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L’intégrale de Nietzsche
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L’intégrale de Nietzsche
« Querelles de clochers, orthodoxie, militantisme austère, foi sacrificielle, sectarisme, postures moralisatrices et culpabilisantes… Chacun chasse le déviant et l’hérétique, traque le mot en trop, guette celui qui manque. Tel groupuscule exclut et tel journal évince. Les chapelles s’entre-déchirent sous les lazzis de l’adversaire. Le socialisme radical a passé trop de temps à épurer ses rangs et à chercher des poux dans la tête de ses partisans, toujours en quête d’un Homme qui n’existe que dans les manuels. »
~ Max Leroy ~
Nietzsche et les anarchistes
Max Leroy
2014
8ème partie
Ce texte est la très belle conclusion du livre de Max Leroy “Dionysos au drapeau noir, Nietzsche et les anarchistes” (Résistance 71 )
Le compagnonnage ne fait plus de doute. La diversité de ces parcours peut cependant étonner : syndicalistes espagnols, activistes anti-fascistes, poètes, chanteurs, fils d’ouvriers ou héritiers, philosophes et bourlingueurs… Plusieurs d’entre eux connurent la prison. Certains l’exil. D’autres la mort violente. Mais en dépit de leur diversité et de leurs dissonances évidentes, des lignes de force émergent sans peine : l’insoumission, la solitude, l’élan, la vitalité, le refus des carcans idéologiques, la méfiance à l’endroit des foules, l’autonomie, le rejets des utopies et de l’Absolu. Révolte et mélancolie. Cœurs écorchés mais fiers. Tous, surtout, partagèrent la même passion pour la liberté. Mot fanfaron et creux ? Le prix payé par trop d’entre eux dénie tout droit à l’interrogation. Leur liberté, cela s’entend, mais aussi celle de tous ceux qui, le dos fourbu ou les yeux baissés, n’aimeraient jurer que par elle.
Ces libertaires aiment la vie, pourtant si dure, cette vie qui brise les plus démunis et broie si souvent les âmes moins aguerries. La vie pleine, ascendante, hardie et ardente. La vie contre les passions tristes et la main froide du temps. La vie envers et contre tout. Sans commander ni s’incliner, sans diriger ni obéir.
Loin des machines, des garde-chiourmes, des patrons.
Loin des agioteurs, des affairistes, des usuriers.
Loin des trônes, des transactions, des princes.
Loin du pouvoir.
Loin de l’avoir.
Nietzsche a escorté, d’un pas posthume, ces trajectoires incandescentes. Sa présence ne fut jamais de tout repos : on ne peut aimer le philosophe allemand d’un cœur béat. Il y a des âmes qui éraflent ceux qui tentent de s’y lover. Nombre de ces héritiers luttèrent contre ce père coupable d’avoir écrit que les anarchistes n’étaient que “le déchet de la société présente”.
Note de résistance 71 : L’auteur se réfère ici selon sa propre note, à un écrit de la “Volonté de puissance” de Nietzsche, publié chez Gallimard en 2004. Hors, Nietzsche n’a JAMAIS écrit “La volonté de puissance”, il n’en avait que des notes éparses. C’est sa sœur Elisabeth (1846-1935), qui a “compilé” et “écrit” ce qui devait être la continuité du testament philosophique de Nietzsche après “Ainsi parlait Zarathoustra”. Tout texte publié sous le titre “La volonté de puissance” par Nietzsche est une falsification et ce texte a grandement participé à la mauvaise interprétation que bien des gens ont fait de Nietzsche et de sa philosophie. La sœur de Nietzsche s’est rapprochée des nazis et a sans aucun doute trahi la pensée de son frère en long en large et en travers, elle se maria avec un activiste antisémite… Nietzsche refusa d’aller au mariage de sa sœur. Celle-ci partit un temps avec son mari fonder une communauté “aryenne” au Paraguay, qui fut un échec. Elisabeth manipula les archives et écrits non publiés de son frère de sa mort en 1900 à la sienne en 1935. Elle n’autorisa la publication de l’autobiographie de son frère “Ecce homo” qu’après que celle-ci n’ait été caviardée de quelques écrits très critiques à son égard. La liste est longue…
Ainsi de Landauer, Rocker ou bien de Serge qui tinrent explicitement à reléguer ce qui, dans son œuvre, ébrèche la dignité humaine et s’oppose à l’émancipation de tous, et spécialement des plus humbles. Trier sans trahir, prélever sans renier — tâche impossible ?
Camus dit de la servitude qu’elle fut la grande passion du XXème siècle. Les barbelés et les tranchées, les bombes à fission et les déportations, les corvées de bois et les pelotons d’exécution, tel fut, de fait, la funeste valse du siècle. Il y eut des républiques qui torturèrent au nom des droits de l’Homme et des pays socialistes qui remplirent leurs camps de travail de révolutionnaires. Il y eut des révolutionnaires qui aimèrent le pouvoir qu’ils condamnaient naguère et des démocraties qui bombardèrent des populations entières, il y eut des innocents crevés dans le fond des prisons et des coupables élus à la tête de nations. Il y eut tout cela et plus encore… “La vérité est que nous ne sommes que quelques-uns à ne pas pouvoir se passer de liberté”, écrivit un jour Louis Calaferte, nous aimerions tant qu’il se soit trompé.. La vérité ? Parlons-en ! Ceux qui glosent en son nom et trop souvent vendent leur esprit comme d’autres vendent leur corps, ceux-là suivirent souvent la marche ou l’air du temps : intellectuels fascistes, staliniens, maoïstes hier et néoconservateurs aujourd’hui, grands libéraux ou chantres de la mondialisation heureuse… Colonnes de chars ou de journaux… Croupions d’État ou des marchands…
Nos anarchistes eurent au moins un mérite : celui de ne jamais gagner. Perdants magnifiques au grand jeu de la gloire et des galons. Leur honneur ne s’achète pas d’une légion. Bien sûr, ils furent parfois confus et excessifs. Bien sûr ils eurent du mal à se faire entendre de leur vivant. Bien sûr. Mais leur voix nous rappelle à jamais que la révolte sera sans répit : toute révolution aura besoin de ces électrons insolemment libres pour lui rappeler qu’elle risque encore comme de juste, de trahir ses propres idéaux.
Nietzsche agit comme antidote à la médiocrité, à la rancœur, à l’apathie, à la désinvolture et à la dérision. Mais que l’on y prenne garde : l’élixir tourne parfois les têtes plus que de raison…
Si l’individualisme peut à l’évidence être entendu comme la possibilité pour chaque individu d’exister réellement, en pleines possessions de son autonomie, et non plus comme sujet et rouage d’une machine politique, cléricale ou marchande, et, s’il peut s’articuler sans la moindre peine avec des agencements collectifs et révolutionnaires, il peut aussi prêter main forte au système capitaliste en ce que ce dernier se réjouit de l’éclatement des sociétés et des peuples en électrons égotistes.
Dans sa formulation stirnienne, l’individualisme n’est qu’une modalité, esthétisée et lyrique, de la guerre de tous contre tous, ce qu’Engels mit pertinemment en évidence dans “La situation de la classe laborieuse en Angleterre” : “Cette indifférence brutale, cet isolement insensible de chaque individu au sein de ses intérêts particuliers, sont d’autant plus répugnants et blessants que le nombre de ces individus confinés dans cet espace réduit est plus grand. Et même si nous savons que cet isolement de l’individu, cet égoïsme borné sont partout le principe fondamental de la société actuelle, ils ne se manifestent nulle part avec une impudence, une assurance si totales qu’ici, précisément dans la cohue de la grande ville. La désagrégation de l’humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière, cette atomisation du monde est poussée ici à l’extrême.”
Une mise en garde que l’on retrouve aussi sous la plume d’un révolutionnaire désenchanté formé au matérialisme historique, nous nommons Régis Debray, lorsqu’il écrivit dans “A l’ombre des lumières”, qu’un certain nietzschéisme de gauche, dans son expression la plus individualiste, “peut faire bon ménage avec le consumérisme ambiant”. Les questions de société s’avancent ainsi sur la scène et relèguent le combat social, par trop fané, dans les loges de l’Histoire : on ne veut plus changer de vie mais vivre la sienne.. Plus de normes, plus de limites, de règles et d’interdits, plus d’institutions — ontologiquement répressives — ni d’autorité — par essence fasciste — seulement le pur instant de jouissance sans entraves et supposément subversive. “Si la mondialisation libérale c’est le marché sans l’État, la critique ultra-gauche de l’État lui aura bien servi la soupe.”
Il est des anarcho-nietzschéens qui se complaisent dans l’élitisme et le dédain. Frisson de celui qui se croit seul contre tous, dandy et damné, martyr et outlaw. Caprices de l’individu autocentré et auto-réalisé, sans passé ni parents, sans attaches ni ancrages et mu par ses seuls désirs. Orgueil du petit maître, radicalisme chic et mépris du plouc. Le rejet définitif qu’ils affichent parfois pour la morale et non point seulement la morale monothéiste et bourgeoise, les coupe durablement du peuple dont ils peuvent, par ailleurs, se faire les défenseurs, sécession d’autant plus dommageable qu’il œuvrent à renverser la société capitaliste et qu’un tel projet ne se fera jamais sans la participation, plus ou moins active, dudit peuple. Si la toxicité du bien et du mal, en tant qu’ils forment un ordre moral venu d’en haut, n’est plus à démontrer, on aurait tort de faire litière de toutes appréciations éthiques, nous ne pouvons vivre en société sans recourir à un socle minimal de valeurs communes et partagées de tous, ce qu’Orwell, ce tory anarchiste, remarquable, nommait la “common decency” ou la décence ordinaire et que Bruce Bégoût dans un de ses ouvrages, a défini comme une catégorie politique et anthropologique an-archiste puisqu’elle inclut en elle “la critique de tout pouvoir institué au profit d’un accomplissement sans médiation du sens du juste et de l’injuste.” L’hubris nietzschéenne appliquée à l’anarchisme produit de périlleuses mixtions, d’où l’invitation salutaire de Camus à penser la liberté dans une perspective collective : la liberté absolue fait en dernière instance la loi du plus fort…
“Le grand mal de la gauche, c’est l’anesthésie de la vie”, écrit Paul Ariès dans son appel au “Bien vivre” et au “Socialisme gourmand”. Querelles de clochers, orthodoxie, militantisme austère, foi sacrificielle, sectarisme, postures moralisatrices et culpabilisantes… Chacun chasse le déviant et l’hérétique, traque le mot en trop, guette celui qui manque. Tel groupuscule exclut et tel journal évince. Les chapelles s’entre-déchirent sous les lazzis de l’adversaire. Le socialisme radical a passé trop de temps à épurer ses rangs et à chercher des poux dans la tête de ses partisans, toujours en quête d’un Homme qui n’existe que dans les manuels.
Nous aimons mieux miser sur l’homme fait de chair et d’os. Sortons de l’ombre les mesquineries, les jalousies, les passions tristes, les faiblesses, les égoïsmes, les avarices, les petitesses et les incompréhensions — celles qui échappent à la pureté catégorique des hommes sans mains et des slogans platoniciens. Ne rechignons pas à plonger les concepts dans le bain de solvant du réel, quitte à risquer leur éventuelle et parcellaire décomposition. Le déclin d’une illusion n’est jamais un recul, bien au contraire, il assure le seul chemin qui existe pour nous, matérialistes déniaisés : la concrétude d’un monde terrestre, sans cieux ni limbes, sans anges ni démons. Les paradis, qu’ils soient rouges ou noirs, sont voués à l’enfer.
La littérature anarchiste contemporaine reste trop souvent gorgée de vœux pieux : ouvrons séance tenante, toutes les prisons et les frontières, abolissons la papier monnaie et l’argent, supprimons le travail, abattons l’État, mettons fin au salariat etc. Demain matin, l’Homme nouveau déjeunera à la table fraîchement purgée de l’oppression, de la méchanceté, du malheur et du verglas. Nous signons certes ; voilà qui est sans risques (et amuse les nantis). L’absolutisme et la pureté condamnent toute action et l’isolent dans dans le gel des bonnes intentions. Parier sur l’utopie entrave les luttes effectives : le premier songe-creux venu qui, par crainte de disconvenir à la blancheur de ses idéaux, refuse de se mêler à la boue du vivant fait, qu’il le veuille ou non, l’affaire du système qu’il entend briser…
Les raisons de désespérer ne manquent pas.
L’avenir semble sans issue, sinon celle de nos maîtres, de droite comme de gauche, ont tracé, tracent et traceront sans nous.
Le navire humain prend l’eau de toutes parts, l’eau glacée du calcul marchand.
Restera t’il assez de ces perdants magnifiques ?
Ceux qui, depuis que la terre tourne, disent non.
Non comme un Oui.
= = =
L’intégrale de Nietzsche en PDF sur Résistance 71
7ème partie
Nietzsche le fou
Peter Lamborn Wilson (alias Hakim Bey)
Extrait du livre “I am not a man, I am dynamite”, 2004, compilé par John Moore
~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~
Septembre 2021
Turin, January 4, 1889
[A Peter Gast:]
A mon maëstro Pietro,
Chante-moi une nouvelle chanson : le monde est transformé et les cieux sont emplis de joie.
—Le Crucifié
Ceci est une des dernières folles lettres de Nietzsche, écrite après son effondrement mental de Turin, début janvier 1889, mais avant sa réclusion finale dans le silence. Sa lettre à Overbeck (dans laquelle il dit avoir ordonné “que tous les antisémites soient abattus”) est signée Dionysos ; et une autre à Cosima Wagner (qu’il n’a jamais cessé d’aimer) fut signée “Dionysos et le crucifié”. Il apparaît que la descente de Nietzsche dans la folie prit la forme d’une manie religieuse dans laquelle il tenta de réconcilier Dionysos et le Christ en devenant ces personnages. Dans une lettre à Burckhardt il dit : “Je suis le dieu qui a fait cette caricature”.
Que l’effondrement psychologique de Nietzsche ait été causé par la syphilis ou par l’insoutenable poids de sa pensée, les dernières lettres ne furent en rien des gribouillis insensés. La synthèse de Dionysos et du Christ représente une sortie du conflit entre Dionysos et Apollon qu’il explora d’abord en 1872 dans sa “Naissance de la tragédie” et qu’il amena à une note culminante avec son “Antéchrist” de 1888, qui dans un sens met en conflit Dionysos contre le Crucifié et aussi contre la raison en une fonction apollinienne. Il n’était pas spécifiquement “fou” de la part de Nietzsche de croire qu’il pourrait “dépasser” une telle dichotomie dans la forme d’une unification plus haute. Il avait déjà donné un sens religieux à sa philosophie dans son œuvre phare “Ainsi parlait Zarathoustra” (1882-85) ; une des solutions au problème de la mort de dieu est de devenir dieu. Le mythe de l’éternel retour constitue quelque part une déception théologique dans le contexte zarathoustrien, à cause de sa configuration statique. Il résout la crise stoïque / existentialiste, mais pas le problème de volonté et de devenir.
Éparpillé au gré des notes non-collectées de Nietzsche pour son dernier ouvrage “La volonté de puissance” (NdT: qui rappelons-le n’a jamais été fini par Nietzsche, encore moins publié. C’est sa sœur Elisabeth, qui collecta quelques écrits et finît le livre comme bon lui semblait en accord avec son idéologie propre s’avérant pro-nazie. “La volonté de puissance” n’est pas une œuvre de Nietzsche, mais une usurpation qui a sans aucun doute beaucoup contribué à la mauvaise interprétation de sa philosophie… La sœur de Nietzsche fut à la fois l’amie et la protectrice de sa pensée mais aussi à bien des égards sa pire ennemie), nous pouvons détecter la proposition pour une religion matérialiste ayant un potentiel dynamique. La brillante analyse scientifique de Nietzsche de la différence entre “survie” et “expression” écarte d’un réductionnisme déterministe vers un principe spirituel inhérent à ou identique à la Nature, la volonté d’expression, de puissance, que Nietzsche identifie à la créativité et au désir. On trouve aussi ici la tentative de Nietzsche de dépasser l’aliénation de l’individu dans le social, avec la découverte d’un principe de communitas. Même les notes étranges sur la mixité raciale comme solution au problème social peuvent être vues en une lumière “religieuse”, comme une proposition pour la création délibérée d’une humanité s’auto-dépassant (übermensch, le surhumain) au travers du désir et de la synthèse, presque un concept messianique.
Une coïncidence dionysiaque / chrétienne est parfaitement sensée sur un plan historique et philologique, comme Nietzsche l’a certainement su. Si le christianisme primordial doit tout à l’hellénisme, cela provint de sources orphiques / dionysiaques et même dans le symbole basique du vin, une identité peut-être tracée entre les deux sauveurs rivaux. Les aspects néo-platoniciens d’une telle synthèse aurait eu peu d’attirance pour Nietzsche j’imagine, mais les images de la transcendance, de l’extase, de la supra-rationalité et de la violence commune aux deux traditions l’auraient certainement intrigué. Les thèmes de l’immortalité et de la morale auraient été moins utiles à son projet que les thèmes plus immédiats de “royaume de ce monde” et d’enthéogénèse, de “naissance du dieu intérieur” (NdT: en cela très proche du concept d’illumination bouddhiste, du taoïsme, du nirvana ou du satori zen)
Si nous n’avons pas trop lu et trop sur-interprété les dernières folles lettres, il apparaîtrait que le prophète de la mort de dieu était en train d’être infusé par le divin., peut-être même en train de fonder une nouvelle religion. Qu’est-il donc advenu de ce penseur qui avait promis de construire son projet sur “rien” ? Il serait facile de dire que l’impossibilité d’un tel projet a fini par le conduire à la folie, mais dans ce cas nous devrions condamner à la fois son point de départ (“rien”) et son point d’arrivée (“religion”). Un tel jugement revient à dire que Nietzsche a toujours été fou. Nous devrions examiner d’autres hypothèses.
Nietzsche a dit du bien de l’islam, l’interprétant (et parfois en l’interprétant mal) en accord avec la tradition de la libre pensée, comme une sorte d’anti-christianité héroïque. bien qu’il critiqua le judaïsme en tant que source du christianisme, il loua aussi grandement ses éléments si évidemment “païens”, en partie pour énerver les antisémites, mais aussi avec une sincérité évidente. En cela, Nietzsche peut être comparé avec un déiste de la première heure comme John Toland, ayant ses racines dans un occultisme hérétique (Giordano Bruno), le panthéisme, la libre pensée maçonnique et l’anti-cléricalisme, plutôt qu’avec des philosophes rationalistes / athéistes / matérialistes plus tardifs. Toland admirait également l’islam et le judaïsme (et les druides païens !…). Le “Zarathoustra” de Nietzsche appartient en fait à cette vieille tradition de la Renaissance plutôt que de toute connaissance de l’actuel zoroastrianisme. En tout cas, il est clair qu’il n’était pas “contre la religion” au sens vulgaire du terme ; sa dialectique était bien plus complexe.
Le “rien” de Nietzsche constitue l’avancée définitive dans un univers sans réalisation de potentiel. Jusqu’à ce point nous avons de la métaphysique ; après cela non. Dans un sens nous avons maintenant de la physique dans laquelle l’expression prime sur la conscience. Mais dans un autre sens, il n’est pas du tout clair que la disparition de toute réalisation de potentiel doit être considéré comme “impossible” (ou n’être qu’un épiphénomène de la matière). Est-il possible que l’expression de la vie elle-même ait créé un sens, ou que cela puisse même être considéré comme un sens ? Et sommes-nous autorisés d’imaginer une conscience en harmonie avec son sens émergent, dénuée de dieu mais (pour des raisons pratiques) devenant elle-même le divin ?
Nietzsche est toujours et partout prêt à porter l’énorme et horrible poids du nihilisme, jamais il n’invoque un deus ex machina. Mais pour construire un projet sur rien cela ne nécessite pas de le finir avec rien. Il parle d’abord d ‘ “illusions nécessaires” par lesquelles la vie exprime sa volonté de puissance. Mais la tragédie personnelle de Nietzsche survint de sa propre incapacité à embrasser ces illusions (amitié, amour, la puissance elle-même). Sa philosophie demande une position anti-pessimiste, un “Oui à la vie”, mais il ne put pas localiser cela en psychologie ni en métaphysique. Sa pensée demandait une véritable transcendance et pas seulement un bond existentiel dans l’engagement. Il rechercha ce principe dans le dépassement et dans celui de l’éternel retour, une sorte d’absolu. Finalement, je pense, il dut faire face au problème du scepticisme.
Le Dionysos qu’il avait approché (et le Christ auquel il avait reproché) finalement prit si souvent “deux pas vers lui” (comme disent les soufis) ; il reçût l’expérience de la transcendance déjà implicite dans son “Antéchrist” dans la forme explicite d’un matérialisme spirituel, un mysticisme de la vie en auto-expression en tant que mystère. Et cela le tua quelque part.
Au bout du compte, il semblerait qu’on ne puisse dépasser la religion que par la religion, peut-être dans une sorte de processus simultané de suppression/dépassement dans un sens néo-hégélien du terme Aufhebung (NdT: qui chez Hegel représente un dépassement d’une contradiction dialectique en une synthèse conciliatrice des antagonismes. Ce terme est très complexe en allemand et ne peut pas être traduit par un seul mot en français, il en va de même pour le terme si galvaudé utilisé par Nietzsche : “übermensch”, qui n’est pas un “surhomme” au sens d’un “superman”, le terme “Mensch” en allemand implique la notion d’humanité. “Menschlichkeit” est l’humanité, “übermensh” est plus un “surhumain” qu’un “surhomme”. Le terme implique la notion de dépassement de l’humain. L’Übermensch est au-delà de l’humain, par delà le bien et le mal dictés par notre décadence morale. Le surhumain est une “transmutation de toutes les valeurs” vers notre racine profonde. Le surhumain nietzschéen n’est pas l’avènement d’une “race supérieure”, mais le résultat d’une transformation sociale de toutes nos valeurs pour nous faire accéder au détachement, au lâcher-prise total et donc à l’aboutissement de notre humanité tant au plan individuel que par rayonnement, collectif…) Cette image est en relation avec le terme alchimique de sublimatio, dans lequel une substance disparaît (ou est dépassée) à un niveau pour réapparaître à un plus haut niveau sous une forme différente. Dans la mesure où un programme peut-être détecté dans les dernières folles lettres de Nietzsche, c’est de cela qu’il s’agit.
Un rejet de la religion basé sur l’expérience (du “rien”) sera infusé avec ce à quoi il s’oppose si le Rien soudainement apparaît comme vide dynamique ou comme Tao dans le sens chinois de ce terme. (Quel dommage que Nietzsche contrairement à Oscar Wilde, n’ait jamais lu Tchouang Tseu). Au-delà de la dichotomie entre l’esprit et la matière proposé par les religions et philosophies occidentales, il persiste quelque chose au sujet duquel rien ne peut être dit, un rien qui n’est ni esprit, ni matière.
La conscience dans un sens forme une barrière contre l’expérience positive de ce vide dynamique (ou “chaos”), mais en un autre sens (paradoxal), elle peut être accordée au Tao et même parler de son point de vue. Dans l’harmonie agnostique de Dionysos et du Crucifié se trouve une expérience dramatisée d’une telle dialectique taoïste. Dans un sens, Nietzsche était le premier nietzschéen, le premier converti à sa propre religion, les textes des lettres sanctifient ce moment et insistent sur sa capacité destructrice. Nietzsche a échoué à survivre sa plus authentique expression (en tout cas finale). “devenir dieu” n’est pas tout à fait la même chose qu’atteindre le Tao (ou peut-être l’est-ce puisque les taoïstes sont aussi dit être “fous”…). en tous les cas, la solution de Nietzsche semble avoir fait long-feu. Ou peut-être pas après tout, nous ne devrions pas fétichiser sa folie, qui a bien pu être purement physiologique et non pas morale. Peut-être que si Nietzsche avait vécu plus longtemps (autrement que sous la forme d’un légume dans les dernières années de sa vie), il aurait sans doute trouvé la solution. Mais sommes-nous maudits au point de devoir réussir là où il a échoué ?
Il est possible de croire que la religion est simplement une illusion infantile et que l’humanité va la dépasser, comme ce fut prédit par tous les grands matérialistes du XIXème siècle, Nietzsche inclus. Ce concept évolutionniste de la conscience humaine quoi qu’il en soit, peut-être questionné (aussi sur une base nietzschéenne). Et nous pourrions dire que la “religion” représente une actualité récurrente et émergente dans la conscience, qui ne peut pas être effacée mais plutôt seulement transformée. Les transformations sont inévitables, mais pas toujours déterministes par nature. La “volonté” joue un rôle, peut-être pas de causalité, mais elle est co-créatirice. La religion retourne, mais peut-être pas toujours comme la même chose (même les cycles récurrents spiralent). Du point de vue de l’histoire, la religion refuse de partir. Une hostilité envers ce processus est sans doute futile ; tenter de transformer sera plus judicieux et constructif. Cette tentative nécessiterait une certaine dose d’identité avec le processus en lui-même, ainsi donc l’apparence de Dionysos / Christ en 1889.
En regard de tout ce que nous avons appris au sujet de l’histoire des religions depuis la fin du XIXème siècle, nous pourrions suggérer bien de ces coïncidences, certaines peut-être même plus précises et efficaces que celles de Nietzsche. Quoi qu’il en soit, nous devrions hésiter à proposer un culte (toujours dangereux de s’aventurer sur ce terrain avec Nietzsche, qui était après tout un prophète). Quoi qu’il en soit je pense que quelqu’un pourrait au moins prendre sérieusement le projet de Nietzsche, malgré son apparence au moment même de sa “crucifixion” En tant que théologien, Nietzsche a la distinction de proposer une religion honnêtement fondée sur “rien”, sur ce même “rien”, qui est devenu notre propre monde théologique aux XIXème et XXème siècles. Au fond matériel si on peut dire. Le fond sans roches.
Nietzsche s’est signé “Nietzsche” dans ses lettres à Burckhardt, mais parle comme si divinement infusé : “Ce qui est désagréable et offense ma modestie est qu’au fond, je suit tout nom dans l’histoire… Je considère avec une certaine méfiance si ce n’est pas le cas que tout ce qui vient dans le royaume de dieu vient aussi de dieu… Cher professeur, vous devriez voir cet édifice : comme je ne suis pas du tout expérimenté dans les choses que je crée, vous avez droit à toute critique ; je suis reconnaissant sans être capable de promettre que je profiterai. Nous les artistes sommes incorrigibles.” Certainement une moquerie de dieu en ces paroles, matériel adéquat pour une liturgie.
Nous avons déjà imaginé le pire des résultats d’un culte du Dionysos / Crucifié la possibilité que ceci ait conduit Nietzsche à la folie. Au delà de cet abysse particulier (si semblable à l’Abyssinie de Rimbaud), nous pouvons considérer les cas de quelques possibilités utopiques (tout en gardant à l’esprit que nous prenons le modèle Dionysos / Crucifié comme étant inspirateur plutôt que dogmatique). Les avantages d’un Nietzsche théologien furent explorés par le bref mais populaire, maintenant oublié “dieu est mort”, école de la théologie chrétienne, qui a eu quelques idées intéressantes, particulièrement dans le domaine de l’éthique. Parlant généralement, le modèle Dionysos / Crucifié comme enthéogénique est une religion “sans autorité”, radicalement antinomique, quelque part comme Toland envisionnait sa “renaissance druidique”, une foi pour les hommes libres. Et comme dans le panthéisme de Toland (il a introduit ce mot dans la langue anglaise), cela envisage le microcosme comme à la fois plein emblème et substance complète du macrocosme, immanence et transcendance.
Ceci explique le paganisme de Toland et de Nietzsche, leur tendance à accepter une diffraction infinie de la lumière divine, tout centre “comme le centre” (et ceci est le signe d’un hellénisme tardif que les deux penseurs partagent). Toland en imaginant le druide et Nietzsche en parlant du “rhapsodiste primitif”, ont déjà eu l’intuition d’une théorie du shamanisme comme une religion sans séparation, fondée sur l’expérience plutôt que sur l’autorité, une sorte d’auto-sanctification théologique. Le shamanisme est souvent fondé sur des pratiques enthéogéniques impliquant des plantes secrètes, qui (en combinaison avec un rituel valorisateur), fournit un sacrement efficace ou une démocratie de l’illumination.
L’école du “dieu est mort” a fait remarquer les conséquences logiques d’une situation de crise (la mort de dieu) en une éthique de situation. En termes traditionnels soufis on peut parler d’une éthique basée sur l’imagination, la Volonté et le risque, plutôt que sur une moralité catégorielle. Et là où il y a une éthique, il y aura une politique, ancrée dans le principe de l’élévation de l’humain au delà de tous les principes de base. De plus, la conscience agoniste du modèle Dionysos / Crucifié la prédestine au rôle antagoniste dans l’histoire millénaire, la religion comme révolution. Seulement dans la lutte peut le modèle Dionysos / Crucifié en venir à saturer sa propre identité, une saturation qui pointe directement au social (ou à l’harmonie comme Fourier l’appelait), pour la réalisation des désirs utopiques. En bref, alors que le Capital triomphe sur le Social comme contre toutes les spiritualités, la spiritualité elle-même se retrouve réalignée avec la révolution.
L’argent comme forme finale de la norme (l’ultime solide platonicien) a bougé en une étape gnostique numismatique dans laquelle 90% de tout l’argent ne réfère qu’à un autre argent, le solide est en fait une bulle mondiale. L’argent est totalement spiritualisé et retient tout le pouvoir du monde, quelque chose que même dieu n’a pas pu accomplir. La religion n’a maintenant plus aucune utilité pour le capital excepté d’être une maison de stockage d’images de la commodification et de la consommation. Sans une telle situation, la “religion” telle que nous la voyons ne peut que capituler ou résister, il n’y a pas de troisième voie.
La révolte de la religion pourrait bien prendre la forme d’une révolution conservatrice et ce danger doit être considéré dans tout imaginaire fondé sur une théologie nietzschéenne. Communitas peut virer en une communion extatique et le culte prométhéen de l’ego (cartésien). Mais il y a toujours eu des nietzschéens de gauche et je n’ai pas besoin de répéter leurs arguments, Nietzsche lui-même incendia de manière moqueuse ceux qui croient qu’ “au-delà du bien et du mal” veut dire de faire le mal. La liberté réside dans les ambigüités.
A Turin en 1889, Nietzsche vit un cocher fouetter violemment son cheval. Il se précipita et enlaça l’animal pour le protéger de son corps, puis il perdit connaissance. (NdT: ce qui est connu sous le vocable de “l’incident de Turin”…) Lorsqu’il reprit connaissance, il écrivit les dernières folles lettres. Ces images absurdes ont le pur pouvoir surréaliste d’un moment messianique, parfaitement adéquat pour des vitraux post-millénaire ou “un autel du livre”. La modernité récurrente de Nietzsche le révèle comme un prophète, un saint. Et en tant qu’écriture moderne, les dernières lettres de Nietzsche se devaient bien sur d’être folles.
—NYC, November 1996
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lI n’y a pas de solution au sein du système, n’y en a jamais eu et ne saurait y en avoir ! (Résistance 71)
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Pierre_Clastres_Anthropologie_Politique_et_Resolution_Aporie
Ex nihilo nihil est…
Nous ne connaissions pas Renzo Novatore et de tout le bouquin de Max Leroy, c’est la personnalité qui nous a le plus intrigué et le plus intéressé, pas seulement parce que nous le découvrions, mais aussi sans doute par sa dimension dostoïevskienne de la réalité… Un véritable personnage de roman. Nous ne sommes pas des promoteurs de la “propagande par le fait » ni de la violence, mais de l’action directe pour reprendre le décisionnaire dans nos mains et le défendre le cas échéant… Nuance très importante.
Nous devons individuellement et collectivement cesser de penser que l’Etat et les institutions sont là et existent “pour notre bien”. Ce sont des entités oppressives, répressives n’alimentant que les rouages du pouvoir coercitif qui seul est le moteur étatique. Tout peuple sous contrôle étatique est forcé de suivre un “contrat social” imposé et qu’il n’a en aucun cas choisi. Tout peuple sous contrôle étatique est en état de légitime défense permanente. La crise fabriquée de toute pièce de la “pandémie COVID” est là pour nous le prouver une fois de plus si besoin en était encore.
~ Résistance 71 ~
Juillet 2021
6ème partie
Renzo Novatore, feux antifascistes
1890-1922
Extraits du livre “Dionysos au drapeau noir”, Max Leroy, 2014, compilation Résistance 71
Max Leroy
Plus qu’un homme, une comète. Noyau de lave noire, atomes armés, plasma incendiaire et poussières d’étoiles. Novatore, né Abel Rizieri Ferrari, est fils des quatre éléments, la Terre, l’Eau, l’Air et le Feu. Il naquit dans une famille de paysans pauvres, au creux d’un golfe de la Méditerranée, dans la ville portuaire de La Spezia. […] Novatore est pure incandescence. Le feu ? Il joua avec sa vie durant. Âme volcanique et démente : le poète ne se drape que d’un manteau de “passion furieuse”. Ses mots laissent l’encre aux scribouillards ; Novatore, lui, n’écrit qu’avec des lettres “de sang, de feu et de lumière”… Il n’existe encore aucune traduction de ses textes en langue française et l’on chercherait en vain le moindre ouvrage biographique…
Novatore quitte l’école très tôt puis travaille à la ferme familiale, de force plus que de gré. c’est en autodidacte qu’il s’empare d’auteurs qui éclaireront sa brève existence : : Nietzsche, Stirner, Wilde, Ibsen, Palante, Schopenhauer, Baudelaire… Autrement dit, le philosophe de la Vie, le penseur de la subjectivité radicale, l’écrivain socialiste à scandale, le dramaturge de la passion désespérée, le sociologue ennemi de la société, le philosophe pessimiste et le poète au spleen… […]
A 18 ans il se proclame anarchiste.
Le Moi anarchiste
Novatore s’inscrit dans le courant le plus individualiste de la pensée anarchiste. L’homme est bien le loup du dicton : ne cherchez plus à réchauffer vos cœurs en vous frottant aux flancs d’autrui ! N’attendez rien des organisations ni des bâtisseurs de doctrines ! N’espérez plus la société radieuse et libérée que tant tentent encore de vous vendre ! Quittez le navire et élancez-vous, à bride abattue, vers quelque atoll inconnu ! Novatore récuse les partis, les écoles, les dogmes, les morales instituées et les académies ; il balaie toute structure hiérarchique et toute discipline. Foin de paradis ! Foin de l’idéal ! Le monde roule dans les seules mains du chaos ! “Notre idéal est la négation catégorique de tous les idéaux pour le triomphe maximum et suprême de la véritable vie réelle, instinctive, échevelée et joyeuse !” La vie devient la seule mesure effective, le seul cap qui vaille d’être suivi – la vie pleine, ascendante, la vie au ventre rond d’orgueil, la vie aux iris d’or, teint de fièvre, crocs de fauve. Cette vie que tant ont mutilée, salie, souillée et avachie en faisant d’elle “un devoir, un apostolat, une mission.” ; l’homme y traîne désormais la patte, le genou grelottant, le cœur tiédasse et la langue sèche.
La guerre est la vérité du monde, Novatore ne s’en félicite pas ; il se borne à constater. Partout et en tout temps, l’homme écorche son prochain et boit son sang, la conscience claire. Lui aussi a connu ce champ que d’aucuns, racailles en costumes dans les velours des bureaux, osent appeler d’honneur. Connu et haï au point de déserter en avril 1918 et d’être condamné à mort par un tribunal militaire. Les montagnes ont alors ouvert leur bras à l’anarchiste en fuite. Il avoue sans détour que sa haine des humains trouve ses racines dans ce conflit mondial qui ôta la vie à près de 20 millions d’hommes. La Somme en sang, les corps démembrés, les tibias tranchés dans la boue, les rats pataugeant dans les intestins et les barbelés maculés de cervelles, le gaz moutarde et les drapeaux crâneurs, les tranchées et les gueules cassées, les mitrailleuses LMG 14 parabellum et les mutins fusillés au nom de la patrie… Comment croire encore à la fraternité ? Comment dire nous quand cette boucherie signa la mort de l’Homme ? […]
Son pessimisme, qu’il qualifie de “lucide et sain”, refuse toutefois le renoncement et l’impuissance ; il ressemble à une fleur qui croît, grimpe et s’élève pleine de “vie exubérante”.
Novatore emprunte au philosophe allemand Max Stirner sa conception de l’Unique : chaque être est un atome, une entité indivisible, un espace insécable et à nul autre pareil.
[…] Novatore vise, après Stirner, “l’expansion libre et trépidante”. Les droits et les devoirs ? fariboles pour impuissants, boniments d’eunuques ! “Tout devoir qui nous sera imposé, nous le foulerons furieusement sous nos pieds sacrilèges.” Novatore évoque pourtant une éthique, elle s’instaure au delà du moralisme et l’immoralisme en refusant de prendre part à la rixe philosophique. La morale glisse sur lui. Il l’observe d’un œil badaud, les mains dans les poches. Le bien et le mal ? Bisbilles d’avortons.
Le Moi novatorien ne se satisfait cependant pas de l’autisme égocentrique de Stirner. Chaque Unique peur saisir la main d’un autre Unique pour former un cortège d’âmes intègres. […]
“A mes yeux, l’Anarchie est un moyen de parvenir à la réalisation de l’individu et non l’inverse ; autrement l’anarchie serait également un fantôme.”
[…] Sa conception de l’anarchisme est élitiste et minoritaire : Novatore ne croit pas aux vertus du nombre et lui préfère les charmes clandestins de la qualité. “L’anarchisme a été et sera toujours le patrimoine éthique et spirituel d’une minuscule horde aristocratique et non des masses et des peuples.” […] Contre la masse toujours prête à se ranger derrière les injonctions des puissants, Novatore loue la subjectivité autonome et rebelle. L’aristocratie de ce va-nu-pieds n’a rien à voir avec les privilèges héréditaires d’une noblesse minable : Novatore ne trie pas sur le sang ni la classe, mais sur le mérite, le courage, la grandeur et l’héroïsme. Dès lors, “l’anarchisme est le trésor exclusif et la propriété de quelques-uns.”
Ici et maintenant
La mort prend ses quartiers dans l’espérance, qui attend manque la vie. La révolution et l’anarchie restent trop souvent à l’état de projet : un jour les classes auront disparu, un jour les moyens de production seront la propriété des travailleurs, un jour la bourgeoisie marchera au pas… Tandis que les révolutionnaires parient sur le destin, Novatore conjugue sa révolte au présent. […] La révolution n’honore jamais ses promesses et l’ange qui berce vos nuits n’est qu’une putain cernée l’aube advenue… L’harmonie sociale ? Un mythe. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faille abdiquer : “Vous attendez la révolution ? La mienne a commencé il y a longtemps !”
Le tsar tombe ? Lénine prend sa place et embastille les révolutionnaires dissidents comme les anarchistes. L’empereur Pu Yi abdique ? Mao sort de l’ombre et emprisonne les Tibétains dans des camps de rééducation. Le progrès est le masque de la servitude quand celle-ci se croit libre. […] Le riche et le pauvre ont beau s’écharper dans ce que l’on nomme la “lutte des classes”, tous deux font corps dès qu’il s’agit de condamner le vagabond, le marginal et le solitaire. Les crapauds bourgeois et les grenouilles prolétariennes, et ce sont les mots mêmes de Novatore, barbotent dans le même marais moralisateur et conformiste.
Démolir, rire et construire
Novatore canonne à vue et pose des charges explosives sur tous les édifices qui l’entourent. Les droits de l’Homme ? une resucée laïque des évangiles de Jésus de Nazareth a tenu à dompter l’Homme pour en faire la bête de cirque de son dieu ; le révolution française a pris le relais. Tous deux conçoivent l’Homme comme une pâte imparfaite, une chair bancroche à remodeler pour qu’advienne, lisse et docile, l’Homme idéal. Créature ou citoyen, géhenne ou guillotine, le dilemme n’en a que les apparences. […] La famille ? “La négation de l’amour, de la vie et de la liberté.” L’amitié ? “Heureux ceux qui ont bu à son calice sans avoir eu leur âme offensée ou empoisonnée. Si ce genre de personnes existe, je les invite à me faire parvenir leur photo, je suis sûr d’y voir le visage d’un imbécile.” L’amour ? “Déception de la chair et dégât pour l’esprit. Maladie de l’âme, atrophie du cerveau, affaiblissement du cœur, corruption des sens, mensonges poétiques, qui provoquent de féroces ivresses deux ou trois fois par jour afin de consommer cette précieuse, bien que stupide, vie plus rapidement… Et pourtant, je préfère mourir d’amour ; c’est le seul escroc, après Judas, qui peut tuer d’un baiser.” Les idéologies ? Des impostures, des constructions théoriques qui ne résistent pas aux assauts du quotidien, des châteaux de cartes que le souffle du réel met à bas. “L’histoire, le matérialisme, le monisme, le positivisme et tous les mots en “-isme” de ce monde sont des outils vieux et rouillés dont je n’ai plus besoin et auquel je ne prête plus attention.”
Mais Novatore dynamite le sourire aux lèvres : sa poudre a l’odeur de la malice. “Nous détruirons en riant”, écrit-il ainsi dans un de ses poèmes. L’amertume ne coiffe pas sa rage. Le poète, après Nietzsche, célèbre l’art dionysiaque de la joie et du rire :
“Tout croulera, parce que l’Homme Libre est né.
En avant, en avant, Ô joyeux destructeurs.
Sous le noir étendard de la mort, nous conquerrons la Vie !
En riant !”
Sa pensée refuse malgré tout de se cadenasser dans la seule et pure négativité. Son travail de sape s’accompagne d’un geste édificateur sur les ruines, Novatore dépose de nouvelles pierres : “Nous sommes des philosophes destructeurs et des poètes créateurs.” […] Nietzschéen en diable, il proclame ainsi : “Sur les tables des nouvelles valeurs humaines nous sommes en train d’écrire avec notre sang, qui est le sang volcanique d’Antéchrists dionysiaques et innovateurs, un autre Bien et un autre Mal.”
[…] Novatore ne croit pas au progrès… […] La civilisation a domestiqué l’homme et le félin en lui comme elle a méprisé, moqué et calomnié “la force volontaire, l’individualité barbare, l’art libre, l’héroïsme, le génie et la poésie.”
[…]
Ennemi de dieu et du patriarcat
[…] Le christianisme, avance le disciple de Nietzsche, a frigorifié l’esprit humain, a épuisé la terre et a fait d’elle une planète chétive, débile, pâle et fanée. La foi élime et flétrit les âmes. Qui vit pour l’au-delà gâche la seule vie dont il dispose. Le christianisme a tué la santé du monde et a assombri “la joie sereine et festive de l’esprit dionysiaque de nos ancêtres païens”.
[…]
Nul n’ignore le mépris des religions monothéistes à l’endroit des femmes. Judaïsme, christianisme et islam vouent aux gémonies toutes celles qui renâclent à endosser le statut de domestique ou de génitrice. Novatore décrit la femme comme une bête de somme et une esclave, comme la plus grande victime que l’on puisse trouver sur cette terre. S’il ne la dédouane pas de ses propres responsabilités, il tient toutefois à mettre en accusation le premier de ses bourreaux : l’homme, le mâle. Il publie également un texte sous un pseudonyme féminin, afin de donner la parole à une jeune femme, anonyme et peut-être imaginaire, qui n’entend pas obéir aux injonctions de la tradition ; c’est à dire au mariage, à la famille et à la maternité. A quoi bon enfanter et donner des esclaves de plus à la société ? “La vie est douleur, l’humanité est un mensonge. Qui consent à perpétuer l’espèce est l’ennemi de la beauté pure.” Le mariage inhume l’Amour sous la terre du quotidien. “Je veux marcher sur les chemins du monde pour cueillir les fleurs de l’amour, de la joie et de la liberté.” affirme fièrement son protagoniste. Ne pas devenir la servante d’un mari jaloux, ne pas donner un soldat de plus à la patrie mais “brûler complètement au feu de l’amour.” Et qu’importe si la foule fait d’elle une femme légère ou une catin !
Une philosophie de l’action
Renzo Novatore se reconnaît dans l’illégalisme, cette branche du mouvement anarchiste qui justifie l’usage de la violence dans le cadre de la lutte révolutionnaire.
[…] Nombre d’anarchistes rejettent la propagande par le fait et les actions illégales : elles nuisent à la cause qu’ils entendent défendre, manquent d’efficacité et empêchent, par leur brutalité, le grand nombre de se rallier à eux. Novatore récuse ces arguments d’un revers de la main. Le vol existe dans la mesure où les puissants maintiennent le petit peuple dans la misère. Le vol devient un droit, voire un devoir, tant la société pousse les malheureux à mourir sans mot dire sur le bord des routes. La figure du “pauvre honnête” révulse Novatore : cette prétendue honnêteté fait l’affaire de la bourgeoisie ! Il n’y a rien de plus humiliant pour le nécessiteux que d’accepter docile et résigné, la condition de crève la faim : si le pain manque, qu’il s’en empare séance tenante ! “Que peut bien symboliser un pauvre honnête, sinon la forme la plus dégradante de la dégénérescence humaine ?” Il associe également le vol et l’expropriation à l’héroïsme (vertu qu’il admire tant chez Nietzsche, ce “fort et sublime chantre de la volonté et de la beauté héroïque”). Novatore oppose au prolétariat languissant et piteux, celui de la victime, de l’esclave, le prolétariat de l’ardeur, de l’audace et de la vitalité : que les exploités se redressent sans délai et refusent de continuer à vivre en valets ! C’est ainsi que le vol, en leur main, peut devenir une arme “de puissance et de libération”. L’expropriateur n’attend rien ni personne. Il se fixe ses propres objectifs, ses propres durées, ses propre délais. Au guet, il préfère l’action, directe et sans détours.
Monstres siamois
En mai 1921, les fascistes italiens, Mussolini à leur tête, remportent 35 sièges. La marche sur Rome démarre le 27 octobre de l’année suivante. L’Italie s’apprête à sombrer sous la botte ignoble du guide.
Note de R71 : Ceci fut la réponse de la bourgeoisie italienne à l’épouvante que lui infligea pendant quelques mois de 1920 les conseils ouvriers du nord de l’Italie qui exproprièrent les capitalistes et remirent les usines au travail pour le compte du peuple. Mouvement qui commença à faire boule de neige pour finalement être trahi par les marxistes-léninistes et trotskistes du PCI, qui brisèrent la grève générale expropriatrice et amenèrent le prolétariat à accepter une fois de plus, une “réforme” qui ne vint jamais, devenue dans le temps la marque de fabrique des renégats gauchistes vendus au capital et à l’État. La suite est connue de l’histoire, le capital italien mit alors Mussolini au pouvoir… Ceci ne sera pas la seule trahison d’un PC, les staliniens feront de même en Espagne 36, puis en mai 1968 via la fange lénino-trotsko-maoïste La fumisterie marxiste œuvrant pour l’État et le capital est incessante. Voir ce qu’en dit Novatore ci-dessous… Au préalable, Marx et Engels avaient dès 1848, trahi toute révolution sociale avec leur « Manifeste du parti communiste », petit guide pour tous les traîtres sociaux-démocrates en herbe…
Renzo Novatore vit dans la clandestinité depuis que trois camions de fascistes ont encerclé sa maison durant l’été 1922. L’anarchiste est parvenu à s’échapper après avoir lancé des grenades de sa propre fabrication. Il retrouve ses camarades la nuit tombée dans les forêts italiennes et participe à leurs côtés aux combats contre les paramilitaires fascistes, les squadristi. Antifasciste, Novatore l’est jusqu’à la moelle. […] Mais il ne considère pas le fascisme italien comme la seule menace qui pèse sur le monde. A la même époque, Lénine élève l’URSS sur les cadavres encore tièdes de Kronstadt et de l’Ukraine… Pour Novatore le fascisme et le socialisme (sous sa plume, le socialisme autoritaire) évoluent en frères jumeaux. Caïn et Abel d’un même enfer. […] “Un rêve commun les unit et ce rêve s’appelle Pouvoir”. […] Les deux configurations, supposément ennemies, communient dans la même mise au pas de l’indépendance. Socialistes et fascistes ne tendent plus qu’à une chose : consolider par tous les moyens, le pouvoir qu’ils ont acquis et nul n’oublie la détestation que tout anarchiste voue au pouvoir, quel qu’il soit. Quelle différence entre Lénine exigeant le statut de chef d’orchestre et Mussolini s’érigeant en chef du peuple ? Novatore renvoie tous les guides, tous les leaders et les dirigeants dos à dos.
[…]
Le 29 novembre 1922, trois carabinieri déguisés en chasseurs pénètrent dans une auberge non loin de Gênes. Renzo Novatore s’y trouve avec son ami anarchiste Sante Pollastri… Les trois gendarmes les ont suivi. Novatore est abattu mais son acolyte parvient à s’échapper après avoir tué un des gendarmes. On retrouvera sur Novatore un pistolet Browning, des faux papiers, une grenade ainsi qu’une fiole de cyanure. Mieux vaut mourir en héros, avait clamé celui qui se présentait comme un iconoclaste, que végéter “pareils à de lâches infirmes dans cette réalité répugnante.”
Renzo Novatore avait 32 ans.
“Toute société que vous bâtirez aura ses limites. En dehors des limites de toute société, les clochards héroïques et turbulents erreront, avec leurs pensées vierges et sauvages, eux qui ne peuvent vivre sans concevoir de toujours nouveaux et terribles éclatements de rébellion. Je serai parmi eux ! Et après moi, comme avant moi, il y aura ceux qui disent à leurs frères : “Tournez-vous vers vous-mêmes plutôt que vers vos dieux ou vos idoles. Découvrez ce qui se cache en vous-mêmes, ramenez-le à la lumière ; montrez-vous !” Parce que toute personne qui, cherchant dans sa propre intériorité, extrait ce qui y était caché mystérieusement, est une ombre qui éclipse toute forme de société pouvant exister sous le soleil ! Toutes les sociétés tremblent quand l’aristocratie méprisante des clochards, les inaccessibles, les uniques, les maîtres de l’idéal et les conquérants du néant, avance résolument. Avancez donc iconoclastes ! En avant ! Déjà le ciel devient noir et silencieux !”
= = =
Il n’y a pas de solution au sein du système, n’y en a jamais eu et ne saurait y en avoir ! (Résistance 71)
Comprendre et transformer sa réalité, le texte:
Paulo Freire, « La pédagogie des opprimés »
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4 textes modernes complémentaires pour mieux comprendre et agir:
Guerre_de_Classe_Contre-les-guerres-de-l’avoir-la-guerre-de-l’être
Francis_Cousin_Bref_Maniffeste_pour _un_Futur_Proche
Manifeste pour la Société des Sociétés
Pierre_Clastres_Anthropologie_Politique_et_Resolution_Aporie
Renzo Novatore (1890-1922)
Friedrich Nietzsche
Guy A. Aldred
Extrait du livre “I am not a man, I am dynamite, Friedrich Nietzsche and the anarchist tradition”, 2004
~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~
Juillet 2021
5ème partie
La fascination exercée sur un toujours plus grand nombre de suiveurs par ce génie brillant bien que quelque peu imprévisible, Friedrich Nietzsche, sert à faire sortir non seulement plusieurs points d’attraction répulsion caractérisant sa philosophie de la révolte, mais aussi l’extension du fait qu’il ait été si mal compris. […]
L’instinct d’auto-préservation que tout le monde reconnaît comme étant la première loi de la nature est montrée par Nietzsche être la dernière loi de la morale. Entre le droit d’auto-assertion, intellectuellement exprimé et l’auto-réalisation sociale au service de tous, il ne trace aucune ligne de démarcation. Pour lui, ils sont un et identiques. L’indépendance absolue de toute autorité extérieure, l’être sans dieu ni maître, la souveraineté de “l’être” sur le “faire”, sont les défis qu’il lance aux médiocres qui souffrent eux-mêmes d’être les victimes du désordre légalisé. Il n’hésite pas non plus à attaquer les phases variées de l’expertisme. Avec lui, les droits prennent la place des devoirs, puisque pour le surhumain, la performance des devoirs sera le droit le plus haut.
Beaucoup ne comprennent pas l’essence de cette philosophie d’individualisme communiste, “l’égoïsme” nietzschéen a été confondu avec un individualisme spencérien décadent (NdT: d’Herbert Spencer, l’ex-anarchiste devenu darwiniste social et eugéniste au XIXème siècle). Tour à tour adepte de Schopenhauer, Wagner et Auguste Comte, Nietzsche fonda un système qui n’était pas tant une réaction contre les idées de ses anciens maîtres qu’un développement et une unification de leurs thèses respectives, et seulement opposées en apparence à leurs enseignements initiaux d’égoïsme philosophique et nirvanique. Où il y a une différence, celle-ci est plus de caractérielle qu’autre chose. Nietzsche a mis l’accent sur l’ultime détachement de l’être comme Schopenhauer, l’élévation de l’humanité est une partie toute aussi importante de son système comme ce le fut pour Comte, mais Nietzsche y apporta des caractéristiques de tempérament à soutenir une fois les deux systèmes réunis. En d’autres termes, essentiellement un enseignant religieux et apôtre de de l’iconoclasme, opposé au monde métaphysique érigé par des théologiens mais aussi par de nombreux scientifiques et philosophes, le système philosophique de Nietzsche était néanmoins fondé sur une conservation inconsciente des enseignements des philosophes auxquels son système était supposé s’opposer.
L’humain tel qu’on le connaît, avec son respect des conventions morales et contrôlé par des règles de conduite externes, était quelque chose qui devait être surmonté. Les espoirs de surnaturalité, qu’ils soient scientifiques, théologiques ou philosophiques, qui animent l’humain dans la phase de transition devaient être consignés dans le vortex de l’oubli. Le conseil du philosophe ou du scientifique à l’Homme de se préserver de la misère de ceux qui l’entourent en regardant le monde de l’art et de la science comme des aspirations élévatrices, le monde subjectif idéal, comme pacificateur des maux du monde objectif, était vu par Nietzsche comme une amélioration infime sur le paradis objectif du théologien. Ce n’est pas que Nietzsche réprouvait ce monde idéal subjectif, mais il voulait que tout homme se hisse à ce niveau, associé à une assertion de son individualité. Son système de pensée était basé sur une extension et une conservation des idéaux qui trouvèrent leur expression dans ce monde subjectif. Mais son égoïsme était à l’opposé de celui de tels philosophes. Ceux-ci demandaient aux hommes de faire avec leurs conditions de vie sordides, de continuer à être les esclaves des autres, aussi loin qu’ils pouvaient faire l’expérience des “réalités” de ce monde subjectif de l’idéalisme.
Mais Nietzsche ne pouvait voir de réalité dans cet idéalisme subjectif s’il était séparé de l’auto-assertion de l’individu ou opposé à son bien-être physique. Le scientifique qui faisait partie de cette école de philosophie séparait connaissance et vérité du bonheur de l’individu et voudrait vous voir ne pas croire en son être auto-contenu. Si Nietzsche embrasse le pessimisme de Schopenhauer, il insista néanmoins sur la réalité de l’être de l’homme. La vérité et la connaissance par conséquent, n’avaient de valeur que lorsqu’elles devenaient soumises à la réalité de l’être auto-contenu, seulement utiles dans la mesure où elles administraient la liberté individuelle contre l’oppression des autres ou par les autres.
Tous les chemins mènent à Rome et tous les aphorismes de Nietzsche mènent à une finalité, la supériorité du surhumain. Mais celle-ci demande un nouveau système social et est autant une régénération sociale qu’une avancée individuelle. tant que la domination de l’Homme sur l’Homme continue, le surhumain ne peut pas être. Le surhumain sera supérieur à l’humain car il sera placé de telle façon qu’il ne soit ni esclave ni maître. Libéré du désir et du pouvoir économique de domination, il ne sera ni dominateur ni dominé. Mais dans la mesure où une hérédité différente produit des traits différents, les spécificités de chacun varieront et ce manque d’officialité s’appellerait liberté, variété et génie conséquent. Car là où il y a liberté et variété, il y a aussi génie. Ainsi l’humain sera heureux indépendamment de canons de moralité extérieurs, servant ses semblables de manière si saine que rien ne sera vu comme “service”, bénéficiant le reste de ses semblables en simplement osant être lui-même.
Telles sont la qualité et la grandeur de la philosophie propagée par Nietzsche, une philosophie qui rattache l’Homme à être vrai envers lui-même et de cesser d’être soit l’exploiteur ou l’exploité de la science, d’une industrie fourvoyée et d’un luxe bestial.
Pour ceux qui n’ont pas maîtrisé la pensée de Nietzsche, il est regardé comme cet individualiste décadent, mais pour ceux qui apprennent toujours, il est le héraut des plus hautes principes socialistes, le héraut de la révolte et de la liberté, le penseur profond qui réalisa que le socialisme doit inévitablement être identique à la liberté individuelle absolue. Ainsi, sa mémoire sera toujours chère à tous ceux qui, mariant l’éthique de la liberté de pensée avec une économie socialiste, affirme la combinaison “anarcho-communisme”, la fraternité de l’humanité qui dépend pour son bonheur du totalitarisme de personne. Et quel plus haut socialisme pourrait l’Homme avoir que celui qui leur demande en tout temps d’être eux-mêmes et de servir les hommes non pas à cause de pressions variées des circonstances, mais parce que de tels actes bénéficieraient la communauté d’un principe interne supérieur de l’être véritable ?
[Cet écrit est originellement apparu dans, “The Message of Nietzsche,” in Freedom, June 1907, and as the pamphlet Nietzsche—Apostle of Individualism (London: Bakunin Press, nd).]
“Le socialisme vient des siècles et des millénaires précédents. Le socialiste englobe toute la société et son passé, sent et sait d’où nous venons et ensuite détermine où nous allons.”
~ Gustav Landauer ~
“La terre et l’esprit [Geist] sont donc la solution du socialisme… Les socialistes ne peuvent en aucune manière éviter le combat contre la propriété foncière. La lutte pour le socialisme est une lutte pour la terre ; la question sociale est une question agraire !”
~ Gustav Landauer ~
De l’antagonisme à la complémentarité : Nietzsche et la tradition anarchiste
4ème partie
Gustav Landauer, la révolte des consciences (1870-1919)
Second volet du chapitre des “Héritiers hérétiques” du livre de Max Leroy “Dionysos au drapeau noir, Nietzsche et les anarchistes”, 2014
“L’anarchie n’est pas une chose du futur mais du présent : elle n’est pas l’espérance mais la vie.” (Gustav Landauer)
On ne lit jamais mieux que sous les verrous. Goldman, Luther King et Gandhi plongèrent dans l’œuvre de Thoreau en prison ; Landauer, incarcéré pour avoir publié un article et, rapporta la police, incité à la “rébellion”, y dévora Nietzsche. Cela n’était toutefois pas une découverte : le jeune homme l’avait déjà étudié trois années plus tôt à l’université de Strasbourg. Ce qu’il en avait retenu ? La vivacité, la grandeur, la profusion, la fièvre… Nietzsche projette ses rayons sitôt ses livres ouverts : ceux-ci saisissent les lecteurs à la gorge et l’irradient durablement. Mais l’isolement carcéral lui permit d’affiner ses jugements : oui au vitalisme nietzschéen, non à son mépris des humains.
Nous sommes en 1900, Landauer, trente ans, rédige le texte “La communauté par le retrait” et déclare ne plus croire en la Révolution dans sa formule prométhéenne : il a vu puis en revint. Vu de près puisqu’il a derrière lui une intense vie de militant : il a animé des journaux socialistes, participé à des réunions politiques, assisté à des congrès, connu la prison pour ses idées, fondé une coopérative ouvrière, participé à des grèves… Tout ceci l’a conduit à repenser la question de la révolution. Il ne sert à rien de vouloir détruire l’appareil d’État et la classe possédante ni d’attaquer bille en tête le pouvoir capitaliste, les institutions et les structures politiques en place sont trop puissantes et les abattre (quand bien même cela relèverait du possible) n’extirpera pas l’inclination des hommes à la soumission. Il faut d’abord procéder à une révolte des consciences dans les cœurs de chacun, il faut d’abord lever les âmes de leurs penchants à la servitude volontaire.
Attaquer l’État ? Son armée massacrera aussitôt les insurgés. En revanche, il est possible de bâtir des réseaux de coopérative et d’organiser, ici et maintenant, la libération des classes laborieuses. Non plus la Révolution mais la révolution, celle qui préfère les minuscules de l’immédiat aux majuscules vendeuses d’espoir. La modestie n’invite pas au renoncement mais elle propose des chemins que Landauer estime plus praticables : ceux, déjà foulés par La Boétie, qui invitent à ne plus servir le pouvoir pour qu’il s’effondre de lui-même. Son texte écarte d’emblée deux tentations : exhorter en tribun fougueux, le peuple à se soulever et se replier dans le cynisme des dandys et des jouisseurs solitaires. Reste une troisième voie, la sienne, qui consiste à créer des communautés révolutionnaires composées d’individualités fortes. Non pas le troupeau mais l’association d’âmes isolées. Landauer refuse d’attendre plus longtemps l’accomplissement de quelque prophétie révolutionnaire : puisque les masses ne sont pas encore disposées à se soulever, ne nous morfondons plus pour élaborer l’idéal dont nous rêvons. Et c’est ainsi, seulement, qu’il sera donné à chacun de “s’élever vers les sommets, vers les lacs sauvages du possible et de l’imagination.”
Disciple de Tolstoï
Les textes de Landauer rejettent catégoriquement la violence, et plus précisément celle dont usent certains anarchistes. Les attentats, les assassinats, les bombes et les coups de feu, tout cela ne mène à rien. Pis, cela s’oppose à ce qu’ils tentent de construire. Landauer estime que la fin ne justifie pas les moyens : comment prétendre bâtir une société éprise de justice et d’équité si l’on emploie en amont des procédés abjects ? Comment élever de ses mains l’avenir tant espéré si celles-ci furent souillées de sang ? Fut-il celui d’ordures. “Une fin ne se laisse atteindre que lorsque le moyen est déjà peint aux couleurs de cette fin.” Absurdité, dit-il, que celle de croire que l’on peut viser la non-violence en ayant recours à a violence… Landauer perçoit dans les partisans de “la propagande par le fait”, des êtres en quête de reconnaissance ; ils existent, ou se sentent exister, à la seule condition de pouvoir s’affirmer, par la force, contre autrui. Pour le révolutionnaire allemand, ces anarchistes “ne sont pas assez anarchistes” leur langage naïf et primitif, n’honore pas l’idéal dont ils se disent, avec force fureur, les disciples. Leur sang est froid, le cœur amer. Leur ossature n’est qu’une abstraction, leurs nerfs des idées, leurs chairs des catégories. Une âme n’en est plus une lorsque l’on peut la classifier : vous croyez avoir devant vous un hominidé né d’un père et d’une mère et qui, comme vous, rit, pleure, geint et fait l’amour ? Erreur. Il s’agit là d’un suppôt de la classe bourgeoise qui opprime le Prolétariat. Vous n’abattez pas un humain et la balle qui déchire son lobe occipital n’a nul scrupule : comment s’émouvoir de la mort d’un concept ? Landauer affirme que “toute action violente est une dictature” et qu’elle porte en elle le despotisme ou l’autorité.
L’anarchiste réel se dispense du sang, c’est du moins ce qu’il écrit. Mais comme le fit savoir Erich Mühsam dans ses journaux intimes, Landauer revint sur sa position lorsqu’il participa, concrètement, à une révolution (celle de 1918 en Allemagne). “Landauer a toujours insisté sur le fait qu’il fallait tout à fait souhaiter que la révolution puisse si possible se développer sans répandre le sang, pourtant, je l’ai vu une fois vraiment en colère se déchaînant contre la phrase “aucune effusion de sang”. Il a déclaré à ce propos textuellement, je m’en souviens très nettement : “Aucune effusion de sang est un non-sens ! Qui veut la révolution, doit la vouloir en entier et s’accommoder de ce qu’elle porte en elle. Jusqu’à maintenant il n’y a a jamais eu de révolution non sanglante, nous devons viser à sacrifier le moins de vies humaines possible.” Et Mühsam de rappeler avec admiration, que son compagnon de lutte combattit alors les armes à la main.
Un socialisme de l’immanence
L’idéalisme philosophique plante ses lances dans les flancs de ce que Gustav Landauer nomme le monde vivant. Le monde des idées, de l’abstraction pure et des concepts livre un combat sans merci à la vie réelle, matérielle et terrestre. Landauer dénonce “la déduction morte, vide et désertique” qui calomnie l’existence tout comme il se réjouit de voir la vie se redresser afin de “tuer le concept mort”. Il mentionne le nom de Kant au détour d’une phrase assassine contre la conceptualisation du vivant mais ne prend pas la peine d’expliciter. Pourquoi Kant ? (NdR71: celui que Nietzsche appelait “le grand Chinois de Koënigsberg”…) Landauer vise ici le penseur idéaliste qui érigea le concept en outil d’accession à la connaissance, ce dernier expliqua dans sa “Critique de la raison pure”, qu’il n’y a “pas d’autre manière de connaître que par concepts.” (pour mémoire, rappelons que Nietzsche considérait Kant comme un “chrétien dissimulé”, un théologien et un faussaire coupable d’avoir mutilé la vie en la sacrifiant sur l’autel du “Moloch de l’abstraction”). Landauer oppose donc la vie immanente à toute espèce d’idéalisme et de transcendance, ou, en d’autres termes, il affirme que rien ne dépasse la matière et qu’il n’y a en fin de compte qu’une seule réalité.
Passe-temps d’intellectuels que toutes ces philosophies ? Débats incestueux de spécialistes ? Les idées produisent des effets sur le réel et la pratique politique anarchiste de Landauer procède de son refus de l’idéalisme philosophique : parce qu’il ne souscrit ni à la théorie pure ni à l’idée désincarnée, il ancre son projet révolutionnaire dans la vérité d’une terre qu’il sait imparfaite. D’où son appel à un “socialisme libre et non dogmatique” : un socialisme qui ne soit pas celui des slogans, du systématisme, de la pureté, de la sainteté. “Le socialisme a pour tâche de […] renouer avec les gens, avec la relativité, avec la totalité de la vie ordinaire”, précise t’il dans son texte “Dieu et le socialisme”. Plus loin, il ajoute : “La grandeur du socialisme est de nous mener hors de l’édifice des mots jusqu’à la demeure du réel.” La référence à l’ordinaire revient à plusieurs reprises sous sa plume, à l’instar de George Orwell, Landauer entend, en dernière instance, fonder son projet sur la base, le peuple, les hommes et les femmes du quotidien. Landauer reproche aux marxistes de nécroser le socialisme et de l’enkyster “dans une science”. Marx et Engels ont prophétisé l’avènement de la société communiste, certes, mais on oublie parfois qu’ils faisaient du capitalisme une étape nécessaire à la venue d’une humanité débarrassée de l’exploitation. Landauer se porte en faux : rien ne permet d’affirmer que le communisme (ou le socialisme) succédera mécaniquement au capitalisme, rien ne permet d’assurer que le capitalisme périra et rien, surtout, ne devrait empêcher le socialisme d’éclore quand bon lui semblera, c’est à dire lorsque les peuples, dans leur majorité, le voudront. Landauer fait entendre dans son essai “La révolution”, qu’il ne mord pas à l’hameçon du progrès : le messianisme marxiste relève de l’imposture car l’Histoire n’a ni sens ni fin !
En 1918, il se dresse contre le bolchévisme qui, après Robespierre et ses thuriféraires, n’aspire qu’à l’établissement d’un pouvoir fort, jacobin et centralisé. Le régime de Lénine va “établir un régime militariste, qui dépassera en atrocité tout ce que le monde a connu jusque là” annonce Landauer dans sa correspondance… Le lecteur connaît la suite.
Viser la joie
Landauer rompt avec un certain courant aride, rugueux et faussement vertueux de la pensée révolutionnaire. La lutte pour l’affranchissement n’a aucune raison de passer par un militantisme austère et sec. Son socialisme en appelle à la joie et aux sens. Il faut rompre avec cette morale chrétienne qui désavoue la vie en conspuant le plaisir et la sensualité dans le seul objectif de porter aux nues l’âme immatérielle et l’esprit, purs, sains, éthérés et délestés de toutes attaches matérielles, terrestres et finalement humaines. Il incombe aux socialistes de “rendre l’esprit sensuel et corporel”, de descendre des cieux chastes de l’absolu pour gagner les terres, plus humbles, de la relativité charnelle.
Le christianisme exècre la chair. Deux millénaires de règne ont crucifié la sexualité. Éros patauge dans le sang, les épines et les clous. Les fidèles portent la mort au cou, la mort d’un homme que l’on dit mort pour eux. Haine des pulsions et du plaisir. Haine de la femme, vierge ou putain, Marie ou Madeleine. Il faudra choisir, somme Landauer, ou le christianisme, message de nuit, ou le socialisme, émissaire de vie… Les instincts croupissent, muselés et ligotés, dans les cages de la Raison. Gustav Landauer raille la vanité des Hommes à taire le mammifère en eux. Reste à “pénétrer avec joie et confiance dans l’animalité.”
Nietzsche n’est jamais bien loin…
La Nation n’est pas l’État
L’État ? Le plus froid des monstres froids. Landauer emprunte la formule de Nietzsche mais ajoute que la nation, en tant qu’entité historique, culturelle et civilisationnelle, n’est pas l’État. L’état est “un délire ou une illusion.”, une entité éphémère vouée à être surmontée.
La nation est une communauté liée par le passé, “une vérité belle et aimable”. Elle permet de défendre les singularités et la diversité des peuples. Le socialisme espère à raison améliorer l’humanité mais il ne doit pas chercher à l’uniformiser : un socialisme authentiquement démocratique n’arase pas les cultures et les particularismes mais travaille à une “union du multiple” (NdR71 : ce que nous appelons la complémentarité dans la diversité, hors de l’antagonisme induit). D’où notamment, l’affection de Landauer pour la décentralisation et le fédéralisme.
Notons que Bakounine avait opéré une distinction assez semblable lorsqu’il déclarait : “L’État n’est pas la patrie. C’est l’abstraction, la fiction métaphysique, mystique, politique, juridique de la patrie. Les masses populaires de tous les pays aiment profondément leur patrie ; mais c’est un amour réel, naturel. Pas une idée un fait et c’est pour cela que je me sens franchement et toujours patriote de toutes les patries opprimées.”
La révolution de 1918
Grève générale, mutinerie… L’Allemagne, qui s’apprête à signer l’armistice dans la clairière de Rethondes est en proie à des soubresauts intérieurs. La révolte éclate à l’automne : l’empereur Guillaume II abdique, des conseils ouvriers se forment ici et là, le drapeau rouge est hissé au balcon du château royal de Berlin et la République Socialiste est proclamée. Mais les socialistes allemands sont plus que divisés. Quelle voie prendre ? Réformisme ou révolution ? Suffrage universel ou dictature du prolétariat ? Parlementarisme ou conseils ouvriers ? Les spectres de la révolution russe et de la guerre civile qu’elle déclencha hantent toutes les têtes…
A la demande de Kurt Eisner, premier ministre-président de la nouvelle république, Landauer revient dans l’arène politique et préconise l’instauration d’une démocratie radicale, décentralisée et constituée en républiques autonomes, puis il se présente comme candidat à l’USPD, un parti social démocrate. Au mois de janvier 1919, la Ligue Spartakiste (marxiste et socialiste révolutionnaire) se soulève pour instaurer un régime ouvrier. Le mouvement est écrasé par le gouvernement républicain et le cadavre de Rosa Luxembourg est retrouvé dans le canal Landwehr, une balle dans la tête. Au mois d’avril, un république des conseils, d’inspirations soviétique, est instaurée en Bavière et Landauer y participe en tant que commissaire du peuple à l’instruction publique. Le gouvernement essaie en vain d’écraser le mouvement révolutionnaire qui, très vite, se transforme en “Deuxième république des conseils” : les communistes l’administrent, Lénine les soutient, une armée rouge locale est créée et Landauer, suspecté d’anarchisme, est mis sur la touche. Il choisit de se retirer de l’action politique, refusant de prêter main forte à un pouvoir autoritaire.
L’assaut gouvernemental est donné le 23 avril : la zone autonome révolutionnaire est réduite à néant, les corps s’écroulent dans le sang par centaines, Gustav Landauer est arrêté le 1er mai puis massacré le lendemain à la prison de Münich-Stadelhelm (NdR71: par des membres du Freikorps ou Corps Franc, l’avant-garde du IIIème Reich nazi), il aura jusqu’au bout défié ses assassins.
C’est au même moment qu’un certain Adolf Hitler découvre ses talents d’orateur en propageant autour de lui ses diatribes anticommunistes…
*
L’anarchiste américain Hakim Bey, que l’on retrouvera plus loin dans le présent ouvrage, écrira dans son essai “TAZ” (Temporary Autonomous Zone) :
“Landauer, qui avait passé des années dans l’isolement, pour travailler sur une grande synthèse de Nietzsche, Proudhon, Kropotkine, Stirner, Meister Eckardt, les mystiques radicaux et les volk-philosophes romantiques, savait depuis le début que le soviet [conseil] était voué à l’échec ; il espérait simplement qu’il durerait assez longtemps pour être compris. […] Landauer mérite qu’on se souvienne de lui comme d’un saint. Pourtant, même les anarchistes d’aujourd’hui ont tendance à ne pas le comprendre et le condamnent pour s’être “vendu” à un “gouvernement socialiste”. Si le soviet avait duré ne serait-ce qu’une année, on pleurerait en souvenir de sa beauté, mais avant même que les premières fleurs de ce printemps ne soient fanées, le Geist [Esprit, génie, en allemand] et l’âme de la poésie avaient été écrasés, et nous avons oublié. Imaginez le bonheur de respirer l’air d’une ville où le ministre de la culture vient d’annoncer que les écoliers vont bientôt étudier les œuvres de Walt Whitman…”
= = =
”Aujourd’hui ! aujourd’hui vous vous rendez, une fois tous les cinq ans, au vote ! Rien ne vous est proposé, pas une loi, pas un projet, absolument rien. Vous entrez dans l’isoloir avec une enveloppe de scrutin officielle, y insérez délicatement un bulletin nominatif pré-imprimé, vous collez l’enveloppe, de façon à ce que personne ne voie ce que vous pensez et décidez, et jetez le pli dans un pot cadenassé. Ce qu’alors les hommes élus de cette manière ont à délibérer et comment ils se décident, cela ne vous regarde pas, vous n’y avez pas votre mot à dire. Et les hommes sont élus de la façon qui correspond à la majorité : quant au droit de la minorité à se séparer alors de la majorité, et à faire prévaloir ce qui lui est propre, ne serait-ce que par ce moyen follement perverti que vous appelez vote, ce droit n’existe pas. La majorité va tout les cinq ans dans l’isoloir pour abdiquer.”
~ Gustav Landauer ~
“La vaste majorité des humains est déconnecté de la terre et de ses produits, de la terre et des moyens de production, de travail. Ils vivent dans la pauvreté et l’insécurité. […] L’État existe afin de créer l’ordre et la possibilité de continuer à vivre au sein de tout ce non-sens dénué d’esprit (Geist), de la confusion, de l’austérité et de la dégénérescence. L’État avec ses écoles, ses églises, ses tribunaux, ses prisons, ses bagnes, l’État avec son armée et sa police, ses soldats, ses hauts-fonctionnaires et ses prostituées. Là où il n’y a aucun esprit et aucune compulsion interne, il y a forcément une force externe, une régimentation, un État. Là où il y a un esprit, il y a société. La forme dénuée d’esprit engendre l’État, L’État est le remplaçant de l’esprit.”
~ Gustav Landauer ~
Gustav Landauer sur Résistance 71 :
Notre page “Gustav Landauer”
Notre page : “Friedrich Nietzsche, l’intégrale en PDF”
Emma Goldman & Nietzsche
Nous sommes en phase totale avec ce texte présentant l’analyse d’Emma Goldman sur la pensée de Nietzsche, qui, comme l’avait si bien dit Albert Camus : “Nous n’aurons jamais fini de réparer l’injustice qui lui a été faite [à Nietzsche]. On connaît sans doute des philosophies qui ont été traduites et trahies dans l’histoire. Mais jusqu’à Nietzsche et au national socialisme, il était sans exemple qu’une pensée tout entière éclairée par la noblesse et les déchirements d’une âme exceptionnelle ait été illustrée aux yeux du monde par une parade de mensonges et par l’affreux entassement des cadavres concentrationnaires.”
Plus on lit Nietzsche, et plus on trouve une grande continuité de valeurs entre sa pensée et l’anarchie. Nietzsche n’a jamais voulu se laisser enfermer dans ce qu’il voyaient comme un océan de dogmes politiques et religieux engluant la pensée et l’ingéniosité humaine en tout domaine, il a fustigé l’anarchie comme le reste, pour nous forcer à aller au delà et d’entrevoir les “ponts du surhumain”.
Dans la philosophie occidentale, il y a eu les pré-socratiques et Nietzsche, entre les deux, un océan de faux-sens, de tentatives et d’inepties. Depuis Nietzsche… c’est le vide intersidéral.
~ Résistance 71 ~
“L’État, c’est ainsi que s’appelle le plus froid des monstres froids et il ment froidement et le mensonge que voici sort de sa bouche: ‘Moi, l’État, je suis le peuple !’… Là où le peuple existe encore, il ne comprend pas l’État et il le hait comme un mauvais œil et comme un pêché contre les coutumes et les droits… L’État, lui, ment dans tous les idiomes du bien et du mal ; et quoi qu’il dise, il ment et ce qu’il possède il l’a volé. Tout est faux en lui, il mord avec des dents volées, lui qui mord si volontiers. Fausses sont même ses entrailles… ‘Sur Terre il n’est rien de plus grand que moi: je suis le doigt qui crée l’ordre, le doigt de dieu’, voilà ce que hurle ce monstre…”
“L’Église ? répondis-je, c’est une espèce d’État et c’en est l’espèce la plus mensongère. Cependant, tais-toi donc, chien hypocrite, mieux que personne tu connais ta propre espèce !
Tout comme toi, l’État est un chien hypocrite ; tout comme toi il aime à parler par fumée et hurlement afin de faire croire, tout comme toi, qu’en lui parle le ventre des choses. Car il veut à toute force, l’État, être l’animal le plus important sur terre ; et on le croit.”
~ Friedrich Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra, 1883) ~
“ ‘En un ami, vous devez avoir votre meilleur ennemi’ dit Zarathoustra et Nietzsche prouve certainement être le meilleur ami et le pire ennemi de l’anarchisme.”
~ Max Cafard ~
De l’antagonisme à la complémentarité : Nietzsche et la tradition anarchiste
3ème partie
“Nietzsche était un anarchiste” : Reconstruire les conférences d’Emma Goldman sur Nietzsche
Leigh Starcross
Extrait du livre “I am not a man, I am dynamite, Friedrich Nietzsche and the anarchist tradition”, 2004
~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~
Mai 2021
Entre 1913 et 1917, Emma Goldman donna toute une série de conférences publiques à travers les Etats-Unis sur le sujet de Nietzsche et de sa philosophie ainsi que de l’importance de ses théories en termes de leur relation avec des sujets anarchistes contemporains. En tout, elle apparut durant cette période dans au moins vingt-trois conférences publiques, de Los Angeles à New York, parlant et discutant de la relation de la pensée de Nietzsche sur des thèmes comme l’athéisme, l’anti-étatisme et (étant donné le contexte de la première guerre mondiale), l’anti-nationalisme et l’anti-militarisme. Il semblerait donc que l’évaluation de Goldman sur Nietzsche soit sujet à archivage public et que nous n’aurions donc qu’à consulter les textes de ces conférences afin de s’assurer de la nature exacte de ses affirmations en ce qui concerne de la pertinence de Nietzsche sur l’anarchisme. Ce n’est malheureusement pas le cas. A cause de raids de police dans les bureaux du journal anarchiste “Mother Earth”, que Goldman co-éditait, tout matériel suspecté d’être séditieux ou d’endommager l’effort de guerre américain fut confisqué. Apparemment, Goldman elle-même (NdT: décédée en 1940) chercha des copies de ses conférences sans succès. Ainsi, les textes écrits de ses conférences furent perdus à la postérité.
Malgré cela, d’autres références existantes rendent possible de rassembler une cohérence de l’aspect fondamental de Nietzsche pour Goldman en termes de la constitution d’une praxis moderne anarchiste, tout autant que la dette quelle lui a reconnue tout en formant sa propre voie. De brèves références à Nietzsche sont éparpillées tout au long de ses essais, mais c’est son autobiographie “Living my Life” (publiée en 1930, bien des années après ses conférences), qui rend limpide l’influence formative de Nietzsche sur Goldman, une de celle qui a provoqué non seulement un élan intellectuel, mais aussi un impact sur sa vie personnelle. Survivants aussi furent des rapports contemporains, fournis aux journaux “Free Society” et “Mother Earth” concernant quelques unes des conférences sur Nietzsche. bien que frustrant dans leur narratif, ces rapports donnent quelques indications sur le contenu général et la teneur de ses conférences sur le sujet.
Lorsque combinés avec ses commentaires sur Nietzsche, à la fois dans son autobiographie et ses essais, ces comptes-rendus aident à fournir les seuls indices subsistants sur ce que Goldman avait à dire sur Nietzsche et sa philosophie dans ses conférences. Ce faisant, nous avons une bonne compréhension sur l’importance que le rôle de la pensée de Nietzsche puisse jouer dans la théorie et la pratique anarchistes, ce qui après tout, était le message que Goldman voulait si intensément faire passer.
Goldman date sa première rencontre avec le travail de Nietzsche à la période de son bref passage à Vienne durant les années 1895 et 1899 alors qu’elle étudiait là-bas pour être infirmière et sage-femme. Hors de ses études, elle visita aussi Londres et Paris où elle fit des conférences et participa à des réunions anarchistes clandestines, développant ainsi une réputation internationale dans le milieu révolutionnaire. C’est ainsi qu’elle rencontra des anarchistes déjà renommés comme Pierre Kropotkine, Louise Michel et Errico Malatesta ; mais son autobiographie rend évident le fait que les auteurs auxquels elle fut introduite durant ses lectures à cette période, Nietzsche étant l’un de ceux-ci, étaient aussi importants pour elle que le fait d’être une anarchiste.
Ceci fut lié à son insistance sur le fait que les choses de nature culturelle, la musique, le théâtre, la littérature, avaient des possibilités équivalentes en termes révolutionnaires que les choses de nature plus politique. Alors qu’elle était en Europe par exemple, à part les réunions anarchistes auxquelles elle participa, elle se rendit à des opéras de Wagner, vit des performances d’Eleonora Duse et se rendit à des conférences de Levy Bruhl et de Sigmund Freud. Elle découvrit aussi les travaux d’Henrik Ibsen, de Gerhardt Hauptmann, de von Hofmannstahl tout aussi bien que Nietzsche. Goldman loue particulièrement ces écrivains pour avoir “jeté leurs anathèmes contre les vieilles valeurs”, une action qu’elle trouvait tout à fait compatible avec l’esprit anarchiste.
De fait, ces noms comme ceux listés ci-dessus étaient parmi les plus en vogue dans l’avant-garde européenne de l’époque. Un intellectuel, écrivain ou artiste, afin de se considérer comme “moderne” et dans le ton du Zeitgeist (NdT: “l’esprit du temps” en allemand…), se devait d’être au fait avec leurs travaux. Nietzsche était embrassé par cette bohême de fin de siècle et particulièrement dans le monde germanophone, comme un grand exemple iconoclaste. Il semblait être un prophète appelant à dégager les débris et le poids d’un passé oppresseur, de sa moralité, de sa religion, de ses conventions et institutions. Et à la fin du XIXème siècle, ceci était associé avec le rejet de l’héritage et des traditions, du vieil ordre mondial, celui du “père” ; ce phénomène demeura jusqu’à la première guerre mondiale, plus notoirement avec les expressionnistes allemands.
En tant qu’anarchiste néanmoins, Goldman était particulière dans ses enthousiasmes et étant donné les deux facteurs additionnels d’être une femme et d’être juive, son intérêt dans Nietzsche est peut-être même remarquable. Quoi qu’il en soit, être culturellement dans son époque la rendit politiquement déphasée comme elle allait s’en rendre compte alors qu’elle essayait de partager son excitement au sujet de Nietzsche (“le plus entreprenant” des “jeunes iconoclastes”), avec l’anarchiste le plus proche d’elle à cette époque, Ed Brady. Elle lui écrivit de manière passionnée au sujet d’un Nietzsche représentant “le nouvel esprit littéraire de l’Europe” vantant “la magie de sa langue, la beauté de sa vision”. Mais “Ed, évidemment ne partagea pas ma ferveur pour le nouvel art… il insista pour que je ne fourvoie pas mes énergies dans de futiles lectures. Je fus très déçue, mais je me consolais de son appréciation de l’esprit révolutionnaire de la nouvelle littérature lorsqu’il avait la chance et l’opportunité d’en lire.”
En Amérique, des années plus tard, serait constituait le même espoir de Goldman pour les audiences de ses conférences sur Nietzsche et pour d’autres anarchistes qui, comme Brady, ne pouvait pas comprendre comment la révolution devait être autant culturelle que politique. Pour Brady et leur relation, comme elle le découvrit rapidement, il n’y avait pas d’espoir. Ses idées politiques et littéraires étaient demeuraient “classiques” et comme tant d’autres anarchistes de cette époque, il ne pouvait pas voir ce que l’un avait à voir avec l’autre. Le passage de “Living my Life” qui décrit comment et pourquoi Goldman mit fin à sa relation avec Brady vaut la peine d’être cité parce qu’il illustre parfaitement la force de ses convictions concernant sa position à la fois comme anarchiste et comme “moderniste” :
“Ce fut la faute de Nietzsche… Un soir… James Huneker était là ainsi qu’un de nos jeunes amis, P. Yelinek, un peintre de talent. Ils commencèrent à discuter de Nietzsche. Je pris part à la discussion, exprimant mon enthousiasme sur ce grand philosophe-poète et sur l’influence de sont travail sur moi. Huneker fut surpris, ‘je ne savais pas que tu t’intéressais à autre chose que la propagande.’ remarqua t’il.
“C’est parce que tu ne comprends rien à l’anarchie”, répliquais-je, “autrement, tu comprendrais qu’elle embrasse chaque phase de la vie, chaque effort et qu’elle affaiblit les vieilles valeurs désuètes.” Yelinek déclara qu’il était anarchiste parce qu’il était artiste et que toute personne créative se devait d’être anarchiste, car il y avait besoin de sens et de liberté pour leur expression. Huneker insista que l’art n’avait rien à voir avec quelque “-isme” que ce soit. “Nietzsche lui-même en est la preuve.” argumenta t’il. “c’est un aristocrate, son idée est celle du super homme parce qu’il n’a aucune sympathie ni aucune confiance dans la masse des gens.” J’ai fait remarquer que Nietzsche n’était pas un théoricien social mais un poète, un rebelle et un innovateur. Son aristocratie n’était en rien de naissance ou de bourse mais d’esprit. A cet égard, Nietzsche était un anarchiste et tous les vrais anarchistes sont des aristocrates de l’esprit, ai-je dit.”
Ici, Goldman défend les concepts de Nietzsche et leur importance face à l’incompréhension, comme elle le fera plus tard dans ses essais et ses conférences. La réponse de Brady est l’exemple typique de la résistance avec laquelle elle était devenue familière :
“Nietzsche est un fou, un homme à l’esprit malade. Il était voué à la naissance à cette idiotie qui l’a finalement dominé. Il sera oublié dans moins de dix ans tout comme tous ces pseudos-modernes. Ils ne sont que des contorsions futiles comparés à la grandeur du passé.”
Dans sa fureur au sujet de cet incident, Goldman décida de quitter Brady : “Tu es enraciné dans le vieux. Très bien, restes-y ! Mais n’imagine pas un seul instant que tu vas m’y enchaîner. Je vais me libérer même si cela signifie que je doive t’arracher de mon cœur.” De manière évidente, pour Goldman, la tache nietzschéenne de la transmutation de toutes les valeurs était quelque chose qu’elle avait passionnément à cœur. Afin de réaliser un projet à la fois “moderniste” et anarchiste, elle avait la volonté de questionner et / ou de rejeter toute chose l’en empêchant même si cela lui coûtait à titre personnel.
Suivant immédiatement cet épisode, Goldman s’embarqua dans une tournée de conférences arrangée par le cercle anarchiste évoluant autour du journal “Free Society”. A ce titre, elle présenta un discours à Philadelphie en février 1898 intitulé “La base de la moralité”, dans lequel elle citait Nietzsche argumentant contre l’oppression des systèmes moraux et légaux totalisant. Le journal fit un rapport de ses commentaires : “La camarade Goldman a maintenu que toute moralité est dépendante de ce qui est connu à tout moraliste en tant que “conception matérialiste”, c’est à dire, l’ego. Elle a dit être en accord parfait avec Nietzsche et son “Crépuscule des idoles” lorsqu’il écrivit que “notre morale présente est une particularité dégénérée qui a causé un mal indicible.”
Citant aussi Kropotkine et Lacassagne, Goldman “refusa à l’église ou à l’État un droit quelconque de cadrer un code moral ou éthique à être utilisé comme base fondamentale de l’action morale.” Cette tactique de placer des références politiques côte à côte avec d’autres littéraires est typique du discours de Goldman et une preuve de sa croyance que l’expression artistique pourrait bien donner une inspiration et une vision révolutionnaires équivalente ou même supérieure que les tracts plus ouvertement politiques.
Dans ses essais postérieurs, Goldman attribua une influence plus profonde à l’art et à la littérature plutôt qu’à la propagande, c’est à dire le discours politique pur et dur. En publiant le mensuel anarchiste “Mother Earth” à partir de 1906, elle espéra fournir en partie un forum de discussion pour la théorie tout en présentant “un art socialement significatif”. Cette attitude trouve sa plus claire expression dans sa préface de 1911 d’”Anarchisme et autres essais”.
“Ma grande foi en ce travailleur merveilleux, en la parole dite, n’existe plus. J’ai compris son inefficacité pour éveiller la pensée ou même l’émotion. Graduellement, j’en suis venue à voir que la propagande verbale est au mieux un moyen de secouer les gens de leur léthargie : elle ne laisse aucune impression durable… Il en va tout autrement avec le mode écrit de l’expression humaine… C’est totalement différent avec le mode écrit de l’expression humaine… La relation entre l’écrivain et le lecteur est bien plus intime. Il est vrai que les livres ne sont que ce que nous voulons qu’ils soient, plutôt ce que nous lisons en eux. Que nous puissions le faire démontre l’importance de l’écrit sur l’expression orale.”
Pour ces raisons, Emma Goldman réitère continuellement que les modes d’expression choisis par Nietzsche, poétique, littéraire, visionnaire même, sont aussi fondamentalement importants que le contenu qu’ils colportent. Son expression représente une vision importante concernant les limites du discours politique et une qui est toujours signifiante aujourd’hui.
Encore et toujours, dans ses essais et ses conférences, on peut trouver Goldman défendant les concepts nietzschéens de la même manière qu’elle le fit face à Brady et ses préjugés persistants. Elle était très avide de clarifier certaines mauvaises compréhensions au sujet des idées de Nietzsche qui circulaient juste avant la première guerre mondiale et l’entrée en guerre des Etats-Unis (1917), des mauvaises interprétations auxquelles vinrent plus tard s’ajouter celles des nazis, longtemps après que le philosophe ait cessé d’être une force guide parmi les intellectuels et les artistes. Ces mauvaises compréhensions et interprétations concernent essentiellement le concept très connu et controversé de Nietzsche, celui du “surhomme, surhumain”, ainsi que ses idées concernant un type “aristocratique” d’individualisme, que Goldman voyait proche de Stirner. Ainsi, elle exprime sa frustration lorsque confrontée avec de mauvaises lectures et compréhensions ignorantes de Nietzsche :
“La tendance la plus commune et la plus frustrante parmi les lecteurs [de Nietzsche] est de retirer une phrase de son contexte et la prendre comme le critère des idées de l’auteur ou de sa personnalité. Friedrich Nietzsche par exemple, est critiqué pour détester les faibles parce qu’il croit au surhomme. Il ne vient pas à l’esprit de ces interprètes superficiels de ce géant de la pensée que la vision même du surhomme appelle aussi à une société qui ne donnera pas naissance à des êtres faiblards ou esclaves.”
Elle poursuit en pourfendant “la même attitude étriquée” qui réduit la marque d’individualisme de Stirner à la formule sortie de son contexte “chacun pour soi, le diable prend le dernier”.
De la même manière, en promulguant l’athéisme au lieu du christianisme (ou du judaïsme qu’elle a rejeté plus tôt), Goldman fonde sa position antinomique de l’individualisme de Stirner et de Nietzsche, qui ont dit-elle “pris en compte de trans-évaluer les valeurs morales sociales défuntes du passé.” Les deux philosophes affirme t’elle s’opposaient au christianisme parce que :
“Ils ont vu en lui une pernicieuse morale d’esclave, le déni de la vie, le destructeur de tous les éléments qui donnent force et caractère. Vrai, Nietzsche s’est opposé à la morale d’esclave, à son idée inhérente au christianisme pour une morale maîtresse pour les quelques privilégiés. Mais je m’aventure à suggérer que cette idée maîtresse n’avait rien à voir avec la vulgarité de position, de caste ou de richesse. Elle voulait plutôt dire ce qui était la maîtrise des capacités et des possibilités humaines, ce qu’il y a de plus achevé dans l’humain qui l’aiderait à surmonter les vieilles traditions et les valeurs éculées afin qu’il puisse apprendre à devenir le créateur de choses nouvelles et belles.”
Ces préoccupations sont réitérées dans la série de conférences suivante de Goldman entre 1913 et 1917. Beaucoup de ses conférences pendant ces années furent spécifiquement sur Nietzsche ou sur des sujets directement liés. Bien que ces textes de conférence n’existent plus, cela apparaît de temps en temps au travers d’expressions qui ont pu être identiquement présentées dans les conférences, bien que les titres furent parfois changés pour une audience particulière ou pour les actualiser. Par exemple, en de multiples occasions, elle s’adressa à son audience sur le sujet de “Nietzsche, la tempête intellectuelle au centre de l’Europe”, “Friedrich Nietzsche, la tempête intellectuelle centre de la grande guerre” ou “Nietzsche et l’empereur allemand”.
Ces conférences, combinées avec ses autres activités anti-conscription et anti-guerre, eurent éventuellement pour résultat, en 1917 (l’année de l’entrée en guerre des Etats-Unis), son arrestation avec Alexandre Berkman sur chef d’inculpation de “conspiration” et d’obstruction à la conscription ; ils furent tous deux déportés vers la Russie nouvellement “communiste”. D’autres choses impliquées dans cette série de conférences furent la signification de la pensée de Nietzsche sur un nombre varié de préoccupations anarchistes : l’individualisme, l’athéisme, l’anti-étatisme et l’anti-moralisme. Le reste, bien que non directement lié à Nietzsche, voit le désir de Goldman d’avoir une discussion informée sur les questions sociales comme le suffrage des femmes, la contraception, l’amour libre, le temps dans un concept stirno-nietzschéen d’individualisme. Comme elle le dit elle-même : “Mon manque de confiance dans la majorité est dicté par ma confiance dans les potentialités de l’individu. Seul, et lorsque ce dernier devient libre de choisir ses associés pour un but commun, pouvons-nous espérer avoir l’ordre et l’harmonie dans ce monde de chaos et d’inégalité.”
Le 25 juillet 1915 à San Francisco, Emma Goldman délivra son discours sur “Friedrich Nietzsche, la tempête intellectuelle centre de la grande guerre”, l’essentiel étant publié dans “Mother Earth”. Il est évident que Goldman fut de nouveau confrontée à de multiples mauvaises interprétations menant à des accusations contre la pensée du philosophe, incluant l’accusation disant que “l’homme qui s’est fait l’avocat de ‘la volonté de puissance’ devrait être tenu pour responsable du carnage se déroulant en Europe.” Le journal “Mother Earth” relate la manière dont Goldman gérait de manière générale ces fausses assertions : “Mlle Goldman fit remarquer que le ’surhomme’ de Nietzsche, s’il émergeait, devra émerger d’une conception révisée des standards actuels… Il a cité “Ainsi parlait Zarathoustra” de Nietzsche pour montrer son attitude envers le modèle débile et uniforme que nous nommons “aristocratie”… Personne ayant entendu Mlle Goldman et son interprétation ne peut mettre Nietzsche sur la liste d’aspiration à courte vue. Elle a clairement expliqué qu’il se tenait à un niveau de profondeur qu’il est difficile aujourd’hui de mesurer et que ceux qui disputent ce fait démontrent clairement qu’ils ne comprennent pas Friedrich Nietzsche.”
Goldman fit une remarque similaire dans un essai non daté “La jalousie : causes et cure possible” :
“Nietzsche, philosophe par delà le bien et le mal, est maintenant dénoncé comme le perpétrateur de la haine nationale et de la destruction par mitrailleuse, mais seuls les mauvais lecteurs et les mauvais élèves l’interprètent de la sorte. “Par delà le bien et le mal” veut dire au-delà du jugement, de l’accusation, du meurtre etc. Cet écrit ouvre devant nos yeux une vista dont la toile de fond est l’assertion individuelle combinée avec la compréhension de tous les autres qui sont le plus assurément différents de nous.”
“Mother Earth” rapporte aussi sur une conférence donnée à Philadelphie en 1915 et intitulée : “Friedrich Nietzsche l’œil du cyclone intellectuel de l’Europe” dans lequel Goldman prend encore ce sujet à bras le corps. Le journal commente :
“En ce moment, Nietzsche donne une excuse à des nations et des individus (qui ne le lisent pas et ne le comprendraient du reste pas s’ils le faisaient) pour toute forme de brutalité sans pitié égoïste et de veulerie sans nom. “Je suis nietzschéen” est avancé au bout de bien des actions égoïstes ; mais pour une interprétation synthétique du véritable Nietzsche et pour un exposé sur sa philosophie, on écoute Emma Goldman en silence.”
Que ce sujet soit aussi vu comme un sujet d’expertise de Goldman est aussi bien apparent dans le commentaire du journaliste : “C’est dans cette conférence plus encore que dans les autres que Mlle Goldman nous donne une partie d’elle-même. Il est très rare, si cela arrive même, qu’un conférencier soit plus en harmonie avec son sujet.”
Et Goldman était plus que capable d’harmoniser son sujet favori avec n’importe lequel des évènements important du moment, quelques soient les problèmes ou les débats que l’époque mettait en avant. Pourtant, elle ne sautait jamais dans un train en marche. On avait toujours le sens que Goldman maîtrisait son propre agenda et déterminait ses propres priorités en termes de praxis anarchiste. Dans ses conférences et ses essais, on assistait à un savant mélange d’individualisme nietzschéen et de communisme kropotkinien, ce qui rendait sa pensée très distincte. C’est ceci qui lui permet de promouvoir la primauté de l’individu et de son autonomie tout en s’intéressant simultanément aux problèmes sociaux, à ceux des femmes, de l’enfance, de l’éducation, des relations entre les sexes.
Mais c’est son insistance sur le fait que le soi autonome ne doit jamais être sacrifié au profit du collectif qui rend la pensée de Goldman décalée par rapport au communisme ou socialisme ou même un certain type d’anarchisme comme le syndicalisme, qui ne voient que la masse des travailleurs que sous une lumière révolutionnaire. En cela, et comme toujours, Nietzsche fut son exemple : Friedrich Nietzsche appela l’État un monstre froid. Comment aurait-il appelé la bête hideuse vêtue de l’habit de la dictature moderne ? Non pas que le gouvernement ait jamais laissé libre-court à l’individu, mais les champions de la nouvelle idéologie d’état ne lui donne rien de plus. ‘L’individu n’est rien”, déclarent-ils, “seul le collectif compte”. Rien de moins que la capitulation totale de l’individu ne satisfera l’appétit de la nouvelle déité.
Mais Goldman avait aussi du mal à distinguer ce qu’elle nommait “l’individualité” de l’idéologie dominante américaine et son concept chéri “d’individualisme rugueux”. Ce dernier qu’elle rejette comme “n’étant qu’une tentative masquée de réprimer et de vaincre l’individu et son individualité”, une doctrine qui représente “tout l’individualisme pour les maîtres tandis que les gens sont régimentés dans une caste d’esclave pour servir une poignée supermen auto-proclamés.” Un thème similaire aurait bien pu être le sujet de sa conférence donnée à New York en mai 1917 et intitulée “L’État et ses puissants opposants : Friedrich Nietzsche, Max Stirner, Ralph Waldo Emerson, David Thoreau et autres”.
En tant qu’anarchiste qui était simultanément russe (lithuanienne), allemande et femme émigrée juive parlant le yiddish, la pensée de Goldman était clairement intellectuellement, culturellement et linguistiquement distincte de celle du radicalisme américain tel qu’il était pratiqué par des gens comme Benjamin Tucker, l’héritage américain de la contestation et de la dissidence dérivant son caractère d’une combinaison de protestantisme, d’individualisme emeronien et thoreuiste et de démocratie jeffersonienne ; des philosophies et points de vue auxquels l’anarchisme de Goldman ne devait vraiment pas grand chose. Comme d’autres émigrés européens du milieu anarchiste où elle évoluait, elle avait laissé le passé du vieux monde derrière elle, seulement pour se retrouver sans racines dans le nouveau monde. De la même façon, sa philosophie politique avait des origines autres que celles de la tradition radicale de ceux nés aux Etats-Unis. Goldman reformulait le concept du soi de Stirner et le communisme de Kropotkine et les combinait avec le projet nietzschéen de la transmutation de toutes les valeurs, appliquant le mélange résultant à un contexte socio-culturel américain.
Si l’attention combinée de Goldman sur l’individualisme et le social est inhabituel, l’est aussi son intérêt du temporel tout en valorisant l’intemporel, le déphasé. Bien qu’elle partagea un intérêt commun pour Nietzsche avec bon nombre de ses contemporains, elle le fit dans un sens plutôt différent. Pour les intellectuels de cette fin de siècle ou les expressionnistes du début du XXème siècle, par exemple, le surhumain de Nietzsche représentait la supériorité du génie créatif sur les conventions du commun ou l’idéologie bourgeoise. Quelques artistes et écrivains allemands, bien que s’opposant à l’ancien ordre mondial de l’état et de ses institutions décrépites, allèrent même jusqu’à encenser la première guerre mondiale, au début du moins, comme étant une instance de la supposée destruction nietzschéenne de laquelle naîtrait un nouveau monde, libre de toutes contraintes traditionnelles et de l’histoire.
Ceci représente bien sûr exactement le type d’approche erronée sur la philosophie de Nietzsche que Goldman combattit toujours et qui n’est en rien compatible avec l’esprit général de la pensée du philosophe, ni avec l’anarchisme. Ce, parce que Goldman lit Nietzsche, non pas comme quelqu’un ayant pour préoccupation de rester en accord avec le Zeitgeist, ou pour juste rester “moderne”, mais plutôt, en tout premier lieu, en tant qu’anarchiste. C’est ça qui sépare sa lecture de Nietzsche de la grande majorité de ses contemporains, elle remarque du reste :
“Les artistes “arrivés” sont des âmes mortes à l’horizon intellectuel. Les esprits intrépides et sans compromis n’”arrivent” jamais. Leur vie représente une bataille sans fin contre la stupidité et l’ennui de leur temps. Ils doivent demeurer ce que Nietzsche qualifie “déphasés”, parce que tout ce qui pousse pour une nouvelle forme, une nouvelle expression ou de nouvelles valeurs est toujours condamné à être déphasés.
Ainsi, tout en s’engageant avec des tendances contemporaines de contre-culture et adressant des problèmes sociaux et politiques qui étaient très en vogue, les conférences de Goldman sur Nietzsche, dans l’esprit même du philosophe, visent apparemment à délivrer des messages déphasés. Ceci, pour Goldman, représente le but continu de l’anarchisme, une introspection qui permet parfaitement de considérer son affirmation de ce que : “Nietzsche était un anarchiste.”
APPENDIX: La chronologie des conférences d’Emma Goldman sur Nietzsche
1913
April 25, 5 PM: the Women’s Club, and 8 PM: Howe Hall, Denver. Scheduled to present the opening lecture in a series on Nietzsche.
April 26, 5 PM: Women’s Club, and 8 PM: Normal Hall, Denver. Scheduled to give lecture on Nietzsche.
April 28, 5 PM Women’s Club, and 8 PM: Howe Hall, Denver. Scheduled to give talk on Nietzsche.
April 25: Women’s Club, Denver. Scheduled to give lecture on Nietzsche.
April 30, 5 PM: Women’s Club, 8 PM: Howe Hall, Denver. Scheduled to present a paper on Nietzsche.
May 1: Women’s Club, Denver. Scheduled to give lecture on Nietzsche.
June 8: Jefferson Square Hall, San Francisco. “The Anti-Christ Friedrich Nietzsche: Powerful Attack Upon Christianity.”
June 15: Mammoth Hall, Los Angeles. “Friedrich Nietzsche, The Anti-Governmentalist.”
July 20: Jefferson Square Hall, San Francisco. “Friedrich Nietzsche, The AntiGovernmentalist.”
November 23: Harlem Masonic Temple, New York City. “Friedrich Nietzsche, The Anti-Governmentalist.”
November 30: Harlem Masonic Temple, New York City. “Beyond Good and Evil.”
December 21: Harlem Masonic Temple, New York City. “The Anti-Christ: Friedrich Nietzsche’s Powerful Attack on Christianity.”
1915
March 21: Harlem Masonic Temple, New York City. “Nietzsche, the Intellectual Storm Center of the Great War.”
May 30: Marble Hall, Denver. “Friedrich Nietzsche, the Intellectual Storm Center of the European War.”
July 25: Averill Hall, San Francisco. “Nietzsche, the Intellectual Storm Center of the War.”
August 3: Turn Hall, Portland, Oregon. “Nietzsche and War.” Date unknown, Philadelphia: “Friedrich Nietzsche, the Intellectual Storm Center of Europe.”
November 16: Turner Hall, Detroit, Michigan. “Friedrich Nietzsche, the Intellectual Storm Center of the European War.”
December 2: Fine Arts Theatre, Chicago, Illinois. “Nietzsche and the German Kaiser.”
1916
February 13: Harlem Masonic Temple, New York City. “Nietzsche and the German Kaiser.”
March 23: Arcade Hall, Washington, D.C. “Nietzsche and the German Kaiser.”
March 28: Conservatory of Music, Pittsburgh. “Friedrich Nietzsche, the Intellectual Storm Center of the Great War.”
June 15: Burbank Hall, Los Angeles. “Friedrich Nietzsche and the German Kaiser.”
July 21: Averill Hall, San Francisco. “Friedrich Nietzsche and the German Kaiser.”
1917
May 20: Harlem Masonic Temple, New York City. “The State and Its Powerful Opponents: Friedrich Nietzsche, Max Stirner, Ralph Waldo Emerson, David Thoreau and Others”; scheduled to give talk on Nietzsche.
Information provided by Emma Goldman Papers Project, University of California at Berkeley.
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“Obéir, non ! Et gouverner ? Jamais !”
~ F. Nietzsche (Le gai savoir #33) ~
Notre page : “Friedrich Nietzsche, l’intégrale en PDF”
“Oui, il a été inventé là une mort pour les multitudes, une mort qui se vante d’être la vie: en vérité un fier service rendu à tous les prédicateurs de mort. J’appelle État le lieu où sont tous ceux qui boivent du poison, qu’ils soient bons ou méchants… État le lieu où le lent suicide de tous s’appelle… la vie.”
“Là où cesse l’État, c’est là que commence l’Homme, celui qui n’est pas superflu : là commence le chant de ce qui est nécessaire, la mélodie unique et irremplaçable. Là où cesse l’État — regardez donc mes frères ! Ne les voyez-vous pas, l’arc-en-ciel et les ponts du surhumain ?”
~ Friedrich Nietzsche, “De la nouvelle idole” ~
“Emma Goldman est nietzschéenne car elle pense que l’individu vaut, par ses potentialités, davantage que les masses. L’affection inconditionnelle qu’elle porte à Nietzsche, ou du moins, à son œuvre, ferait probablement d’elle l’une des chefs de file de l’anarcho-nietzschéisme.”
~ Max Leroy, “Dionysos au drapeau noir”, 2014 ~
Friedrich Nietzsche sur Résistance 71
L’intégrale en PDF
Nous conseillons de lire cette analyse avant même d’entreprendre la lecture de Nietzsche :
Albert Camus : Réflexion sur la philosophie de Nietzsche
et celle du grand spécialiste et traducteur de Nietzsche Georges-Arthur Goldsmidt :
G.A Goldsmidt : Analyse de la philiosophie de Nietzsche et de son « Ainsi parlait Zarathoustra »
Lecture complémentaire :
Du chemin de la société vers son humanité réalisée (Résistance 71)
Emma Goldman
“Renverser des idoles, j’appelle ainsi toute espèce d’idéal, c’est déjà bien plutôt mon affaire.. Le mensonge de l’idéal a été jusqu’à présent la malédiction suspendue au-dessus de la réalité. L’humanité elle-même, à force de se pénétrer de ce mensonge, a été faussée et falsifiée jusque dans ses instincts les plus profonds, jusqu’à l’adoration des valeurs opposées à celles qui garantiraient le développement, l’avenir, le droit supérieur à l’avenir.”
“Je n’ai jamais réfléchi à des questions qui n’en sont pas, je ne me suis jamais gaspillé. […] “Dieu”, “l’immortalité de l’âme”, “le salut”, “l’au-delà”, ce sont là des conceptions auxquelles je n’ai pas accordé d’attention, au sujet desquelles je n’ai pas perdu mon temps, pas même lorsque j’étais enfant, peut-être n’étais-je pas assez ingénu pour cela ! L’athéisme n’est pas chez moi le résultat de quelque chose et encore moins un évènement de ma vie : chez moi, il va de soi, il est une chose instinctive. […] Dieu est une question grosse comme le poing, un manque de délicatesse à l’égard de nous autres penseurs. Je dirai même qu’il n’est, en somme, qu’une interdiction grosse comme le poing : il est défendu de penser !”
~ Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, 1888 ~
De l’antagonisme à la complémentarité : Nietzsche et la tradition anarchiste
2ème partie
La relevance de l’œuvre de Nietzsche avec une pensée philosophique et politique anarchiste
Max Leroy
Extrait du livre “Dionysos au drapeau noir, Nietzsche et les anarchistes”
Editions Atelier de Création Libertaire, 2014 (p.29 et suivantes)
Compilé par Résistance 71, mais 2021
Que peut-on prélever dans l’œuvre de Nietzsche en vue d’une pensée philosophique et politique socialiste libertaire ? L’inventaire qui va suivre ne prétend évidemment pas parler au nom de tout un mouvement : qui donc, d’ailleurs, serait à même de définir ce qui relève de la pensée anarchiste ou non ? […] qui validerait le certificat de conformité ? Sauf à croire qu’il existe une ligne, un Parti ou un protocole, personne.
Mort au pur esprit
Nietzsche a littéralement pulvérisé l’idéalisme qui, de Platon à Kant, en passant par le christianisme, imposait son règne sur la pensée. […]
Nietzsche pose ses charges explosives et anéantit l’escroquerie dualiste : la chair et l’esprit ne font qu’un, l’âme immatérielle est une fiction, le pur esprit est une fable. N’a cours par conséquent, qu’une seule et même réalité immanente : celle d’un monde terrestre et mortel oublié des dieux. Ni paradis, ni enfer, ni Ciel des Idées, ni arrière-mondes : seulement l’ici-bas et rien que lui.
Nietzsche a également combattu l’homme du concept, “l’homme abstraitement parfait” et a réduit en cendres l’empire des lettres capitales : plus de Raison, plus de Beau, de Vérité, plus d’Objectivité. […]
Le combat pour l’émancipation gagnerait à marcher sur terre, celles des hommes, imparfaits et bancroches, qui ne se nourrissent pas seulement d’Idées.
Vivre sans dieux
Nietzsche a décrypté tous les mécanismes de la croyance, la dette qu’il nous laisse est par trop immense pour que l’on puisse l’honorer. […]
Le philosophe livre tout particulièrement bataille contre le christianisme, cette “métaphysique de bourreau”, dans la mesure où cette religion occupe les terres européennes qu’il parcourt, mais le penseur n’épargne pas le judaïsme, cette matrice monothéiste qui rendit “l’humanité fausse”, et il lui arrive de mentionner le bouddhisme et l’islam. Sa violence verbale n’a toutefois rien de commun avec la violence physique que les croyants les plus frénétiques se plaisent à exercer à l’encontre de leurs adversaires : sa guerre reste philosophique et les seuls cadavres qu’il entend laisser derrière lui sont des concepts. […] Il tint même à préciser dans “Ecce homo”, qu’il n’en voulait nullement aux croyants, car comment condamner la victime d’un esclavage plurimillénaire ?
Mais revenons à “L’antéchrist” (1888). La religion, en tant qu’elle prône la sainteté, corrompt la vie. Dieu, comme notion, fut inventé par les hommes pour nuire à la nature et au “vouloir-vivre”. Dieu n’est rien d’autre qu’une “antithèse de la vie”.
[…] “Ce qui est chrétien, c’est la haine contre l’esprit ; contre la fierté, le courage, la liberté, le libertinage de l’esprit ; ce qui est chrétien c’est la haine contre les sens, contre les joies des sens, contre la joie tout court…” L’âme, le pêché, le jugement dernier, la vie éternelle ? Trouvailles de faussaires et de décadents ! Le mensonge s’érige en lieu et place du monde réel et les seuls biens dont l’homme dispose sont voués au mépris : les religions dénigrent le corps (au nom d’une toute supposée “âme immatérielle”) et rabaissent l’homme au rang de moyen (le croyant est nécessairement un homme dépendant, incapable de se poser lui-même comme fin). La religion a anémié l’existence. […] Deux syllabes peuvent enluminer le monde : athée. Et Nietzsche, n’en déplaise à certaines gloses d’égouts, l’est, sans détours ni ambages.
La philosophie libertaire n’a jamais dissimulé son rejet des religions. A quelques exceptions près (Tolstoï, Ellul, Sénac…), l’anarchisme prône l’immanence la plus radicale et le matérialisme le plus strict. […]
L’athéisme est l’une des passerelles les plus solides entre la tradition libertaire et Nietzsche, même si les angles d’attaque peuvent diverger.
[…] Engels a eu cependant raison de rappeler que l’on n’abolit pas dieu par décret : l’Histoire a démontré l’inutilité de la coercition en la matière et l’anticléricalisme bourgeois se fourvoie dès lors qu’il élude la question sociale.
Contre le capitalisme
Un anticapitalisme intransigeant irrigue la philosophie nietzschéenne. Un passage d’ “Aurore” invite les ouvriers, ces “esclaves des fabriques”, à refuser d’être les rouages du machinisme comme du productivisme. Nietzsche estime que l’augmentation de leur salaire ne leur permettra pas de retrouver leur dignité : un esclave, même avec des chaînes en or, reste un esclave… […] Nietzsche ne préconise pas de former une classe soudée prête à renverser le pouvoir bourgeois afin de s’approprier les moyens de production, mais exhorte au contraire les ouvriers à “se considérer comme une véritable impossibilité en tant que classe”. […] N’attendez plus demain, ce demain qui jamais n’adviendra, pour vous libérer ! clame le philosophe. N’attendez plus le jour de la révolution pour prendre la clef des champs de coton ! Devenez ou redevenez dès maintenant maîtres de vous-mêmes ! Comment ? Nietzsche prêche la désertion. Que les ouvriers n’hésitent pas à partir. Tout plutôt que d’accepter d’être le pion d’une mécanique aliénante, le pantin d’un parti ou le serf d’une état capitaliste. […]
Nietzsche révèle dans “La naissance de la tragédie”, la nature barbare de la division du travail puis vilipende le jargon productiviste et esclavagiste du marché dans ses “Considérations inactuelles”. Il invite dans “Le voyageur et son ombre” à empêcher “l’accumulation des grandes fortunes” et considère les riches comme “des êtres dangereux”. Quelques pages plus loin, il s’en prend au machinisme moderne qui asservit et plonge l’humanité dans un “esclavage anonyme et impersonnel.”
La prophétie marxiste s’est pris les pieds dans le tapis de l’Histoire. Les contradictions internes du capitalisme n’ont pas entraîné sa chute (du moins pas encore) et le prolétariat a subi la dictature à défaut d’avoir pu l’exercer. Les libertaires avaient, dès Proudhon, bâti des propositions alternatives à la téléologie marxiste prétendument “scientifique” : un socialisme moins fasciné par le progrès, plus éthique, moins enclin à subordonner l’individu aux “roues de l’histoire”, plus concret, un socialisme où le passé n’a pas à faire table rase et où l’homme n’est pas l’Homme abstrait, prolétaire hors sol et effigie de papier des écrits de quelques-uns.
Tendre vers la simplicité volontaire
[…] Nietzsche décrie le pouvoir corrupteur de l’argent et de l’appât du gain. […]
Le philosophe a toujours vécu modestement : un salaire de professeur puis, rapidement, une bourse après qu’il eût démissionné de l’enseignement pour raisons médicales. Il louait des chambres bon marché, sillonnait la nature des heures durant et se tenait à l’écart des frasques de la ville. C’est donc en toute cohérence qu’il a pu vanter dans “Aurore” la “pauvreté volontaire”. Nietzsche aspirait à fuir le salariat (qu’il compara à la “meilleure des polices”), quitte à vivre chichement, quitte à coudoyer la misère, le déshonneur, les périls pour la santé et pour la vie. Qui possède est possédé. Un aphorisme du “Gai savoir” rappelle qu’il a “tout jeté loin de lui”, un autre condamne la rapacité nord-américaine et l’obsession du rendement. Nietzsche célébrait l’oisiveté et le loisir comme des modalités de l’intelligence.
[…]
Contre l’État
Les positions de Nietzsche sur l’État (sa formule a fait florès : “le plus froid des monstres froids”) sont à l’origine de bien des sympathies anarchistes. […]
Que pense le penseur de l’État ? Il consacre un chapitre complet de “Humain trop humain” et de “Ainsi parlait Zarathoustra” à la question. L’État apparaît comme une nouvelle idole menteuse et voleuse. L’État trompe son monde lorsqu’il prétend parler au nom du peuple : “Là où cesse l’État, c’est la que commence l’homme.” Si l’on trouve chez Nietzsche des contradictions et des évolutions, parfois violentes, son appel à dépasser les états-nations reste constant. […] Nietzsche ne possédait aucune maison ; il traversait, errant, les frontières européennes en quête d’un climat propice à ses besoins physiologiques. Son statut d’apatride, telle était sa situation administrative objective, l’avait rendu imperméable à tout sentiment cocardier.
Son aversion pour le nationalisme retentit dans plusieurs de ses ouvrages. […]
Nietzsche s’y décrit plus loin [dans “Le gai savoir”] comme un Européen, un sans-patrie, un être de sangs mêlés ; bref un ennemi de la “mensongère auto-idolâtrie raciale” qui sévit en Allemagne.
[…] Les anarchistes ont coutume d’abhorrer l’État. […] Le système représentatif et la démocratie parlementaire ne sont qu’un théâtre où les députés grassement payés par les contribuables, ne songent qu’à leurs intérêts particuliers. La politique des politiciens professionnels crée l’illusion des dissensions ; les élus proviennent des mêmes écoles et pataugent dans le même petit monde pour partager, in fine, la même conception de la chose publique : raisonner à court terme, spéculer sur le prochain scrutin, maintenir son poste… L’État envoie ses enfants, les plus pauvres bien sûr, dans des tranchées truffées de rats et d’excréments pour y mourir à moins de trente ans. Ils s’empare de terres étrangères et massacre, viole, incendie, bombarde, torture au nom des droits de l’Homme (ou du marché, pour les langues sans bois). Ses bonnes intentions ont l’haleine du napalm. La Patrie et les drapeaux empestent le sang chaud ! Et quid d’un état révolutionnaire ? Foutaises ! Oxymore ! La révolution retourne sa veste dans les palais de la présidence et s’accommode fort bien du pouvoir qu’elle décriait hier encore. La dictature du prolétariat chargée de gouverner l’État transitoire (perspective marxiste) ne peut, par essence, qu’aboutir à la dictature sur le prolétariat.
[…] La critique que Nietzsche effectua de la furie nationaliste demeure indépassable.
[…]
Ni obéir, ni gouverner
La philosophie libertaire a ceci de spécifique dans la vaste et cacophonique mais non moins glorieuse famille socialiste, qu’elle se méfie du pouvoir comme de la peste. Les anarchistes savent que celui-ci n’aspire qu’à abuser de lui-même. Ils le savent et en tirent les conséquences : l’anarchisme se trahit s’il commande, gouverne, régente. […] La phrase de Nietzsche “il m’est aussi odieux de suivre que de guider”, trouve un écho plus que favorable dans les consciences réfractaires de l’anarchie.
L’anarchiste, pareil au funambule, refuse d’avoir à choisir. Berger ou mouton ? Il foule le dilemme aux pieds et prend les sentier de la solitude partagée… Tel Nestor Makhno qui en son temps, ferrailla contre les Blancs et les Rouges, l’anarchiste refuse l’amitiés des ennemis de ses ennemis et n’entend pas s’assoir à la table de la realpolitik. Aux compromis, il préfère la quarantaine.
Célébrer la vie
La trajectoire de Nietzsche doit se lire comme une leçon de philosophie existentielle : alité, fiévreux, rompu, à genoux, les poings ensanglantés contre les murs, il ne cessa, plutôt que de maudire cette vie qui l’accablait si souvent, de se relever pour faire des contusions du présent une force pour l’avenir. Le grand enseignement nietzschéen réside dans l’amour de la vie : trop d’existences renâclent à vivre ; trop se contentent d’une présence au monde rabougrie, étriquée et sèche comme du bois mort, trop n’obéissent qu’à la seule activité de leurs organes. Que l’on ne s’y méprenne point : Nietzsche n’appelle pas à la jouissance hédoniste des petits-bourgeois en mal d’émoi ; l’élan vital nietzschéen se blottit à l’abri des regards gras, loin des villes et du fracas, là-haut sous les sommets glacés… Épicuriens mondains et fêtards effrénés, passez votre chemin.
Nietzsche a combattu ce qu’il nommait l’idéal ascétique : le mépris du corps, des sens, de la terre, de la joie, de la santé et de la vigueur ; l’ascétisme ou l’éloge de la vie vermoulue, épuisée, anémique, malingre et rongée par des vers à moitié vides…
[…] A condition, et c’est ici que Nietzsche peut paradoxalement nourrir la révolte, d’encadrer ces émotions fétides, de les sangler et de les tenir en laisse, un soulèvement socialiste ne peut en aucun cas faire de la haine une fin et il devra, du mieux qu’il peut, éviter d’en contaminer les moyens. L’acrimonie, l’envie et la rancœur irriguent trop souvent les pensées subversives. Le venin de la vengeance infuse trop fréquemment les révolutionnaires. Ils ne se battent plus pour ce qu’ils rêvent d’instituer mais contre tout ce qu’ils entendent exterminer. […]
Poétiser l’existence
Énoncer petit-bourgeois ? Nous méprisons les âmes qui mêlent l’élégance à l’insolence au prétexte que cela rime, les dandys riant de leurs bons mots, les cadavres maquillés dans le fond des miroirs et les esthètes toisant le monde d’une tour d’ivoire. La poésie réchauffe le souffle froid du quotidien et colore la prose du temps passant. Ne la laissons pas à ceux qui se plaisent à la faire tourner dans le fond de leurs verres. Nietzsche invitait ses lecteurs à devenir des poètes de leurs existences et à philosopher en artiste. Ouvrons l’œil.
Notre modernité, Moloch aux mains d’argent, claquemure la vie dans ses bureaux et ses buildings. La langue s’est transformée en machine-outil des échanges marchands. La syntaxe s’est indexée sur l’idiome de l’occupant anglo-saxon ; la grammaire est épuisée, elle ne chante ni ne danse plus ; aphone, la voici qui gît aux pieds des vitrines et des slogans. “Le code opératoire de l’outillage industriel s’égrène sans le parler du quotidien. La parole de l’homme qui habite en poète est à peine tolérée, comme une protestation marginale, en tant qu’elle ne dérange pas la foule, qui fait queue devant l’appareil distributeur des produits”, rappelait Ivan illich dans “La convivialité”, La vie poétique ne requiert aucune connaissance de la métrique : hémistiches, césures et hexamètres ne font pas le poète ; on ne compte plus les techniciens de la rime et les exécutants du verbe !
Avec Edgar Morin, célébrons donc la “qualité poétique de la vie”, c’est à dire ce qui échappe aux serres de la pourriture monétaire.
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Friedrich Nietzsche sur Résistance 71
L’intégrale en PDF
Nous conseillons de lire cette analyse avant même d’entreprendre la lecture de Nietzsche :
Albert Camus : Réflexion sur la philosophie de Nietzsche
et celle du grand spécialiste et traducteur de Nietzsche Georges-Arthur Goldsmidt :
G.A Goldsmidt : Analyse de la philiosophie de Nietzsche et de son « Ainsi parlait Zarathoustra »
Lecture complémentaire :
Du chemin de la société vers son humanité réalisée (Résistance 71)