Archive pour james c scott contre le grain une histoire profonde des premiers états

Faire tomber les mythes historico-anthropologiques sur l’État pour finir par… « N’être plus gouvernés »…

Posted in 3eme guerre mondiale, actualité, altermondialisme, autogestion, écologie & climat, économie, crise mondiale, démocratie participative, gilets jaunes, guerres hégémoniques, militantisme alternatif, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, philosophie, politique et social, politique française, réchauffement climatique anthropique, résistance politique, société des sociétés, terrorisme d'état, Union Europeenne et nouvel ordre mondial with tags , , , , , , , , , , , , , , , on 26 juillet 2022 by Résistance 71

Chapas1
Pour un ¡Ya Basta! mondial…

N’être pas gouvernés

Roméo Bondon

Mai 2018

Source: https://www.revue-ballast.fr/netre-pas-gouvernes/

L’attention des anthropologues s’est bien souvent restreinte au « sauvage », à l’ailleurs, cette altérité en apparence si franche qu’elle semble parfaitement objectivable. La géographie, elle, bien qu’elle ait des racines libertaires certaines1, s’est aussi largement constituée comme science coloniale et étatique2. Peu nombreuses sont les recherches portant sur les « autres » d’ici, souvent présentés, du reste, comme d’archaïques ruraux déjà dépassés par l’avancée de l’Histoire3. Peu nombreuses aussi sont les études géographiques s’arrachant du cadre des États-nations4. Et si l’étrange, dont la différence fait aussi l’intérêt, n’était pas nécessairement lointain dans le temps et l’espace, ni aussi marginal qu’on pourrait le penser ? Et si l’Histoire s’était faite en majeure partie à l’écart de l’État, ou en tout cas contre ses premières formes (États rizicoles en Asie, proto-États dans l’Europe médiévale, jusqu’à leur consolidation progressive à l’époque moderne5) ? L’expérience en cours dans le bocage nantais, à « la ZAD », peut s’inscrire dans ce que le politologue James C. Scott a défini comme des « Zomia Studies », domaine de recherche ouvert avec son ouvrage Zomia, au sous-titre éloquent en ce contexte de lutte(s) : « ou l’art de ne pas être gouverné ».

« La Zomia est la dernière région du monde dont les peuples n’ont pas été intégrés à des États-nations6 ». Zone de deux millions et demi de kilomètres carrés en Asie du Sud-Est, la Zomia est avant tout une construction géographique dont les caractéristiques politiques et culturelles s’opposent fondamentalement à tout type d’État — en l’occurrence celui fondé sur la riziculture sédentaire autour des collines et montagnes de cette partie de l’Asie. « Zone refuge » formée de multiples « zones de morcellement7 », la Zomia n’obéit pas à des frontières fixes ; plus précisément, elle s’inscrit contre ces dernières, les fuyant à mesure qu’elles se sont étendues. Bien que la ZAD (Zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes se soit inscrite dans la délimitation stricte d’une ZAD (Zone d’aménagement différé) créée dans les années 1970, c’est sa pluralité d’identités, fédérées contre un projet et le monde qui le porte, qui la caractérise. Si l’on remplace dans le texte de James C. Scott le terme de « colline », propre à son terrain d’étude, par celui de « bocage », la ZAD apparaît comme un lieu exemplaire illustrant ce qu’est une Zomia. « Les collines ne sont pas seulement un espace de résistance politique : elles sont une zone de refus culturel8 ». C’est justement cet ajout que ne veulent pas voir les pourfendeurs de la ZAD, et qui les empêche d’en comprendre la portée.

Certes, le combat politique le plus visible a été gagné avec l’abandon du projet d’aéroport. Mais la lutte s’est toujours inscrite aussi contre une normalisation des comportements, dans la revendication d’une altérité qui se décline politiquement — des naturalistes en lutte aux autonomes, en passant par des paysans reconvertis — aussi bien que dans les pratiques — une agriculture à la marge des impératifs productivistes imposés par les subventions, des projets s’ancrant sur un territoire réduit mais en interdépendance avec celui-ci (là où la mondialisation implique une déterritorialisation des produits). Dans la région d’Asie qui occupe l’auteur, « “Habitants des forêts” ou “personnes des collines” est synonyme de non-civilisé9 » : n’est-ce pas comme tel que sont traités les opposants, traqués par une troupe de CRS détruisant toute habitation considérée comme précaire sur son passage ? Pour James C. Scott, « plus vous laissez de traces, plus grande est votre place dans l’histoire10 » : les archives sont matérielles ; l’Histoire qui en résulte est nécessairement partielle. De même qu’il ne reste plus rien du centre universitaire de Vincennes aujourd’hui, si ce n’est une clairière11, les autorités souhaitent que la lutte, victorieuse une fois, ne le soit pas de manière pérenne à travers une installation permanente. Les constructions collectives sont détruites pour cette même raison : elles symbolisent ce dont l’État ne veut pas, à savoir la mutualisation, la mise en commun, à rebours d’une jeune tradition propriétaire qui se veut originelle12. Le refus par l’État de tout projet collectif va dans ce sens ; la destruction d’un lieu au nom aussi symbolique que « La Ferme des Cent Noms » également. Car « même les structures sociales et les types d’habitats dans les collines pourraient être utilement envisagées comme des choix politiques13 ». L’utilisation de matériaux de récupération et légers sur la ZAD, comme dans les arbres à Bure ou à l’Amassada à deux pas des Causses, est une décision dictée par la nécessité de construire vite, mais est surtout la traduction d’une volonté de montrer qu’autre chose est possible : des chantiers collectifs pour des cabanes, des hangars, un phare, des habitations aussi diverses qu’il y a d’habitants, comme autant de pieds de nez à l’imposition de chantier décrétés « d’utilité publique ».

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Se fédérer contre, se diviser pour

Sur la ZAD peut-être plus que sur les autres sites en lutte, la diversité dans les profils d’habitants est la règle. Cette multiplicité s’est unie contre un projet, alors même que les installations sont diverses et les raisons de continuer la lutte aussi. Là où le cauteleux Nicolas Hulot a appelé à « ne pas confondre écologie et anarchie », les habitants de la ZAD prouvent que les deux sont indissociables dans leur combat. Une fois de plus, l’anarchie souffre de son image défigurée par ceux qui ont le pouvoir de le faire depuis plus d’un siècle. Qui mieux que le géographe libertaire Élisée Reclus pour rappeler que l’attention au milieu comme à la terre et l’anarchie s’associent bien plus qu’ils ne s’opposent ? Lui qui déplore les conséquences de l’industrialisation de son époque sur les montagnes et cours d’eau14 a également œuvré toute sa vie pour la réalisation de ses principes : « Notre destinée, c’est d’arriver à cet état de perfection idéale où les nations n’auront plus besoin d’être sous la tutelle ou d’un gouvernement ou d’une autre nation ; c’est l’absence de gouvernement, c’est l’anarchie, la plus haute expression de l’ordre15. » Les occupants de la ZAD l’avaient depuis le début annoncé : ils luttaient « contre l’aéroport et son monde » — Hulot n’a retenu que le premier de ces combats. L’aéroport étant abandonné, place au monde qui l’a porté : « Nous savons tous que ce que nous aurons à arracher demain sera le maintien de l’usage commun d’un territoire insoumis et ouvert, qui en inspire d’autres. Et que pour ce faire, nous devons construire des formes inédites16. »

Même si ce sont les barricades qui sont les plus visibles, la lutte est avant tout idéologique ; elle dessine un nouveau front entre les tenants de la propriété, l’État, et ceux qui souhaitent bâtir une vie hors d’un cadre uniformisé, dans un ensemble de projets collectifs. James C. Scott oppose une « agriculture d’évasion », qu’il perçoit comme faisant partie de « formes de culture destinées à se soustraire à l’appropriation étatique17 », à une agriculture sédentaire, pratiquée dans les plaines asiatiques et promue par les États pour fixer les populations. Les propositions d’installation sur la ZAD se veulent à la marge des cadres réglementaires habituellement mobilisés mais n’excluent pas d’être intégrées à un territoire dépassant la zone. Le grand écart avec l’État se situe dans la manière dont ces installations souhaitent durer. La « Ferme des Cent Noms » en est l’exemple le plus frappant : ce sont des projets collectifs qui étaient jusqu’à peu proposés, sans titre de propriété individuel. Le collectif des Cent Noms regroupait une vingtaine de personnes travaillant aux alentours de la ferme éponyme ; les chantiers collectifs, comme ceux menés au Très Petit Jardin en dépit des nuages de lacrymo, participent à la réalisation par tous d’un projet qui ne s’arrête pas à une personne. Étendre cette communalisation serait rendre les occupants invisibles pour les instances de régularisation agricoles (MSA et chambres d’agriculture) ; c’est cela même qui gêne tant l’État. « Les dirigeants étatiques considèrent comme presque impossible d’instaurer une souveraineté effective sur une population constamment en mouvement, qui n’a pas de forme permanente d’organisation, qui ne se sédentarise pas, dont le gouvernement est éphémère, dont les formes de subsistance sont flexibles et peuvent changer18».

L’impossible souveraineté, et dès lors l’improbable autorité étatique sur ces projets, implique un emploi de la force pour les détruire. La seule alternative proposée passe par la propriété individuelle. À cela, les habitants de la ZAD pourraient opposer l’histoire coloniale de l’État français et ceux qui lui ont résisté. C’est cette même altérité qui a été combattue dans une Algérie colonisée par la loi Warnier (1873), interdisant toute indivision des terres et permettant l’accaparement de plus de terres encore par les colons. S’appuyant sur d’autres exemples historiques, situés pour leur part en forêt, Jean-Baptiste Vidalou a rappelé la connivence entre la colonisation et l’aménagement du territoire, la colonisation et l’action violente de l’État, là où ce dernier peine à se faire « respecter »19. La propriété en indivision décrétée par les opposants au transformateur électrique de Saint-Victor-et-Melvieu, village où s’est bâti l’Amassada, est une manière de lutter contre une confrontation par trop déséquilibrée entre un propriétaire et l’État. Celui-ci trouve face à lui une pluralité d’habitants, qu’il ne sait dès lors comment traiter autrement que par la force.

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Palresistance

Se diviser contre, se fédérer pour

On pourrait appliquer à chaque territoire en lutte ce que l’anthropologue Pierre Clastres relevait de ses observations chez les Guarani et dans ses lectures ethnographiques : une Zomia, la ZAD ou le Chiapas, ces espaces se définissent comme un « tout fini » parce qu’ils sont « un Nous indivisé ». Pour Clastres, « la communauté primitive peut se poser comme totalité parce qu’elle s’institue comme unité20 ». En dépit d’un essentialisme problématique chez l’auteur, on peut néanmoins souligner que ce même processus est visible à Notre-Dame-des-Landes et sur nombre de territoires en lutte : un combat fédère et englobe dès lors, sous un seul nom, une multitude de choix. Ce « Nous indivisé » que forment les « zadistes » peut également s’atomiser pour contraindre au mieux l’avancée des forces de l’ordre, en utilisant leur terrain. Cette connaissance de l’espace, les habitants de la ZAD la partagent avec les Ariégeois lors de la guerre des Demoiselles au XIXe siècle ou les Cévenols au XVIIe lors de la guerre des Camisards, chacun des deux territoires s’étant opposé à l’avancée de la puissance étatique. Comme le rappelle Jean-Baptiste Vidalou, la pratique quotidienne de la forêt était un atout dans la dispersion des habitants ou le regroupement opportun. Au sein de la ZAD, s’il y a division, c’est avec bienveillance — du moins, tant que faire se peut —, entre les différents choix de vie expérimentés : « Il y avait dans l’air comme un esprit joyeux de jacquerie et de partage : “On se côtoyait aussi bien autour d’un repas que derrière une barricade”. Gilles s’anime : “Au cours de ces moments intenses, les étiquettes disparaissent”, les identités deviennent poreuses, “de l’anarcho-communiste au paysan, du punk au naturaliste, on ne sait plus qui est qui”21. »

S’il y a division, c’est aussi sous la contrainte, comme outil stratégique pour éviter de s’enfoncer dans un conflit sans fin — c’est la « stratégie d’autodéfense administrative », soit l’acceptation, par une délégation, de proposer des projets d’installation individuels va dans ce sens. Mais il ne fait aucun doute que ces derniers n’auront d’individuel que le nom : le nom de celui ou celle qui subira les obligations imposées par l’UE et l’État à toute exploitation agricole. La multifonctionnalité des paysans, réclamée par l’OCDE dès les années 1990 et décrétée dans les années 2000 avec la réforme de la PAC, est pourtant au principe de ce qu’est la paysannerie. L’impératif « post-productif » lancé aux campagnes aujourd’hui croit être novateur en mêlant travail sur la terre et préservation du paysage : c’était pourtant un processus à l’œuvre bien avant que l’agriculture industrielle ne s’immisce au cœur des pratiques paysannes. Seulement, alors que l’accroissement normatif est avant tout dirigé vers les monocultures céréalières, chacun y est sujet comme s’il était aussi néfaste sur le plan environnemental — et les projets portés à Notre-Dame-des-Landes n’y feront peut-être pas exception. Bien que l’étude soit datée, les affirmations du sociologue rural Henri Mendras prophétisant La Fin des paysans (1967) peuvent encore être lues avec profit : « c’est le passage de la logique paysanne à la rationalité économique dans la gestion des exploitations qui résume et symbolise le conflit de civilisation et la transformation du paysan en producteur agricole22 ». C’est aujourd’hui le mouvement inverse qui effraie l’État et déclenche sa logique répressive.

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L’indivision est un principe fondamental de ces luttes, laissant à la diversité des projets la possibilité de s’étendre sans entrave. Mais la fédération de chacun autour d’un combat ne s’opère pas seulement contre un monde ou une agression ; elle se construit également pour un avenir commun. Des expérimentations similaires se retrouvent sur chacun des territoires en lutte ou en passe de l’être : des projets agricoles ayant à cœur de revenir à l’autonomie paysanne, des lieux de vie communs où échanger et partager comme à l’Amassada de Saint-Victor-et-Melvieu, des bibliothèques comme celle du Taslu à la ZAD, communes elles-aussi… L’importance des moyens mis en œuvre pour déloger les habitants de la ZAD indique la crainte de l’État de voir son autorité remise en cause. Mais, peut-être plus encore, c’est de voir émerger un contre-pouvoir qui, au lieu de combattre frontalement, ne souhaite que rester à l’écart et prouver que ce qu’il fait est possible, qui effraie. Ce qui se joue à Notre-Dame-des-Landes prouve que se poser à la marge n’est pas une attitude si absurde que ça ; que c’est plutôt encourager l’inacceptable — de l’agriculture industrielle à la financiarisation de la culture, de la précarisation des travailleurs au délaissement des plus démunis — qui est inimaginable.

Notes :

Élisée Reclus et Pierre Kropotkine ont tous deux appliqué leur raisonnement géographique à leur anarchisme, et inversement. Le premier a écrit une Nouvelle Géographie Universelle (1876–1894) aussi bien que L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique (1902) ; le second appuie sa théorisation de l’entraide sur les observations qu’il a pu mener en Sibérie. Sur leurs travaux et parcours respectifs, voir Philippe Pelletier, Géographie et anarchie : Reclus, Kropotkine, Metchnikoff, Éditions du Monde libertaire, 2013.↑

L’Institut Géographique National (IGN) est issu du Service Géographique de l’Armée (SGA) ; les colonies françaises ont servi de terrain à de nombreux géographes, constituant un courant à part entière — la géographie coloniale — dont la géographie tropicale puis du développement sont issues.↑

Pour des approches hétérodoxes, voir Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la Mort, les Sorts, Gallimard, 1977 et Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, Gallimard, 1979.↑

Le géographe libertaire canadien Simon Springer revient sur cette connivence dans son ouvrage Pour une géographie anarchiste (2018) : les géographes ont d’abord été mobilisés dans des contextes belliqueux — Emmanuel De Martone a par exemple été convoqué pour la modification des frontières européennes suite à la Première Guerre mondiale — puis pour l’aménagement du territoire. Par ailleurs, si le marxisme, à la suite de David Harvey, est bien représenté dans la discipline, l’anarchisme était jusqu’à peu quasiment inexistant.↑

Voir Philippe Contamine (dir.), Guerre et concurrence entre les États européens du XIVe au XVIIIe siècle, PUF, 1998.↑

James C. Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013, p. 9.↑

Ibid., p. 29.↑

Ibid., p. 44.↑

Ibid., p. 54.↑

Ibid., p. 61.↑

Voir Virginie Linhart, Vincenne, l’université perdue, coproduction Arte France, Agat films & Cie, 2016.↑

Le droit de propriété est défini comme droit naturel et imprescriptible dans l’article deux de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen ; la Loi du partage du 5 juin 1793 réduit la possibilité d’user de biens communaux. Tout comme le mouvement des enclosures en Angleterre, l’avènement de la propriété privée comme droit est historique, datable donc, et non naturel.↑

James C. Scott, op. cit., p. 59.↑

« Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes », Revue des Deux Mondes, 1864, réédité aux éditions Barthillat, 2019.↑

Élisée Reclus, « Développement de la liberté dans le monde » (1851), dans Écrits sociaux, Héros-Limite, 2012.↑

Collectif Mauvaise Troupe, Saisons – nouvelles de la zad, éditions de l’Éclat, 2017.↑

James C. Scott, op.cit., p. 47.↑

Ibid., p. 67.↑

Voir Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts, habiter des territoires en lutte, La Découverte, 2017.↑

Pierre Clastres, Archéologie de la violence, la guerre dans les sociétés primitives, éditions de l’Aube, 2013, p. 43.↑

Gaspard d’Allens et Lucile Leclair, Les Néo-paysans, Seuil / Reporterre, 2016, p. 62.↑

Henri Mendras, La Fin des paysans, Acte Sud, 1992, p. 24.↑

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Lectures anthropologiques complémentaires sur Résistance 71 :

Notre page “Anthropologie politique”

Notre page “Pierre Clastres”

Zomia et le travail de James C Scott, nos traductions :

“L’art de ne pas être gouvernés” et “Contre le grain, une histoire profonde des premiers états”

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La plupart de la résistance ne dit pas son nom. Entretien avec l’anthropologue politique James C. Scott (2018)

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“De fait, la chose la plus essentielle est de rassembler ce peuple disséminé partout en nulle part, en groupes ; la chose primordiale est de les rendre saisissables. Quand nous les aurons entre nos mains, nous pourrons alors faire beaucoup de choses qui sont impossibles pour nous à faire aujourd’hui et nous permettra alors peut-être de capturer leurs esprits après que nous ayons capturé leurs corps.”
~ Officier du corps expéditionnaire français, Algérie, 1845, cité par J.C.Scott, 2009 ~

“Avec la collectes d’impôts, la sédentarisation permanente des populations est la plus ancienne des activités de l’État.”
~ James C. Scott, 2009 ~

“L’essentiel de ce que l’on veut dire lorsque nous disons le mot “civilisé”, d’être “Han”, d’être un vrai “Thaï “ou “Birman”, c’est d’être un sujet totalement incorporé, enregistré et taxé de l’État. Par contraste, être “non-civilisé” est souvent l’opposé, c’est à dire vivre en dehors du cadre oppresseur de l’État.”
~ James C. Scott, 2009 ~

Lire James C Scott sur notre page “Anthropologie politique”

 


James C. Scott, anthropologue
professeur de science politique, Yale U.

 

La plupart de la résistance ne dit pas son nom: un entretien avec l’anthropologue politique James C. Scott

 

avec Francis Wade

 

Janvier 2018

 

url de l’article orignal:
https://lareviewofbooks.org/article/most-resistance-does-not-speak-its-name-an-interview-with-james-c-scott/

 

~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~

 

Février 2021

 

Le texte en format PDF:
Entretien_avec_James_C_Scott_2018

 

FRANCIS WADE: Qu’est-ce qui vous a amené à votre domaine de recherche, la question du comment l’État se développe t’il, comment contrôle t’il ses sujets ? et comment peut-on lui résister ?

JAMES C. SCOTT: A l’origine, cela remonte à ma période d’étude de 3ème cycle et de chercheur sur le sud-est asiatique lorsque je parlais et dissertais contre la guerre du Vietnam. J’étais fasciné par des gens comme Sékou Touré, Ho Chi Minh, Mao Zedong et bien d’autres. et ce ne fut qu’à la fin des années 1960 que j’ai compris que ces types de luttes révolutionnaires ne menaient qu’à des états renforcés qui étaient capables de s’appuyer plus fortement sur des populations de manière plus autoritaire que les états qu’ils avaient remplacés.

Mon premier livre, The Moral Economy of the Peasant, était un effort de comprendre la rébellion paysanne. Ceci mena à des travaux subséquents sur les formes de résistance qui n’étaient pas révolutionnaires, les formes de résistance de la vie quotidienne.

Plus récemment, je me suis intéressé à l’histoire profonde de l’État et un livre précédent sur la question fut un livre sur l’histoire des peuples des hauts-plateaux en Asie du sud-Est. (NdT: “Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné”) Mon livre “Against the Grain” ne fut qu’une progression logique de ceci, mais je voulais aussi lui donner une dimension écologique. Le travail académique aujourd’hui est infusé d’un profond sens du doute sur la place que nous occupons de nos jours et du comment nous en sommes arrivés là, que ce soit à cause du réchauffement climatique ou de l’extinction des espèces. Profondément, je partage le souci que les formes d’état et de mode de vie agraire et grégaire qui prévalurent avant l’avènement des sources d’énergies hydrocarbonées, sont partiellement responsables de ce que nous vivons maintenant. Je fus donc déterminé de remonter le temps dans ma recherche aussi loin que possible pour voir comment cette chose qu’on appelle “l’état” et sa concentration d’animaux et de cultures agricoles et de gens dans des espaces sédentaires s’établirent en première instance.

Quelques critiques de votre livre “Against the Grain” l’ont accusé d’avoir été trop dur contre l’état. L’État ne peut-il pas fournir la liberté aussi bien q’il puisse la limiter ?

J’essaie de penser à cette question attentivement au travers de la révolution française, parce que ce fut la toute première fois qu’une population adulte mâle fut affranchie ; et ce fut la première fois que quiconque où que ce soit en France, quelque soit son bien ou son métier, était égal devant le loi de la nation française. La France après la révolution fut un grand état de l’émancipation, mais auparavant, l’État n’avait accès à la population qu’au travers des parlements différents et des différents états de l’ordre féodal. Une fois la révolution réalisée, l’État pour la première fois eut accès directement à ses citoyens. Ce fut la naissance de la citoyenneté et ceci rendit possible la mobilisation totale de la population sous Napoléon. Ainsi vous aviez organisation et mobilisation pour la guerre totale intégralement liées aux résultats de la révolution française. (NdT: En fait, on peut aussi voir ceci de la façon suivante. Le révolution jacobine bourgeoise ne put pas désarmer le peuple, qui resté en armes présentait une menace pour le bon déroulement de la mise en place de la dictature marchande, ne pouvant risquer que la contre-révolution marchande soit brisée par le peuple, les nouveaux dirigeants bourgeois envoyèrent le peuple guerroyer aux quatre coins de l’Europe pour défendre les acquis de la révolution et “libérer” les peuples européens du joug monarchique… La guerre perpétuelle se poursuivit sous le directoire, le consulat et bien sûr l’empire, qui vit alors le système bancaire acheter l’ensemble de la belligérance, l’affaire était pliée en 1815, la banque dominait et annonçait le règne de la pourriture du fric jusqu’à aujourd’hui, dans son ère  totalement achevée de domination réelle capitaliste depuis la 1ère guerre mondiale…)

Ce à quoi j’objecte dans quelques critiques de “Against the Grain” et qu’elles tendent à assumer que les chasseurs cueilleurs avaient l’option de continuer leur existence ou de rejoindre l’état providence danois. Ils choisirent, ou plutôt furent forcés de choisir, de rejoindre, une autocratie agraire d’une sorte ou d’une autre. Dans la mesure où l’État possède des aspects de providence et de sécurité sociale, ce n’est que ce qui est nécessaire pour maintenir une population de manière centralisée, joignant l’utilité à la nécessité.

“Les armes des faibles” explore les façons matérielles et idéologiques par lesquelles des sociétés plus vulnérables résistent au pouvoir d’une élite. Avez-vous physiquement été dans ce village malais pour observer ces méthodes particulières de résistance ?

En fait, par bien des aspects, “Weapons of the Weaks” est le livre dont je suis le plus fier, en grande partie parce qu’il est le fruit de deux ans de recherche de terrain dans ce village malais où rien de révolutionnaire ne se passait. Et j’ai trouvé que ce n’était pas seulement des façons idéologiques subtiles de résistance qu’utilisaient les villageois. Les luttes des gens sans droits citoyens, ce qui revient à dire la vaste population du monde la plupart du temps, sont toujours matérielles dans un sens. Entre 1650 et 1850, le crime le plus  important et le plus fréquent en Grande-Bretagne était le braconnage. Il n’y avait jamais de grandes marches sur Londres, pas de pétitions parlementaires, pas d’émeutes, c’était une lutte pour la propriété commune, communale qui fit rage pendant un ou deux siècles et qui rapportait de véritables bénéfices quotidiens pour la paysannerie.

De manière similaire, regardez la différence entre ‘invasion des sols d’un côté et le squatting de l’autre : les squatteurs ne font aucune demande publique, ils ne sont intéressés que par le résultat factuel. Il en va de même des désertions dans l’armée en rapport aux mutineries, parce que la mutinerie fait une demande publique. Alors il m’est apparu d’un seul coup que la vaste majorité de la résistance dans l’histoire ne fait pas de demande publique et qu’en fait une grande partie de cette résistance est cachée derrière une loyauté au roi ou au tsar. Il me semble que les historiens, en focalisant sur l’organisation et les manifestations publiques, ont loupé en fait la plupart des actes réels de résistance au travers de l’histoire.

Est-ce que ces “armes” quotidiennes utilisées par les villageois malais, traîner les pieds, grève du zèle, évasion, commérage, sont utilisés aussi ici, dans des pays développés comme les Etats-Unis avec de robustes institutions politiques ?

Si nous parlons des pays développés, nous parlons alors d’une aliénation générale de la politique et d’un manque de volonté de donner son cœur et son âme à la lutte dans une arène qu’on voit profondément corrompue et compromise, pourrie. Cette aliénation et le retrait qui en est l’effet sont les formes les plus communes de résistance. en Europe de l’Est, ils avaient l’habitude d’appeler ça la migration interne, vous trouveriez quelque chose d’autre à penser parce que c’était sans espoir de penser à la sphère publique. C’est Hobsbawn qui a dit que le but des paysans était de travailler le système au minimum de leur désavantage, ils ne peuvent pas le battre mais ils peuvent rogner la circonférence.

L’autre chose que j’ai découverte dans ce village malais est la façon dont les gens se représentent mal devant des audiences différentes, comment les pauvres se font une mauvaise idée de leurs accords et de la complicité avec les élites du village, comment ils parlent entre eux en opposition du comment ils parlent au pouvoir. Ceci est quelque chose qui se passe quotidiennement partout. Lorsque les disparités de pouvoir sont grandes, l’incompréhension et la mauvaise représentation sont en relation fortes. Ceci représente les “transcriptions cachées” que j’ai décrites.

Mais rappelez-vous que traîner les pieds n’est pas seulement une technique des sans-pouvoir, c’est aussi utilisé par les bureaucraties. Il y a un bon moment dans la Massassuchetts, le gouvernement de l’état avait décidé de faire des coupes dans les dépenses sociales. Mais il n’avait pas eu le courage de le faire ouvertement et cela aurait été politiquement difficile de changer formellement les critères sociaux et les dépenses. Ce qu’ils firent alors fut de rendre le processus bureaucratique onéreux en utilisant beaucoup de formulaires très longs, de rendre les heures d’ouverture des services sociaux inefficaces et peu amènes pour les mères de famille et leurs enfants, ils utilisèrent toute une série d’obstacles subtils ou un véritable parcours du combattant si vous voulez, afin de s’assurer que personne n’arrive au sucre d’orge. Alors tandis que ce type de résistance peut-être une des seules armes des sans-pouvoir, cela constitue une des armes de la panoplie des élites.

Vous avez dévoué des livres entiers à l’exploration de la résistance à l’état en Asie du Sud-Est ; mais je ressens souvent presque un désir conditionné parmi certaines communautés là-bas pour une forte autorité sans laquelle la société pourrait s’effondrer. La Thaïlande et les Philippines sont les deux exemples récents qui viennent en tête ?

Je n’ai pas la prétention d’être un spécialiste en opinion publique mais cela m’interpelle que les classes moyennes cosmopolites et éduquées de Thaïlande se sont retournées contre un gouvernement élu populiste et sont très heureux de vivre sous la règle militaire (NdT: là Scott ne sait pas trop de choses sur le sujet car il parle du gouvernement du magnat corrompu et mondialiste, populiste au sens le plus vil du terme, de Taksin Shinawatra dont la fonction de 1er ministre n’a fait que l’enrichir, lui, déjà multi-millionnaire et les siens et ses amis du business. Il a été condamné par contumace pour escroquerie, corruption, abus de biens sociaux, fraude électorale et vit en exil aux Emirats Arabes Unis et au Qatar. Lorsqu’il fut déposé par un coup d’état “doux” sans violence, il était aux Etats-Unis où il donnait une conférence au CFR, ironie du sort… Ceux qui connaissent bien la Thaïlande ne furent pas surpris du soutien que reçut ce “coup d’état” au sein d’une vaste majorité du peuple thaïlandais. La sœur de Shinawatra, Yinluk, est devenue quelques années plus tard la 1ère femme premier ministre en Thaïlande, pilotée par son frère depuis l’étranger, elle fut aussi déposée en douceur il y a quelques années.).

Idem aux Philippines pour Duterte qui ne voir aucun lever de boucliers contre lui, ce qui montre un réel désir des Philippins pour la loi et l’ordre aux dépends des libertés démocratiques. (NdT: on ne naît pas ainsi, on le devient. C’est une construction sociale… de plus on ne peut pas comparer la Thaïlande et les Philippines, le facteur très spécial de la monarchie n’existe pas aux Philippines, à plus forte raison la monarchie dans son contexte thaïlandais qui est très spécial et unique au monde)

Au Myanmar (Birmanie), un des objectifs à long terme de l’armée, en terme d’opinion publique, est de faire croire aux gens que le pays va s’effondrer s’il n’y a pas un fort pouvoir militaire en place et que celui-ci ait les mains libres. Ce désir est cultivé depuis le sommet de la pyramide. J’ai le sentiment qu’Aung San Suu Kyi (NdT : elle même fille de général) voulait étendre les cesser-le-feu à toutes les minorités périphériques parce qu’elle voulait le contrôle du problème majeur de la sécurité nationale et que l’armée fut heureuse d’avoir cette disruption et cette flambée de conflits, cela allait dans leur intérêt.

Est-ce que ces campagnes supposément bienveillantes, les cesser-le-feu au Myanmar, la guerre contre la drogue de Duterte aux Philippines, ne pourraient pas être plutôt des stratégies de protection du pouvoir de l’état dans ces régions des pays concernés qui justement en manquent ?

Toute intervention de l’État et extension de pouvoir est vu par les élites comme une bonne chose dans l’intérêt des populations. Mais sans cynisme, cela resultera plus que vraisemblablement en une amplification du pouvoir étatique aux dépends de ses sujets. [NdT: s’ensuit ici l’exemple des Philippines sur Mindanao depuis les années 1950]

Les premiers états ont du gérer une périphérie avec d’autres peuples avec lesquels ils en faisaient des alliés ou les transformaient en mercenaires ou les maintenaient à distance. Maintenant, l’explosion démographique du dernier siècle et demi écoulé signifie qu’il y a des populations des basses terres qui sont affamées qui peuvent être à la fois utilisés pour créer de nouvelles plantations dans les collines ainsi que de nouvelles colonies etc. La périphérie peut-être contrôlée en y envoyant et en transplantant des populations majoritaires. Aujourd’hui, le développement des routes et infrastructures permet aux états de projeter leur pouvoir de manières qui n’étaient ni possibles ni pensables auparavant. Mais je pense que le degré de contrôle de l’État en Asie du Sud-Est varie grandement. La très grande partie du Laos par exemple, à l’exception des quelques zones de vallées, est un espace non-étatique où l’État n’a que peu ou pas d’influence.

Pourrait-il y avoir quelque chose là dans le processus de formation des états qui pourrait faire comprendre ce constant mouvement de balancier entre l’autoritarisme et la démocratie en Asie du Sud-Est ?

Je présume que si je devais m’intéresser à cette question, je regarderais à la période de la seconde guerre mondiale (SGM) et à l’histoire de l’indépendance post-SGM. Au Myanmar (Birmanie) en particulier. il est clair que la mobilisation militaire fut une part absolument cruciale de la création d’un état birman. Une partie de cela est aussi vraie pour l’Indonésie et un peu au Vietnam. Il semble que ces endroits ont eu une poussée militaire tôt dans le jeu, qui était accoutumée à la règle et dans bien des cas à gérer l’économie. elles sont de grand intérêt économique par dessus le marché. Sous cet aspect, je pense qu’il y a une domination militaire institutionnelle qui remonte à loin et l’armée se représente elle-même comme salvatrice et âme de la nation.

Avec ce changement viennent de sévères angoisses au sujet de la stabilité de la société et les leaders nationalistes sont très forts pour faire la propagande de la peur que la démocratie va renverser les ordres sociaux ayant cours de longue date, qu’ils soient ethniques, religieux etc. Nous voyons les résultats létaux de tout ça maintenant au Myanmar.

Si vous vous demandez quels pays ont la plus longue expérience de la politique ouverte démocratique en Asie du Sud-Est, la réponse serait sans aucun doute les Philippines et la Thaïlande et un peu l’Indonésie. Le nœud de l’affaire est qu’une plus longue expérience de stabilité politique sous une concurrence politique saine démocratique réduirait la peur que la nation s’effondre. Je conçois une politique démocratique ouverte comme un processus éducatif graduel. D’un autre côté, si vous avez  une période continue d’autoritarisme, alors les seules formes d’opposition doivent être profondément subversives ou armées, ceci est une prophétie qui s’auto-réalise si la seule opposition que permet un régime militaire birman à sa règle sont des mouvements sécessionnistes armés. Alors le pays s’effondrera. Ceci est en un sens assez caractéristique de la politique que la règle militaire a créée.

Sur la question du Myanmar, cette soi-disante transition vers la démocratie accordée que Suu Kyi espère présider pose un problème : l’armée birmane a loué l’accès à un bon nombre de ressources naturelles à des entreprises étrangères, celles-ci ont accaparé des terres et des entreprises partout dans le pays et se les sont mises en gestion directe. Il n’est pas clair, ce même si la transition était couronnée de succès dans les huit prochaines années, qu’il y ait encore des choses qui n’aient pas été saisies et rendues propriété de l’armée ou d’entreprises étrangères. Ceci en fait est un bien mauvais deal pour les démocrates.

Êtes-vous surpris de l’intensification de la violence ethno-religieuse se passant durant la démocratisation du pays ?

J’ai toujours remarqué, ce depuis que je vais en Birmanie, ce que j’ai toujours pensé être une peur irrationnelle des musulmans en général. C’est une sorte d’hystérie, de dire que ces gens volent les femmes, comme si les femmes étaient propriété des seuls birmans (groupe ethnique majoritaire) Il y a une profonde peur culturelle de l’extinction, spécifiquement liée aux mâles et au bouddhisme dans son déguisement birman et ceci semble toujours être totalement hors de proportion par rapport à tout véritable danger auquel l’état birman a du faire face.

Il ne fait aucun doute que nous avons une véritable tragédie humanitaire qui se déroule devant nos yeux, une de celles que l’Asie du Sud-Est n’a pas vu depuis au moins les derniers massacres en Indonésie après 1965 (NdT: l’élimination physique du PCI et sympathisants par l’armée indonésienne pilotée par la CIA et les forces spéciales américaines, massacres et “disparitions” de centaines de milliers d’opposants dans une vaste chasse aux sorcières délatrice à travers le pays…). Il me semble que les Indonésiens vont devoir gérer cette tache des massacres dans leur histoire pour le siècle à venir, de la même façon que les Turcs doivent faire face aux massacres des Arméniens. Quoi qu’on puisse dire du peuple Rohingya, ce sont des êtres humains et ont été traités comme du bétail ou pire, plus d’un demi-million d’entre eux ont été déplacés, leurs maisons brûlées, leurs vies ruinées. Lorsque la poussière de cette tourmente va retomber tout régime birman devra gérer les conséquences de cette affaire de tragédie humanitaire dont lui et ses milices alliées seront tenus pour responsables. C’est une de ces hontes nationales. Je ne parle pas du point de vue de nations n’ayant pas de génocides à se reprocher ni à expliquer, et les Etats-Unis ont certainement plein de choses à expliquer ; mais la Birmanie / Myanmar a aussi un génocide pour lequel elle doit rendre des comptes.

Comment se peut-il qu’une vaste section de la population se soit ralliée derrière le nettoyage ethnique ? Tout ça ne peut pas juste surgir de nulle part…

Je suis en fait mystifié par le profond doute et les peurs concernant les musulmans et qui remontent à bien avant la crise des Rohingya. Je confesse que je ne le comprend pas.. Il y a tous ces liens avec la population indienne de Rangoun et les grèves des dockers et la violence de la période coloniale. Il y a une histoire derrière tout cela mais je suis mystifié par tant de peur des musulmans dans la population birmane, je lève donc les bras au ciel. Tout ceci a été attisé, cultivé et monté en épingle par les nationalistes bouddhistes qui ont leur agenda particulier, par les militaires que tout ça aide à solidifier leur main mise sur le pouvoir et le contrôle de l’économie et de l’état. Ces attitudes existent et elles sont profondément ancrées, mais elles ont été politiquement mobilisée comme personne ne l’a vu auparavant.

Les Rohingya furent historiquement assez passifs mais maintenant ils sont devenus un point de focalisation de la mobilisation publique. Pourtant, si on voulait exprimer un “souci” au sujet d’une menace extérieure au Myanmar, alors la population chinoise du Yunnan et les entreprises chinoises qui contrôlent tout le nord de la Birmanie, seraient la source d’une préoccupation de domination économique bien plus réaliste et palpable plutôt que les musulmans.

Ceci n’est-il pas un dérivé de la création d’une nouvelle société, l’étatisme comme poursuivi par une majorité à qui on a longtemps refusé ce droit de le faire ?

Il y a un grand nombre de groupes en Asie du Sud-Est comme les Rohingya, qui existent au-delà et en dépit des limites frontalières. Hors de l’ASE, les Kurdes représentent l’exemple contemporain le plus fort. Il me semble que si vous ne voulez pas de guerres de sécession alors la seule façon de les éviter et qu’un système international invente des formes d’association au-delà des frontières sur des questions culturelles, linguistiques, éducatives etc. Toute une série de problèmes qui a à faire avec la cohésion culturelle d’un peuple qui ne menace pas la souveraineté des nations sur lesquelles cette population s’étend. Nous devons inventer quelque chose comme cela pour les Kurdes, les Rohingya, les Hmong, les Karen et pleins d’autres groupes ethniques plus petits.

L’armée birmane n’aurait pas été inquiétée de cette affaire Rohingya il y a encore 30 ans et la presse internationale l’aurait à peine mentionnée. Mais le monde aujourd’hui est plus intégré, ainsi les nations doivent répondre des mauvais traitements infligés aux groupes ethniques minoritaires. sans défense. La seule chose qui met un frein à ce que pourrait endurer de plus les Rohingya au Myanmar est le regard international sur la question, et plus il y a d’observation et mieux c’est. Lorsqu’il en vient de la violation des droits humains essentiels, il ne devrait y avoir absolument aucune place pour pouvoir se cacher. 

Le texte en format PDF : Entretien_avec_James_C_Scott_2018

NdT: et pourtant si peu est fait et c’est pas l’ONU corrompue qui ne fait que distribuer des “mauvais points”, qui changera quoi que ce soit à l’affaire. Une fois de plus il est bien clair qu’…

Il n’y a pas de solution au sein du système, n’y en a jamais eu et ne saurait y en avoir !

Comprendre et transformer sa réalité, le texte:

Paulo Freire, « La pédagogie des opprimés »

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4 textes modernes complémentaires pour mieux comprendre et agir:

Guerre_de_Classe_Contre-les-guerres-de-l’avoir-la-guerre-de-l’être

Francis_Cousin_Bref_Maniffeste_pour _un_Futur_Proche

Manifeste pour la Société des Sociétés

Pierre_Clastres_Anthropologie_Politique_et_Resolution_Aporie

Lire James C. Scott sur Résistance 71 en français

Les écrits de James C. Scott en PDF sur Résistance 71:

« Zomia, l’art de ne pas être gouverné »

« Contre le grain, une histoire profonde des premiers états »

« Les formes quotidiennes de la résistance paysanne »

“La cassave / manioc, comme la plupart des cultures de racines et de tubercules, a un grand impact sur la structure sociale des populations qui la cultivent, populations qui à terme deviennent des évadés de l’État… Les communautés du riz, vivent à un rythme uniforme… Une société qui cultive racines et tubercules peut se disperser de manière bien plus vaste et moins coopérer avec les cultivateurs de grain, elle encourage ainsi une structure sociale bien plus résistance à l’incorporation dans une structure étatique et peut-être aussi est mois perméable à la hiérarchie et à la subordination…”
~ James C. Scott, 2009 ~

“Plus on regarde l’Amérique aborigène, et de moins en moins certains sont les phénomènes récurrents de coïncider avec notre concept conventionnel de tribu et de plus en plus apparaît ce concept n’être qu’une création de l’homme blanc, une chose d’utile pour parler des Indiens, pour négocier avec eux, les administrer et finalement peser de tout notre poids pour imposer notre mode de pensée sur le leur…”
~ Alfred Kroeber, cité par J.C.Scott, 2009 ~

« Je ne suis pas un anarchiste qui fait de l’anthropologie, ce sont mes recherches en anthropologie qui m’ont fait devenir anarchiste. »
~ Charles MacDonald ~

 

 

Résistance politique: Les formes quotidiennes de la résistance paysanne 3/3 (James C Scott)

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« La machine de l’État est oppressive par sa nature même, ses rouages ne peuvent fonctionner sans broyer les citoyens, aucune bonne volonté ne peut en faire un instrument du bien public ; on ne peut l’empêcher d’opprimer qu’en le brisant. »
~ Simone Weil ~

“On peut dire qu’il n’y a pas encore eu de révolution dans l’histoire, il ne peut y en avoir qu’une qui serait une révolution définitive. Le mouvement qui semble achever la boucle en entame déjà une nouvelle à l’instant même où le gouvernement se constitue. Les anarchistes, Varlet en tête, ont bien vu que gouvernement et révolution sont incompatibles au sens direct. Il implique contradiction, dit Proudhon, que le gouvernement puisse être jamais révolutionnaire et cela pour la raison toute simple qu’il est gouvernement.’  […] S’il y avait une seule fois révolution, en effet, il n’y aurait plus d’histoire. Il y aurait unité heureuse et mort rassasiée.“
~ Albert Camus ~

“A quoi sert l’État ?… C’est la protection de l’exploitation, de la spéculation, de la propriété privée, — produit de la spoliation. Le prolétaire, qui n’a que ses bras pour fortune, n’a rien à attendre de l’État ; il n’y trouvera qu’une organisation faite pour empêcher à tout prix son émancipation.
Tout pour le propriétaire fainéant, tout contre le prolétaire travailleur : l’instruction bourgeoise qui dès le bas âge corrompt l’enfant, en lui inculquant les préjugés anti-égalitaires ; l’Église qui trouble le cerveau de la femme ; la loi qui empêche l’échange des idées de solidarité et d’égalité ; l’argent, au besoin, pour corrompre celui qui se fait un apôtre de la solidarité des travailleurs ; la prison et la mitraille à discrétion pour fermer la bouche à ceux qui ne se laissent pas corrompre. Voilà l’État.”

~ Pierre Kropotkine, “Paroles d’un révolté”, 1885 ~

 

 

 

Les formes quotidiennes de la résistance paysanne (larges extraits)

 

James C. Scott

 

2012

 

source:

https://libcom.org/history/everyday-forms-peasant-resistance-james-c-scott

 

~Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~

 

1ère partie

2ème partie

3ème partie

 

III. Ce qui compte comme résistance

Mais peut-on voir les activités que nous avons décrites plus haut et autres comme de la résistance ? Pouvons-nous appeler un boycott qui ne fut même jamais annoncé, une résistance de classe ? Pourquoi devrions-nous considérer le vol de quelque sacs de riz comme une forme de résistance de classe ; pas d’action collective, ni même de défi ouvert au système de propriété et de domination. Bien des questions similaires pourraient être levées au sujet des commérages et des moqueries sur les personnes qui est un des principaux moyens par lequel les pauvres de Sedaka essaient d’influer constamment sur l’attitude de ceux qui veulent bien faire.

En première approximation, je propose la définition suivante de la résistance de la classe paysanne, une qui inclurait bon nombre des activités dont nous avons parlé. Le but derrière cette définition n’est pas de fixer artificiellement ces problèmes importants, mais plutôt d’insister les problèmes conceptuels auxquels nous devons faire face pour comprendre cette résistance et pour faire ce que je pense être un cas plausible de large compréhension de ceux-ci.

La résistance de la plus basse classe parmi les paysans représente tout acte de cette classe qui a pour but de mitiger ou de nier des postulats (ex: loyers, impôts, déférence…) imposés sur cette classe par des classes “supérieures” (ex: propriétaires terriens, état, propriétaires des machines, prêteurs sur gage etc…) ou pour faire avancer ses propres prérogatives (ex: travail, accession à la terre, charité, respect etc…) vis à vis de ces classes dites “supérieures”.

Trois aspects de la définition méritent un bref commentaire. D’abord, il n’y a aucune obligation que la résistance prenne la forme d’une action collective. Secundo et ceci est une affaire bien épineuse, les intentions sont construites dans la définition. Nous y reviendrons, mais pour le moment la formulation permet que des actes de résistance puissent se retourner contre la résistance et produisent des conséquences qui ne furent pas anticipées. Finalement, la définition reconnaît ce que nous pourrions appeler une résistance symbolique ou idéologique (par exemple sous la forme de rumeurs, de calomnie, de rejet de catégories imposées, de refus de la déférence), comme faisant partie intégrante de la résistance de classe.

Le problème d’intention est extrêmement complexe et pas simplement parce que des voleurs de riz qui courent toujours de notre exemple précédent refusent d’être identifiés, sans parler de discuter de leurs intentions une fois localisés. Le plus grand problème provient de notre tendance à penser la résistance comme étant des actions impliquant au moins un sacrifice individuel ou collectif afin d’apporter un gain collectif sur le long terme.  Les pertes immédiates d’une grève, d’un boycott ou même de refuser d’entrer en concurrence avec d’autres membres de classe pour la terre ou le travail sont évidemment évidentes à cet égard. Mais quand on parle d’action comme le vol par exemple, nous sommes confrontés à une combinaison de gain personnel immédiat et ce qui pourrait être une forme de résistance. Comment pouvons-nous préjuger duquel de ces deux buts est de première importance ? On ne parle pas ici de simple définition mais plutôt de l’interprétation de tout un panel d’actions qui me semblent être profondément et historiquement ancrées dans des relations de classe quotidiennes.

Le braconnier anglais du XVIIIème siècle résistait peut-être le droit exclusif de la noblesse à la chasse, mais il était plus que certainement tout autant intéressé si ce n’est plus, par un civet de lapin. Le paysan d’Asie du Sud-Est qui cache ses possessions de riz et autres du collecteur d’impôts a peut-être contesté la hausse des impôts et taxes, mais il était tout aussi intéressé de voir et de savoir que sa famille aurait assez à manger jusqu’à la prochaine récolte. Le conscrit paysan qui désertait l’armée était peut-être contre la guerre, mais il s’assurait tout autant de sauver sa peau sans aller au front. Lequel des ces motifs inexorablement imbriqués est-il le plus important ? Même si nous pouvions directement demander aux intéressés et même s’ils pouvaient répondre de manière candide, ce n’est pas sûr qu’ils puissent faire la part des choses et le dire clairement.

Ceux qui ont étudié de près l’esclavage, simplement le plus souvent parce que l’entraide était la seule option valable, ont eu la tendance à minimiser de telles actions comme étant une “véritable” résistance pour trois raisons. Toutes trois figurent dans l’analyse de la “rébellion” des esclaves de Gerald Mullin.

En évaluant les différences observables dans l’attitude des esclaves, les chercheurs se demandent habituellement si un style particulier de rébellion représentait une résistance aux abus dûe à l’esclavage ou une véritable résistance à l’esclavage en tant que tel. Quand l’attitude de l’esclave est examinée à la lumière du contenu politique, le petit travailleur, l’esclave des champs ne pèse pas bien lourd. Pour parler franc, leur “fainéantise”, futilité et larcins représentaient un type de rébellion limité et peut-être aussi surestimé. Leurs réactions à des abus imprévus ou à de soudains changements dans la routine de la plantation étaient au mieux de petits faits perpétrés contre l’esclavage. Mais les schémas d’obstruction planifiée des esclaves pensés pour faire obstruction aux travaux de la plantation, leurs actions persistantes de sabotage par grève du zèle contre les cultures et les stocks ainsi que les vols de nuit des coopératives qui alimentaient les marchés noirs locaux, étaient plus politiques dans leurs conséquences et représentaient une résistance à l’esclavage en lui-même. [Mullin, 1972: 35;] 

[…]

Il est dit que la “vraie” résistance est

a) organisée, systématique et coopérative

b) fondée sur le principe de l’abnégation

c) a des conséquences révolutionnaires et / ou

d) personnifie des idées ou des intentions qui nient la base et le fondement de la domination elle-même

Des activités aléatoires, incidentelles ou épiphénoménales par contraste sont:

a) désorganisées, non systématiques et indviduelles

b) opportunistes et égoïstes

c) n’ont pas de conséquences révolutionnaires et / ou

d) impliquent dans leur intention ou leur logique, une certaine accommodation avec le système de domination

Ces distinctions sont importantes pour toute analyse qui a pour objectif de tenter de délimiter les formes variées de résistance et pour montrer comment elles sont liées les unes aux autres et avec la forme de domination dans laquelle elles se produisent.

Je dispute ici le fait qu’on ne puisse considérer que les premières caractéristiques comme étant celles de la “vraie résistance” alors que les dernières ne seraient qu’inconséquentes et triviales.

Cette position, de mon point de vue, déconstruit fondamentalement la base même de la lutte politique et économique conduite par les classes subordonnées, pas seulement les esclaves, mais aussi les paysans et les ouvriers, dans des conditions de répression. Ceci est fondé sur une combinaison ironique à la fois de suppositions léninistes et bourgeoises de ce qui constitue l’action politique. Les trois premières comparaisons jumelées seront ici adressées. L’affaire finale de savoir si les intentions sont d’accommoder ou de révolutionner demanderait une analyse séparée bien plus longue.

[…]

Note des traducteurs: ici Scott illustre son point de vue avec 4 exemples historiques (la révolution russe, la révolution chinoise et la dissolution de l’armée de Chang Kaï Chek en 1948, la guerre du Vietnam et la révolution mexicaine d’Emiliano Zapata en 1910]. Se référer au texte original pour les détails…

Ignorer l’élément de self-intérêt dans la résistance paysanne, c’est ignorer le contexte déterminé, pas seulement de la politique paysanne, mais aussi de la politique de la plupart des strates basses. C’est précisément la fusion du self-intérêt et de la résistance qui est la force vitale qui anime la résistance des paysans et des prolétaires (NdT: le paysan étant un prolétaire par définition, la confusion et l’amalgame entre “prolétaire” et “ouvrier” étant assez irritante et limitatrice…) Lorsqu’un paysan planque une partie de sa récolte pour éviter de payer un impôt, il remplit à la fois son estomac et celui de sa famille et prive l’état de son grain. Quand un soldat paysan déserte l’armée parce que la nourriture y est mauvaise et que ses cultures à la maison doivent être moissonnées, il prend à la fois soin de lui-même et prive l’état de sa chair à canon. Quand de tels actes sont isolés, il y a peu d’intérêt ; mais lorsqu’ils deviennent des comportements récurrents (bien que non coordonnés, ni même organisés), alors nous avons à faire à des actes de résistance.

La nature intrinsèque et, dans un sens, la “beauté” de la vaste majorité de la résistance paysanne est qu’elle confère des avantages immédiats tout en refusant des ressources importantes à la classe appropriatrice et que cela ne requiert pas ou peu d’organisation manifeste. L’entêtement, la résilience et la force d’une telle résistance proviennent directement du fait qu’elles sont profondément enracinées dans un matériau de lutte partagé dont une classe entière fait l’expérience.

Demander à la résistance d’une strate plus pauvre qu’elle ait des “principes” ou soit “altruiste” est non seulement une insulte au statut moral des besoins fondamentaux humains, mais c’est plus fondamentalement, une mauvaise construction de la base de la lutte de classe qui est, avant tout, une lutte contre l’appropriation du travail, de la production, de la propriété et des taxes. Les problèmes de “gagne-pain” sont l’essence même de la politique et de la résistance des couches les plus défavorisées. La consommation, de cette perspective, est à la fois le but et le résultat de la résistance et de la contre-résistance.

[…]

De mon point de vue, bien trop d’attention théorique (essentiellement de manière ahistorique) a été donnée à la “classe” et pas assez à la “lutte de classe”. De fait, la lutte de classe est le premier et le plus universel des concepts. Pour le dire sans embage, les classes n’existent pas en tant qu’entités séparées, regardez autour de vous, trouvez une classe ennemie, puis commencez la lutte. Au contraire, les gens se retrouvent dans une société qui est structurée de manière particulière (crucialement, mais pas exclusivement en des relations de production), ils font l’expérience de l’exploitation (ou du besoin de maintenir le pouvoir sur ceux qui sont exploités) ils identifient des points d’intérêts antagonistes, ils commencent une lutte autour de ces problèmes et dans le processus de la lutte, ils se découvrent eux-mêmes en tant que classe, ils en viennent à identifier cette découverte comme étant une “conscience de classe”. Classe et conscience de classe sont toujours la dernière et non pas la première étape du véritable processus politique [1978: 149]

La tendance à négliger les actes individuels de résistance comme étant insignifiants et réserver le terme de “résistance” pour une action collective organisée est aussi trompeuse que l’insistance sur l’action “de principe”. Le statut privilégié aux mouvements organisés provient, je suspecte, de deux orientations politiques: la première essentiellement léniniste, qui ne regarde comme seule action de classe valide ce qui est mené par un parti d’avant-garde servant de “personnel général”, la seconde plus directement est dérivée d’une familiarité et d’une préférence pour une politique ouverte, institutionnalisée telle qu’elle est conduite par les “démocraties capitalistes”. Dans les deux cas, quoi qu’il en soit, il y a une déformation des circonstances politiques et sociales au sein desquelles la résistance paysanne est typiquement menée.

La qualité individuelle et le plus souvent anonyme de la vaste majorité de la résistance paysanne est, bien entendu, éminemment adaptée à la sociologie de la classe dans laquelle elle se produit. Etant dispersée dans de petites communautés et manquant généralement de moyens institutionnalisés pour agir collectivement, elle a plus de chance d’employer ces moyens de résistance locaux demandant très peu de coordination. Dans des circonstances historiques spéciales de privation matérielle démesurée, de cassure des institutions de répression, ou de protection de la liberté politique (plus rarement les trois), la paysannerie peut et a déjà été organisée en un mouvement politique de masse (NdT: grand exemple de la Mahkovichnya ukrainienne ou révolte paysanne anarchiste de Nestor Makhno de 1918 à 1923). de telles circonstances sont néanmoins très rares et le plus souvent de courte durée. Dans la plupart des endroits, la plupart du temps, ces options politiques ont simplement été empêchées. […] Ainsi, à l’encontre des organisations formelles organisées (de type marxiste), ce type de résistance ne présente pas de centre, pas de leaders, pas de structures identifiables qui puissent être infiltrées, cooptées ou neutralisées.

Ce qui manque en termes de coordination centralisée peut-être compensé par la flexibilité et la persistance. ces formes de résistance ne gagneront pas de batailles ouvertes mais elles sont admirablement adaptées pour de longues campagnes d’attrition. Si nous devions concentrer notre recherche pour une résistance paysanne dans une activité formellement organisée, nous pourrions chercher longtemps en vain, car en Malaisie, comme dans bien des pays du tiers-monde, de telles organisations sont le plus souvent absentes ou sont la création d’officiels et d’une certain élite rurale. Nous louperions simplement beaucoup de ce qu’il se passe. L’activité politique formelle et organisée est peut-être la norme des élites, de l’intelligentsia et des classes moyennes aussi bien dans le tiers-monde que dans le monde occidental, disposant d’un quasi monopole des techniques institutionnelles et d’accès, mais il serait plutôt naïf que de croire que la résistance paysanne adopterait la même voie. N’oublions pas non plus que les formes de résistance paysanne ne sont pas juste un produit de son écologie sociale. Les paramètres de résistance sont aussi déterminés, en partie, par les institutions de répression. Lorsque ces institutions fonctionnent normalement, elles peuvent empêcher toute autre forme de résistance qu’individuelle, informelle et clandestine.

Ainsi, il est parfaitement légitime et même important, de distinguer entre les niveaux et formes variés de résistance : formelle / informelle, individuelle / collective, publique / anonyme, ceux qui défient le système de domination / ceux qui ciblent des gains marginaux. Mais il doit en même temps être très clair que ce que nous pourrions mesurer en fait dans cette entreprise est le niveau de répression qui structure les options disponibles. Selon les circonstances auxquelles ils sont confrontés, les paysans peuvent osciller entre une activité électorale organisée et des confrontations violentes, en passant par des actions silencieuses et anonymes telles que trainer les pieds (grève du zèle), rechigner ou voler. Cette oscillation peut–être due en certains cas à des changements d’organisation sociale de la paysannerie, mais souvent due au changement dans le niveau de répression. Plus d’une paysannerie a été brutalement réduite d’une activité politique radicale ouverte pratiquée à un moment donné, à des actes résilients sporadiques de petite résistance l’instant suivant. Si nous permettons de n’appeler “résistance” que la première activité, nous simplement permettons à la structure dominante de définir pour nous ce qui est ou n’est pas de la résistance.

Bien des formes de résistance que nous avons examinées peuvent être des actions “individuelles”, mais cela ne veut pas dire qu’elles soient forcément non-coordonnées. Une fois de plus, une compréhension du concept de coordination dérivée du système bureaucratique officiel est de peu d’assistance dans la compréhension d’actions de petites communautés ayant des réseaux informels très importants et des sous-cultures de résistance riches, profondément ancrées dans l’histoire. Ce n’est par exemple pas une exagération que de dire qu’une grande partie de la culture folklorique de la “petite tradition” paysanne est constituée d’une légitimation voire même d’une célébration de juste quelques formes évasives intelligentes de résistance que nous avons examinées. Sous cette forme ou d’autres (par exemple les histoires de bandits, de paysans héros, de mythes religieux) la culture paysanne aide à écrire la dissimulation, le braconnage, le vol, l’évasion fiscale, la fuite de la conscription etc. Alors que la culture populaire n’est pas une coordination dans le sens formel du terme, elle parvient souvent à faire un “climat d’opinion” qui, dans d’autres sociétés plus institutionnalisées, demanderaient une campagne de relations publiques.

Ce qui est le plus marquant au sujet de la société paysanne est de constater que bien des choses sont le résultat d’efforts de réseaux de compréhension et de pratique coordonnés, de l’échange de travail aux fêtes de village en passant par les préparations de mariages et des déménagements. C’est la même chose en ce qui concerne les boycotts, les “négociations” de salaire, le refus des locataires d’entrer en compétition les uns avec les autres, ou l’omerta, la conspiration du silence autour des vols quand ils ont lieu. Aucune organisation formelle n’est créée pour la simple et bonne raison qu’aucune n’est nécessaire et pourtant il existe une forme de coordination qui nous indique que ce qui se passe n’est pas juste une action individuelle se produisant de manière spontanée. 

A la lumière de ces considérations, retournons alors brièvement sur la question de l’intention. Pour bien des formes de résistance paysanne, nous avons bon nombre de raisons de nous attendre à ce que les acteurs demeurent muets au sujet de leurs intentions. Leur sécurité dépend de leur silence et de leur anonymat ; la forme de résistance elle-même pourrait bien dépendre pour son efficacité d’avoir l’apparence de la conformité ; leurs intentions peuvent tout aussi bien être intégrées dans cette culture paysanne et dans la routine, la lutte évidente pour fournir sa subsistance et sa survie à son foyer afin de demeurer inarticulé. Le poisson ne parle pas de l’eau.

Dans un sens et de manière évidente, leurs intentions sont exprimées dans les actions elles-mêmes. Un paysan soldat qui, comme tant d’autres, déserte l’armée dit de facto par cet acte que les buts de cette institution et les risques qu’elle fait encourir aux personnes ne prévaudront pas sur sa famille ou ses besoins personnels. En d’autres termes, l’état et son armée ont suffisamment échoué dans leur entreprise de maintenir cet individu sous les drapeaux, à conserver son accord et son obéissance. Un ouvrier agricole lors des moissons qui vole du riz à son employeur dit de fait que son besoin de riz l’emporte sur les droits de propriété officiels de son patron.

Lorsqu’on en vient à ces établissements sociaux où les intérêts matériels des classes exploiteuses sont directement en conflit avec la paysannerie (loyers, salaires, emploi, taxes / impôts, conscription, division du travail de moisson) nous pouvons je le pense, déduire des intentions de la nature des actions elles-mêmes. Ceci est particulièrement le cas lorsqu’il y a un schéma systémique d’action qui discute ou nie une appropriation des surplus. L’évidence des intentions est bien entendu toujours la bienvenue, mais nous ne devrions pas trop compter dessus.

Pour cette raison, la définition de résistance donnée plus tôt place une insistance particulière sur l’effort de réduire les affirmations symboliques et matérielles de la classe dominante. Le but de la résistance paysanne n’est pas dans les grandes largeurs de renverser la classe dominante et de changer le système mais de simplement mieux vivre aujourd’hui, cette semaine, cette saison, en son sein. Le but après tout pour une grande partie de la résistance paysanne est de, comme l’a si bien dit Hobsbawn “travailler le système à leur désavantage minimum” [1973: 12]. Leurs tentative persistances de “grignoter pas à pas” peuvent échouer et se retourner contre eux, ils peuvent parfois alléger l’exploitation, ils peuvent parvenir à une renégociation des limites de leur exploitation et de l’appropriation, et ils peuvent bien plus rarement mettre à bas le système. Tout ceci n’est que possibles conséquence. Leur intention par contraste est presque toujours celle de la survie et de la persistance. La poursuite de ce but peut demander selon les circonstances, des actes de petite résistance comme nous l’avons vu, mais aussi de dramatiques actions d’auto-défense. Quoi qu’il en soit, leurs actions seront vues par la classe appropriatrice comme truculence, tromperie, arrogance, actions de canaille, bref seront affublées de tous les vocables pour dénigrer et mépriser la résistance quelque soit sa forme. La définition de la classe appropriatrice va arranger ce qui n’est qu’actions de subsistance en des actes de défis à l’ordre établi.

Il devrait être apparent que la résistance n’est pas simplement tout ce que font les paysans pour s’entretenir eux-mêmes et leurs foyers. La vaste majorité de ce qu’ils font doit être comprise comme étant de l’obéissance, même s’ils en tiennent rigueur et se plient à contre-cœur. Le pauvre laboureur sans terre qui vole un peu de riz à un autre pauvre homme ou qui le coiffe au poteau pour un métayage, survit mais il ne résiste certainement pas dans le sens défini ici. Une des questions clef qui doit être posée au sujet de tout système de domination est dans quelle mesure réussit-il à réduire la classe subordonnée à des stratégies purement de “mendicité envers le voisin” pour la survie. Certaines combinaisons d’atomisation, de diminution, de terreur, de répression et de besoin pressant de matériel peuvent de fait permettre à parvenir au rêve ultime de la domination :  avoir les dominés, les opprimés s’exploiter les uns les autres.

[…] En d’autres temps et d’autres lieux, les paysans se sont défendus contre les corvées, les impôts et autres taxes et la conscription imposés par l’état agraire, contre l’état colonial, contre les rouages du capitalisme (comme par exemple les loyers, l’intérêt de la dette, la prolétarisation, a mécanisation…), contre l’état capitaliste moderne et, devrait on ajouter, contre bien des états dits socialistes également. La révolution quand elle viendra et si elle vient jamais, pourra bien éliminer les pires maux de l’ancien régime en place, mais ce n’est que très rarement si jamais, la fin de la résistance paysanne. Car “l’élite révolutionnaire” qui capture l’état a le plus souvent des buts bien différents que ceux de leurs anciens supporteurs.

[…] Il devient alors possible pour un subtil observateur comme Goran Hyden de faire de remarquables parallèles entre la résistance paysanne tanzanienne d’auparavant au colonialisme et au capitalisme et sa résistance actuelle aux institutions et aux politiques d’un état socialiste de la Tanzanie moderne [Hyden, 1980: passim]. Il fournit un compte-rendu pointu du comment le “mode de production paysan”, en trainant les pieds, en privatisant la terre et le travail qui ont été appropriés par l’état, par l’évasion (fiscale), par la fuite et par le pillage des programmes gouvernementaux pour ses propres objectifs, ont affaibli les plans étatiques. Au Vietnam également, après que la révolution ait été consumée dans le sud aussi bien que dans le nord, les formes quotidiennes de résistance paysanne ont perduré.

L’expansion subreptice des lots de terre privés, le retrait du travail des entreprises d’état pour la production des foyers, l’échec de la livraison de grain et de stock à l’État, l’”appropriation” des crédits et des ressources d’état par les foyers et les équipes de travail et la croissance exponentielle du marché noir, attestent de la ténacité de la production de petite commodité sous les formes de l’état socialiste.  Les formes de résistance irréductibles, têtues et persistantes que nous avons examinées pourraient bien représenter les véritables armes durables du faible à la fois avant et après la révolution.

Fin

Lectures complémentaires:

James-C-Scott-Contre-le-Grain-une-histoire-profonde-des-premiers-etats

James_C_Scott_L’art_de_ne_pas_être_gouverné

Murray_Bookchin_Ecologie_Sociale_1982

Pierre_Clastres_Anthropologie_Politique_et_Resolution_Aporie

Charles-Macdonald_Anthropologie_de_l’anarchie

Francis_Cousin_Bref_Maniffeste_pour _un_Futur_Proche

Paulo_Freire_La_pedagogie_des_opprimes

Manifeste pour la Société des Sociétés

 


James C. Scott sur Résistance 71

La réversibilité de l’État ou l’Homo Domesticus de James C Scott

Posted in actualité, altermondialisme, économie, documentaire, pédagogie libération, politique et social, résistance politique, société des sociétés, technologie et totalitarisme, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , on 17 janvier 2019 by Résistance 71

Nous conseillons de lire cet ouvrage en entier. Nous en avons fait une traduction partielle l’an dernier, la voici pour se mettre l’eau à la bouche. Le livre de James C Scott est passionnant et nous explique que l’État n’est en rien irrémédiable et que notre évolution n’est pas linéaire, qu’on ne passe d’une période à une autre au cours des millénaires sans espoir de retour à ce qui a fonctionné dans le passé.

Notre rôle est de le comprendre et de l’adapter à notre réalité socio-politique actuelle pour enfin établir la Société des Sociétés émancipée et donc véritablement libre.

Notre version PDF de larges extraits de l’ouvrage de James C. Scott, anthropologue politique de l’université de Yale: « Contre le Grain, l’origine profonde des premiers états »: 2018

Autre ouvrage de James C. Scott en version PDF:

James_C_Scott_L’art_de_ne_pas_être_gouverné

~ Résistance 71 ~

Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États

 

lundi 14 janvier 2019, par Ernest London

James C. Scott

Homo domesticus
Une histoire profonde des premiers États

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Saint-Upéry

Préface de Jean-Paul Demoule

La Découverte, 2019

302 pages

À la recherche de l’origine des États antiques, James C. Scott, professeur de science politique et d’anthropologie, bouleverse les grands récits civilisationnels. Contrairement à bien des idées reçues, la domestication des plantes et des animaux n’a pas entraîné la fin du nomadisme ni engendré l’agriculture sédentaire. Et jusqu’il y a environ quatre siècles un tiers du globe était occupé par des chasseurs-cueilleurs tandis que la majorité de la population mondiale vivait « hors d’atteinte des entités étatiques et de leur appareil fiscal ».

La première domestication, celle du feu, est responsable de la première concentration de population. La construction de niche de biodiversité par le biais d’une horticulture assistée par le feu a permis de relocaliser la faune et la flore désirables à l’intérieur d’un cercle restreint autour des campements. La cuisson des aliments a externalisé une partie du processus de digestion. Entre 8000 et 6000 avant notre ère, Homo sapiens a commencé à planter toute la gamme des céréales et des légumineuses, à domestiquer des chèvres, des moutons, des porcs, des bovins, c’est-à-dire bien avant l’émergence de sociétés étatiques de type agraire. Les premiers grands établissements sédentaires sont apparus en zones humides et non en milieu aride comme l’affirme les récits traditionnels, dans des plaines alluviales à la lisière de plusieurs écosystèmes (Mésopotamie, vallée du Nil, fleuve Indus, baie de Hangzhou, lac Titicaca, site de Teotihuacán) reposant sur des modes de subsistance hautement diversifiés (sauvages, semi-apprivoisés et entièrement domestiqués) défiant toute forme de comptabilité centralisée. Des sous-groupes pouvaient se consacrer plus spécifiquement à une stratégie au sein d’une économie unifiée et des variations climatiques entraînaient mobilité et adaptation « technologique ». La sécurité alimentaire était donc incompatible avec une spécialisation étroite sur une seule forme de culture ou d’élevage, requérant qui plus est un travail intensif. L’agriculture de décrue fut la première à apparaître, n’impliquant que peu d’efforts humains.

Les plantes complètement domestiquées sont des « anomalies hyperspécialisées » puisque le cultivateur doit contre-sélectionner les traits sélectionnés à l’état sauvage (petite taille des graines, nombreux appendices, etc.). De même les animaux domestiqués échappent à de nombreuses pressions sélectives (prédation, rivalité alimentaire ou sexuelle) tout en étant soumis à de nouvelles contraintes, par exemple leur moins grande réactivité aux stimuli externes va entraîner une évolution comportementale et provoquer la sélection des plus dociles. On peut dire que l’espèce humaine elle-même a été domestiquée, enchaînée à un ensemble de routines. Les chasseurs-cueilleurs maîtrisaient une immense variété de techniques, fondées sur une connaissance encyclopédique conservée dans la mémoire collective et transmise par tradition orale. « Une fois qu’Homo sapiens a franchi le Rubicon de l’agriculture, notre espèce s’est retrouvée prisonnière d’une austère discipline monacale rythmée essentiellement par le tic-tac contraignant de l’horloge génétique d’une poignée d’espèces cultivées. » James C. Scott considère la révolution néolithique récente comme « un cas de déqualification massive », suscitant un appauvrissement du régime alimentaire, une contraction de l’espace vital.

Les humains se sont abstenus le plus longtemps possible de faire de l’agriculture et de l’élevage les pratiques de subsistance dominantes en raison des efforts qu’elles exigeaient. Ils ont peut-être été contraints d’essayer d’extraire plus de ressources de leur environnement, au prix d’efforts plus intense, à cause d’une pénurie de gros gibier.

La population mondiale en 10000 avant notre ère était sans doute de quatre millions de personnes. En 5000, elle avait augmenté de cinq millions. Au cours des cinq mille ans qui suivront, elle sera multipliée par vingt pour atteindre cent millions. La stagnation démographique du néolithique, contrastant avec le progrès apparent des techniques de subsistance, permet de supposer que cette période fut la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité sur le plan épidémiologique. La sédentarisation créa des conditions de concentration démographique agissant comme de véritables « parcs d’engraissement » d’agents pathogènes affectant aussi bien les animaux, les plantes que les humains. Nombre de maladies infectieuses constituent un « effet civilisationnel » et un premier franchissement massif de la barrière des espèces par un groupe pathogène.

Le régime alimentaire céréalier, déficient en acides gras essentiels, inhibe l’assimilation du fer et affecte en premier lieu les femmes. Malgré une santé fragile, une mortalité infantile et maternelle élevée par rapport aux chasseurs-cueilleurs, les agriculteurs sédentaires connaissaient des taux de reproduction sans précédent, du fait de la combinaison d’une activité physique intense avec un régime riche en glucides, provoquant une puberté plus précoce, une ovulation plus régulière et une ménopause plus tardive.

Les populations sédentaires cultivant des céréales domestiquées, pratiquant le commerce par voie fluviale ou maritime, organisées en « complexe proto-urbain », étaient en place au néolithique, deux millénaires avant l’apparition des premiers États. Cette « plate-forme » pouvait alors être « capturée », « parasitée » pour constituer une solide base de pouvoir et de privilèges politiques. Un impôt sur les céréales, sans doute pas inférieur au cinquième de la récolte, fournissait une rente aux élites. « L’État archaïque était comme les aléas climatiques : une menace supplémentaire plus qu’un bienfaiteur. » Seules les céréales peuvent servir de base à l’impôt, de par leur visibilité, leur divisibilité, leur « évaluabilité », leur « stockabilité », leur transportabilité et leur « rationabilité ». Au détour d’une note, James C. Scott réfute l’hypothèse selon laquelle des élites bienveillantes ont créé l’État essentiellement pour défendre les stocks de céréales et affirme au contraire que « l’État est à l’origine un racket de protection mis en œuvre par une bande de voleurs qui l’a emporté sur les autres ». La majeure partie du monde et de sa population a longtemps existé en dehors du périmètre des premiers États céréaliers, qui n’occupaient que des niches écologiques étroites favorisant l’agriculture intensive, les plaines alluviales. Les populations non céréalières n’étaient pas isolées et autarciques mais s’adonnaient à l’échange et au commerce entre elles.

Nombre de villes de Basse-Mésopotamie du milieu du troisième millénaire avant notre ère, étaient entourées de murailles, indicateurs infaillibles de la présence d’une agriculture sédentaire et de stocks d’aliments. De même que les grandes murailles en Chine, ces murs d’enceinte étaient érigés autant dans un but défensif que dans le but de confiner les paysans contribuables et de les empêcher de se soustraire.

L’apparition des premiers systèmes scripturaux coïncide avec l’émergence des premiers États. Comme l’expliquait Proudhon, « être gouverné, c’est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé ». L’administration étatique s’occupait de l’inventaire des ressources disponibles, de statistiques et de l’uniformisation des monnaies et des unités de poids, de distance et de volume. En Mésopotamie l’écriture a été utilisée à des fins de comptabilité pendant cinq siècles avant de commencer à refléter les gloires civilisationnelles. Ces efforts de façonnage radical de la société ont entraîné la perte des États les plus ambitieux : la troisième dynastie d’Ur (vers 2100 avant J.-C.) ne dura qu’à peine un siècle et la fameuse dynastie Qin (221-206 avant J.-C.) seulement quinze ans. Les populations de la périphérie auraient rejeté l’usage de l’écriture, associée à l’État et à l’impôt.

La paysannerie ne produisait pas automatiquement un excédent susceptible d’être approprié par les élites non productrices et devaient être contraintes par le biais de travail forcé (corvées, réquisitions de céréales, servitude pour dettes, servage, asservissement collectif ou paiement d’un tribut, esclavage). L’État devait respecter un équilibre entre maximisation de l’excédent et risque de provoquer un exode massif. Les premiers codes juridiques témoignent des efforts en vue de décourager et punir l’immigration même si l’État archaïque n’avait pas les moyens d’empêcher un certain degré de déperdition démographique. Comme pour la sédentarité et la domestication des céréales, il n’a cependant fait que développer et consolider l’esclavage, pratiqué antérieurement par les peuples sans État. Égypte, Mésopotamie, Grèce, Sparte, Rome impériale, Chine, « sans esclavage, pas d’État ». L’asservissement des prisonniers de guerre constituait un prélèvement sauvage de main-d’œuvre immédiatement productive et compétente. Disposer d’un prolétariat corvéable épargnait aux sujets les travaux les plus dégradants et prévenait les tensions insurrectionnelles tout en satisfaisant les ambitions militaires et monumentales.

La disparition périodique de la plupart de ces entités politiques était « surdéterminée » en raison de leur dépendance à une seule récolte annuelle d’une ou deux céréales de base, de la concentration démographique qui rendait la population et le bétail vulnérables aux maladies infectieuses. La vaste expansion de la sphère commerciale eut pour effet d’étendre le domaine des maladies transmissibles. L’appétit dévorant de bois des États archaïques pour le chauffage, la cuisson et la construction est responsable de la déforestation et de la salinisation des sols. Des conflits incessants et la rivalité autour du contrôle de la main-d’œuvre locale ont également contribué à la fragilité des premiers États. Ce que l’histoire interprète comme un « effondrement » pouvait aussi être provoqué par une fuite des sujets de la région centrale et vécu comme une émancipation. James C. Scott conteste le préjugé selon lequel « la concentration de la population au cœur des centres étatiques constituerait une grande conquête de la civilisation, tandis que la décentralisation à travers des unités politiques de taille inférieure traduirait une rupture ou un échec de l’ordre politique ». De même, les « âges sombres » qui suivaient, peuvent être interprétés comme des moments de résistance, de retours à des économies mixtes, plus à même de composer avec son environnement, préservé des effets négatifs de la concentration et des fardeaux imposés par l’État.

Jusqu’en 1600 de notre ère, en dehors de quelques centres étatiques, la population mondiale occupaient en majorité des territoires non gouvernés, constituant soit des « barbares », c’est-à-dire des « populations pastorales hostiles qui constituaient une menace militaire » pour l’État, soit des « sauvages », impropres à servir de matière première à la civilisation. La menace des barbares limitait la croissance des États et ceux-ci constituaient des cibles de pillages et de prélèvement de tribut. James C. Scott considère la période qui s’étend entre l’émergence initiale de l’État jusqu’à sa conquête de l’hégémonie sur les peuples sans État, comme une sorte d’« âge d’or des barbares ». Les notions de tribu ou de peuple sont des « fictions administratives » inventées en tant qu’instrument de domination, pour désigner des réfugiés politiques ou économiques ayant fui vers la périphérie. « Avec le recul, on peut percevoir les relations entre les barbares et l’État comme une compétition pour le droit de s’approprier l’excédent du module sédentaire “céréales/main-d’œuvre”. » Si les chasseurs-cueilleurs itinérants grappillaient quelques miettes de la richesse étatique, de grandes confédérations politiques, notamment les peuple équestres, véritables « proto-États » ou « empires fantômes » comme l’État itinérant de Gengis Khan ou l’Empire comanche, constituaient des concurrents redoutables. Les milices barbares, en reconstituant les réserves de main-d’œuvre de l’État et en mettant leur savoir-faire militaire au service de sa protection et de son expansion, ont creusé leur propre tombe.

Dans la continuité de Pierre Clastres et ouvrant la voie aux recherches de David Graeber, James C. Scott contribue à mettre à mal les récits civilisationnels dominants. Avec cette étude, il démontre que l’apparition de l’État est une anomalie et une contrainte, présentant plus d’inconvénients que d’avantages, raison pour laquelle ses sujets le fuyaient. Comprendre la véritable origine de l’État c’est découvrir qu’une tout autre voie était possible et sans doute encore aujourd’hui.

Ernest London,

le bibliothécaire-armurier

Bibliothèque Fahrenheit 451

10 janvier 2019.

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Lectures complémentaires:

James_C_Scott_L’art_de_ne_pas_être_gouverné

Marshall-Sahlins-La-nature-humaine-une-illusion-occidentale-2008

Manifeste pour la Société des Sociétés

David Graber Fragments Anthropologiques pour Changer l’histoire de l’humanité

Entraide_Facteur_de_L’evolution_Kropotkine

40ans_Hommage_Pierre_Clastres

Paulo_Freire_La_pedagogie_des_opprimes

 


L’État, anomalie sociale contre-nature

Anthropologie politique: « Contre le grain, une histoire profonde des premiers états » avec James C Scott (larges extraits version PDF)

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, écologie & climat, économie, démocratie participative, documentaire, pédagogie libération, politique et social, résistance politique, sciences et technologies, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , on 28 septembre 2018 by Résistance 71

“Il n’y a rien dans la nature de plus pervers que notre idée de la nature humaine. Ce n’est qu’une fabrication de notre imagination… Nous ne sommes pas condamnés comme le pensent nos anciennes philosophies et notre science moderne, par cette irrésistible nature humaine qui fait que nous ne ferions que ce qui nous avantage au dépend de quiconque concerné, menaçant ainsi notre propre existence sociale.
Tout ceci n’a été qu’une gigantesque erreur. Ma modeste conclusion est que la civilisation a été construite sur une idée pervertie et erronée de la nature humaine. Vraiment, franchement désolé, ceci n’est qu’une grosse erreur. Quoi qu’il en soit, il est probablement vrai que cette idée erronée de la nature humaine qui nous pilote, mette en danger notre existence.”
~ Marshall Sahlins, “L’illusion occidentale de la nature humaine”, 2008 ~

Extraits du livre “Against the Grain, a Deep History of the Earliest States”,

“Contre le grain, une histoire profonde des premiers états”, 2017

par James C Scott*

~ Traduit partiellement de l’anglais par Résistance 71 ~

Septembre 2018

(*) L’auteur James C Scott est professeur de science politique et d’anthropologie à l’université de Yale aux Etats-Unis. Il y est le co-directeur du programme sur les études agraires et membre de l’Académie des Arts et des Sciences des Etats-Unis.

James C Scott est devenu par ses recherches profondes et pertinentes, un universitaire spécialiste incontournable pour ceux qui désirent analyser et comprendre l’histoire de la société humaine depuis ses lointaines origines en battant en brèches les poncifs et dogmes de ce que l’anthropologie politique “orthodoxe” a prêché au service du statu quo oligarchique depuis des décennies. Scott s’inscrit dans la lignée anthropologique des Pierre Clastres, Marshall Sahlins et du plus jeune David Graeber. Clastrien revendiqué, Scott commence souvent ses livres et conférences avec cette citation de Clastres tirée de “La société contre l’État” (1974):

Il est dit que l’histoire des peuples qui ont une histoire est l’histoire de la lutte des classes. On pourrait dire avec au moins tout autant de véracité que l’histoire des peuples sans histoire est une histoire de leur lutte contre l’État.

James C Scott est l’auteur de 10 livres dont, outre cet ouvrage dont nous traduisons quelques extraits de l’anglais, les célèbres ‘Seeing like a State”, Yale U, 1998, L’art de ne pas être gouverné, une histoire anarchiste des hauts-plateaux d’Asie du Sud-Est”, Yale U, 2009 et son tout dernier ouvrage dont nous traduisons ici de larges extraits: “Against the Grain, a Deep History of the Eartliest States”, Yale U, 2017. Il participe à de nombreuses conférences dans le monde et la plupart de celles-ci sont disponibles pour visionner gratuitement sur la toile.

Larges extraits du livre “Against de Grain, a Deep History of the Earliest States” ou “Contre le grain, histoire profonde des états initiaux”, traduit de l’anglais par Résistance 71

Le livre, publié aux éditions Yale University Press, se compose d’une préface de l’auteur, d’une introduction, de 7 chapitres (256 pages), suivis de 44 pages de notes bibliographiques.

La version PDF de notre traduction a été réalisée par la toujours excellente Jo de JBL1960 :

« Contre le Grain », James C. Scott (version PDF):
James-C-Scott-Contre-le-Grain-une-Histoire-Profonde-des-Premiers-Etats

Lectures complémentaires:

Manifeste pour la Société des Sociétés

James_C_Scott_Lart_de_ne_pas_etre_gouverne

David Graber Fragments Anthropologiques pour Changer l’histoire de l’humanité

Marshall-Sahlins-La-nature-humaine-une-illusion-occidentale-2008

40ans_Hommage_Pierre_Clastres