autoritaire, ce qui amène forcément la mort de la commune, et il peut être libertaire, ce qui amena au douzième siècle, même avec le communisme partiel des jeunes cités d’alors, la création d’une nouvelle civilisation, d’un renouveau de l’Europe.

Cependant la seule forme de communisme qui pourrait durer est celle où, vu le contact déjà serré entre citoyens, tout sera fait pour étendre la liberté de l’individu dans toutes les autres directions.

Dans ces conditions, sous l’influence de cette idée, la liberté de l’individu, augmentée par tout le loisir acquis, ne serait pas plus diminuée qu’elle ne l’est aujourd’hui par le gaz communal, la nourriture envoyée à domicile par les grands magasins, les hôtels modernes, ou le fait qu’aux heures de travail nous nous touchons les coudes avec des milliers de travailleurs.

Avec l’anarchie comme but et comme moyen, le communisme devient possible. Sans cela, il serait forcément la servitude et, comme telle, il ne pourrait exister.