“Tout gouvernant centralisateur est un despote et tout despote est un centralisateur, ce qui se répercute pratiquement dans la structure des nations et dans le respect ou l’offense à la liberté. Voilà un axiome qu’on ne devrait jamais oublier.”
~ Gaston Leval ~
“Nous, les anarchistes, persistons donc à combattre une confusion que d’aucun se plaît à entretenir, car si nous voulons détruire l’État et le changer pour un autre mode d’organisation, fruit d’une étape supérieure de l’ascension humaine, nous ne voulons, bien au contraire, détruire la nation au sens original du mot ni, moins encore, la civilisation.”
~ Gaston Leval ~
Jean Paul Marat, visionnaire de la Révolution Française
Résistance 71
6 Février 2015
1ère partie
2ème partie
Jean Paul Marat, médecin de son état et essayiste politique de la publication révolutionnaire “L’Ami du Peuple” (publié entre 1789 et 1792), était aussi un subtil analyste de la société, de l’État et de ses turpitudes historiques. Marat a souvent été diabolisé par bien des historiens comme un “tyran sanguinaire” menant les innocents à la guillotine et une figure politique “enragée” dont la mort par assassinat (épisode célèbre de la mort de Marat poignardé dans son bain par l’ingénue royaliste Charlotte de Corday…) aurait été un bien pour la sauvegarde de la révolution. La réalité, comme souvent, semble être toute autre comme nous allons tenté de le démontrer ici.
Né d’une famille nombreuse à Neuchâtel en 1743, il voyage beaucoup, est précepteur à l’âge de 16 ans, vit à Paris entre 1762 et 1765 puis s’installe en Angleterre ; à partir de cette date, à Londres puis à Newscastle en 1770. Il y sera médecin et vétérinaire. Il écrit plusieurs romans et un essai politique en anglais en 1772, suivi d’un autre en 1773.
En 1774 (quinze ans donc avant la révolution), il rédige et publie un long essai d’analyse politique, qui demeure aujourd’hui son œuvre maîtresse par sa vision et son anticipation des évènements à venir. Celui qui deviendra l’Ami du Peuple analyse l’État et le pouvoir comme peu l’on fait avant et après lui dans cette publication, qui se veut être, consciemment ou non (connaissant Marat, plus sûrement consciemment…), un anti-“Prince” de Machiavel:
“Les chaînes de l’esclavage” et dont le sous-titre est rarement mentionné à cause de sa longueur mais vaut le détour par son ironie cinglante référant à Machiavel: “ouvrage destiné à développer les noirs attentats des princes contre les peuples ; les ressorts secrets, les ruses, les menées, les artifices, les coups d’état qu’ils emploient pour détruire la liberté et les scènes sanglantes qui accompagnent le despotisme” (de l’édition Adolphe Havard, Paris, 1833).
Dans une préface de l’ouvrage aux éditions Complexe (1988), voici ce que nous dit l’historien grand spécialiste de la révolution française Michel Vovelle:
“… Pour Marat, régime républicain (vu au travers de l’exemple de Venise), monarchique ou despotique ne présentent pas, à partir du moment où l’on est sorti de l’état féodal, de différences notables. Le vocable de despotisme les englobe tous… Pour Marat nous l’avons dit il n’est point de despotisme éclairé. Afin d’assurer son pouvoir absolu, le prince aura recours à tous les moyens, corruption, séduction, fourberie et supplices…
Marat a également senti l’importance de la fiscalité dans la mise en place de l’appareil d’état absolutiste: pour lui l’impôt, comme le contrôle des soldats est un des éléments qui servent à river les chaînes de l’esclavage. Il l’explique d’une façcon à la fois simplificatrice sous la forme de ruiner les peuples pour mieux les dominer et avec le souci de refléter la marche de l’Histoire ; hier on accablait les citoyens d’impôts, aujourd’hui on a recours à l’emprunt qui introduit des formes de dépendance plus sophistiquées. Enfin la religion tient sa place dans ce dispositif – citation de Marat: ‘Jamais les chaînes de l’esclavage ne sont plus fortes que lorsqu’elles sont forgées par les dieux’ –
Marat croit en la philosophie mais pas aux philosophes, ils sont pour lui corrompus pour la plupart, de ‘vils écrivains et des plumes mercenaires’…”
Puis Vovelle pose implicitement la question de savoir si Marat n’aurait pas été un des premiers penseurs anarchistes un bon demi siècle avant Proudhon lorsqu’il nous dit toujours dans sa préface de l’ouvrage:
“L’intérêt majeur de lire cet essai à la lumière de ce qu’est devenu l’Ami du Peuple, est bien de constater l’existence d’un certain nombre de lignes de force déjà fortement affirmées: la haine du prince, sans concessions, absolue, appuyée sur tout un argumentaire où la condamnation morale l’emporte. Va t’elle jusqu’à une remise en cause radicale de tout l’appareil d’état, quel qu’il soit, au nom du principe que tout pouvoir corrompt et asservit, dévoilant un Marat libertaire sur fond de pessimisme absolu ?… Marat a formulé sa défiance à l’égard du régime représentatif d’assemblée et ce qui le menace: la corruption, l’accaparement du pouvoir par les riches ou les suppôts du prince. Le thème du contrôle nécessaire des élus par leurs mandants, leitmotiv sous la plume de Marat journaliste, est déjà en place... Ainsi, l’anticipation majeure de l’auteur des ‘Chaînes de l’esclavage’ reste bien le refus de la voie réformiste, l’affirmation de la nécessité de l’insurrection et de la subversion. C’est en cela qu’il est un des maîtres à penser, peut-être l’un des seuls, à ce point, de la Révolution Française.”
Jean Paul Marat, proche des “hébertistes” et ayant la confiance des Sections Parisiennes et donc du peuple dont il est l’ami indéfectible, organisation autonome populaire de la ville de Paris, gérées entièrement par le peuple en arme et qui s’assuraient d’un contrôle populaire des actions de l’état républicain entre 1790 et 1795 et du mouvement des assemblées communales, précurseuses de ce qu’aurait pu être la Commune de Paris (1871) rapporté à l’échelle nationale.
Le mouvement de contrôle par les assemblées populaires fut sans doute le mouvement le plus démocratique de toute la révolution française. Voici ce qu’en dit Janet Biehl dans son ouvrage “Le municipalisme libertaire”:
« Ce mouvement des sections, qui grandit à Paris en 1792 et 1793, était un phénomène conscient de démocratie directe. Tous les hommes adultes pouvaient participer aux assemblées. Que leurs membres soient ou non des radicaux politiques, chaque assemblée populaire était le corps délibérant et décisionnel de la section. Sur le plan idéologique, les sectionnaires considéraient la souveraineté populaire comme un droit inaliénable appartenant à tous les citoyens, un droit qui ne pouvait être délégué aux représentants à l’Assemblée nationale. » Hors la révolution française ne fut que le remplacement d’une aristocratie (noble) par une autre (bourgeoise) et il importait alors aux marchands, banquiers et capitalistes accapareurs et spéculateurs de maintenir coûte que coûte le pouvoir de l’argent en place. Il fallait donc pour la bourgeoisie mettre le peuple sur la touche, comment ? En éliminant pas à pas ses icônes comme l’escroc maffieux Danton et ses portes-parole et acteurs tels Théophile Leclerc, Jacques Roux, Jean-François Varlet, René Hébert, Jean-Paul Marat. A qui profita vraiment la mort de Marat ? Qui arma le bras de Charlotte de Corday, présentée comme la “louve royaliste solitaire” de service ? (Corday rencontra à Caen des Girondins en exil, commanditèrent-ils l’assassinat ? sans doute pas, mais influencèrent plus que certainement la meurtrière…) Qui dans le contexte à haute tension de l’époque avait intérêt à voir disparaître les gens proches du mouvement populaire et ce mouvement lui-même ? Pourquoi Marat a t’il été continuellement diabolisé et présenté comme un tyran sanguinaire par la “république bien-pensante” ? Autant de questions légitimes à poser et dont certaines réponses pourraient bien se trouver dans la pensée politique de Marat et sa conception réfléchie sur l’État et les institutions. Un mois avant son assassinat, Marat avait envoyé une lettre à la Convention où il plaidait pour la fermeture et la réorganisation des assemblées populaires des sections, non pas par mesure totalitaire, mais parce qu’elles étaient envahies par des oisifs et rentiers riches poussant à des décisions contre-révolutionnaires alors que le peuple, seul souverain, était grandement tenu à l’écart des réunions et des prises de décision car devant constamment travailler pour assurer sa survie.
Voici ce que dit le biographe de Marat Alfred Bougeart:
“Marat n’a été frappé au 13 juillet que parce que les hommes d’État l’avaient désigné à la mort dès avril ; ils venaient de faire assassiner celui qu’ils n’avaient pu guillotiner. C’était logique.”
Son ouvrage “Les chaînes de l’esclavage” nous donne en cela quelques autres clefs importantes.
Laissons donc la parole au Jean Paul Marat pré-révolutionnaire de 1774 et découvrons quelques extraits choisis de son essai politique visionnaire: “Les chaînes de l’esclavage” faisant étant de sa clairvoyance et de son incroyable sens de l’analyse, qui a des ramifications politiqus et sociales jusqu’à aujourd’hui…
Ce texte est d’une actualité déconcertante. Bonne lecture!
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Épitaphe gravée sur la tombe de Marat lorsqu’il fut inhumé au Club des Cordeliers:
“Ci-gît Marat, l’ami du peuple, assassiné par les ennemis du peuple le 13 Juillet 1793”
-[]- “Il semble que ce soit le sort inévitable de l’homme, de ne pouvoir être libre nulle part : partout les princes marchent au despotisme et les peuples à la servitude. […]
Dès qu’une fois un peuple a confié à quelques-uns de ses membres le dangereux dépôt de l’autorité publique et qu’il leur a remis le soin de faire observer les lois, toujours enchaîné par elles, il voit tôt ou tard sa liberté, ses biens, sa vie à la merci des chefs qu’il s’est choisi pour le défendre. […]
C’est à la violence que les états doivent leur origine ; presque toujours quelque heureux brigand en est le fondateur, et presque partout les lois ne furent, dans leur principe, que des règlements de police, propres à maintenir à chacun la tranquille jouissance de ses rapines. […]
Mais lorsque par une suite de rapines et de brigandages, par l’avarice des uns et la prodigalité des autres, les fonds de terre sont passés en peu de mains, ces rapports changent nécessairement : les richesses, cette voie sourde d’acquérir la puissance, en deviennent une infaillible de servitude ; bientôt la classe des citoyens indépendant s’évanouit, et l’état ne contient plus que des maîtres et des sujets.
Les riches cherchant à jouir, et les pauvres à subsister, les arts s’introduisent pour leurs besoins mutuels, et les indigents ne sont plus que des instruments du luxe des favoris de la fortune.
Amollis par des professions sédentaires et le luxe des villes, les artisans, les artistes et les marchands, avides de gain, deviennent de vils intrigants, dont l’unique étude est de flatter les passions des riches, de mentir, de tromper ; et comme ils peuvent jouir partout des fruits de leur industrie, ils n’ont plus de patrie. […]
L’hommage que les vassaux et les officiers du prince lui faisaient de leurs terres, venait de l’engagement que les compagnons d’un chef prenaient de le suivre dans ses expéditions. Ainsi des engagements contractés à table, le verre a la main, devinrent des institutions politiques qui donnèrent une foule de suppôts aux monarques, décidèrent du sort des empires, et fixèrent les destinés de l’Europe pendant une longue suite de siècles. […]
Le premier coup que les princes portent à la liberté, n’est pas de violer avec audace les lois, mais de les faire oublier. Pour enchaîner les peuples, on commence par les endormir. […]
Dans un sage gouvernement, les fonctionnaires publics doivent porter les attributs de leurs dignités : les honneurs qu’on leur rend sont censés rendus au peuple, dont ils sont les mandataires ; la pompe dans laquelle ils paraissent lorsqu’ils sont en fonctions n’est point pour eux, ils ne sont que des piliers auxquels sont suspendues les enseignes nationales. […]
Une fois qu’on a distrait et séduit les esprits, on s’efforce de les avilir. […]
Partout les princes ont soin d’inspirer à leurs sujets le goût des spectacles. On n’imagine pas combien cet artifice leur réussit ? Une fois que le peuple a pris le goût de ces amusements, ils lui tiennent lieu de tout, il ne peut plus s’en passer, et jamais il n’est si à craindre que lorsqu’il en est privé. La guerre civile de 1641 ne commença en Angleterre, que lorsque les théâtres furent fermés.
Que dis-je ? on a vu des peuples opprimés demander au prince des spectacles, comme le seul remède à leurs maux.
Ainsi les jeux, les fêtes, les plaisirs, sont les appas de la servitude, et deviennent bientôt le prix de la liberté, les instruments de la tyrannie. […]
C’est toujours par des routes semées de fleurs que les princes commencent à mener le peuple à la servitude. D’abord ils lui prodiguent les fêtes : mais comme ces fêtes ne peuvent pas toujours durer quand on ne dispose pas des dépouilles du monde entier, ils cherchent à lui ouvrir une source constante de corruption ; ils travaillent à encourager les arts, à faire fleurir le commerce, et à établir l’inégalité des fortunes, qui traîne toujours le luxe à sa suite. […]
Les anciens Bretons, les Gaulois et les Germains étaient presqu’indépendants. Lorsque, divisés en petites tribus, ils ne possédaient que leurs armes et leurs troupeaux, il ne fut pas possible à leurs chefs de les mettre sous le joug : pour les asservir, les Romains introduisirent parmi eux l’industrie, les arts, le commerce : de la sorte, ils leur firent acheter les douceurs de l’abondance aux dépens de leur liberté. […]
Des spéculations en tout genre amènent nécessairement la formation des compagnies privilégiées pour certaines branches de commerce exclusif : compagnies toujours formées au préjudice du commerce particulier, des manufactures, des arts et de la main-d’œuvre ; par cela seul qu’elles détruisent toute concurrence. Ainsi les richesses qui auraient coulé par mille canaux divers pour féconder l’état, se concentrent dans les mains de quelques associations qui dévorent la substance du peuple et s’engraissent de sa sueur.
Avec les compagnies privilégiées naissent les monopoles de toute espèce, les accaparements des ouvrages de l’art, des productions de la nature, et surtout des denrées de première nécessité : accaparements qui rendent précaire la subsistance du peuple, et le mettent à la merci des ministres, chefs ordinaires de tous les accapareurs.
Sur le système des monopoles se modèle graduellement l’administration des finances. Les revenus de l’État sont affermés à des traitants, qui se mettent ensuite à la tête des compagnies privilégiées, et qui détournent à leur profit les sources de l’abondance publique. Bientôt la nation devient la proie des maltotiers , des financiers, des publicains, des concessionnaires : vampires insatiables qui ne vivent que de rapines, d’extorsions, de brigandages, et qui ruinent la nation pour se charger de ses dépouilles.
Les compagnies de négociants, de financiers, de traitants, de publicains et d’accapareurs donnent toujours naissance à une foule de courtiers, d’agents de change et d’agioteurs : chevaliers d’industrie uniquement occupés à propager de faux bruits pour faire hausser ou baisser les fonds, enlacer leurs dupes dans des filets dorés, et dépouiller les capitalistes en ruinant le crédit public.
Bientôt la vue des fortunes immenses de tant d’aventuriers inspire le goût des spéculations, la fureur de l’agiotage s’empare de tous les rangs, et la nation n’est plus composée que d’intrigant cupides, d’entrepreneurs de banques, de tontines ou de caisses d’escompte, de faiseurs de projets, d’escrocs et de fripons, toujours occupés à rechercher les moyens de dépouiller les sots, et de bâtir leur fortune particulière sur les ruines de la fortune publique.
De tant d’intrigants qui s’attachent à la roue de fortune, la plupart sont précipités : la soif de l’or leur fait aventurer ce qu’ils ont, pour acquérir ce qu’ils n’ont pas ; et la misère en fait bientôt de vils coquins, toujours prêts à se vendre et à servir la cause d’un maître.
Lorsque les richesses sont accumulées dans les mains des faiseurs de spéculations, la foule immense des marchands n’a plus que son industrie pour subsister ou assouvir sa cupidité ; et comme le luxe leur à donné une foule de nouveaux besoins, et que la multiplicité de ceux qui courent après la fortune leur ôte les moyens de les satisfaire, presque tous se voient réduits aux expédients ou à la fraude ; dès lors plus de bonne foi dans le commerce : pour s’enrichir ou se soustraire à l’indigence, chacun s’étudie à tromper les autres : les marchands de luxe dépouillent les citoyens dérangés, les fils prodigues, les dissipateurs : toutes les marchandises sont sophistiquées, jusqu’aux comestibles ; l’usure s’établit, la cupidité n’a plus de frein, et les friponneries n’ont plus de bornes.
Aux vertus douces et bienfaisantes qui caractérisent les nations simples, pauvres et hospitalières, succèdent tous les vices de l’affreux égoïsme, froideur, dureté, cruauté, barbarie, la soif de l’or dessèche tous les cœurs, ils se ferment à la pitié, la voix de l’amitié est méconnue, les liens du sang sont rompus, on ne soupire qu’après la fortune, et on vend jusqu’à l’humanité.
À l’égard des rapports politiques de la horde des spéculateurs, il est de fait qu’en tout pays les compagnies de négociants, de financiers, de traitants, de publicains, d’accapareurs, d’agents de change, d’agioteurs, de faiseurs de projets, d’exasteurs, de vampires et de sangsues publiques, toutes liées avec le gouvernement, en deviennent les plus zèles suppôts.
Chez les nations commerçantes, les capitalistes et les rentiers faisant presque tous cause commune avec les traitants, les financiers et les agioteurs ; les grandes villes ne renferment que deux classes de citoyens, dont l’une végète dans la misère, et dont l’autre regorge de superfluités : celle-ci possède tous les moyens d’oppression ; celle-là manque de tous les moyens de défense. Ainsi, dans les républiques, l’extrême inégalité des fortunes met le peuple entier sous le joug d’une poignée d’individus. C’est ce qu’on vit à Venise, à Gênes, à Florence, lorsque le commerce y eut fait couler les richesses de l’Asie. Et c’est ce qu’on voit dans les Provinces-Unies où les citoyens opulents, seuls maîtres de la république, ont des richesses de princes, tandis que la multitude manque de pain.
Dans les monarchies, les riches et les pauvres ne sont les uns et les autres que des suppôts du prince.
C’est de la classe des indigents qu’il tire ces légions de satellites stipendiés qui forment les armées de terre et de mer ; ces nuées d’alguazils, de sbires, de barigels, d’espions et de mouchards soudoyés pour opprimer le peuple et le mettre à la chaîne.
C’est de la classe des opulents que sont tirés les ordres privilégiés, les titulaires, les dignitaires, les magistrats, et même les grands officiers de la couronne ; lorsque la noblesse, les terres titrées, les grands emplois, les dignités et les magistratures sont vénales : alors la fortune bien plus que la naissance rapproche du trône, ouvre les portes du sénat, élève à toutes les places d’autorité, qui mettent les classes inférieures dans la dépendance des ordres privilégiés ; tandis qu’ils sont eux-mêmes dans la dépendance de la cour.
C’est ainsi que le commerce métamorphose les citoyens opulents et indigents, en instruments d’oppression ou de servitude.
Si le commerce corrompt presque tous les agents, il à une influence bien plus étendue sur la société entière, par le luxe qu’il traîne toujours à sa suite. […]
Après avoir fait oublier la patrie, on cherche à l’anéantir dans tous les cœurs.
Des hommes unis par la liberté et pour la liberté ne peuvent être asservis : pour les enchaîner, il faut les diviser d’intérêts, et le temps ne manque jamais d’en fournir
Dans une société naissante, tous les membres de l’État, enfants d’une même famille, jouissent des mêmes droits, ne sont distingues que par le mérite personnel. Mais le prince travaille bientôt à établir différents ordres de citoyens, qu’il élève les uns au-dessus des autres.
Quand il trouve ces ordres établis dans l’État, il travaille à les diviser en différentes classes, qu’il distingue par des privilèges. À l’une, il attache les places du gouvernement ; à l’autre, les charges de la magistrature ; celle-ci, les emplois militaires ; à celle-là, les bénéfices ecclésiastiques ; laissant aux plus basses classes le trafic, les arts et les métiers.
Partout les grands dédaignent les petits, et les petits détestent les grands : ou pour mieux dire, toujours ceux qui tiennent à une classe de citoyens dédaignent ou détestent ceux qui tiennent à une autre classe. Ce sont ces basses passions que les princes mettent en jeu, pour fomenter la discorde entre les membres de l’État. […]
Quand le peuple dispose des emplois, ceux qui les briguent font bien quelques bassesses pour les obtenir, toute fois ils ne sont guère accordés qu’au mérite. Mais lorsque le prince en dispose, on ne les obtient que par des voies indignes ; la flatterie, la prostitution, l’infamie sont des arts nécessaires pour y parvenir.
Les princes ne peuvent seuls renverser la liberté ; il leur faut des conseillers, des suppôts, des instruments de tyrannie : or ils ne confient l’exécution de leurs projets qu’à des hommes adroits, qu’à des fourbes sans probité, sans mœurs, sans honneur.
Pour mieux assurer la réussite de leurs desseins, quelquefois ils n’admettent que peu de têtes dans le cabinet.
Impatient d’assouvir sa rapacité, Henri VII appela au ministère Empson et Dudley, deux adroits scélérats, également versés dans la chicane, et bien qualifiés pour intervertir les formes de la justice, faire succomber l’innocent, et dépouiller le peuple sans défense.
Louis XI ne confia les premières places de l’État qu’à des hommes de néant ; il ne chargea de l’exécution de ses desseins ambitieux que des hommes prêts aux derniers forfaits.
Pressé de devenir absolu, Charles II remit la conduite des affaires à son conseil privé, où il n’admit qu’un petit nombre d’hommes entreprenants, perdus de réputation, et faisant gloire de leurs vices.
À voir les crimes dont se couvrent les ministres des princes ambitieux, que penser des princes eux-mêmes ? […]
A suivre…