Archive pour marxisme modèle nouvel ordre mondial

Réforme marxiste et illusion systémique…

Posted in 3eme guerre mondiale, actualité, altermondialisme, autogestion, crise mondiale, guerres hégémoniques, militantisme alternatif, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, politique et lobbyisme, politique et social, politique française, résistance politique, société des sociétés, technologie et totalitarisme, terrorisme d'état, Union Europeenne et nouvel ordre mondial with tags , , , , , , , , , , , , , on 29 décembre 2021 by Résistance 71

Marx_worker

Entretien de plus de 10 ans, mais intéressant pour constater l’évolution de certains “marxistes” face à la sclérose que la doctrine génère. Ceci dit, son paradigme demeure systémique, étatique et ne peut mener qu’à une impasse.
Pourquoi s’accrocher à l’illusion systémique, la réforme marxiste demeure une bouillabaisse bien indigeste et futile.
~ Résistance 71 ~

Entretien avec Constanzo Preve : Que veut dire être “marxiste” de nos jours ?

Rébellion / OSRE

12 décembre 2021

url de l’article original: http://rebellion-sre.fr/entretien-avec-costanzo-preve/

Sur le sentier étroit et abrupt de l’authentique engagement révolutionnaire

Article paru dans le numéro 33 (2008) de la revue Rébellion.  En Novembre prochain, nous célébrerons les dix ans de la disparition du philosophe italien Costanzo Preve. Nous avons réédité l’hommage que nous lui avions consacré pour participer à la redécouverte de son oeuvre majeure.

Un grand merci à monsieur Y. Branca pour sa traduction et ses notes.

Rébellion : Tu rejettes la pertinence de la dichotomie gauche/droite. Tu as été, semble-t-il, vilipendé pour cela en Italie. Peux-tu expliquer ta pensée à ce sujet ainsi que la genèse de celle-ci ? Comment faire pour traduire politiquement la critique de cette dichotomie ?

Costanzo Preve : Les attaques dont j’ai été l’objet en Italie (et par là-même, la rupture ou l’affaiblissement d’amitiés vieilles de plusieurs dizaines d’années) n’ont pas pu modifier le moins du monde mon programme de travail et de recherches, qui s’étend sur cent quatre vingt degrés ; je ne peux donc admettre le chantage de ceux qui veulent imposer de se borner à l’angle droit. Quand on cherche des voies nouvelles, on a toujours un prix à payer, et je considère que celui que je paie est minime. Comme enseignant à la retraite, je n’ai pas eu à payer économiquement (expulsions politiques, licenciements, refus d’embauche, etc.). Encore une preuve du principe marxiste selon lequel la liberté spirituelle n’est possible que sur la base d’une liberté matérielle qui la précède : dans mon cas, la fonction publique.

Ces attaques ont eu trois raison essentielles: d’abord, mon refus argumenté de la pertinence actuelle de la dichotomie droite/gauche, comme critère pour s’orienter dans les grandes questions politiques, économiques, géopolitiques, et culturelles présentes. Deuxièmement, j’ai accordé des entretiens et collaboré à des revues et des périodiques réputés de «droite » par préjugé, parmi lesquelles les revues françaises d’Alain de Benoist. J’en profite en passant pour dire que je ne considère pas les revues d’Alain de Benoist comme de « droite », que je les considère plutôt comme des revues qui critiquent l’actuelle évolution « mercatiste » de la droite. Si je devais les définir en un mot, je dirais : « revues critiques ouvertes à cent quatre vingt degrés ». Troisièmement, j’ai publié certains livres sans n’avoir fait aucune distinction entre des éditeurs réputés de « gauche »

( Bollati Boringhieri, Citta’ del Sole : La Cité du Soleil)) et des éditeurs réputés de « droite » : ( Settimo Sigillo : Le Septième Sceau, All’ insegna del Veltro : Le signe du Lévrier1). Vous savez bien comme il est difficile d’être publié si l’on est hors des circuits universitaires ou politiques « protégés ». Je n’ai jamais et seulement exigé que deux choses : qu’on ne me demande pas d’argent pour me publier, et aucune censure explicite ni implicite. Il me semblait que j’avais, pour ainsi dire, « joué franc jeu ».

Il n’en a pas été ainsi. Non sans un peu de naïveté, je pensais que, de même qu’un juge s’exprime par ses sentences, et un médecin par ses observations cliniques et ses diagnostics, de même fait un philosophe , par ses positions, absolument indépendantes de la couleur de la couverture du livre où elles sont exprimées. Mais évidemment, ce n’est pas comme cela que les choses se passent. Dans le monde manipulé de la paranoïa politique et identitaire de l’appartenance tribale, les positions philosophiques ne comptent pour rien, ce qui compte, c’est la couleur de la couverture. Et ce problème-là est sans solution, parce que c’est le problème lui-même qui prétend être la solution, et nous sommes dans un cercle vicieux. Je suis certainement un penseur original, mais aussi très modeste. Je suis certain que si des penseurs comme Sartre ou Althusser avaient publié chez des éditeurs considérés comme «  impurs », ils auraient été eux-mêmes passés sous silence.

Et voici, en bref, ce que je pense: la dichotomie Droite/Gauche a globalement exprimé un ensemble de vraies contradictions politiques et sociales, grosso modo, pendant deux siècles : de 1789 à 1989 ; mais cette dichotomie tend à disparaître, en entrant dans une nouvelle phase du capitalisme, que Hegel aurait définie comme « spéculative », et non plus dialectique, où la structure des classes antagonistes subsiste encore, mais ne peut plus être connotée par le conflit entre une bourgeoisie et un prolétariat dans le vieux sens du terme ; et par conséquent , si nous nous trouvons vraiment dans une phase inédite d’un capitalisme absolument post-bourgeois et post-prolétarien, et donc aussi post-fasciste et post-communiste, dans lequel s’est rompue la vieille alliance entre intellectuels et salariés (V. Boltanski-Chiapello2), il est alors inévitable que toutes les anciennes catégories politiques et culturelles dichotomiques soient à redéfinir et à réécrire. Mais c’est cela qui est empêché, présentement, par la force d’inertie, qui ralentit tout, des formes institutionnelles des trois structures de domination : la classe politique d’administration du système, dépourvue de toute conscience malheureuse3 ; le cirque médiatique de manipulation spectaculaire ; la cléricature intellectuelle universitaire de la philosophie et des sciences sociales. Ce ralentissement ne durera pas toujours, mais il peut durer encore pendant tout le cours de la vie terrestre de qui est entré dans le troisième âge, et peut-être bien même du deuxième âge. La genèse de ma pensée doit être reconstituée par d’autres, parce que tout point de vue autobiographique sur soi-même, par définition, n’est pas digne de créance. Mais si je dois répondre à tout prix, je dirai qu’il faut en trouver la genèse dans un processus d’autocritique radicale, interne, du point de vue révolutionnaire marxiste d’extrême gauche auquel j’ai adhéré dans ma jeunesse, dans les trois pays où j’ai vécu et dont je connais bien la langue et la situation politique: l’Italie, la France, et la Grèce. Cette autocritique politique radicale m’a pris plusieurs dizaines d’années ; elle s’est évidemment assortie d’inévitables désillusions existentielles, et de ruptures, quelquefois tragiques, quelquefois comiques, toujours tragi-comiques, avec d’anciennes appartenances et solidarités politiques et culturelles. Mais ici, mon expérience personnelle rejoint celle de ceux de ma génération politique, celle des quarante années qui vont de 1960 à 2000.

Comment faire pour traduire politiquement la critique de cette dichotomie ? Il est bien connu que la principale difficulté pratique et quotidienne consiste à être amalgamés et diffamés comme « fascistes infiltrés » dans le corps sacré de la vraie gauche politiquement correcte. Ces gens de gauche ne sont certainement pas les ennemis principaux, évidemment, mais ils sont les adversaires directs, immédiats, qui de fait empêchent la communication politique et la légitimation culturelle publique de cette position. A court terme, sur la base d’une évaluation réaliste et sans gémissements inutiles, nécessairement impuissants, j’estime que, malheureusement, les conditions politiques et culturelles ne sont pas mûres encore pour que cet obstacle soit surmonté. Je voudrais, évidemment, qu’il en fût autrement. Mais pour le moment, c’est comme cela. Je me rends compte parfaitement que l’ on s’use assez vite, lorsqu’on doit concentrer quatre-vingt quinze pour cent de ses propres efforts pour expliquer qu’ on ne fait pas partie des émules de Barbe-bleue, de Landru, du Marquis de Sade, ou de Jack l’éventreur.

De même que la pensée des Lumières fut la condition préalable et indispensable à la formation consécutive d’organisations politiques, je considère qu’il est aujourd’hui nécessaire qu’apparaisse un équivalent nouveau des anciennes Lumières, qui puisse donner jour à une nouvelle configuration symbolique et philosophique, qui fasse évanouir peu à peu non seulement la dichotomie Droite/Gauche, mais encore tout le cirque des dichotomies qui l’accompagnent : (Athéisme/religion ; Progressisme/ Conservatisme, Bourgeoisie/Prolétariat – dans le vieux sens du terme, Fascisme/ Antifascisme, Communisme/Anticommunisme, etc.). Aujourd’hui, ces dichotomies ne sont pas seulement erronées, elles se sont incorporées à des structures matérielles de pouvoir et de légitimation. Or, la force d’inertie de ces structures parasitaires est énorme.

Et cependant, ce n’est pas une raison pour se retirer dans la vie privée, ou se contenter d’une simple attitude de témoignage culturel, d’ ailleurs nécessaire. Mais le « militant » de cette position doit savoir, hélas, que l’obstacle symbolique de la diffamation sera dévastateur ; et s’il n’en allait pas ainsi, cela voudrait dire que sa propre proposition est inoffensive, et insignifiante. C’est justement parce qu’elle n’est ni insignifiante ni inoffensive, mais explosive en puissance et éruptive, qu’il faut s’attendre à ce que le « vieux monde » symbolique s’accroche et lutte avec bec et ongles avant de disparaître.

R : Que veut dire être «  marxiste » de nos jours ? Que signifie ta position de «  communisme critique » ?

C.P : Se déclarer « communiste critique » est une tautologie, parce qu’il est impossible de ne pas être tout ensemble communiste, et critique. Comme l’a fait remarquer Emmanuel Renault avec justesse, la pensée de Marx se base sur l’idée de critique comme fondement essentiel, d’où il suit que sa prétention propre à la véracité dérive de là-même – mais ceci, Renault ne l’affirme sans doute pas.

C’est du reste ce que Kant appelle un jugement analytique, où le prédicat est contenu dans le sujet. Le communiste est critique comme le corps est étendu.

Alors – pourra-t-on dire – comment expliquer que l’immense majorité des communistes réels (et non l’idée platonicienne du communiste, ou son idéal-type weberien) n’ont pas été critiques, mais acritiques, c’est-à-dire, dogmatiques? Marx lui-même l’a expliqué. Lorsqu’une théorie originairement critique est idéologiquement incorporée à des stratégies de légitimation du pouvoir, vient s’y greffer la fausse-conscience qui est par nécessité celle des agents historiques, et qui est « organisée » en structures administratives de pouvoir. Il s’agit d’un phénomène dialectique, que la seule lecture de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel permet de conceptualiser.

L’idée de critique se retourne dialectiquement en idéologie de légitimation, sitôt que la nécessaire fausse-conscience des agents historiques s’en empare, si la situation historique objective ne permet pas une élaboration communautaire plus appropriée aux possibilités historiques.

En ce qui me concerne, plutôt qu’un « marxiste critique », je suis un marxiste qui essaie, presque toujours vainement, d’être critique. J’y réussis quelquefois, mais pas toujours.

Quant à ce que peut signifier être marxiste aujourd’hui, il faudrait le demander aux quelques marxistes encore en activité. Je ne peux répondre que pour moi-même, en utilisant nécessairement ce petit mot, «  je », que l’écrivain italien Carlo Emilio Gadda4a défini autrefois comme « le plus odieux des pronoms ». Par manque de place, je suis obligé d’être extrêmement synthétique.

En premier lieu, je serais souvent tenté de suivre mon défunt ami Jean-Marie Vincent, qui a indiqué que la première chose à faire pour celui qui veut se relier à Marx, c’est de « se débarrasser du marxis-me ». Mais le contexte symbolique où je me trouve m’oblige malgré que j’en aie à revendiquer fièrement mon marxisme, comme le signe provocateur de mon refus de me confondre avec la pittoresque bande des « soixante-huitards repentis ». Il ne s’agit pas tant du vieil et glorieux mot d’ordre d’ « épater le bourgeois » ; et c’est aussi parce que dans l’entre-temps, le bourgeois est devenu impossible à repérer, et a entièrement «  libéralisé » ses puissances d’indignation. Si nous nous déclarons marxistes en face d’un post-bourgeois d’aujourd’hui, il va nous répondre, comme le marquis de Sade : « Français, encore un effort ! ».

En second lieu, le modèle de Marx demeure le seul à unir une philosophie universaliste de l’émancipation à une théorie des modes de production, et du mode de production capitaliste en particulier. Chez Althusser, j’accepte la critique de l’historicisme et de l’économisme, mais certainement pas celle de l’humanisme. Je considère celui de Marx comme un humanisme révolutionnaire intégral. Je ne crois pas aux sciences de l’histoire. A mes yeux, les seules sciences proprement dites sont les sciences naturelles. Quitte à faire scandale, je tiens Marx pour la troisième et dernière grande figure de la philosophie classique allemande, après Fichte et Hegel (quant à Schelling, pour être bref, je le considère comme un panthéiste romantique et un spinoziste kantien5). Je ne crois pas du tout que Marx soit « matérialiste », à moins d’user de ce terme dans un sens métaphorique, comme une triple métaphore représentant l’athéisme, la « praxis », et surtout la structure si on l’oppose à la superstructure. Je tiens véritablement Marx pour un penseur traditionaliste, parce qu’il se relie à la tradition communautaire de la philosophie européenne, qui s’oppose à la nouveauté de l’individualisme moderne atomisé (Hobbes, Locke, Hume, Adam Smith, et quant à Smith, je partage son approche par Michéa). Je considère Denis Collin comme l’un des penseurs marxistes français les plus intéressants, parce qu’il a eu le courage de critiquer les aspects utopiques de la pensée de Marx, sympathiques mais erronés, devant lesquels, en général, les « marxistes » se prosternent avec vénération.

Pour faire bref, si l’on veut être des critiques vrais, et non pas feints et domestiqués, il faut que la critique adopte ce que Descartes appelait le doute hyperbolique. Se contenter du vieil et ennuyeux doute méthodique n’est digne que d’appariteurs de la philosophie. En un mot, voici ma définition du marxiste critique: c’est celui qui, fidèle à l’anticapitalisme radical de Marx, porte sa critique jusqu’au niveau du doute hyperbolique, sans se laisser épouvanter par la force d’inertie des positions erronées solidifiées en plus d’un siècle (et erronées surtout par historicisme et/ou par utopisme). Tout le reste doit être laissé au libre débat. Lequel, cependant, n’est en fait pas même commencé, nonobstant quelques pionniers courageux (l’un d’eux me vient à l’esprit : Georges Labica, mon ami disparu.)

R : Quels sont les grands axes de ta critique du capitalisme ? Est-ce que la crise actuelle du capitalisme rend légitime un projet communiste de dépassement de celui-ci ?

C.P : Deux remarques préliminaires, avant d’aborder la partie essentielle de ta question.

Premièrement, je ne pense pas qu’il existe quelque chose qui s’appelle un « projet communiste pour dépasser le capitalisme ». Sur ce point, je reste fidèle à la manière dont Marx posait le problème: il ne croyait pas à l’élaboration d’un projet communiste, qu’il tenait pour la formulation d’une utopie. En admettant qu’il soit possible (comme d’ ailleurs je le crois), et que nous puissions nous accorder aussi sur les seuls linéaments généraux de son profil historique, économique, politique, et culturel (et tout cela reste évidemment encore à vérifier), le communisme, à mon avis, n’est pas un projet, mais plutôt un ensemble de conditions économiques, sociales, et surtout culturelles préalables, qui d’ailleurs ne me paraissent pas encore mûres du tout, pour le moment, et sur la base desquelles les agents sociaux concrets peuvent alors éventuellement tenter de greffer des pratiques visant à dépasser la synthèse sociale capitaliste. J’espère que tu apprécieras ma démarche prudente pour définir les choses. Le défaut des groupes communistes d’extrême gauche est justement selon moi celui de se présenter devant des militants et des électeurs avec une sorte de « projet », qu’il s’agirait évidemment d’appliquer. Mais le communisme n’est jamais un projet à appliquer. Si c’est un projet, alors, cela ressemble comme deux gouttes d’eau au défunt communisme historique du XX° siècle mort depuis peu ( 1917-1991), qui était exactement un projet d’ ingénierie sociale, ensemble despotique et égalitaire, sous coupole géodésique protégée ( cette expression est de Jameson6). Il s’agit là d’une conception positiviste, qui trouve sa source non pas chez Karl Marx, mais chez Auguste Comte. Rien là de très grave, évidemment, pourvu qu’on en soit pleinement conscient. Partant, plutôt que de recommencer à se promettre un impossible projet (et déjà, Spinoza disait de se garder de concevoir Dieu comme un sujet qui projette la construction du monde naturel et moral), mieux vaut essayer de construire les conditions culturelles et sociales au sein desquelles, libres de toute omnipotence « projective », les sujets individuels et sociaux puissent développer leurs « potentialités » (ici encore dans le sens spinozien de « puissance » : en France, vous avez le bonheur d’avoir d’excellents commentateurs de Spinoza, comme mon ami André Tosel7).

En second lieu, je crois que c’est une erreur que de relier trop hâtivement les possibilités d’une révolution anticapitaliste à la montée d’une crise structurelle du capitalisme lui-même (comme il me semble que le soit celle qui est en cours, qui a éclaté il y a à peu près un an). Ses deux grands précédents historiques ne sont pas rassurants.

La grande crise du capitalisme qu’on appelle la « grande dépression » des années 1873 à 1896 a donné lieu à la période la plus contre-révolutionnaire de l’histoire contemporaine (colonialisme, racisme, impérialisme, antisémitisme, etc.). Si nous passons à la grande crise de 1929: elle a donné lieu à une période de contre-révolution : fascisme et guerre. Le communisme historiquement constitué en Europe après 1945 (non seulement dans les pays de l’Est, mais aussi en Italie et en France) n’a pas été un résultat de la crise économique, mais exclusivement des victoires militaires de l’U.R.S.S. Par conséquent, sans avoir la place ici d’approfondir ce sujet, j’affirme que je trouve imprudent de fonder d’excessifs espoirs anticapitalistes sur l’existence d’une telle crise, pour grave et structurelle qu’elle soit.

L’axe principal de ma critique à l’égard du capitalisme se base sans aucun doute aussi sur le scandale moral de l’inégalité croissante et sur le scandale culturel des manipulations médiatiques et de la dégradation anthropologique des sujets de l’individualisme absolu, mais je dois reconnaître que ce ne sont pas là pour moi les deux éléments philosophiques fondamentaux. L’aliénation et le fétichisme de la marchandise sont affreux, mais on a toujours pu jusqu’ici, d’une certaine façon, coexister avec eux. Le problème fondamental pour moi consiste dans cette dynamique de développement sans limites de la production capitaliste, et en ceci, que l’infini-illimité (en grec ancien apeiron, comme dans le fragment d’Anaximandre8), est le facteur principal de désagrégation et de dissolution de toute quelconque forme de vie communautaire. Et d’ailleurs, j’interprète la dynamique même de la philosophie grecque classique comme un combat entre l’élément communautaire et l’élément privé ; plus spécifiquement : dans tout le cours de la lutte entre les classes subalternes qui aspirent à sauvegarder la cohésion sociale et économique de la communauté, et les classes supérieures qui visent à dissoudre les liens communautaires, en se libérant de liens de dépendance économique de la communauté, ouvrant ainsi les portes à l’accumulation chrématistique9, dont Aristote avait déjà formulé une critique radicale, qui n’a rien à envier à celle que fit Marx dans d’autres circonstances ( voir, à ce sujet, les développements jamais dépassés de Karl Polanyi10).

Si j’insiste beaucoup sur cette référence aux anciens grecs, ce n’est pas pour faire étalage d’archaïsme ou d’érudition, mais parce que mon interprétation de Marx en est directement influencée. La principale erreur qu’on fait généralement sur le communisme, c’est celle de le considérer comme une sorte d’« affaire privée » des contradictions spécifiques au seul mode de production capitaliste, alors qu’il s’agit au contraire de la forme spécifiquement moderne (moderne = capitaliste) d’ un courant de l’histoire universelle beaucoup plus profond, et de longue durée : celui de la toujours résurgente opposition entre la tendance communautaire, agrégative, solidariste des hommes, et leur tendance individualiste, dissolutive, privative11.

Au moins, ceci est ma conception personnelle et spécifique du communisme. D’où il dérive pour moi, que, paradoxalement (mais c’est un paradoxe dont j’ai bien conscience, et Jean-Jacques Rousseau disait qu’entre paradoxe et préjugé, il faut choisir le paradoxe) Marx a été non seulement un philosophe idéaliste allemand classique, mais encore un grand penseur traditionnel classique, parce que tout simplement il a redéfini et reformulé la tradition communautaire et anti-individualiste (fondée par Aristote dès les temps antiques, renouvelée et présentée d’ une nouvelle manière par Hegel à l‘époque moderne), dans une opposition radicale à la nouveauté individualiste du capitalisme anglais robinsonien12, destructrice de tout fondement communautaire de la société ; fondement que John Locke exprima métaphoriquement par le terme de « substance » (le mot vient de sub stare :être dessous, tenir bon), précisément pour en proclamer l’inexistence, en tant que, selon sa conception de la société privée de toute «substance » ( qui représente la communauté), elle était redéfinie en termes de réseau de relations mercantiles individuelles. David Hume compléta l’ouvrage en concevant une auto-fondation intégrale économique de la société sur l’habitude de l’échange marchand, éliminant toute référence philosophique (le droit naturel) et politique (le contrat social). Jean-Claude Michéa a entièrement raison de dire que la contradiction propre à la « gauche » consiste à nier les conséquences du modèle de Smith, tout en recevant ses présupposés philosophiques et anthropologiques13.

Je pourrais m’étendre sur ce propos ; je dois m’arrêter par manque de place. Mais j’estime qu’il est déjà clair que j’apporte une image radicalement nouvelle de Marx, et des raisons fondamentales qui légitiment une critique du capitalisme après l’échec du communisme historique du XX°siècle tel qu’il fut réellement; et après la découverte des apories du modèle original utopico-scientifique de Marx – cet oxymoron n’est évidemment pas le fruit d’une distraction, il est absolument voulu, et intentionnel.

R :T’intéresses-tu à la géopolitique, et penses-tu que celle-ci puisse être un instrument utile à une théorie critique du capitalisme ?

C.P. : A l’intérieur de l’univers symbolique auto-référentiel de la culture de la gauche au profil politiquement correct, la géopolitique est a priori, en tant que telle, considérée comme « de droite », sans tenir compte de ses différentes écoles et thèses diverses. Ce fait est apparemment incompréhensible, puisque la gauche a en effet dans son pedigree de grands maîtres du « réalisme », de Machiavel à Marx et Lénine, etc. Mais cela provient d’une évolution récente de la gauche elle-même, du réalisme au moralisme; plus précisément, du réalisme stratégique à des doctrines et programmes d’un moralisme testimonial qui n’est pas loin de jouir de son impuissance. Cette fascination de

l’impuissance moraliste testimoniale a toute une génétique, avec deux racines principales. La première est, eu égard aux aspects extrême-ment « réalistes » du communisme historique du XX° siècle récemment décédé (le réalisme d’un Staline, d’un Mao, etc.), l’élaboration d’un sentiment de culpabilité, qui comporte un revirement dialectique de la violence révolutionnaire en programmes d’impuissance moraliste testimoniale. La seconde de ces racines est un sentiment d’im-puissance à former des projets, lequel procède, quant à lui, de l’écrasante menace d’une sorte de dispositif technico-économique inexorable : le Gestell14 de Heidegger, «  l’horreur économique » de madame Forrester, etc.

Il est évident que la géopolitique n’est ni de droite, ni de gauche, et fut toujours pratiquée par tous, de Gaulle, Roosevelt, Hitler, Staline, etc. Le seul fait de s’en occuper représente déjà un acte très symbolique de résistance intellectuelle envers ceux qui prétendrent nous imposer une position de témoignage purement moraliste condamnant tout « réalisme » en tant que tel. Alors qu’en son temps Marx essaya de dépasser Hegel (je n’ai pas ici la place d’examiner s’il y a plus ou moins bien réussi), la gauche voudrait désormais bel et bien enterrer les critiques de Hegel envers ce qu’ il appelle « la belle âme ». L’interprétation la moins mauvaise de la géopolitique qu’on trouve aujourd’hui sur le marché est celle dite « eurasiatique ». Cet avis ne suppose pas du tout mon adhésion à une mystique eurasiatique, qui combine la vieille slavophilie à l’idéalisation de l’empire mongol. Ce qui m’intéresse est une pure géopolitique de défense de l’Europe contre son incorporation à l’empire des U.S.A (V. Jacques Sapir, Emmanuel Todd, Samir Amin, etc.). Mais il est indubitable que Sarkozy et madame Merkel rament en sens contraire, et que par conséquent, ce projet (qui est aussi celui de De Grossouvre, etc.) ne paraît guère actuel. Dommage ! Personnellement, je le partage pour l’essentiel.

R : Les derniers mois, s’est développée ce que l’on a appelé « l’Obamania ». Comment analyses-tu cette nouvelle lubie médiatique, et plus profondément, y vois-tu un nouveau cap adopté par la politique des Etats Unis ?

C.P : Pour moi, je ne crois pas à la légende qui a cours dans la vieille métropole européenne, et selon laquelle Obama aurait été expressément choisi par les Américains pour une opération internationale de lifting d’image, destinée au reste du monde désormais indigné par la politique et les idées de Bush. Les américains sont le peuple culturellement le plus introverti du monde, et comme tous les peuples impériaux et autoréférentiels, dotés d’une idéologie messianique de « destin évident » ( Manifest destiny15), sur des bases bibliques marquées par l’Ancien Testament (et qui servent aussi de fondement symbolique à leur appui intégral au sionisme), ils se fichent complètement de ce que le reste du monde peut penser. Ils votent en partant d’eux-mêmes, et de leur situation économique. J’estime que les causes de la victoire d’Obama sont toutes internes, et qu’elles tiennent à l’éclatement de la grande crise de l’été 2008. Les républicains avaient mené la politique économique la plus oligarchique et inégalitaire depuis la déclaration d’indépendance de 1776, et il s’est donc formé une alliance sociologique et électorale entre les travailleurs et la couche inférieure de la classe moyenne (lower middle class). Pour les U.S.A., je crois qu’Obama, c’est cela, et rien que cela. Je crois que ceux qui se font des illusions sur un changement stratégique dans la situation impériale et géopolitique des U.S.A. seront vite déçus. La stratégie impériale des U.S.A. domine sur tout changement d’image et de classe politique, si important soient-ils.

Voilà pour Obama. Tandis que l’« obamania » est un phénomène européen, fermement piloté par la manipulation médiatique, et particulièrement par la télévision. Le cirque médiatique est assurément poussé par des logiques internes de spectacularisation, devenues très autonomes par commission même, désormais directe, de la politique et de l’économie. Les européens sont devenus comme les sujets provinciaux de l’Empire romain. Après la mort de Vercingétorix étranglé dans une prison de Rome (sort très semblable à celui de Saddam Hussein et de Milosevic), les sujets provinciaux se sont mis à considérer que la domination de Rome était prévisible, et à souhaiter simplement qu’un Marc-Aurèle remplace un Néron. En bref, l’Obamania est un phénomène culturel inspiré par la volonté européenne de servilité envers le gentil empereur noir qui a remplacé le méchant empereur blanc, et aussi par l’espoir dont se flattent les intellectuels de gauche, qui croient que l’empire deviendra multilatéral de soi-même, c’est-à-dire à partir d’en haut.

Ce n’est pas grave. Il y en a encore qui croient au créationnisme et à la terre plate. Mais tôt ou tard, il faudra bien que l’enfant même le plus naïf devienne adulte.

R : Certains voient se développer avec espoir l’expérience boliva-rienne de Chavez au Venezuela. Que penses-tu de ce projet « socia-lisant » ? A-t-il une originalité ?

C.P. : Bien sûr que je suis attentif à l’expérience bolivarienne du Venezuela de Chavez, avec adhésion, solidarité, intérêt, espoir. Je soutiens complètement son solidarisme populaire, comme sa politique d’indépendance à l’égard des U.S.A. Ceci est évident, et ne demande pas d’autres précisions. Mais à ce propos, je tiens à mettre en garde de ne pas retomber dans un vieux défaut européen, l’exotisme révolutionnaire latino-américain de compensation de notre longue et pittoresque impuissance. Au moins, l’exotisme chinois comportait cinq années d’étude des idéogrammes et des monosyllabes à plusieurs tons ; mais l’exotisme latino-américain est plus à la portée de la main, il suffit d’un simple cours de trois mois d’espagnol dans une ambiance d’ « immersion totale ». Pauvre Ernesto Che Guevara, devenu une icône pop de l’esthétique post-moderne ! Il ne l’aurait certes pas voulu, ni mérité. Les pays andins ont le problème de la mise en valeur politique et culturelle des indiens, situation absolument non-européenne, bien qu’idéale pour les touristes politiques européens. Si les portugais sont des brésiliens tristes et introvertis, les brésiliens sont des portugais joyeux et extravertis, et dans ma perspective le Brésil est le pays le plus intéressant pour nous, européens. Toutefois, je n’ai aucune confiance dans le syndicalisme (voir Lula), que je considère comme un phénomène peu intéressant, à la différence du populisme charismatique (voir Chavez), qui l’est beaucoup plus, et adéquat à la culture politique latino américaine (voir à ce sujet les analyses d’ Alberto Buela16, que je partage). Mais le populisme a un défaut : il ne tient que tant que le Chef populaire est vivant et en bonne santé. Le populisme charismatique du parti unique du type communiste vaut certainement mieux, vu l’expérience historique du siècle dernier ; mais cela ne résout pas le problème…

Chavez n’est pas si intéressant par sa culture politique, qui répète de vieux modèles du populisme anti-impérialiste latino-américain, et qu’ en ce qui me concerne, j’ai souvent entendu exposer dans les mêmes termes par des étudiants latino-américains de gauche, dans le Paris des années soixante ; mais par la fonction historique objective qu’ il exerce. Dieu le bénisse et le garde longtemps ! Economie mixte, participation populaire, abandon du stupide « athéisme scientifique », rattachement aux traditions bolivariennes (Guevara était d’ailleurs un bolivariste). Parfait, tant que le prix du pétrole est élevé. Chavez n’est pas important parce qu’il est un modèle, ou parce qu’il offre des livres à Obama. Chavez est important simplement parce qu’il existe. Et c’est déjà beaucoup.

R. : Quelle est ta position sur la construction européenne ? En France, les « souverainistes » rejettent toute idée de projet politique supranational européen. Comment te situes-tu par rapport à ce débat, et penses-tu qu’il soit possible d’envisager un socialisme pour l’Europe ? Aurait-il d’ ailleurs une spécificité ?

C.P. : Les « souverainistes » français, qui pour l’essentiel ont mon approbation et ma solidarité (je suis ici en désaccord avec mon cher ami Alain de Benoist), représentent une version de gauche du gaullisme. C’est donc un phénomène presque exclusivement français, en ce que, hors de France, un vrai gaullisme n’a en effet jamais existé. Je porte en fait sur le gaullisme un jugement positif tempéré, au delà de son profil culturel conservateur (que je ne partage évidemment pas); c’est que je vois l’aspect principal de la contradiction européenne dans l’indépendance de l’Europe à l’égard des U.S.A.

(je tiens, comme vous le voyez, le langage de Mao), et cet aspect principal détermine aussi l’ aspect social du modèle économique européen, qui ne deviendra l’aspect principal (ce que pour le moment il n’est pas encore), que lorsque seulement le premier aspect sera résolu, et que la dernière base militaire américaine devra décamper de l’ Europe. Pas de démocratie athénienne avec une garnison athénienne ou spartiate sur l’Acropole. Je suis helléniste, mais il n’est pas besoin d’être helléniste pour comprendre cela.

L’Italie est un pays complètement dépourvu d’aspiration à la souveraineté nationale (je n’ai pas la place ici d’en montrer les causes, qui se résument dans le fait que le fascisme a entraîné la souveraineté nationale elle-même dans sa défaite méritée); à son sujet, je dois donc, malheureusement, dire avec de Gaulle, que l’Italie n’est pas un « pays pauvre », mais un « pauvre pays »17. C’est triste, mais il y a bien là une douloureuse vérité.

L’Europe, selon moi, n’est pas une nation. Si je pensais qu’elle l’était, et qu’elle peut le devenir en un temps moins long que les temps bibliques, je serais un européiste convaincu. Mais je ne vois pas pourquoi je devrais penser que je suis compatriote des finlandais, ou des estoniens, et non des tunisiens, ou des égyptiens. Une belle confédération d’Etats- nations en Europe me suffirait, en lui en ajoutant peut-être quelques-uns pacifiquement, par autodétermination (comme par exemple les basques, qui méritent, selon moi, d’avoir leur Etat-nation). Quant à un possible modèle de socialisme européen, il ne peut se caractériser que par un communautarisme démocratique, avec la plus complète liberté d’expression et d’organisation politique, constitutionnellement garantie; il n’en est évidemment pas question avec l’O.T.A.N. et les bases américaines. Mais tout cela appartient au futur. Pour le présent, j’aurais voté « non » à la constitution européenne, comme l’ont fait une intelligente majorité de français.

(Réponses traduites de l’italien par Yves Branca)

= = =

Il n’y a pas de solution au sein du système, n’y en a jamais eu et ne saurait y en avoir ! (Résistance 71)

Comprendre et transformer sa réalité, le texte:

Paulo Freire, « La pédagogie des opprimés »

+

4 textes modernes complémentaires pour mieux comprendre et agir:

Guerre_de_Classe_Contre-les-guerres-de-l’avoir-la-guerre-de-l’être

Francis_Cousin_Bref_Maniffeste_pour _un_Futur_Proche

Manifeste pour la Société des Sociétés

Pierre_Clastres_Anthropologie_Politique_et_Resolution_Aporie

abolitionsalariat
A bas l’État, à bas la marchandise,
à bas l’argent… à bas le salariat !

Rappel historique: 1848… Quand Marx et Engels liquident le premier parti communiste de l’histoire…

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, économie, militantisme alternatif, néo-libéralisme et paupérisation, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, politique et lobbyisme, politique et social, politique française, résistance politique, société libertaire, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , on 17 mars 2016 by Résistance 71

Si le marxisme sert à mieux comprendre le contexte économique européen à une époque donné, le XIXème siècle, il n’est ni une « science », ni un mouvement révolutionnaire, mais il n’est qu’une entité sociale-démocrate ne visant qu’à renforcer l’hégémonie industrio-financière sur les peuples. Le dogme ne remet pas en cause le fonctionnement de « marché », ni même ne remet en cause l’état oppresseur. Il en est le pourvoyeur. Après avoir liquidé le tout premier parti communiste issu de son propre « manifeste » en 1848, Marx s’assurera que les anarchistes, véritable force de révolution sociale, soient exclus de L’AIT ou 1ère Internationale une vingtaine d’années plus tard.
Marx, Engels et la clique de l’élite marxiste sont exposés ici par René Berthier, comme les traîtres qu’ils sont aux mouvements populaires et sociaux.

~ Résistance 71 ~

 

Quand Marx liquide le premier parti communiste de l’histoire… et s’en fait exclure

 

René Berthier

 

Source: http://monde-nouveau.net/spip.php?article602

 

Mars 2016

 

Dire que le Manifeste est l’expression de la « première irruption du prolétariat comme force politique indépendante sur la scène politique » est une exagération idéaliste. La publication du Manifeste, dont l’encre était à peine sèche lorsque débuta la révolution de 1848 en Allemagne, passa d’autant plus inaperçue que les auteurs firent tout ce qu’ils purent pour qu’il ne soit pas diffusé. Cela conduisit Marx à dissoudre le premier parti communiste de l’histoire, puis à en être exclu, comme on va le voir.

1848 : Le sacrifice du parti

La révolution allemande de 1848 constitue littéralement un test qui permet de vérifier le cadre conceptuel élaboré par Marx. Or, dès le début de la révolution de 1848, Marx et Engels tenteront de freiner le développement d’un mouvement ouvrier autonome en minimisant son importance relative. Les événements, en effet, ne peuvent que se plier à la matrice initiale de toutes les révolutions inspirée de la Révolution française, au schéma selon lequel la première tâche du prolétariat est d’oeuvrer à la constitution d’un État national libéré de l’absolutisme.

Pour cela, il faut que la bourgeoisie prenne d’abord le pouvoir. Or dans la mesure où l’accession de celle-ci au pouvoir est une condition incontournable de la révolution sociale ultérieure, la lutte aux côtés de la bourgeoisie libérale pour une constitution, pour les libertés démocratiques, devient une priorité, une tâche à laquelle le prolétariat doit s’associer, non pas conditionnellement, mais en abandonnant ses propres revendications, son propre programme.

La stratégie de Marx et d’Engels pendant le début de la révolution de 1848 fut de freiner le développement d’un mouvement ouvrier autonome parce que des revendications ouvrières trop radicales risquaient d’effrayer la bourgeoisie libérale ; ils préconisaient au contraire l’alliance du prolétariat avec cette bourgeoisie. Engels s’effrayait que la plate-forme en dix-sept points de la Ligue des communistes puisse être diffusée. Cette plate-forme, intitulée « Revendications du parti communiste en Allemagne », était directement inspirée du Manifeste communiste, lequel avait été rédigé à la demande de la Ligue des communistes pour servir de programme.

Or ce programme fut jugé beaucoup trop radical, car Engels tentait de récolter des fonds parmi les bourgeois libéraux pour financer la Nouvelle Gazette rhénane.

Engels écrit ainsi à Marx : « Si un seul exemplaire de notre programme en dix-sept points était diffusé ici, tout serait perdu pour nous. » C’est à cette époque qu’Engels fit part à Marx de sa crainte devant la montée de l’action des ouvriers du textile, qui risquaient de tout compromettre (1) : « Les ouvriers commencent à s’agiter un peu, d’une manière encore très rudimentaire, mais en masse. Ils ont aussitôt formé des coalitions. Mais voilà justement ce qui contrecarre notre action… (2) » On a bien lu : les ouvriers « commencent à s’agiter » ; ils s’agitent même « en masse » ; ils « forment des coalitions » ; « mais voilà justement ce qui contrecarre notre action »… En somme, l’encre du Manifeste est à peine sèche que ses rédacteurs entendent mettre une sourdine à leur programme, pour des raisons tactiques : il ne leur aura pas fallu longtemps pour trahir les dispositions qu’ils avaient manifestées :

« Les communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. »

Ces conceptions résultent de la toute récente « trouvaille » de Marx et Engels, dont on trouve l’expression dans L’Idéologie allemande (1846) et dans « la Critique moralisante et la morale critique » (3). Cette « trouvaille », on l’appellera plus tard le « matérialisme historique », mais on oublie souvent de préciser que Marx n’utilise jamais cette expression pour désigner sa « méthode » (4).

Donc, s’inspirant des historiens de la Restauration (5), nos deux compères s’étaient mis en tête que le prolétariat, avant de faire sa révolution, devait laisser la bourgeoisie faire d’abord la sienne, après quoi il prendrait la relève. De là à dire que le prolétariat devait aider la bourgeoisie à faire sa révolution, il n’y avait qu’un pas (6).

Tout cela est dit très clairement dans « la Critique moralisante et la morale critique ». En Allemagne, dit Marx, la bourgeoisie a pris du retard parce qu’elle « commence sa lutte contre la monarchie absolue et cherche à fonder sa puissance politique au moment où, dans tous les pays évolués, la bourgeoisie est déjà engagée dans le combat le plus violent avec la classe ouvrière ». Il existe dans ce pays « des antagonismes modernes entre la bourgeoisie et la classe ouvrière », du fait du développement industriel : « La bourgeoisie allemande se trouve donc déjà en opposition avec le prolétariat ». C’est là un « état de choses contradictoire » puisque le régime politique qui domine est la monarchie absolue. L’alternative qui se pose est donc simple : ou le maintien de la monarchie absolue, ou la domination bourgeoise.

Pourquoi, dit Marx, les travailleurs « préféreraient-ils, dès lors, les vexations brutales du gouvernement absolu, avec sa suite mi-féodale, à la domination directe des bourgeois ? » Si la bourgeoisie dominait, elle serait obligée de faire des concessions politiques plus larges que la monarchie absolue. Conclusion : il faut donc la soutenir. Car, dit Marx, « au service de son commerce et de son industrie, elle fait naître, contre son gré, les conditions favorables à l’union de la classe laborieuse, et cette union des travailleurs est la première condition de leur victoire ».

Marx et Engels étaient membres de la Ligue des communistes, fondée en 1847, une petite organisation qu’on peut considérer comme le premier embryon de parti communiste. Le programme de la Ligue, intitulé « Les revendications du Parti Communiste d’Allemagne », appelait, entre autres, à créer une République, à l’armement de la population et à l’expropriation des terres paysannes.

En mai 1848 se tient à Cologne une réunion à laquelle participent quatre membres du comité central de la Ligue, dont Marx et Engels, et cinq membres de la commune de Cologne de l’organisation.

Minoritaire, Marx use néanmoins des pleins pouvoirs qui lui avaient été concédés et dissout la Ligue. Il s’opposera à sa reconstitution en février 1849. Il adhère à l’Association démocratique de Cologne, une organisation composée de libéraux bourgeois, et prend la direction de la Nouvelle Gazette rhénane, commanditée par des libéraux.

Liquidant le programme et l’organisation prolétariennes, il va dès lors tenter de réveiller la conscience de classe… de la bourgeoisie ; il va tenter de convaincre celle-ci de faire son 1789 (7).

Marx dissout bureaucratiquement en pleine révolution le premier parti communiste de l’histoire parce que selon un des membres de la Ligue, il considérait que « l’existence de la Ligue n’était plus nécessaire puisqu’il s’agissait d’une organisation de propagande et non d’une organisation pour conspirer et que, dans les nouvelles conditions de liberté de presse et de propagande, celle-ci pouvait se faire ouvertement, sans passer par une organisation secrète (8) ».

Ainsi, Marx et Engels n’envisageaient pas, pour l’organisation, d’autre alternative que d’être une « société secrète » ou une organisation de propagande. La notion de parti comme organisateur du mouvement ouvrier semble pour l’heure absente de leurs conceptions. Dans un régime où existe la liberté de la presse et de propagande, il n’y aurait pas besoin de parti communiste ! Voilà l’idée du parti défendue par Marx en 1848 ! On comprend mieux, dès lors, que le moindre regroupement un tant soit peu cohérent de militants actifs – comme fera Bakounine plus tard –, soit interprété par Marx comme une « société secrète ».

Pourtant, à en croire Engels dans « Quelques mots sur l’histoire de la Ligue des communistes » qu’il rédigea longtemps après, en 1890, la Ligue « eut un développement relativement rapide ». Il explique en détail l’activité de la Ligue, comment elle recrutait, comment elle s’établissait dans tous les pays d’Europe du Nord, comment, lorsque la loi interdisait les associations ouvrières, on utilisait les sociétés de gymnastique, de chant, comment les liaisons étaient maintenues entre les différentes « communes » de l’organisation. Bref, dit-il, la Ligue « prit une extension considérable » ! En Allemagne même où existaient « de nombreuses sections », et où les conditions étaient plus difficiles, celles qui disparaissaient renaissaient encore plus nombreuses.

Il est incroyable que Marx ait pu dissoudre une organisation aussi dynamique, dont Engels lui-même dit qu’elle fut « une excellente école d’action révolutionnaire » !

L’idée d’agir dans l’aile gauche du parti démocrate apparaît rétrospectivement étonnante. Fernando Claudin écrit qu’on ne connaît « aucun document digne de foi dans lequel Marx ou Engels expliquerait ce choix » (9).

L’attitude de Marx et Engels est d’autant moins compréhensible que tout montrait que la bourgeoisie allemande ne serait pas à la hauteur de son homologue française de 1789 : « Même les bourgeois radicaux de Cologne, écrit Engels à Marx, voient en nous leurs futurs ennemis mortels et ils ne veulent pas nous donner d’armes que nous retournerions très rapidement contre eux » (10) !

Bakounine reconnaît qu’en Allemagne « la question sociale commençait à peine à pénétrer par les filières occultes dans la conscience du prolétariat », et qu’elle « ne pouvait encore détacher le prolétariat allemand des démocrates auxquels les ouvriers étaient prêts à emboîter le pas sans discuter, pourvu que les démocrates voulussent bien les mener au combat » (11). Bakounine ne néglige donc pas l’hypothèse du manque de maturité du prolétariat allemand. Il s’agirait en somme moins d’une divergence d’analyse entre Marx-Engels et Bakounine qu’une opposition sur la stratégie.

Ce sont les leçons de 1848 qui conduisirent le Bakounine de la période anarchiste à considérer : 
1) que l’alliance du prolétariat avec les bourgeois radicaux conduit inévitablement les travailleurs à s’aligner sur le programme de la bourgeoisie ; 
2) que l’expérience pratique de la lutte est le meilleur accélérateur de la conscience ouvrière.

Pour Marx et Engels, l’établissement des libertés démocratiques, et en particulier du suffrage universel, devait être le prélude aussi bien que la condition de l’hégémonie de la classe ouvrière. Toute leur stratégie se fonde sur le fait que lorsque le suffrage universel sera établi, et puisque la classe ouvrière est majoritaire, celle-ci parviendra au pouvoir et pourra opérer ce que le Manifeste appelle des « empiétements despotiques » sur les privilèges de la bourgeoisie. On conçoit l’ampleur des illusions véhiculées par les socialistes de l’époque.

Engels, bien plus tard, déclara que la Ligue des communistes en 1848 était « trop faible comme levier » et que, « à l’instant même où cessaient les causes qui avaient rendu nécessaire la Ligue secrète, celle-ci cessait d’avoir une signification comme telle » (12). Il considérait en outre que le prolétariat était « incapable de s’organiser lui-même », ne sentant que confusément « l’opposition profonde entre ses intérêts et ceux de la bourgeoisie ». Inconscient de son rôle historique, il était « contraint de remplir, pour le moment, dans sa grande majorité, les fonctions de l’aile extrême gauche de la bourgeoisie » (13).

Cette opinion, émise en 1885, ressemble trop à une justification a posteriori pour être réellement prise en considération. Cela n’empêche d’ailleurs pas Engels de dire en 1893, au sujet de la révolution de 1848, que « partout cette révolution avait été l’oeuvre de la classe ouvrière » (14), ce qui contredit totalement ce qu’il avait déclaré quelques années plus tôt.

Le sacrifice du parti et du programme ouvriers à une alliance avec les libéraux bourgeois correspond à une analyse précise des étapes nécessaires de l’évolution historique, du progrès en histoire.

Bakounine était parfaitement conscient des raisons qui motivaient Marx et c’est sans doute en pensant à l’attitude de ce dernier en 1848 qu’il proclama plus tard son refus d’adhérer à la théorie de l’évolution des phases successives des modes de production, non parce qu’elle était fausse, mais parce qu’elle n’avait qu’une valeur relative et qu’elle conduisait dans la pratique à des positions inacceptables.

Rappelons que c’est en opposition à cette théorie que les bolcheviks se sont engagés dans la révolution russe : les autres socialistes russes pensaient que dans un pays où le prolétariat représentait 3 % de la population, il était nécessaire de passer en Russie par une phase de démocratie bourgeoise et d’implantation d’une économie capitaliste avant de passer à la révolution prolétarienne.

En 1850, Bakounine insiste sur le fait qu’il existait, en Allemagne, un grand nombre de fabriques et d’ouvriers d’industrie, « que le sort destine à être des recrues de la propagande démocratique ». Le prolétariat des villes constituait l’élément révolutionnaire le plus sérieux, dit-il encore en 1874, il a prouvé « en 1848 à Berlin, à Vienne, à Francfort-sur-le-Main, et en 1849 à Dresde, dans le royaume de Hanovre et dans le grand-duché de Bade, qu’il est capable de se révolter pour de bon et qu’il est prêt à le faire dès qu’il se sent un tant soit peu dirigé de façon intelligente et honnête » (15).

Bakounine parle d’expérience car, pendant que Marx tentait de réveiller la conscience de classe de la bourgeoisie libérale, le révolutionnaire russe fut l’un des principaux dirigeants de l’insurrection de Dresde et il put juger sur pièce. Engels rendit d’ailleurs hommage à Bakounine. En effet, il écrivit à ce sujet : « A Dresde, le combat des rues dura quatre jours. Les petits-bourgeois de Dresde – la « garde nationale » –, non seulement ne participèrent pas à cette lutte, mais ils appuyèrent la progression des troupes contre les insurgés. Ceux-ci, par contre, comprenaient presque exclusivement des ouvriers venus des quartiers industriels environnants. Ils trouvèrent un chef capable et de sang-froid dans la personne du réfugié russe Michel Bakounine, qui fut fait prisonnier par la suite… » (In Bakounine et les autres, Arthur Lehning, 10/18, p.170.)

Bakounine regrette que la volonté « nettement exprimée de révolution ou de transformation sociale » ait fait défaut, et que le prolétariat ait été sous l’influence directe des radicaux bourgeois, de ce qu’il appelle l’ »extrême démocratie », celle-là même que Marx voulait amener à la conscience révolutionnaire. C’est là une critique ouverte de la stratégie prônée par Marx à l’époque. L’opinion de Bakounine sur le prolétariat allemand comme élément révolutionnaire potentiel semble bien confirmée par les faits. Il a existé en effet une agitation révolutionnaire importante, qu’accrédite d’ailleurs Engels lorsqu’il écrit au sujet des ouvriers du textile : la masse y est, c’est justement ce qui nous gêne.

Deux membres de la Ligue, Willich et le docteur Gottschalk, avaient fondé à Cologne une Association ouvrière (16) qui organisajusqu’à 10 p. 100 de la population. Contredisant ce que dira plus tard Engels sur l’arriération du mouvement ouvrier allemand, celui-ci se constitue en classe non à travers un parti mais sous la forme d’associations ouvrières. En contradiction avec les orientations de Marx, Gottschalk applique le principe énoncé dans le Manifeste de ne négliger « à aucun moment de faire éclore chez les ouvriers une conscience aussi claire que possible de l’opposition hostile qui existe entre le prolétariat et la bourgeoisie », et de « refuser de dissimuler ses idées et ses projets ».

La première réunion de l’Association ouvrière, le 13 avril 1848, rassembla 300 ouvriers et artisans. Le 24, il y en a 3 000. Fin juin, il y en a 8 000 (17). Une floraison d’associations ouvrières regroupant des centaines de milliers de membres voient le jour, et des initiatives sont prises pour tenter de les unifier au plan national. A l’évidence, une instance capable d’unifier ces initiatives, d’en être le porte-parole, manquait tragiquement.

D’avril à mai, dit Claudin, « les lettres des membres du comité central de la Ligue et d’autres militants reflètent la forte poussée du tout jeune mouvement ouvrier mais aussi la faiblesse, quand ce n’est pas l’inexistence, de la Ligue des communistes ».

Contrairement à ce que dit Engels, ce n’est donc pas tant le prolétariat qui était « inconscient de ses tâches historiques » que la direction de la Ligue – à savoir Marx et Engels, précisément (18).

Stefan Born écrivit à Marx qu’il se trouvait à la tête d’une « sorte de parlement ouvrier formé de représentants de nombreuses corporations et usines » – ce qui ressemble furieusement à un conseil ouvrier –, et se plaint du manque d’organisation de la Ligue, dont les militants de base ne s’étaient sans doute pas tous dispersés. On pouvait résoudre le problème en sabordant celle-ci, comme l’a fait Marx. On pouvait aussi profiter du mouvement ascendant du prolétariat pour renforcer ses positions et permettre à la classe ouvrière sinon de « prendre le pouvoir » – ce qu’elle n’était évidemment pas en mesure de faire – mais au moins de faire l’expérience historique d’une action autonome.

Les chefs de la Ligue des communistes : Willich, Moll, Schapper pensaient réellement que la révolution prolétarienne était à l’ordre du jour ; Marx et Engels pensaient le contraire. Si on limite l’analyse de la situation à ce constat, il est évident que les premiers avaient tort et les seconds avaient raison. Marx s’en tient à l’idée que 1848 est le 1789 allemand et que la réalisation de l’unité nationale allemande libérée de l’absolutisme est la première tâche à l’ordre du jour.

Ce ne sera qu’en décembre 1848, constatant l’effondrement des parlements de Berlin et de Francfort, c’est-à-dire dans la phase descendante de la révolution, que Marx commence à s’intéresser à la situation des ouvriers et qu’il accepte, « pour rendre service », dit-il, la présidence de l’Association ouvrière. Quelques semaines avant de s’enfuir pour la France, Marx réadhère à la Ligue des communistes qu’il avait tout fait pour occulter pendant la révolution.

Marx exclu du premier parti communiste de l’histoire

Les communistes allemands demanderont d’ailleurs des comptes à Marx et à Engels, après les événements.

Ce fait est attesté dans un texte très curieux datant de 1850, connu sous le nom d’Adresse du comité central à la Ligue des communistes.

Ce texte a été très mal interprété, mais la technique argumentative de Marx y est pour une grande part, la mauvaise foi et la malhonnêteté de certains commentateurs marxistes également.

Lorsqu’on lit le texte au premier degré, on a l’impression que Marx fait une critique virulente, quasiment « gauchiste », de la politique menée par les démocrates bourgeois pendant la révolution.

Il s’en prend ainsi aux « petits bourgeois qui étaient dirigeants des associations démocratiques » et « rédacteurs des journaux démocratiques » pendant la révolution ; il appelle les travailleurs à refuser de « servir de claque aux démocrates bourgeois » et proclame la nécessité de « l’organisation autonome du parti du prolétariat ».

Mais en réalité, ce qu’il critique, c’est lui-même et l’action qu’il a menée pendant la révolution, mais sans jamais reconnaître personnellement ses erreurs. Il se désigne, lui et Engels, à la troisième personne. Il ne dit pas : « je » ou « nous », mais : « les petits bourgeois », « les démocrates bourgeois », etc.

Or, qui a adhéré à l’ »Association démocratique » constituée de bourgeois libéraux, qui a dirigé la Nouvelle Gazette rhénane d’orientation libérale, qui a appelé les ouvriers à « servir de claque », c’est-à-dire à soutenir la bourgeoisie libérale ? Marx.

La portée de ce texte ne peut donc être comprise si on ne dispose pas de la clé, et beaucoup de militants communistes qui ont lu ce texte n’ont pas compris de quoi il s’agissait réellement.

On trouve également dans l’Adresse une attaque contre ceux qui « ont cru que le temps des sociétés secrètes était passé et que l’action publique pouvait seule suffire », c’est-à-dire contre les positions mêmes que Marx avaient défendues en dissolvant la Ligue des communistes.

De même, les affirmations sur la nécessité de rétablir « l’indépendance des ouvriers » acquièrent un sens quelque peu ironique lorsqu’on songe à la crainte d’Engels devant l’éventualité de la diffusion du programme de la Ligue, c’est-à-dire le Manifeste communiste, jugé trop radical.

La méthode employée explique que l’autocritique soit passée inaperçue. C’est une méthode particulièrement perverse car pour le lecteur naïf ou peu au courant, Marx apparaît comme un authentique révolutionnaire et un vigoureux critique de toute concession alors qu’il ne fait que dresser le catalogue de ses propres concessions.

Cet épisode de la vie de Marx est intéressant pour le traitement idéologique qui en a été fait plus tard par l’orthodoxie communiste.

En effet, savoir que Marx a dissout le premier parti communiste de l’histoire en pleine révolution fait mauvais effet… Aussi les choses ne sont-elles jamais présentées de façon aussi triviale. Les historiens soviétiques ont soutenu que Marx avait dissout le comité central de la Ligue, mais pas la Ligue elle-même. E. Kandel, le principal historien de la Ligue, a recours à un subterfuge douteux : « La Ligue des communistes a continué de fonctionner sous la forme d’associations ouvrières ouvertes, elle a continué d’exister en tant que tendance idéologico-politique (19) ». Etienne Balibar fait encore mieux, il va même jusqu’à attribuer à Marx la paternité de l’Association ouvrière de Cologne !

La révolution vaincue, la répression s’était abattue en Allemagne.

La Ligue des communistes se reconstitue dans l’exil de Londres, avec entre autres Marx et Engels, mais des dissensions la divisent. Une tendance, avec Marx, estime, à partir d’une analyse de la conjoncture économique, qu’une nouvelle révolution n’est pas envisageable dans l’immédiat, ce qui est interprété par l’autre tendance comme un renoncement à la révolution. Les histoires officielles du marxisme passent sous silence le fait que Marx et Engels ont été exclus du premier parti communiste de l’histoire – la Ligue des communistes – par les membres de la section londonienne à laquelle ils étaient affiliés.

Cette exclusion, lorsqu’on en parle, est présentée – avec quelque raison – comme le fait d’une tendance « gauchiste » qui s’imagine pouvoir faire la révolution à tout moment, mais les attendus de l’exclusion vont plus loin que cela et sont particulièrement intéressants. Les motifs invoqués pour exclure Marx et Engels sont directement liés aux positions que les exclus avaient défendues pendant la révolution :

  1. Parce qu’il faut « rétablir une solide organisation de la Ligue, afin qu’on ne se contente pas de créer une opposition et d’éditer des gazettes » : allusion évidente à leur activité dans la libérale Nouvelle Gazette rhénane;
  2. « Parce que Marx et Engels ont sélectionné un groupe de semi-littérateurs pour en faire leurs partisans personnels et fantasmer sur leur futur pouvoir politique » ;
  3. « Parce que cette camarilla littéraire ne peut être utile à la Ligue et rend toute organisation impossible », et parce que Marx et Engels utilisent la Ligue à leurs fins personnelles, l’ignorant totalement lorsqu’elle ne leur est pas utile – allusion claire à la dissolution autoritaire de la Ligue dans le but de troquer leur titre de membres de comité central contre celui de rédacteurs de la Nouvelle Gazette rhénane (20).

On trouve là une préfiguration des débats qui auront lieu vingt ans plus tard dans l’AIT, à cette différence près que Marx ne sera pas exclu, c’est au contraire lui qui exclura de l’Internationale la presque totalité du mouvement ouvrier mondial…
Marx déclara à cette époque que le prolétariat ne pouvait pas prendre le pouvoir et que s’il l’avait fait, il aurait été contraint de réaliser un programme qui n’était pas le sien – sujet que les bolcheviks auraient dû méditer…

La remarque est parfaitement juste, et il semble évident que la classe ouvrière n’était pas en mesure de prendre, et encore moins d’assumer le pouvoir en 1848. Mais la question n’est pas là ; elle est dans le fait le mouvement ouvrier allemand, qui s’agitait « en masse » et « formait des coalitions », subissait alors une forte poussée, qui n’aurait certes pas suffi à en faire un élément hégémonique dans la révolution, mais qui lui aurait fourni l’expérience d’une pratique autonome, tant du point de vue de l’élaboration de ses revendications que de celui de la structure organisationnelle dans laquelle elle se regroupait. Rosa Luxembourg dira plus tard qu’il vaut mieux que la classe ouvrière fasse elle-même l’expérience de ses propres erreurs.

Mais la dissolution pure et simple d’une organisation révolutionnaire par ses dirigeants, au début d’une révolution, constitue, il faut bien le reconnaître, un handicap majeur pour le mouvement…

 

Notes

1 Engels, Correspondence, T. I, p. 543.

2 Correspondance, t. I, p. 540 et 543.

3 Deutsche-Brüsseler-Zeitung, 28 et 31 octobre, 11, 18 et 25 novembre 1847.

4 Au contraire de Bakounine, qui lui, se réfère explicitement au « matérialisme scientifique ».

5 Guizot, Augustin Thierry, Mignet et bien d’autres.

6 Cf. René Berthier : « 1848, ou le 1789 manqué de la bourgeoisie allemande », in Les Anarchistes et la révolution française, éditions du Monde libertaire, 1990.

7 Cf. René Berthier : « 1848, ou le 1789 manqué de la bourgeoisie allemande », in Les Anarchistes et la révolution française, éditions du Monde libertaire, 1990.

8 Fernando Claudin, Marx, Engels et la révolution de 1848, Maspéro, p. 133.

9 Cf. Marx, Engels et la révolution de 1848, Maspéro, p. 132.

10 Op. cit.

11 Bakounine, Etatisme et anarchie, IV, 322.

12 Engels, Quelques mots sur l’histoire de la Ligue, 1885, Œuvres complètes, III, p. 191-192.

13 Cf. Engels, « Marx et la Neue Reinische Zeitung », Œuvres complètes, III, p. 171-172.

14 Engels, préface à l’édition italienne du Manifeste, in : Karl Marx, Œuvres, La Pléiade, tome I, p. 1491.

15 Étatisme et anarchie, Champ libre, IV, 320

16 A ne pas confondre avec l’Association démocratique à laquelle adhéra Marx.

17 Cf. Claudin op. cit., p. 132.

18 Trotsky dira à peu près la même chose sur les dirigeants communistes pendant la révolution russe.

19 Cité par Claudin, p. 134.

Société contre l’État: Le marxisme modèle du Nouvel Ordre Mondial (Gustav Landauer)

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, démocratie participative, militantisme alternatif, pédagogie libération, philosophie, politique et lobbyisme, politique et social, résistance politique, société libertaire, syndicalisme et anarchisme, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , , , on 21 octobre 2015 by Résistance 71

“L’État, c’est ainsi que s’appelle le plus froid des monstres froids et il ment froidement et le mensonge que voici sort de sa bouche: ‘Moi, l’État, je suis le peuple !’… Là où le peuple existe encore, il ne comprend pas l’État et il le hait comme un mauvais œil et comme un pêché contre les coutumes et les droits… L’État, lui, ment dans tous les idiomes du bien et du mal ; et quoi qu’il dise, il ment et ce qu’il possède il l’a volé. Tout est faux en lui, il mord avec des dents volées, lui qui mord si volontiers. Fausses sont même ses entrailles… ‘Sur Terre il n’est rien de plus grand que moi: je suis le doigt qui crée l’ordre, le doigt de dieu’, voilà ce que hurle ce monstre…”

~ Friedrich Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra, 1883) ~

 

“A l’origine, toutes les choses étaient communes et indivisées, elles étaient la propriété de tous.”

~ Hugo Grotius (Huig de Groot) ~

 

A lire en complément: « Les marxistes et leur anthropologie » (Pierre Clastres)

 

Contre le marxisme et pour le socialisme anarchiste

 

Gustav Landauer

 

Extrait de “Un appel au socialisme” (1911)

 

Source:

http://robertgraham.wordpress.com/tag/gustav-landauer/

 

~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~

 

Gustav Landauer, philosophe anarchiste et activiste allemand né à Karlsruhe en 1870, mort à Munich en 1919, battu à mort par les militaires dans la cour d’une prison après son arrestation lors de la révolution bavaroise. Suiveur des idées de Proudhon et surtout de Pierre Kropotkine dont il fut l’ami, Landauer, dont les écrits ont peu été traduits de l’allemand, se distingue essentiellement par sa vision unique de l’État dont il pense qu’il ne peut pas être détruit physiquement, mais que la destruction de l’État ne viendra que par le changement d’attitude des gens en son sein. Le glissement vers un nouveau paradigme politico-social se fera par le changement de mentalité des citoyens qui réfuteront les institutions et aménagerons la société sur des bases anarcho-communistes pour en faire une “société des sociétés”. Son ouvrage “Un appel au socialisme” publié en 1911 est son œuvre phare. En voici un extrait.

Ce que Karl Marx appelait la coopération, supposée être un élément du socialisme est, la forme de travail qu’il voyait dans les entreprises capitalistes de son temps, le système industriel, où des milliers de personnes travaillent dans une grande pièce, l’adaptation de l’ouvrier à la machine et la division pervasive du travail résultant dans la production de commodités pour le monde du marché capitaliste. Ainsi il dit de manière sûre que le capitalisme “est déjà actuellement basé sur la production sociale de l’entreprise” !

Oui en fait un tel non-sens sans précédent va contre le cours des choses, mais c’est certainement l’opinion véritable de Karl Marx que le capitalisme développe le socialisme de lui-même et que le mode de production socialiste “est florissant” sous le capitalisme. Nous avons déjà la coopération, nous sommes déjà bien sur le chemin de la propriété commune sur terre ainsi que celle des moyens de production. A la fin il ne restera plus grand chose à faire si ce n’est que de chasser les quelques proprios restant. Tout le reste a fleuri du capitalisme. Car le capitalisme est équivalent du progrès de la société et même du socialisme. Les véritables ennemis sont “la classe moyenne, les petits industriels, les petits marchants, les artisans, les fermiers.” Car ils travaillent eux-mêmes et ont au moins quelques ouvriers ou apprentis pour les aider. Ceci est l’entreprise naine, tandis que le capitalisme est l’uniformité, le travail de milliers de personnes au même endroit, travaillant pour le marché mondial ; ceci est la production sociale, le socialisme.

Ceci est la véritable doctrine de Karl Marx: lorsque le capitalisme a gagné la victoire complète sur ce qu’il reste du Moyen-Age, le progrès est scellé et le socialisme est pratiquement là.

N’est-il pas significatif de manière symbolique que la fondation même du marxisme, la bible de cette sorte de socialisme ait été appelé “Das Kapital” ? Nous opposons à ce socialisme capitaliste notre propre socialisme en disant: socialisme, culture et solidarité, échange juste et équitable, travail agréable, la société des sociétés ne peut venir que quand un esprit s’éveille comme dans l’ère chrétienne et pré-chrétienne les nations teutoniques le savaient et lorsque cet esprit se débarrasse de l’inculture, de la dissolution et du déclin, qui en termes économiques sont appelés: le capitalisme.

Ainsi se dressent l’une contre l’autre deux choses parfaitement opposées

Ici le marxisme, là le socialisme !

Marxisme: sans esprit, les pétales de roses couvrant les ronces adorées du capitalisme.

Socialisme: La nouvelle force contre la pourriture ; la culture qui monte contre la combinaison de la décérébration, de la dureté, de l’austérité et de la violence, contre l’État moderne et contre le capitalisme.

Et maintenant chacun peut comprendre ce que je veux dire à la face du marxisme: qu’il est la peste de notre temps et la malédiction du mouvement socialiste. Maintenant nous allons exliquer encore plus clairement pourquoi il en est ainsi et pourquoi le socialisme ne peut venir que comme l’ennemi mortel du marxisme.
Car le marxisme est. par dessus tout, ce Philistin qui regarde de manière condescendante toute chose venant du passé, qui appelle tout ce qui l’intéresse le présent ou le futur immédiat, qui croit dans le progrès, qui préfère 1908 mieux que 1907 et qui attend quelque chose de spécial en 1909 et quasiment un miracle escatologique pour quelque chose qui est aussi éloigné dans le futur que 1920.

Le marxisme est le Philistin et donc l’ami de toute chose massive et compréhensible. Quelque chose comme une république médiévale de villes ou de villages, une mir russe ou un Allmend suisse ou une colonie communiste, ne peuvent pas pour lui avoir la moindre similarité avec le socialisme, mais par contre un état vaste et centralisé ressemble déjà à son État du futur de manière assez proche. Montrez-lui un pays à une période donnée de l’histoire où les petits paysans prospéraient, où il y avait des métiers complémentaires artisanaux florissants, où il y avait peu de misère et il détrournera le nez avec dédain.

Karl Marx et ses successeurs pensaient qu’ils ne pouvaient pas faire de pire accusation contre le plus grand de tous les socialistes, Pierre-Joseph Proudhon, qu’en l’appelant “petit-bourgeois” et “petit paysan socialiste”, ce qui n’était ni incorrect ni insultant, car Proudhon avait splendidement montré au peuple de sa nation et de son temps, de manière prédominante des petits paysans et des artisans, comment ils pourraient parvenir au socialisme immédiatement sans avoir à attendre les progrès laborieux du grand capitalisme. Mais, les croyants dans le progrès ne veulent pas nous entendre parler de la possibilité qui fut autrefois présente et qui ne devint pas une réalité et les marxistes ainsi que tous ceux qu’ils ont infecté ne peuvent pas écouter quiconque parler de socialisme qui aurait pu être possible avant le mouvement de déclin, qu’ils appellent eux, le mouvement ascendant du capitalisme sacré.

Nous [les anarchistes] en revanche, ne séparons pas un développement humain fabuleux et les processus sociaux de ce que veut, fait, aurait voulu ou aurait pu faire l’humain. Nous savons aussi quoi qu’il en soit, que la détermination et la nécessité de tout ce qui se passe, incluant bien entendu, la volonté et l’action est valide et sans exception, mais seulement après que ce soit un fait réel, à savoir après que la réalité soit établie, cela devient-il alors une nécessité…

De notre opinion, l’histoire humaine ne consiste pas en des processus anonymes et d’une vulgaire accumulation d’une multitude de petits évènements et d’omissions.

[…]

Mais le marxisme est inculte et il montre toujours du doigt en toute suffisance, moquerie et triomphe, les échecs et les tentatives futiles, il a de plus une telle peur infantile de la défaite. Il montre le plus de mépris pour ce qu’il appelle les expériences ou les échecs. Ceci est un signe honteux d’un déclin des plus disgracieux, spécifiquement pour le peuple allemand, à qui convient si mal une telle peur de l’idéalisme, de l’enthousiasme et de l’héroïsme, que de si piètres personnages sont les leaders de ses masses mises en esclavage. Mais les marxistes sont pour les masses appauvris et opprimées exactement ce qu’ont été les nationalistes depuis 1870 pour les classes de gens rassasiés: les adorateurs du succès.

De ce fait, nous saisissons un sens plus précis de l’expression “conception matérialiste de l’histoire”. Oui, de fait les marxistes sont des matérialistes dans le sens ordinaire, brut et populaire du mot et tout comme les crânes d’œuf nationalistes, ils s’épanouissent à vouloir réduire et exterminer l’idéalisme. Ce que les bourgeois nationalistes ont fait des étudiants, les marxistes le font de grands segments du prolétariat, façonnant couardement de petits hommes sans jeunesse, sans esprit indomptable, sans courage, sans la joie de faire ou de tenter quelque chose, sans pensée dirigée, sans hérésie, sans originalité ni individualité. Mais nous avons besoin de tout cela. Nous avons besoin de tentatives et d’initiatives. Nous avons besoin d’envoyer des milliers d’hommes en Sicile. Nous avons besoin de ces si précieuses natures de Garibaldi et nous avons besoin d’échecs après échecs et de cette dureté naturelle se forgeant à ne plus rien craindre, qui maintient le cap, qui endure, et recommence encore et toujours jusqu’au succès, jusqu’à ce qu’on réussise et devienne impossible à conquérir. Quiconque n’endorse pas le danger de la défaite, de la solitude, des échecs, n’attendra jamais la victoire.

Ô vous les marxistes, je sais pertinemment comme cela sonne faux à vos oreilles, vous qui n’avez peur de rien sauf ce que vous appelez un coup de couteau dans le dos. Ce mot appartient à votre vocabulaire si particulier et peut-être à juste titre, puisque vous montrez votre dos le plus souvent à vos ennemis plutôt que votre visage. Vous savez à quel point vous haïssez profondément et o combien repoussant vos humeurs sèches trouvent de telle natures passionnées que sont le constructif Proudhon et les destructeurs Garibaldi ou Bakounine. Tout ce qui est latin ou celtique, tout ce qui a trait à l’air libre à la nature sauvage et à l’initiative est presque un embarrassement pour vous. Vous vous êtes suffisamment handicapés pour exclure tout ce qui peut-être libre, personnel ou juvénile, traits que vous qualifiez inlassablement de stupidités, exclus donc du parti, du mouvement et des masses elles-mêmes.

Les choses seraient véritablement bien meilleures pour nous et le socialisme en général si au lieu de la stupidité systémique que vous appelez votre science, nous avions les stupidités de gens aux tempéraments de feu débordant d’enthousiasme sur les autres, ce que vous ne pouvez pas supporter. Oui, nous voulons en fait faire ce que vous appelez des “expériences” ; nous voulons tenter, nous voulons créer depuis notre cœur et nous voulons si cela doit-être, souffir de la défaite et des échecs jusqu’à la victoire, jusqu’à ce que l’objectif soit atteint. Des personnes incultes, fades, cyniques et livides mènent nos peuples, où sont les tempéraments de Colomb (NdT: de manière évidente, Landauer n’a pas réfléchit en profondeur à la question de Colomb et de la “découverte”…), ces gens qui préfèrent voguer en pleine mer sur de fragiles embarcations vers l’inconnu plutôt que d’attendre le progrès. Où sont les jeunes joyeux et victorieux Rouges qui riront à la face livide de ces leaders ? Les marxistes détestent entendre de telles paroles, de telles attaques, qu’ils appellent des rechutes, de tels défis enthousiastes non-scientifiques. Je le sais et c’est pour cela que cela est si bon de le leur avoir dit. Les arguments que j’utilise contre eux sont valides et tiennent la route, mais si au lieu de les réfuter au moyen d’arguments, je pouvais les ennuyer à mort avec la moquerie et le rire, cela m’irait tout aussi bien. (NdT: comme quoi l’humour, le sarcasme et l’ironie, lorsqu’intelligemment maniés sont des armes redoutables. Où en sont l’humour et le “politiquement correct” ajourd’hui en 2015 ?…)

Ainsi, le marxiste inculte est bien trop malin, à la page et prudent pour ne jamais penser que le capitalisme dans un état d’effondrement total, comme ce fut le cas durant la révolution de Février [1848] en France, pourrait être confronté par l’organisation socialiste alors qu’il préfère tuer les formes de communauté de vie émanant du Moyen-Age qui furent préservées, spécifiquement en Allemagne, en France, en Suisse, et en Russie, pendant des siècles de déclin et de les noyer totalement dans le capitalisme plutôt que de reconnaître qu’ils contiennent les graines et les cristaux de vie de la culture socialiste à venir.

Mais si quelqu’un lui montre les conditions économiques de disons, l’Angleterre, du milieu du XIXème siècle, avec son système industriel de désolation, avec son exode rural, son homogénéisation des masse et sa misère, avec des économies tournées vers le marché mondial au lieu des véritables besoins, il y trouve la production sociale, la coopération, les commencements de la propriété commune. Il se sent comme à la maison…

Ajoutez à cela la concentration capitaliste qui paraissait être comme si le nombre de capitalistes et de fortunes deviendraient toujours moindre et de continuer à promouvoir le modèle du gouvernement omnipotent dans l’État centralisé de notre temps, ajoutez-y finalement la toujours plus grande perfection des machines industrielles, la division toujours croissante du travail, le remplacement des ouvriers et artisants hautement qualifiés par des machinistes sans talent, tout cela vu sous une lumière exagérée et caricaturale, car cela possède un autre côté et n’est jamais un développement schématiquement non-linéaire. C’est une lutte et un équilibre de plusieurs tendances, mais tout ce que voit le marxisme est toujours grotesquement simplifié et caricaturé. Finalement, ajoutez l’espoir que les heures de travail vont diminuer de plus en plus et que le travail humain deviendra de plus en plus productif: alors l’état du futur est accompli. L’état futur des marxistes: la floraison sur l’arbre de la centralisation gouvernementale, capitaliste et technologique.

On doit cependant ajouter que le marxiste, quand il rêve à fond, ce rêve jamais plus sec et plus vide et s’il y a jamais eu de fantaisistes sans imagination, les marxistes sont les pires, le marxiste étend son centralisme et sa bureaucratie économique au-delà des états présents et se fait l’avocat d’une organisation mondiale qui régulerait et dirigerait la production et la distribution des biens de consommation et de service. C’est l’internationalisme marxiste. Comme dans l’ancienne [première] Internationale, tout devait être supposément dirigé depuis Londres et sa base du Conseil Général et aujourd’hui dans la social-démocratie (seconde internationale), toutes les décisions sont prises depuis Berlin, cette autorité de la production mondiale regardera un jour dans chaque casserole possible et aura la quantité adéquate de graisse pour les rouages des machines qu’elle aura en compte.
Une couche encore et notre description du marxisme sera terminée.

Les formes d’organisation que ces gens appellent le socialisme, fleurissent complètement dans un terreau capitaliste, mis à part que ces organisations, ces usines toujours en pleine expansion grâce à la vapeur, sont toujours entre les mains privées d’entrepreneurs et d’exploiteurs. Nous savons quoiqu’il en soit déjà qu’ils sont supposés être réduits à un nombre toujours plus petit par la concurrence. On doit visualiser clairement ce que cela signifie: d’abord cent mille, puis quelques milliers, puis quelques centaines, puis quelques 70 ou 50, puis juste quelques énormes et monstrueux entrepreneurs (NdT: regardons ce qu’il s’est passé depuis… On appelle çà le capitalisme monopoliste, celui des géants, des cartels que ce soit industriels ou financiers, ils dominent le monde depuis l’entre deux- guerre et ont tout acheté y compris les États et leurs gouvernements).

Leur sont opposés travailleurs, ouvriers, prolétaires. Ils sont de plus en plus nombreux, les classes moyennes disparaissent et avec le nombre de travailleurs, l’intensité et le pouvoir des machines croissent également, de telle façon que non seulement le nombre de travailleurs mais aussi le nombre de chômeurs, la soi-disante armée de réserve du travail, augmentent. D’après cette description, le capitalisme atteint une impasse et la lutte contre lui, à savoir contre les quelques capitalistes restant, devient de plus en plus facile pour les masses incommensurables de déshérités qui ont un intérêt dans le changement. Ainsi doit-on se rappeler que tout dans la doctrine marxiste est immanent, bien que le terme provienne d’un autre domaine et y soit mal approprié. Ici, cela signifie que rien ne nécessite un effort spécial ou une vision mentale, tout coule de source du processus social. Les soi-disantes formes socialistes sont déjà immanentes au capitalisme…

Comme le dit le programme allemand social-démocrate en ces termes si jolis et si marxistes (à l’encontre d’éléments non authentiques qui se sont infiltrés , pour faire que les créateurs de ce programme appellent maintenant révisionistes leur opposition): les puissances de production grossissent maintenant au-delà de la capacité de la société contemporaine. Ceci contient l’enseignement très marxiste qui dit que dans la société contemporaine les formes de production sont devenues de plus en plus socialistes et qu’il ne manque à ces formes que leur juste forme de propriété. Ils apellent cela la propriété sociale, mais quand ils appellent le système industriel capitaliste un [système de] production sociale (non seulement Marx applique ceci dans le Capital, mais les socio-démocrates actuels dans leur programme courant appelle le travail dans les formes du capitalisme contemporain, le travail social), nous connaissons les véritables implications de leurs formes socialistes de travail.

Tout comme ils considèrent les formes de production de la technologie de la vapeur dans le capitalisme être une forme socialiste de travail, ils considèrent également l’État centralisé comme l’organisation sociale de la société et la propriété d’état administrée de manière bureaucratique comme la propriété commune !… Ces gens n’ont vraiment aucun sens instinctif de la société et de sa signification. Ils n’ont pas la moindre idée du fait que la société ne peut-être qu’une société des sociétés, seulement une fédération, seulement la liberté. Ils n’ont de ce fait aucune idée que le socialisme est l’anarchie et la fédération. Ils croient que le socialisme est le gouvernement, tandis que d’autres qui ont soif de culture veulent créer le socialisme parce qu’ils veulent échapper à la désintégration et la misère issues du capitalisme et sa pauvreté concomittante, son manque total d’esprit et la coercition inhérente, qui n’est que l’autre face de l’individualisme économique. Bref, ils veulent s’échapper de l’État pour participer à une société des sociétés et à la participation des associations volontaires.

Parce que, comme disent ces marxistes, le socialisme est toujours, façon de parler, la propriété privée des entrepreneurs, qui produisent sauvagement et inconsidérément et comme ils sont en possession des pouvoirs de production socialistes (lire ici: la machine à vapeur, la production perfectionnée par la machinerie et la masses prolétariennes à profusion), donc, parce que la situation ressemble à un balais de sorcière dans les mains d’une apprentie sorcière, un déluge de biens de consommation, une surproduction et une grande confusion peuvent en résulter, à savoir, des crises peuvent survenir, qui, quelqu’en soient les détails, se produisent toujours selon les marxistes, parce que la fonction régulatrice d’un contriole statistique et la direction d’une autorité d’État mondiale est nécessaire et va de paire avec le mode de production socialiste, qui de leur point de vue tordu et stupide, existe déjà.

Aussi longtemps que cette autorité de contrôle fait défaut, le “socialisme” demeure toujours imparfait et le désordre peut en résulter. Les formes d’organisation du capitalisme sont bonnes, mais elles manquent d’ordre, de discipline et d’une centralisation stricte. Le capitalisme et le gouvernement doivent fusionner et là où nous parlerions de capitalisme d’État, ces marxistes disent que le socialisme est là et bien là. Mais juste comme leur socialisme contient toutes les formes du capitalisme et de la régimentation et tout comme ils permettent la tendance à l’uniformité et au nivellement qui existe aujourd’hui pour progresser vers sa perfection ultime, le prolétariat est lui aussi porté vers leur socialisme.

Le prolétariat de l’entreprise capitaliste est devenu l’état prolétarien et la prolétarisation a, lorsque commence ce type de socialisme, atteint réellement et de manière prévisible des proportions gigantesques. Tout le monde sans exception est un employé de l’État.

Le capitalisme et l’État doivent fusionner, ceci est en vérité l’idéal marxiste (NdT: simple question ici en 2015: Quel est le concept du Nouvel Ordre Mondial ?… surpris ?). Bien qu’ils ne veulent pas entendre parler de leur idéal, nous voyons qu’ils cherchent à promouvoir cette tendance de développement. Ils ne voient pas que le pouvoir énorme et la désolation bureaucratique de l’état n’est nécessaire que parce que notre vie communale/commune a perdu son esprit, parce que la justice et l’amour, les associations économiques et la floraison de la multiplicité des petits organismes sociaux ont disparu. Ils ne voient rien de cette décomposition profonde de nos temps, ils hallucinent le progrès.

La technologie bien sûr progresse. Cela se produit dans les temps culturels, bien que pas toujours, il y a des cultures sans progrès technique ou technologique. Elle progresse surtout en temps de décomposition, de l’individualisation de l’esprit et de l’atomisation des masses. Ceci est justement notre point. Le véritable progrès de la technologie ainsi que celui de la véritable base temporelle est, pour une fois, marxiste pour les marxistes, la base véritable, matérielle pour la superstructure idéologique, à savoir pour les marxistes l’utopie du socialisme progressiste…

Il n’y a aucun doute que les marxistes pensent que si l’avant et l’arrière de notre dégradation, les conditions capitalistes de la production et de l’état étaient rassemblées, alors leur progrès et leur développement attendraient leur but pour que se réalisent la justice et l’égalité. Leur état économique bien compris, qu’il soit l’héritier des états précédents ou leur état mondial est une structure républicaine et démocratique et ils pensent vraiment que les lois d’un tel état fourniraient bien-être et bonheur à son peuple. C’est ici que nous devons nous esclaffer de ces pathétiques fantasmes. Une telle réflexion de miroir ne peut être que le produit du laboratoire de développement du capitalisme. Nous ne perdrons pas plus de temps sur cet idéal accompli de l’ère du déclin et de l’inculture dépersonalisée, de ce gouvernement de nains.

Nous allons voir que la véritable culture n’est pas vide, mais satisfaite et que la véritable société est une multiplicité de petites et véritables affinités qui grandissent des qualités de connexion des individus, de l’esprit, que c’est une structure de communautés et une union. Ce “socialisme” des marxistes est un gloitre géant qui va se développer de manière supposée. N’ayez pas peur, nous allons bientôt voir qu’il ne se développera pas. Notre socialisme en revanche, devrait pousser du cœur des Hommes. Il désire provoquer le fait que les cœurs de ceux qui s’appartiennent les uns aux autres grandiront en unité et en esprit. L’alternative n’est pas un socialisme pygmée ou socialisme de l’esprit, car nous verrons bientôt que si les masses suivent les marxistes ou même les révisionnistes (NdT: du marxisme), alors le capitalisme demeurera.

Cela ne tend pas à changer soudainement dans le “socialisme” des marxistes ni de se développer en le “socialisme” des révisionistes. Le déclin, dans ce cas précis, le capitalisme, a en notre temps juste assez de vitalité que la culture et l’expansionisme ont eu en d’autres temps. Le déclin ne veut pas du tout dire décrépitude, une tendance vers l’effondrement ou un renversement drastique des choses. Le déclin, l’époque du naufrage, de l’impopularité, de la platitude d’esprit, est capable de durée des siècles ou un millénaire. Le déclin, ici le capitalisme, possède à notre époque juste cette vitalité qu’on ne trouve ni dans la culture ni dans l’expansion conemporaine. Il a autant de force et d’énergie que nous échouons de nous rassembler pour le socialisme. Le choix auquel nous faisons face n’est pas: une forme de socialisme ou une autre, mais bien plus simplement: capitalisme ou socialisme, l’État ou la société, le non-esprit ou l’esprit. La doctrine du marxisme ne mène pas hors du capitalisme, il n’y a aucune vérité non plus dans la doctrine du marxisme que le capitalisme puisse dans le temps, émuler l’incroyable exploit du Baron de Münchhausen qui se tira d’un étrange marécage en se tirant lui-même par sa tresse, à savoir cette prophétie qui dit que le capitalisme va émerger de son propre marigaux par la simple vertu de son propre développement.