Extraits de deux discours d’Howard Zinn: “Juste guerre” donné à Rome en Italie en Juin 2005 et “Surmonter les obstacles”, donné à l’université du Colorado en novembre 2006
Traduit de l’anglais par Résistance 71.
2ème partie
Surmonter les obstacles
Howard Zinn
(larges extraits d’un discours donné à l’université du Colorado en novembre 2006)
= Traduit de l’anglais par Résistance 71 = Janvier 2014 =
Je désire parler de la situation à laquelle nous devons faire face aujourd’hui et quels sont les obstacles que nous devons affronter pour agir contre elle. Dans une certaine mesure, je ne pense pas avoir à vous dire quelle est la situation aujourd’hui…
Nous savons tous que nous vivons dans un pays qui a été saisi par un groupe d’étrangers. Ils sont sans pitié. Ils ne se soucient absolument pas des droits de l’Homme, ils ne se préoccupent pas de la liberté d’expression. Oui, je me réveille chaque matin et je me sens dans un pays occupé. L’Irak est occupé, nous sommes occupés. Ces gens, vous savez de qui je parle, je n’ai pas besoin de citer de noms, sont des étrangers en ce qui me concerne.
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N’est-il pas ironique que nous construisions un mur le long de la frontière de la Californie du Sud et de l’Arizona pour garder les familles mexicaines hors du territoire que nous leur avons volé lors de la guerre contre le Mexique de 1846-48. Je n’ai jamais entendu un député ou un sénateur mentionner ceci.
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Je désire parler des obstacles idéologiques de notre culture qui se dressent devant tout changement. J’ai bien dit des obstacles de notre culture, parce que les obstacles ne sont pas dans la nature humaine, ils ne sont pas en l’homme lui-même. Les êtres humains ne veulent pas naturellement la guerre, ils ne veulent naturellement pas que d’autres humains soient traités comme des sous-hommes. Les êtres humains ne veulent naturellement pas ériger des murs pour les séparés d’autres humains. Tout ceci n’est qu’artifice culturel, ce sont des choses induites que nous apprenons. Ainsi je désire parler de certaines choses que nous apprenons et qui se dressent sur le chemin de la compréhension, qui se dressent sur le chemin de l’unification, qui se dressent sur le chemin du changement véritable.
Un de ces obstacles est celui de l’idée de la neutralité ou de l’objectivité ou du “Je suis ceci ou cela, je suis un avocat, un professeur, un ingénieur, je suis telle ou telle chose et je n’ai pas à prendre parti sur les choses qui se passent dans le monde aujourd’hui.” Si les gens de professions différentes ne prennent pas position sur les choses qui se déroulent aujourd’hui, alors cela laisse le champ libre à ceux qui prennent position sur ces choses, les gens de Washington. Mon argument est le suivant: Ce n’est même pas la peine d’essayer d’être neutre parce que vous ne le pouvez simplement pas. Quand je dis qu’on ne peut pas être neutre dans un train en marche, cela veut dire que le monde est déjà en train de bouger dans une direction donnée. Des enfants ont faim, des guerres se déroulent. Dans une telle situation, être neutre ou essayer de demeurer neutre, de rester en dehors des choses, de ne pas prendre position, de ne pas participer, est en fait collaborer avec quoi que ce soit qui se passe et permettre que cela se passe. Je n’ai personnellement jamais voulu être un collaborateur et j’ai en revanche toujours voulu participer au mouvement du monde et voir si je pouvais avoir un effet, un impact si petit soit-il.
Nous avons tous ce problème, nous sommes tous dans des professions où on nous demande d’être “professionnels” et “être professionnel” veut dire qu’on ne fait pas un pas en dehors de sa profession. Si vous êtes un artiste, vous me prenez pas position sur des problèmes politiques. Si vous êtes un professeur, vous ne devez pas amener vos opinions avec vous en classe. Si vous travaillez pour un journal, vous devez prétendre être impartial en présentant les nouvelles. Mais bien sûr tout ceci est une mascarade. Vous ne pouvez pas être neutre. Si vous êtes un historien et que vous avez été éduqué à croire que vous êtes un historien objectif, vous ne prenez pas position, vous présentez juste des faits comme ils le sont, vous vous trompez vous-même, parce que toute l’histoire qui est présentée dans les livres ou dans des conférences est une histoire qui a sélectionnée et éliminée une masse énorme de données. Quand vous faites, ou quelqu’un d’autre fait cette sélection, vous avez décidé ce qui est important ou pas. Ceci vient de votre point de vue. Donc, premièrement, il est impossible d’être soi-disant objectif ou neutre et deuxièmement, ceci n’est pas désirable, parce que nous avons besoin de l’énergie de tout le monde, nous avons besoin de toute l’intervention possible sur quoi que ce soit qui se passe.
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Pourquoi les gens se laissent-ils berner si facilement ? N’ont-ils pas une source d’information qui pourrait leur dire ce qui se passe vraiment ? Leur permettrait de vraiment défier le gouvernement, de le contrôler, de vérifier ce que le gouvernement est en train de faire ? Qu’en est-il de la presse ? Les médias ? Dans un pays démocratique, bien informé, les médias sont la mouche du coche, ils jouent le rôle de représentant du public ; comme ils sont professionnels, c’est leur boulot d’être profesionnels au sujet de la collecte de l’information. Puis nous devons dépendre d’eux pour nous donner cette info ainsi que les analyses, le fond des affaires et la critique qui nous permettra à nous le public de défier ce qui se passe. Cela devrait se passer de cette façon en démocratie, dans un pays où nous aurions des médias démocratiques. Mais ce n’est pas le cas. Nous avons des médias qui sont contrôlés par un tout petit nombre de corporations très puissantes et on se rend compte que la même histoire est diffusée sur tous les médias le soir même… Vous allumez la télé, hop, Bush est là, vous changez de chaîne, il est toujours là, vous allez très vite sur une autre chaîne… il est toujours là. Vous éteignez la télé… Il est toujours là !
Après tout, les médias n’ont pas fait leur boulot, s’ils l’avaient fait, ils auraient sûrement rappelé au public le souvenir du procès de Nüremberg. Quand les Etats-Unis ont envahi l’Irak, les médias auraient pu nous rappeler que cela étaient une violation de la charte des Nations-Unies que d’attaquer un autre pays sans provocation, sans que celui-ci ne vous ait attaqué. C’est une violation de la loi internationale, une violation de la charte de base qui fut écrite après la seconde guerre mondiale. En fait: c’est un crime de guerre !
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Donc si nous n’avons pas de presse pour nous informer, ni de partis d’opposition pour nous aider, alors nous sommes laissés seuls, ce qui est en fait une très bonne chose à savoir. C’est très bien de savoir qu’on est seul. C’est très bien de savoir que vous ne pouvez pas compter sur des gens sur lesquels on ne peut pas compter de toute façon. Mais si vous êtes seul, alors il est indispensable de connaître un peu d’histoire, parce que sans l’histoire vous êtes perdu. Sans l’histoire, n’importe qui avec un peu d’autorité peut se tenir devant un micro et vous dire: “Nous devons envahir ce pays pour telle et telle raison, pour la liberté, la démocratie, la menace à notre sécurité.” N’importe qui peut se mettre devant un micro et vous dire ce qu’il/elle veut et si vous ne connaissez rien de l’histoire, vous n’avez aucun moyen de vous référer à quelque chose de tangible.
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Un jour j’étais dans une salle de classe pour enseigner l’histoire à une classe d’honoraires, il y avait environ une centaine d’élèves dans l’amphithéâtre et j’ai demandé: “Qui d’entre vous a déjà entendu parler du massacre de Ludlow ?… Du massacre de My Lai ?” Si je n’avais demandé qu’à propos de Ludlow, encore… Ok, oublions cela, mais My Lai ? Qui est bien plus récent, durant la guerre du Vietnam… Pas une seule main ne s’est levée. Non, cette sorte d’histoire n’est pas enseignée…
Il y a de plus un autre obstacle à notre enseignement, à notre compréhension, quelque chose dont nos écoles maternelles sont déjà emplies. L’idée que nous somme les meilleurs, que nous sommes les numéros 1 dans le monde, que nous sommes les meilleurs. Dans le language des scientifiques sociaux, cela s’appelle l’exceptionnalisme américain. Nous sommes l’exception de tout ce qui pollue les autres pays. Nous sommes les gentils du monde. Nous les sommes les boy scouts du monde. Nous aidons les autres pays à traverser la rue… Cette idée d’exceptionnalisme a commencé avec les puritains de la Nouvelle-Angleterre. Nous sommes la “cité sur la colline” etc, etc…
Un autre obstacle à une bonne compréhension et à l’activisme, l’idée aussi très engoncée dans notre culture, que nous les Américains avons tous un intérêt commun et une histoire commune ; que nous avons tous combattu dans une révolution contre l’Angleterre etc… que les pères fondateurs nous représentent tous et toutes. Cette idée que nous sommes une seule et même famille et que nous avons tous les mêmes intérêts.
Que dire du patriotisme ?, quand vous commencez à parler, à critiquer ce que fait le gouvernement et que vous commencez à être sceptique, on vous accuse de ne pas être patriote. Voilà un autre obstacle à surmonter. Le patriotisme ne veut pas dire soutenir le gouvernement. Le patriotisme veut dire soutenir les principes pour lesquels le gouvernement est supposé lutter. Lisez la déclaration d’indépendance. Elle vous dit que les gouvernements sont des entités artificielles. Ils sont créés par le peuple pour qu’il s’assure de certaines choses comme un droit égal à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur (NdT: qui a depuis été remplacé par “droit égal à la vie, à la liberté et à la propriété”, cela en dit suffisamment long sur les intentions…) et d’après la Déclaration, lorsque le gouvernement devient destructeur de ces buts, et je cite le texte: “c’est le droit du peuple d’altérer ou d’abolir le gouvernement”. La Déclaration d’Indépendance est un document patriotique (NdT: comme l’était en France la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1793, qui comportait un article 35 similaire à celui de la déclaration américaine concernant “le droit et le plus fondamental des devoirs” qu’est l’insurrection du peuple devant un gouvernement qui usurpe et abuse l’autorité…)
Dois-je vraiment parler du terrorisme ? Non. Vous savez tous ce qu’est le terrorisme. Vous savez que c’est une escroquerie. Comment pouvez-vous avoir une “guerre contre le terrorisme” ? La guerre c’est du terrorisme ! Cela devrait être clair et entendu depuis longtemps. Le 11 Septembre, Al Qaïda, Oussama Ben Laden, quelque part en Afghanistan… Tout cela est une escroquerie absolue. Rappelez-vous toujours que les gouvernements sont capables de bien plus de terrorisme que tous les IRA, Al Qaïda et OLP réunis.
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Il y a eu plusieurs mois superbes lors de la Commune de Paris en 1871 où la démocratie a régné. Mais ils avaient besoin du soutien de la paysannerie dans les campagnes, parce qu’elle représentait toujours l’essentiel de la population. Ils venaient juste d’inventer les ballons à air, alors ils envoyèrent un ballon au dessus de la campagne et ils y larguèrent des tracts, des pamphlets, pour tous les paysans de France. Ces tracts avaient un seul slogan: “Nos intérêts sont les mêmes”. Voilà l’idée que nous devons diffuser autour du monde ; aux gens d’autres pays, aux peuples d’autres races en Afrique, en Asie.
Nos intérêts ne sont pas les mêmes que ceux des leaders politiques, des industriels, mais les intérêts des peuples sont convergents et nous allons finir par agir de la sorte.
Les dirigeants dépendent de notre obéissance, lorsque nous leur retirons cette obéissance, leur pouvoir disparaît. Il est très important que nous ayons toujours cela présent à l’esprit. Il est très important de nous rappeler que chaque petite chose que nous faisons aide. Nous n’avons pas à faire tous des choses héroïques. Tout ce que nous avons à faire, ce sont les petites choses et à un certain moment de l’histoire, des millions de petites choses s’assemblent et un grand changement se produit.
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Source:
Arnove Anthony, “Howard Zinn Speaks”, Haymarket Books, 2012, ch.15, pp 207-223