“Le parti bolchéviste s’empara de l’action [la révolution de 1917] et au lieu de prêter simplement main forte aux travailleurs dans leurs efforts pour achever la révolution et pour s’émanciper, au lieu de les aider dans leur lutte, rôle que dans leur pensée les ouvriers lui assignaient, rôle qui normalement devrait être celui de tous les idéologues révolutionnaires et qui n’exige nullement la prise ni l’exercice du “pouvoir politique”, au lieu de remplir ce rôle, le parti bolchéviste [marxiste], une fois au pouvoir, s’y installa naturellement en maître absolu ; et il s’y corrompit très vite. Il s’organisa en une caste privilégiée et par la suite, écrasa et subjugua la classe ouvrière pour l’exploiter sous des formes nouvelles, pour ses propres intérêts.
De ce fait, toute la révolution sera faussée, déviée, égarée. Lorsque les masses populaires se seront rendus compte de l’erreur et du péril, il sera trop tard. […] La révolution émancipatrice véritable aura été une fois de plus étoufée par les “révolutionnaires” eux-mêmes.”
~ Voline, 1939 ~
La naissance des soviets
Voline
“La révolution inconnue” , 1ère édition 1947 à titre posthume par “Les amis de Voline”
Source:
http://kropot.free.fr/Voline-revinco-I.htm#2.2
Note de Résistance 71:
Il n’y a personne qui a pu témoigner et parler de la création du 1er soviet (assemblée) en janvier-février 1905. Voline, de son vrai nom Vsevolod Mikhaïlovitch Eichenbaum (1882-1945), anarchiste et militant ukrainien de la Makhnovitchnya en fut un de ses créateurs. Il narre dans un chapitre spécial de son livre “La Révolution Inconnue”, la génèse du premier soviet de St Pétersbourg en 1905 et nous confirme historiquement que les soviets ou assemblées populaires ne furent JAMAIS un concept bolchévique/léniniste ni même partie intégrante de la révolution telle que Lénine et Trotsky, agents des banquiers de Londres et de Wall Street, la concevaient… Voici la véritable histoire des Soviets, les marxistes n’ont fait que la spolier et la bafouer. Voline, qui fut fait prisonnier et condamné à mort par Trotsky, écrivit cette phrase très simple pour présenter le narratif historique de la révolution russe telle qu’il l’a vécu: “Cet ouvrage est un devoir de conscience”. Voline parlait russe, français, allemand, anglais, puis plus tard appris l’espagnol et l’italien. “La Révolution Inconnue” fut originellement rédigé en français, à Marseille où il résidait en exil dans une pauvreté extrême. Voline est mort en France en 1945 et ses cendres reposent au cimetière du Père Lachaise à Paris.
-[]- Nous arrivons maintenant à l’un des points les plus importants de la Révolution russe : l’origine et la première activité des « Soviets ».
Encore un fait paradoxal : c’est en même temps un des points les moins connus et les plus défigurés de la Révolution.
Dans tout ce qui a paru à ce jour sur l’origine des « Soviets » – je parle non seulement des études étrangères, mais aussi de la documentation russe – il existe une lacune qui saute aux yeux du lecteur intéressé : personne n’a pu encore établir avec précision quand, ou et comment fut créé le premier « Soviet » ouvrier .
Jusqu’à présent, presque tous les écrivains et historiens, aussi bien bourgeois que socialistes (« mencheviks », « bolcheviks » ou autres) plaçaient la naissance du premier « Soviet ouvrier » vers la fin de l’année 1905, au moment de la grève générale d’octobre, du fameux Manifeste tzariste du 17 octobre et des événements qui suivirent. Or, c’est faux. En lisant ces pages on comprendra le pourquoi de cette lacune.
Certes, quelques auteurs – notamment P. Milioukov dans ses mémoires – font vaguement allusion à une ébauche des futurs « Soviets » au début de 1905. Mais ils ne donnent aucune précision. Et quand ils essayent d’en donner une, ils se trompent. Ainsi Milioukov croit avoir trouve le berceau des Soviets dans la « Commission Chidlovsky ». Ce fut une entreprise officielle – semi-gouvernementale, semi-libérale – qui tenta vainement de résoudre, au lendemain du 9 janvier 1905, avec la collaboration de quelques délégués ouvriers officiels, certains problèmes sociaux. D’après Milioukov, il y avait, parmi ces délégués, un intellectuel, un certain Nossar, qui plus tard forma avec quelques autres délégués, en marge de la Commission, un « Soviet » – le premier Soviet ouvrier – dont ce même Nossar devint l’animateur et le président. C’est vague. Et surtout ce n’est pas exact. Lorsque Nossar – le lecteur le verra plus loin – se présenta à la « Commission Chidlovsky », il était déjà membre – et même président – du premier Soviet ouvrier qui anait été créé avant cette « Commission » et n’avait aucun rapport avec celle-ci . D’autres auteurs eommettent des erreurs analogues.
Les sociaux-démocrates prétendent parfois avoir été les véritables instigateurs du premier Soviet.
Les bolcheviks s’efforcent souvent de leur ravir cet honneur.
Tous se trompent, ne connaissant pas la vérité qui est fort simple : aucun parti, aucune organisation fixe, aucun « leader » n’ont inspiré l’idée du premier Soviet. Celui-ci surgit spontanément, à la suite d’un accord collectif, au sein d’un petit groupement fortuit et de caractère absolument privé .(3)
Ce que le lecteur trouvera ici, à ce sujet, est tout à fait inédit et constitue un des chapitres les plus inattendus de la « Révolution inconnue ». Il est temps que la vérité historique soit reconstituée. Ceci d’autant plus que cette vérité est suffisamment suggestive.
Le lecteur m’excusera d’avoir à parler ici de ma propre personne. Involontairement, j’ai été mêlé de près à la naissance du premier « Soviet des délégués ouvriers « , créé à Saint-Pétersbourg, non pas à la fin, mais en janvier-février 1905.
Aujourd’hui, je dois être à peu près le seul qui puisse relater et fixer cet épisode historique, à moins que l’un des ouvriers qui prirent part alors à l’action soit encore en vie et à même de le raconter un jour.
Plusieurs fois, déjà, le désir m’a pris de raconter les faits. En parcourant la presse – russe et étrangère – ayant trait aux événements de 1905 et aux Soviets. j’y constatais toujours la même lacune : aucun auteur n’était en état de dire exactement où, quand et comment surgit le premier Soviet ouvrier en Russie. Tout ce qu’on savait, tout ce qu’on sait jusqu’à présent, c’est que ce Soviet naquit à Saint-Pétersbourg, en 1905, et que son premier président fut un clerc d’avoué pétersbourgeois, Nossar , plus connu au Soviet sous le nom de Khroustaleff . Mais d’où et comment vint l’idée de ce Soviet ? Par qui fut-elle lancée ? Dans quelles circonstances fut-elle adoptée et réalisée ? Comment et pourquoi Nossar devint-il président ? D’où venait-il, de quel parti était-il ? Quelle a été la composition de ce premier Soviet ? Quelle fut sa première fonction ? Toutes ces questions, historiquement intéressantes, demeurent encore sans réponse.
Soulignons que cette lacune est compréhensible. La naissance du premier Soviet fut un événement d’ordre tout à fait privé. Elle eut lieu dans une ambiance très intime, à l’abri de toute publicité, en dehors de toute campagne ou action d ‘envergure .
Le lecteur peut obtenir lui-même une preuve indirecte de ce que j’avance. Dans la presse qui traite ce point de la Révolution russe, il trouvera bien le nom de Nossar-Khroustaleff , d’ailleurs cité presque incidemment. Mais, il constatera aussitôt cette chose étrange : personne ne dit jamais où ni comment apparut sur la scène cet homme, pourquoi et dans quelles circonstances il devint président du premier Soviet, etc. En ce qui concerne la presse socialiste, elle est même visiblement gênée de devoir parler de Nossar. Elle cite son nom presque à contre-coeur. Ne pouvant pas se taire sur le fait historique (ce qu’elle préférerait), elle balbutie sur Nossar et son rôle quelques mots inintelligibles ou inexacts et se hâte de passer à l’activité des Soviets à la fin de 1905, lorsque le président du Soviet de Saint-Pétersbourg devint Léon Trotsky.
On comprend aisément cette discrétion, cette gêne et cette hâte. D’abord, ni les historiens, ni les socialistes (y compris Trotsky), ni les partis politiques en général, n’ont jamais rien su de la véritable origine des Soviets , et il est, certes, gênant de l’avouer. Ensuite, même si les socialistes apprenaient les faits et voulaient en tenir compte, il leur faudrait avouer qu’ils n’y furent absolument pour rien et qu’ils surent seulement mettre à profit, beaucoup plus tard, le fait existant. Voilà pourquoi, qu’ils connaissent ou non la vérité, ils essayeront toujours, autant qu’ils le pourront, de glisser sur ce fait et de présenter les choses à leur avantage.
Ce qui m’a empêché, jusqu’à présent, de raconter les faits (4) c’est, avant tout, un sentiment de gêne causé par la nécessité d’avoir à parler de moi-même. D’autre part, je n’ai jamais eu l’occasion de parler des Soviets, dans la « grande presse » à laquelle, d’ailleurs, je ne collabore pas. Le temps a passé sans que je me sois décidé à rompre le silence sur l’origine des Soviets, à combattre les erreurs et les légendes, à dévoiler la vérité.
Une fois pourtant, vivement impressionné par les allusions prétentieuses et mensongères de certains articles de revues, j’allai, il y a plusieurs anmées, voir M. Melgounoff, éditeur d’une revue historique russe à Paris. Je lui proposai de faire, à titre purement documentaire, le récit exact de la naissance du premier Soviet ouvrier. La proposition n’eut pas de suite : d’une part parce que l’éditeur ne voulut pas accepter a priori ma condition de ne rien changer dans la copie ; d’autre part, parce que je compris que sa revue était loin d’être une publication historique impartiale.
Obligé de parler des Soviets, je révèle les faits tels qu’ils se sont produits. Et si la presse – historique ou autre – s’y intéresse, elle n’a qu’à puiser la vérité ici.
L’année 1904 me trouva absorbé par un intense travail de culture et d’enseignement parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg. Je poursuivais seul ma tâche, d’après une méthode qui m’était propre. Je n’appartenais à aucun parti politique, tout en étant intuitivement révolutionnaire. Je n’avais, d’ailleurs, que 22 ans, et je venais à peine de quitter l’Université.
Vers la fin de l’année, le nombre des ouvriers qui s’instruisaient sous ma conduite dépassait la centaine.
Parmi mes élèves se trouvait une jeune femme qui, de même que son mari, adhérait à l’une des « Sections ouvrières » de Gapone. Jusque-là, j’avais à peine entendu parler de Gapone et de ses « sections ». Un soir, mon élève m’emmena à la section de notre arrondissement, voulant m’intéresser à cette ceuvre et particulièrement à la personne de son animateur. Gapone devait, ce soir-là, assister pcrsonnellement à la réunion.
A ce moment, on n’était pas encore fixé sur le véritable rôle de Gapone. Les ouvriers avancés, tout en se méfiant quelque peu de son oeuvre – parce qu’elle était légale et émanait du gouvernement – l’expliquaient à leur façon. La conduite assez mystérieuse du prêtre paraissait confirmer leur version. Ils étaient d’avis, notamment, que sous la cuirasse protectrice de la légalité, Gapone préparait en réalité un vaste mouvement révolutionnaire. (Là est une des raisons pour lesquelles beaucoup d’ouvriers se refusèrent plus tard à croire au rôle policier de l’homme. Ce rôle étant définitivement dévoilé, quelques ouvriers, amis intimes de Gapone, se suicidèrent.)
Fin décembre donc, je fis la connaissance de Gapone.
Sa personnalité m’intrigua vivement. De son côté, il parut – ou voulut paraître – s’intéresser à mon oeuvre d’éducation.
Il fut entendu que nous nous reverrions pour en reparler d’une façon plus approfondie, et dans ce but Gapone me remit sa carte de visite avec son adresse.
Quelques jours plus tard commença la fameuse grève de l’usine Poutiloff. Et, peu après, exactement le 6 janvier (1905) au soir, mon élève, toute émue, vint me dire que les événements prenaient une tournure exceptionnellement grave ; que Gapone déclenchait un mouvement formidable des masses ouvrières de la capitale ; qu’il parcourait toutes les sections, haranguant la foule et l’appelant à se rendre le dimanche 9 janvier devant le Palais d’Hiver pour remettre une « pétition » au tzar; qu’il avait déjà rédigé le texte de cette pétition et qu’il allait lire et commenter celle-ci dans notre Section le lendemain soir, 7 janvier.
La nouvelle me parut à peine vraisemblable. Je décidai de passer le lendemain soir à la Section, voulant juger la situation par moi-même.
Le lendemain, je me rendis à la Section. Une foule considérable s’y pressait, remplissant la salle et la rue, malgré le froid intense. Elle était grave et silencieuse. A part les ouvriers, il y avait là beaucoup d’éléments très variés : intellectuels, étudiants, militaires, agents de police petits commerçants du quartier, etc. Il y avait aussi beaucoup de femmes. Aucun service d’ordre.
Je pénétrai dans la salle. On y attendait « le père Gapone » d’une minute à l’autre.
Il ne tarda pas à arriver. Rapidement il se fraya un passage jusqu’à l’estrade à travers une masse compacte d’hommes, tous debout, serrés les uns contre les autres. La salle pouvait en contenir un millier.
Un silence impressionnant se fit. Et aussitôt, sans même se débarrasser de sa vaste pelisse qu’il déboutonna à peine, laissant voir la soutane et la croix de prêtre en argent, son grand bonnet d’hiver enlevé d’un geste brusque et décidé, laissant tomber en désordre ses longs cheveux, Gapone lut et expliqua la pétition à cette foule attentive et frémissante dés les premiers mots.
Malgré sa voix fortement enrouée – depuis quelques jours il se dépensait sans répit – sa parole lente, presque solennelle, mais en méme temps simple, chaude et visiblement sincère, allait droit au coeur de tous ces gens qui répondaient en délire à ses adjurations et à ses appels.
L’impression était fascinante. On sentait que quelque chose d’immense, de décisif, allait se produire. Il me souvient que je tremblais d’une émotion extraordinaire pendant tout le temps de la harangue.
Celle-ci à peine terminée, Gapone descendit de l’estrade et partit précipitamment, entouré de quelques fidèles, invitant la foule au dehors à écouter la pétition qui devait être relue par un de ses collaborateurs.
Séparé de lui par tout ce monde, le voyant pressé, absorbé, épuisé par un effort surhumain, et entouré d’amis, je ne cherchai pas à l’approcher. D’ailleurs, c’était inutile. J’avais compris que mon élève disait vrai : un formidable mouvement de masses, d’une gravité exceptionnelle, était imminent.
Le jour suivant, 8 janvier, au soir, je me rendis de nouveau à la Section. Je voulais voir ce qui s’y passait. Et surtout je cherchais à prendre contact avec les masses, à me mêler à leur action, à déterminer ma conduite personnelle. Plusieurs de mes élèves m’accompagnaient.
Ce que je trouvai à la Section me dicta mon devoir.
Je vis d’abord, à nouveau, une foule recueillie stationner dans la rue. J’appris qu’à l’intérieur un membre de la Section était en train de lire la « pétition ». J’attendis.
Quelques instants après, la porte s’ouvrit bruyamment. Un millier de personnes sortit de la salle. Un autre millier s’y précipita. J’entrai avec les autres.
Aussitôt la porte refermée, un ouvrier gaponiste assis sur l’estrade commença à donner connaissance de la pétition.
Hélas ! c’était lamentable. D’une voix faible et monotone, sans entrain, sans la moindre explication ni conclusion, l’homme marmottait le texte dévant une masse attentive et anxieuse. Dix minutes lui suffirent pour terminer son endormante lecture. Après la salle fut vidée pour recevoir un nouveau millier d’hommes.
Rapidement je consultai mes amis. Notre décision fut prise. Je me précipitai vers l’estrade. Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais parlé devant les masses. Mais je n’hésitai pas. Il fallait à tout prix changer la façon de renseigner et de soulever le peuple.
Je m’approchai de l’ouvrier qui s’apprêtait à reprendre sa besogne. « Vous devez être joliment fatigué, lui dis-je. Laissez-moi vous remplacer… » L’homme me regarda surpris, interloqué. Il me voyait pour la première fois. « N’ayez pas peur, continuai-je : Je suis un ami de Gapone. En voici la preuve… » Et je lui tendis la carte de visite de ce dernier. Mes amis appuyèrent l’offre.
L’homme finit par acquiescer. Il se leva, me remit la pétition et se retira.
Aussitôt je commençai la lecture, puis continuai par l’interprétation du document en soulignant surtout les passages essentiels : protestations et revendications, en insistant tout particulièrement sur la certitude d’un refus de la part du tzar.
Je lus ainsi la pétition plusieurs fois, jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Et je couchai à la Section, avec des amis, sur des tables rapprochées les unes des autres.
Le lendemain matin – le fameux 9 janvier – je dus lire la pétition une ou deux fois encore. Ensuite nous sortîmes dans la rue. Une foule énorme nous y attendait, prête à se mettre en mouvement au premier signe. Vers 9 heures, mes amis et moi ayant formé, bras dessus, bras dessous, les trois premiers rangs, nous invitâmes la masse à nous suivre et nous nous dirigeâmes vers le Palais. La foule s’ébranla et nous suivit en rangs serrés.
Inutile de dire que nous ne parvînmes pas à la place du Palais. Obligés de traverser la Néva, nous nous heurtâmes aux abords du pont dit « Troïsky » à un barrage de troupes. Après quelques sommations sans effet, on tira sur nous à plusieurs reprises. A la deuxième salve, particulièrement meurtrière, la foule s’arrêta et se dispersa, laissant sur le terrain une trentaine de morts et une soixantaine de blessés. Il faut dire cependant que beaucoup de soldats tirèrent en l’air; de nombreuses vitres, aux étages supérieurs des maisons faisant face aux troupes, volèrent en éclats sous le choc des balles.
Quelques jours passèrent. La grève restait quasi générale à Saint-Pétersbourg.
Il est à souligner que cette vaste grève avait surgi spontanément. Elle ne fut déclenchée par aucun parti politique, par aucun organisme syndical (à l’époque, il n’y en avait pas en Russie), ni même par un comité de grève. De leur propre chef, et dans un élan tout à fait libre, les masses ouvrières abandonnèrent usines et chantiers. Les partis politiques ne surent même pas profiter de l’occasion pour s’emparer, selon leur habitude, du mouvement. Ils restèrent complètement à l’écart.
Cependant, la troublante question se posa aussitôt devant les ouvriers : Que faire maintenant ?
La misère frappait à la porte des grévistes. I1 fallait y faire face sans délai. D’autre part, on se demandait, partout, de quelle façon les ouvriers devraient et pourraient continuer la lutte. Les « Sections », privées de leur chef, se trouvaient désemparées et à peu près impuissantes. Les partis politiques ne donnaient pas signe de vie. Pourtant, la nécessité d’un organisme qui coordonnerait et mènerait l’action se faisait sentir impérieusement.
Je ne sais pas comment ces problèmes étaient envisagés et résolus dans divers quartiers de la capitale. Peut-être, certaines « Sections » surent-elles au moins venir matériéllement en aide aux grévistes de leurs régions. Quant au quartier où j’habitais, les événements y prirent une tournure particulière. Et, comme le lecteur le verra, ils conduisirent plus tard à une action généralisée .
Tous les jours, des réunions d’une quarantaine d’ouvriers de mon quartier avaient lieu chez moi. La police, momentanément, nous laissait tranquilles. Depuis les derniers événements elle gardait une neutralité mystérieuse Nous mettions cette neutralité à profit. Nous cherchions des moyens d’agir. Nous étions à la veille de prendre certaines décisions. Mes élèves décidèrent, d’accord avec moi, de liquider notre organisation d’études, d’adhérer, individuellement, à des partis révolutionnaires et de passer ainsi à l’action. Car, tous, nous considérions les événements comme des prémices d’une révolution imminente.
Un soir – une huitaine de jours après le 9 janvier – on frappa à la porte de ma chambre. J’étais seul. Un homme entra : jeune, de grande taille, d’allure franche et sympathique.
– Vous êtes un tel ? – me demanda-t-il. Et, sur mon geste affirmatif, il continua :
– Je vous cherche depuis quelque temps déjà. Enfin, hier, j’ai appris votre adresse. Moi, je suis Georges Nossar, clerc d’avoué. Je passe tout de suite à l’objet de ma visite. Voici de quoi il s’agit. J’ai assisté, le 8 janvier, à votre lecture de la « Pétition ». J’ai vu que vous aviez beaucoup d’amis, beaucoup de relations dans les milieux ouvriers. Et il me semble que vous n’appartenez à aucun parti politique.
– C’est exact !
– Alors, voici. Je n’adhère, moi non plus, à aucun parti, car je me méfie. Mais, personnellement, je suis révolutionnaire, je sympathise avec le mouvement ouvrier. Or, jusqu’à présent, je n’ai pas une seule connaissance parmi les ouvriers. Par contre, j’ai de vastes relations dans les milieux bourgeois libéraux, oppositionnels. Alors, j’ai une idée. Je sais que des milliers d’ouvriers, leurs femmes et leurs enfants, subissent déjà des privations terribles du fait de la grève. Et, d’autre part, je connais de riches bourgeois qui ne demandent pas mieux que de porter secours à ces malheureux. Bref, je pourrais collecter, pour les grévistes, des fonds assez importants. Il s’agit de les distribuer d’une façon organisée, juste, utile. Pour cela, il faut avoir des relations dans la masse ouvrière. J’ai pensé à vous. Ne pourriez-vous pas, d’accord avec vos meilleurs amis ouvriers, vous charger de recevoir et de distribuer parmi les grévistes et les familles des victimes du 9 janvier les sommes que je vous procurerais ?
J’acceptai d’emblée. Au nombre de mes amis se trouvait un ouvrier qui pouvait disposer de la camionnette de son patron pour aller visiter les grévistes et distribuer les secours.
Le lendemain soir, je réunis mes amis. Nossar était là. Il nous apportait déjà quelques milliers de roubles. Notre action commença tout de suite.
Pendant quelque temps, nos journées furent entièrement absorbées par cette besogne. Le soir je recevais des mains de Nossar, contre reçu, les fonds nécessaires et dressais le programme de mes visites. Et le lendemain, aidé par mes amis, je distribuais l’argent aux grévistes. Nossar lia ainsi amitié avec les ouvriers qui venaient me voir.
Cependant, la grève tirait à sa fin. Tous les jours des ouvriers reprenaient le travail. En même temps, les fonds s’épuisaient.
Alors apparut de nouveau la grave question : Que faire ? Comment poursuivre l’action ? Et que pourrait-elle être maintenant ?
La perspective de nous séparer à jamais, sans tenter de continuer une activité commune, nous paraissait pénible et absurde. La décision que nous avions prise : adhérer individuellement à un parti de notre choix, ne nous satisfaisait pas. Nous cherchions autre chose.
Habituellement, Nossar participait à nos discussions.
C’est alors qu’un soir où, comme d’habitude, il y avait chez moi plusieurs ouvriers – et que Nossar était des nôtres – l’idée surgit parmi nous de créer un organisme ouvrier permanent : une sorte de comité ou plut6t de conseil qui veillerait sur la suite des événements, servirait de lien entre tous les ouvriers, les renseignerait sur la situation et pourrait, le cas échéant, rallier autour de lui les forces ouvrières révolutionnaires.
Je ne me rappelle pas exactement comment cette idée nous vint. Mais je crois me souvenir que ce furent les ouvriers eux-mêmes qui l’avancèrent.
Le mot Soviet qui, en russe, signifie précisément conseil, fut prononcé pour la première fois dans ce sens spécifique.
En somme, il s’agissait, dans cette première ébauche, d’une sorte de permanence ouvrière sociale .
L’idée fut adoptée. Séance tenante, on essaya de fixer les bases d’organisation et de fonctionnement de ce « Soviet ».
Alors, rapidement, le projet prit de l’envergure.
On décida de mettre les ouvriers de toutes les grandes usines de la capitale au courant de la nouvelle création et de procéder, toujours dans l’intimité, aux élections des membres de cet organisme qu’on appela, pour la première fois, Conseil (Soviet) des délégués ouvriers .
En même temps, on posa une autre question : Qui dirigera les travaux du Soviet ? Qui sera placé à sa tête pour le guider ?
Les ouvriers présents, sans hésitation, me proposèrent ce poste.
Très touché par leur confiance, je déclinai néanmoins catégoriquement leur offre. Je dis à mes amis : « Vous êtes des ouvriers . Vous voulez créer un organisme qui devra s’occuper de vos intérêts ouvriers . Apprenez donc, dès le début, à mener vos affaires vous-mêmes . Ne confiez pas vos destinées à ceux qui ne sont pas des vôtres. Ne vous imposez pas de nouveaux maîtres ; ils finiront par vous dominer et vous trahir. Je suis persuadé qu’en ce qui concerne vos luttes et votre émancipation, personne, en dehors de vous-mêmes, ne pourra jamais aboutir à un vrai résultat. Pour vous, au-dessus de vous, à la place de vous-mêmes, personne ne fera jamais rien. Vous devez trouver votre président, votre secrétaire et les membres de votre commission administrative dans vos propres rangs . Si vous avez besoin de renseignements, d’éclaircissements, de certaines connaissances spéciales, de conseils, bref, d’une aide intellectuelle et morale qui relève d’une instruction approfondie, vous pouvez vous adresser à des intellectuels, à des gens instruits qui devront être heureux non pas de vous mener en maîtres, mais de vous apporter leur concours sans se mêler à vos organisations. Il est de leur devoir de vous prêter ce concours, car ce n’est pas de votre faute si l’instruction indispensable vous fait défaut. Ces amis intellectuels pourront même assister à vos réunions – avec voix consultative, sans plus. »
J’y ajoutai une autre objection : « Comment voulez-vous, dis-je, que je sois membre de votre organisation, n’étant pas ouvrier ? De quelle façon pourrais-je y pénétrer ? »
A cette dernière question, il me fut répondu que rien ne serait plus facile : on me procurerait une carte d’ouvrier et je ferais partie de l’organisation sous un nom d’emprunt.
Je m’élevai vigoureusement contre un tel procédé. Je le jugeai non seulement indigne de moi-même et des ouvriers, mais dangereux, néfaste. « Dans un mouvement ouvrier, dis-je, tout doit être franc, droit, sincère. »
Malgré mes suggestions, les amis ne se sentirent pas assez forts pour pouvoir se passer d’un « guide ». Ils offrirent donc le poste de président à Nossar. Celui-ci, n’ayant pas les mêmes scrupules que moi, l’accepta.
Quelques jours plus tard, on lui procurait une carte ouvrière au nom de Khroustaleff , délégué d’une usine.
Bientôt les délégués de plusieurs usines de Saint-Pétersbourg tinrent leur première réunion.
Nossar-Khroustaleff en fut nommé président.
Du même coup, il devenait président de l’organisation : poste qu’il conserva par la suite, .jusqu’à son arrestation.
Le premier Soviet était né.
Quelque temps après, le Soviet de Saint-Pétersbourg fut complété par d’autres délégués d’usines. Leur nombre devint imposant.
Pendant plusieurs semaines le Soviet siégea assez régulièrement, tantôt ouvertement, tantôt en cachette. Il publiait une feuille d’informations ouvrières : Les Nouvelles (Izvestia) du Soviet des délégués ouvriers . En même temps, il dirigeait le mouvement ouvrier de la capitale. Nossar alla, un moment, à la « Commission Chidlovsky », citée plus haut, comme délégué de ce premier Soviet. Désillusionné, il la quitta.
Un peu plus tard, poursuivi par le gouvernement, ce premier Soviet dut cesser presque totalement ses réunions.
Lors du mouvement révolutionnaire d’octobre 1905, le Soviet, entièrement réorganisé, reprit ses réunions publiques. C’est depuis ce moment-là que son existence fut largement connue. Et c’est ainsi que s’explique, en partie, l’erreur courante concernant ses origines. Nul ne pouvait savoir ce qui s’était passé dans l’intimité d’une chambre privée. Nossar – le lecteur trouvera ailleurs quelques mots sur son sort personnel – n’en a, probablement, jamais parlé à personne. De toute façon, pour autant que je sache, il n’a jamais raconté ces faits publiquement. Et quant aux ouvriers au courant de l’affaire, pas un n’eut, certainement, l’idée de la communiquer à la presse (5).
Le parti social-démocrate finit par réussir à pénétrer dans ce Soviet et à s’y emparer d’un poste important. Le social-démocrate Trotsky, le futur commissaire bolchevique, y entra et s’en fit nommer secrétaire. Par la suite, lorsque Khroustaleff-Nossar fut arrêté, Trotsky en devint président.
L’exemple donné par les travailleurs de la capitale en janvier 1905 fut suivi par ceux de plusieurs autres villes. Des Soviets ouvriers furent créés çà et là. Toutefois, leur existence – à l’époque – fut éphémère : ils furent vite repérés et supprimés par les autorités locales.
Par contre – nous l’avons vu – le Soviet de Saint-Pétersbourg se maintint pendant quelque temps. Le gouvernement central, en très mauvaise posture après le 9 janvier et surtout à la suite des revers cruels dans sa guerre avec le Japon, n’osa y toucher. Il se borna, pour l’instant, à l’arrestation de Nossar.
D’ailleurs, la grève de janvier s’était éteinte d’elle-même : à défaut d’un mouvement de plus vaste envergure, l’activité de ce premier Soviet dut être réduite bientôt à des tâches insignifiantes.
Tout à la fin de 1905, le Soviet de Saint-Pétersbourg fut supprimé à son tour. A ce moment-là, le gouvernement tzariste reprit pied, « liquida » les derniers vestiges du mouvement révolutionnaire de 1905, arrêta Trotsky ainsi que des centaines de révolutionnaires, et brisa toutes les organisations politiques de gauche.
Le Soviet de Saint-Pétersbourg (devenu Pétrograd) réapparut lors de la Révolution décisive de février-mars 1917, en même temps que se créèrent des Soviets dans toutes les villes et localités importantes du pays.