Howard Zinn sur Résistance 71
« Howard Zinn nous a rappelé que nous ne pouvons en aucun cas compter sur des élus ou leaders politiques, mais que nous devons au contraire nous fier à nos actions individuelles et collectives: les mouvements sociaux, la désobéissance civile, et les contestations politiques. Il nous rappelle que le changement ne se produit jamais en ligne droite, mais par à-coups avec des hauts et des bas, des virages et de grandes courbes et qu’il n’y a aucune garantie en histoire… L’esprit d’Howard Zinn est de penser par soi-même, d’agir par soi-même, de toujours défier et de questionner l’autorité, mais de le faire solidairement avec les autres. Comme il l’écrivit dans sa pièce de théâtre ‘Marx in Soho’: — Si vous devez enfreindre la loi, faites le avec deux mille personnes… et Mozart…’ –«
~ Anthony Arnove, 2012 ~
L’importance de l’histoire
Howard Zinn
Extraits du discours de l’historien Howard Zinn “History Matters” en 2004 à Cambridge, Massassuchetts, compilés par Anthony Arnove dans son livre “Howard Zinn Speaks”, 2013 (p.161-174)
~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~ Novembre 2013 ~
… Je dis que l’histoire est utile. Je dis que si vous ne connaissez pas l’histoire, vous devenez la victime de quiconque vous dit quoi que ce soit aujourd’hui ou vous a dit hier, parce que si vous ne connaissez pas l’histoire, vous n’avez en fait aucun moyen de vérifier ce qui est dit dans les manchettes quotidiennes de la presse ou sur les déclarations quotidiennes de la Maison Blanche (NdT: Zinn est américain, il est bien évident que ceci s’applique à toute personne dans tout pays…). ainsi, n’importe qui ayant une quelconque autorité pourra vous dire quelque chose d’une voix autoritaire et on pourra vous le dire douze fois, sur douze chaînes de télévision ou de radio différentes et cela commencera à sembler être la vérité. A moins que vous ne puissiez vérifier certaines choses au moyen de l’histoire, vous serez enclin à croire ce qu’on vous dit parce que vous n’aurez aucun moyen de vérification. Donc je maintiens que l’histoire est utile afin de pouvoir vérifier quoi qu’on vous dise à quelque moment que ce soit du temps présent. Ceci ne veut pas dire que l’histoire puisse définitivement et de manière sûre vous dire quel jugement donner au sujet de ce qu’il s’est passé aujourd’hui, que ce soit au sujet du budget du gouvernement ou de la guerre en Irak. L’histoire ne peut pas vous donner des réponses claires et définitives à ces questions, parce qu’il y a toujours une possibilité qu’un évènement unique se produise et que quelque chose de différent se soit passé et pourtant l’histoire, en vous montrant certains traits évènementiels se produisant de manière persistante encore et toujours, même si elle ne peut pas vous donner des réponses définitives, peut néanmoins vous suggérer certains indices, peut vous en dire suffisamment pour vous faire rechercher plus avant sinon sur des certitudes mais du moins sur de fortes probabilités et ceci est très utile.
Donc, mon approche de l’histoire, celle de la regarder comme capable d’affronter les évènements contemporains est, je pense, probablement assez différente de l’approche traditionnelle des historiens professionnels en cela que l’approche de l’historien professionnel est généralement plus précautionneuse de ne pas interférer avec des problèmes politiques immédiats. Restons-en sécurité. S’occuper du passé est une activité sûre, sécure. Pratiquons une histoire sécure. Mon approche, et pas seulement la mienne mais sans doute celle des nouveaux historiens, peut-être des historiens qui furent affectés par les mouvements des années 1960 et qui observe l’histoire afin qu’elle leur serve de guide sérieux, mais mon approche et celle de ces historiens donc, vient je suppose des circonstances qui ont faites ma vie, mes propres expériences dans la mesure où je n’ai pas été un universitaire de A à Z jusqu’au moment où j’ai commencé à enseigner l’histoire. Je ne suis pas passé du bahut à l’université et d’un 3ème cycle à un 4ème (doctorat). Un paquet de choses me sont arrivées dans l’entre-fait. Il s’est passé plus de 10 ans entre le moment où j’ai terminé le Lycée et où je suis entré à l’université sous les auspices de la “GI bill” (NdT: la loi sur les anciens combattants qui donne à ceux qui le désirent une éducation universitaire après a voir servi un certain temps dans l’armée ou avoir participé à une guerre au sein de l’armée américaine) et au fil de ces 10 années, je pense que les expériences que j’ai vécues avant d’entrer à l’université à l’âge de 27 ans, m’ont donné une certaine approche éducative et sur la manière d’étudier l’histoire. Ces expériences personnelles m’ont incité en fait à vouloir apprendre l’histoire et ce, disons le de manière modeste… afin de changer le monde. Rien de plus que cela et puis non, ne soyons pas modeste là-dessus.
Que s’était-il donc passé ? Et bien après le secondaire et à l’âge de 18 ans, je suis parti travailler dans un chantier naval. J’y ai travaillé pendant 3 ans. J’ai grandi dans une famille ouvrière à New York. Mon père était garçon de café, un membre de Waiters’ Union Local 2 (syndicat). Puisque je suis ici avec des gens des syndicats, autant que je déballe toute mon expérience en la matière. Union Local 2 et ouvrier de chantier naval. Aucun des enfants avec lesquels j’ai grandi n’a été à l’université à l’âge de 18 ans. Tout le monde est parti travailler. Je suis parti travailler au chantier naval de la marine américaine à Brooklyn et suis devenu apprenti assembleur et j’ai rejoint un syndicat au nom à coucher dehors, l’IUMSWA, membre du syndicat du CIO.
[…] Puis vint la seconde guerre mondiale. J’aurai pu rester au chantier car j’avais une exemption. Je décidais au contraire de m’engager dans l’armée de l’air. J’étais persuadé que c’était une bonne guerre, celle de combattre le fascisme. Je suis devenu bombardier navigant. J’ai volé des missions de combat au dessus de l’Europe. Je suis revenu, me suis marié. Puis j’ai décidé de faire quelque chose qu’il se pourrait que j’aime bien. Je suis retourné à l’école sous la loi du GI bill of rights et décidais que j’étudierai l’histoire pour devenir enseignant.
Je vous raconte ces expériences personnelles parce que je pense que cela a façonné ma pensée à propos de l’histoire. Ma jeunesse à Brooklyn, avoir travaillé comme ouvrier, tout cela m’a donné une sorte de conscience de classe, une phrase qui n’est pas souvent utilisée aux Etats-Unis, parce qu’ici nous pensons généralement par notre éducation qu’il n’y a pas de société de classes. Que nous sommes une seule et grande famille heureuse et nous avons dans notre culture le langage qui accommode ce type de pensée. Ce type de langage qui tend à nous faire penser que “nous sommes tous logés à la même enseigne”. Il y a le drapeau, il y a l’Amérique. Nous prononçons tous le serment à la nation, nous chantons tous l’hymne national du “Star Spangled Banner” et le président nous explique que nous devons partir en guerre pour notre sécurité nationale. Ceci doit vouloir dire pour la sécurité de tout le monde hein ?.. Personne ne pose la question de savoir “pour la sécurité de qui ?…” Ou ils disent: “c’est pour la défense nationale” et personne ne demande: “la défense de qui ?” ou ils disent: “ceci est pour l’intérêt national” et toujours personne ne demande: “l’intérêt de quoi ?” Mais par contre à chaque fois que ces phrases sont prononcées, vous êtes supposés faire partie de cette grande entité dans laquelle tout le monde a le même intérêt. Vous et le président, moi et Bush, Exxon et moi, tous, nous avons le même intérêt. Vraiment ?
[…] J’ai donc grandi avec cette conscience de classe, ce qui veut dire que je suis parvenu assez tôt à la conclusion que non, nous n’avons pas les mêmes intérêts. Il y a des gens dans ce pays qui sont immensément riches et d’autres qui peinent à joindre les deux bouts et ces personnes n’ont pas les mêmes intérêts. Bien sûr, il y a une foule de gens au milieu, celle qu’on appelle la grande classe moyenne américaine et ces gens au milieu ne sont pas très riches, pas très pauvres non plus, mais ils sont très nerveux. Ils ne savent pas où ils en sont, ni où ils vont, ils ne savent pas s’ils montent ou bien s’ils descendent (NdT: Depuis 2008, ils savent qu’ils descendent à la vitesse “V”…), ils ne savent pas s’ils auront un boulot demain, ils ne savent pas s’ils seront plus riches demain ou s’ils descendront dans la précarité ; mais c’est une société de classes. J’en suis arrivé à cette conclusion inéluctable. Donc, quand j’ai commencé à étudier l’histoire, j’ai approché l’histoire des Etats-Unis sous l’angle de la conscience de classe.
Ainsi lorsque je lis le préambule célèbre de la constitution des Etats-Unis qui dit que “Nous, le peuple des Etats-Unis…” Est-ce que “Nous, le peuples des Etats-Unis…” nous sommes rassemblés à Philadelphie en 1787 pour établir la constitution ? Non, ce n’était pas “Nous, le peuple…” ; c’était 55 riches hommes blancs qui se sont rassemblés à Philadelphie pour écrire la constitution. J’étais, comme la plupart d’entre nous, en admiration béate devant la Constitution. La constitution, le document sacré…
[…] Pendant le bicentenaire de la constitution en 1987, il y a eu une voix de la dissidence parmi les chœurs d’Alleluias au sujet de la constitution. Cette voix était celle d’un juge noir de la cour suprême des Etats-Unis: Thurgood Marshall. Il fit un discours cette année là où il disait: “Pourquoi tout le monde est-il si excité au sujet de la constitution ? La constitution des Etats-Unis d’Amérique a légitimisé l’esclavage.” La constitution déclara qu’un esclave noir équivalait aux 3/5 d’un être humain. La constitution déclarait que les esclaves qui échappaient à leurs maîtres devraient leur être ramenés, une provision de la constitution qui fut ensuite renforcée par la loi sur les esclaves fugitifs de 1850. Tout ceci est historiquement vrai. Cette déification de la constitution est toujours valide de nos jours.
Puis j’ai lu un livre écrit par un nommé Charles Beard dont le nom n’est pas très connu, mais il était une sorte d’historien connu dans les années 1930. Il écrivit un livre intitulé: “An Economic Interpretation of the Constitution”. Ce qu’il fît fut d’examiner les 55 hommes qui se rendirent à Philadelphie pour y écrire la constitution et il examina leurs intérêts économiques et leurs vues politiques. Il trouva que ces personnes étaient toutes, presque toutes, très riches, peut-être l’une d’entre elles ne l’était pas, ils étaient propriétaires d’esclaves, ils étaient des actionnaires et détenteurs de bons du trésor, ils étaient marchants, ils étaient des spéculateurs terriens. Ils n’étaient pas “Nous, le peuple des Etats-Unis…” et ils écrivirent une constitution afin de cadrer et de préserver leurs propres intérêts. Ceci est une vision très importante, parce que ce que Beard disait et qui est toujours de première valeur aujourd’hui est ceci : derrière les actes politiques, recherchez les intérêts économiques.
[…] Derrière la politique se trouve l’économique (NdT: en fait dans l’ère moderne, le politique a été acheté par les intérêts économiques transnationaux. Il n’est plus un secret pour personne que la famille Bush fait partie du cartel pétrolier et qu’Obama est un représentant de Goldman Sachs et d’une bonne partie de Wall Street…). Et ce n’est pas seulement l’économique, c’est plus compliqué que cela, mais l’économique est un facteur très très puissant. Donc Beard regarda les intérêts économiques et il vit en fait, qu’ils avaient mis en place… Quoi donc ? Je me rappelle être à l’école et apprendre au sujet de la constitution et apprenant que ceci était une très bonne chose. Avant la constitution, nous avions des articles de confédération. C’était le traitement historique, vous vous en rappelez sûrement de vos livres d’histoire d’école. Il y avait les articles de la confédération (des états). Après la guerre révolutionnaire, les treize colonies n’étaient pas vraiment unifiées, elles furent mollement unifiées sous les articles de la confédération. Mais maintenant nous avions la constitution, qui nous donna un pays, qui nous unifia et qui créa un gouvernement central très fort. Vrai. Il n’y a aucun doute là-dessus: la constitution a créé un très fort gouvernement central. Mais il est très important de regarder au-delà de cela et d’en comprendre les motifs, de regarder les motifs de classe derrière ceci. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de faire un petit retour en arrière avant la guerre révolutionnaire et la constitution. C’est ce que les historiens font, ils retournent en arrière, c’est une maladie, mais j’affirme que c’est important pour comprendre ce qu’il se passe aujourd’hui.
Il est intéressant de regarder l’année 1786, qui est l’année juste avant la constitution, parce que ce fut l’année où prit place un phénomène important dans l’ouest du Massassuchetts, que certains d’entre vous pourront reconnaître car c’est souvent dans les questionnaires multi-choix des examens… Il s’agit de la rébellion de Shays. Souvent les gens disent “ah oui, je me rappelle, examen trucmuche à trois-choix, section B, la rebellion de Shays”. Parfois vous apprenez même un petit quelque chose à son sujet, que ce fut une rebellion de fermiers dans l’ouest du Massassuchetts à laquelle participèrent beaucoup d’anciens combattants de la guerre révolutionnaire d’indépendance, qui revinrent de la guerre pour se rendre compte, et ceci est une procédure standard pour tous les combattants retournant de toutes les guerres, qu’ils ne reçurent point ce qu’on leur avait promis, qu’ils s’étaient battus pour la liberté, l’égalité et le droit de poursuivre le bonheur dans une société nouvelle, mais ceci n’avait pas vraiment fonctionné pour eux et ils se rendaient compte qu’ils n’étaient pas du tout traités en égaux. Ils se rendirent vite compte qu’ils avaient certes leur petit lopin de terre mais que celui-ci était soumis à lourd impôt et qu’ils ne pouvaient plus payer ces taxes à n’en plus finir. Donc les tribunaux saisissaient et vendaient aux enchères leurs biens et troupeaux, ainsi ils décidèrent d’organiser une rebellion sous le commandement d’un des capitaines qui avait servi lors de la guerre d’indépendance: Daniel Shays. Ainsi, des milliers de fermiers se rassemblèrent autour des tribunaux de l’état à Springfield, Amherst et Great Barrington, ils encerclèrent les tribunaux et empêchèrent les enchères de s’y dérouler. A un moment donné, le sheriff local en appela à la milice locale, qui vint et 1000 miliciens firent face à 5000 fermiers ; le juge sortit de son tribunal, évalua la situation et dit, ceci s’est passé au moins une fois: “Votons, laissons la milice voter et décider ce qu’elle veut faire. Combien de miliciens sont-ils en faveur des fermiers et combien sont en faveur de l’état ?” La vaste majorité des miliciens se tint aux côtés des fermiers. Ce fut la fin de la procédure. Mais la rebellion continua et finalement une armée fut appelée pour écraser la rebellion.
Pourquoi fais-je état de tout ceci ? Dans nos classes d’histoire, d’histoire traditionnelle, personne ne fait la connexion entre la rebellion de Shays et la constitution alors même que la rebellion se produisit une année seulement avant la proclamation de la constitution. Il y a pourtant une importante connexion entre les deux évènements, car après la rebellion de Shays, des messages furent échangés au sujet de la rebellion parmi les élites des colonies et surtout parmi les puissants de ces colonies. Thomas Jefferson était en Europe à cette époque, à Paris, et il en entendit parler. Il répondit: “Ne vous inquiétez pas. Une petite rebellion de temps en temps est sain.” Mais il était là-bas. Ces gens étaient ici, ils devaient y faire face et risquer plus de rebellion. Un de ces messages fut du général Knox, un des aides de camp de Washington durant la guerre d’indépendance. Knox avait formé une organisation d’anciens combattants appelée “L’ordre de Cincinnati”. C’était une version primitive de l’American Legion (NdT: Association nationale des anciens combattants), mais ce n’était bien sûr pas une association d’hommes du rang, mais une congrégation de colonels et de généraux. Knox écrivit à Washington, j’ai la citation exacte quelque part dans mes notes, mais vous devrez ici, me croire sur parole, voici ce qu’il dit en substance: “Cher George, Je ne sais pas exactement comment le dire, ces gens qui se sont rebellés dans l’ouest du Massachussetts, ils pensent que parce qu’ils se sont battus dans la guerre d’indépendance, ils ont droit à une part égale de la richesse de ce pays. Non. On doit faire quelque chose.”
L’idée de la constitution fut de mettre en place un gouvernement qui serait capable de s’occuper des rebellions des pauvres, qui serait capable de s’occuper des révoltes d’esclaves, qui serait capable de s’engoufrer à l’Ouest et de gérer ces Indiens qui ne voulaient pas que des blancs s’installent sur leurs territoires. L’idée en d’autres termes, était de créer un gouvernement suffisamment fort pour protéger les intérêts des expansionnistes territoriaux, des esclavagistes, des marchands, des actionnaires de sociétés. Voilà ce qu’était l’idée. C’était une décision de classe menant à un document de classe. Je parle de ceci parce que ceci est l’histoire des Etats-Unis. Derrière les lois, depuis la constitution, derrière toute législation passée par le congrès toutes ces années passées, il y a un intérêt de classe, et quasiment toujours l’intérêt de la classe des riches et puissants. Je dis presque toujours, parce qu’il y a eu des époques dans l’histoire américaine où le congrès a passé des lois qui ont été au bénéfice du petit peuple. Ceci s’est produit à quelques reprises, mais à chaque fois après de gros tumultes sociaux et des rebellions aux Etats-Unis…
[…] En général, l’histoire de la législation, depuis les tous premiers programmes économiques d’Alexander Hamilton au premier congrès des Etats-Unis bénéficiant les détenteurs de bons du trésor et privilégiant la lourde imposition des fermiers, jusqu’aux retenues d’argent pour les pénuries pétrolières en passant par les exonérations massives d’impôts pour les grandes entreprises attribuées de nos jours, l’histoire n’a été qu’au sujet des intérêts de classe des gens aux pouvoirs s’exprimant au travers des législations. Il est très important de savoir cela, autrement vous ne pouvez approcher tout nouveau développment politique que comme s’il n’y avait aucun antécédent historique lui étant attaché, comme s’il n’y avait pas un certain schéma, une certaine programmation derrière tout cela. Le budget fédéral des Etats-Unis est un document de classe, celui-ci le plus récent, encore plus crasse que tous les précédents. Il est important de le savoir. Il est important de toujours demander lorsque vous discutez de politique ou de tel ou tel politicien(ne): “Quels sont les intérêts économiques derrière ces personnes ? Combien d’entre eux sont vraiment sensibles aux besoins des gens de la rue, des ouvriers, des simples citoyens et combien s’en fichent ?”
Alors quand j’ai commencé à écrire sur l’histoire, oui, la conscience de classe a prévalu sur ma façon de l’écrire. Je n’allais pas simplement écrire au sujet du miracle économique des Etats-Unis, qui me fut présenté au Lycée. Waouh ! Que nous étions fiers en classe d’apprendre que l’Amérique devint ce géant économique après la guerre civile. Les chemins de fer sillonnaient le pays d’Est en Ouest, les fonderies tournaient à plein régime, le PNB augmentait dramatiquement, même s’ils n’utilisaient pas ce terme à l’époque. C’était l’idée. Je me rappelle m’être senti bien après avoir appris tous ces chiffres. Je n’ai jamais su, tant que je suis resté à l’école ou université, tant que je n’ai pas fait de lectures par moi-même, au sujet des luttes politiques et sociales, de la classe ouvrière, qui n’était plus dans mon université et ce jusqu’au doctorat à Colombia University n’ai-je appris au sujet de la classe ouvrière. J’ai dû apprendre tout cela par moi-même. J’ai dû lire par moi-même au sujet des grandes grèves dans les chemins de fer de 1877 et de la grande grève du textile de Lawrence en 1912 et le massacre de Ludlow dans le Colorado en 1914, tout ceci n’apparaissait nullement dans mes cours d’histoire universitaires.
Alors j’ai voulu raconter l’histoire du miracle économique américain du point de vue de ceux qui travaillaient dans les rafineries des Rockefellers, des immigrants chinois et irlandais, qui travaillèrent sur les voies de chemin de fer transcontinentales, qui sont toujours présentées comme de merveilleuses choses. Mais personne ne m’a jamais appris au sujet de ces dizaines de milliers d’immigrants chinois et irlandais qui y moururent de maladies, d’épuisement, de coups de chaleur, de froid ni de toutes ces petites filles qui allèrent travailler dans les usines textiles de la Nouvelle Angleterre dès l’âge de 12 ans pour en mourir à 25. On ne m’a pas enseigné au sujet des maladies pulmonaires, des règlementations minières ridicules.
Alors j’ai voulu regarder l’histoire économique d’un point de vue différent, celui des ouvriers et dire l’histoire de leurs luttes et de la résistance qu’ils firent dans les grèves, boycotts et de la façon dont les gens faisaient face au sheriffs, à la garde nationale, parce qu’autrement, si vous ne savez rien de tout cela, vous continuez à penser que la journée de travail de huit heures est venue simplement parce que le congrès passa une loi en 1938, c’est l’histoire standard. On fait penser aux gens que Oh, ceci s’est produit parce que le congrès a soudain eu l’illumination et qu’il a pensé: “nous devons aider ces pauvres gens”, Non. Les réformes ne viennent qu’après des décennies d’âpres luttes sociales. Les huit heures par jour sont le résultat de luttes et de grèves qui ont commencées dès 1886. Alors oui, les intérêts de classes ont dominé l’histoire que je voulais raconter.
[…] Mais ensuite, et je n’ai pas commencé à penser à cela avant mon retour de la seconde guerre mondiale, j’ai commencé à penser aux complications qui accompagnent une soi-disant “guerre juste et bonne”, du fait que dans cette “juste guerre” nous avons nous-mêmes commis des atrocités. Bien sûr les Allemands avaient commis de grandes atrocités eux-mêmes culminant avec l’holocauste. Mais nous en avions également commis. Nous, qui avions dénoncés les Allemands pour avoir bombardé des civils au début de la guerre. C’est horrible, barbare, imaginez lâcher des bombes sur des villes remplies de civils. Les Allemands l’ont fait sur Coventry et sur Rotterdam. Des milliers de civils sont morts à Rotterdam, mais alors que la guerre continuait, nous avons bombardé des civils et ce de manière tout à fait délibérée. Ne laissez jamais quelqu’un vous dire: “Mais nous ne bombarderions jamais volontairement des civils”. Ceci est un non sens total. Bombarder délibérément. Parce que ce que vous voulez faire dans une guerre c’est de démoraliser l’ennemi. Comment faire ? Vous tuez le plus de personnes possible et il importe peu qui elles sont. Ceci fut une décision délibérée du conseil de guerre de Churchill et fut approuvé par les Américains, de bombarder la population ouvrière d’Allemagne dans ses villes. Comme à Dresde. On ne sait pas combien de civils sont morts cette nuit là à Dresde ? 50 000 ? 100 000 ? 150 000 ? Personne ne sait. Lisez Kurt Vonnegut et son livre “Slaughterhouse Five”, un livre fascinant, un roman basé sur sa propre expérience de prisonnier de guerre à Dresde à cette époque et dans d’autres villes. 30 000 civils tués par nuit à Hambourg, Francfort, Tokyo au printemps de 1945… Une nuit de bombardement incendiaire de Tokyo. 100 000 civils moururent en une nuit à Tokyo. Si vous regardez ce documentaire “The Fog of War” au sujet de McNamara au Vietnam, vous y verrez McNamara dire: “Et bien si nous avions perdu la guerre, nous aurions pu être condamnés pour crimes de guerre, comme criminels de guerre à cause de cela.” Qu’est-ce que tu veux dire “si nous avions perdu la guerre” ? Tu veux dire que si tu gagnes la guerre cela change la nature de tes actes ? Si vous tuez 100 000 innocents et que vous perdez la guerre vous êtes des criminels de guerre, mais si vous gagnez alors tout va bien ? Intéressante façon de penser pour le moins. Et bien sûr, Hiroshima et Nagasaki. On peut avoir une discussion à ce sujet car la vaste majorité des Américains pensent que cela était nécessaire afin de gagner la guerre plus vite face au Japon. J’ai fait beaucoup de recherche là-dessus, beaucoup de gens aussi ont étudié cela en détail…
Je suis arrivé à la conclusion que la guerre, comme moyen de faire quelque chose, implique de manière évidente à notre époque plus que jamais avec la technologie moderne de faire la guerre, le meurtre d’innocents à une échelle gigantesque. Ceci est une certitude en matière de guerre. Ce qui est incertain en revanche, est le résultat, la fin. Vous ne savez pas vraiment ce qu’il va se passer. Vous pouvez constater un résultat immédiat comme par exemple Hitler, Mussoloni ne sont plus là, mais vous ne savez pas vraiment ce qu’il va se passer après. Après plus de 50 millions de morts durant la seconde guerre mondiale, avons-nous eu un monde pacifique après cela ? Oh, la guerre qui finira toutes les guerres ? Non, en fait, j’ai regardé le monde depuis la fin de la guerre et qu’ai-je vu ? On appelle cela du fascisme. Quelque soit le mot que vous utilisez, ce que j’ai vu n’est pas un monde, bien que nous ayons été libérés des Hitler, Mussolini et consorts, mais nous ne fûmes pas libérés du fascisme, pas libérés des dictatures, pas libérés de la pauvreté, de la misère, des riches contrôlant les ressources du monde, d’une guerre après une autre guerre après une autre qui en suivait une autre. Et celle là avait été la “bonne et juste guerre” ? Cela m’a fait réfléchir et m’a fait analyser très attentivement les guerres qui suivirent. Ainsi lorsque vint la guerre du Vietnam, les guerres se produisent accidentellement comme tout à chacun le sait bien sûr, j’étais étudiant en histoire de la politique étrangère américaine. Je connaissais l’histoire de la guerre contre le Mexique et je connaissais très bien l’histoire de nos guerres avec les Indiens autochtones et je connaissais également l’histoire de la guerre américano-espagnole et de celle contre les Philippines et l’incusrson des Marines en Amérique Centrale. Personne ne pouvait me dire lorsque la guerre du Vietnam commença, que les Etats-Unis voulaient juste amener la démocratie et la liberté au peuple vietnamien. Cela a pris quelques années pour le peuple américain pour comprendre que non, ce n’était pas ce qu’ils disaient que c’était.
Maintenant avec la guerre d’Irak, si vous ne connaissiez pas l’histoire, vous pourriez bien croire le président qui a dit: “Armes de destruction massive, menace imminente contre la nation, terrorisme. Nous devons faire cela, nous n’avons aucun autre motif. Non, non, non ce n’est pas le pétrole, non. Nous voulons juste établir la démocratie en Irak. Nous voulons renverser le régime comme cela nous aurons un bon régime en place en Irak.” Si vous connaissiez l’histoire des Etats-Unis lorsqu’on parle de changement de régime, vous sauriez combien de régimes nous avons renversé démocratiques ou non, et vous sauriez combien de fois les Etats-Unis ont renversé des régimes politiques démocratiquement élus et l’ont changé en dictature locale. Regardez l’Iran en 1953, le Guatémala en 1954, le Chili en 1973. Ainsi en ce qui concerne la guerre d’Irak, l’histoire fut très importante pour moi afin de comprendre les motifs et être capable d’examiner les affirmations du gouvernement américain contre ce que je pense être les réalités en ce qui concerne l’Irak.
Je rajouterai une chose: Lorsque j’ai étudié l’histoire puis terminé mon doctorat (Ph.D) et que j’ai eu mon premier travail d’enseignant, ce fut à Atlanta en Georgie dans un collège (université) pour femmes noires, le Spelman College d’Atlanta et ma famille et moi-même y vécurent de 1956 à 1963. Je me suis impliqué dans le mouvement des droits civiques des noirs parce que mes élèves y étaient impliquées et je ne pouvais pas donner des cours de droits constitutionnels, de liberté et de démocratie et rester dans ma salle de classe pendant que mes élèves étaient dehors à manifester, se retrouvaient en prison etc.
[…] Une chose que j’ai apprise est que quand des injustices fondamentales doivent être corrigées dans ce pays (NdT: et partout ailleurs du reste…), elles ne le sont jamais de l’initiative du gouvernement, elles sont corrigées par l’initiative des citoyens, du peuple qui se rassemblent, qui s’organisent, qui prennent des risques, qui créent une situation telle que le gouvernement doit finalement faire quelque chose. C’est ce qu’il s’est produit avec le mouvement des droits civiques dans les états du sud des Etats-Unis. Le gouvernement fédéral n’allait pas appliquer les 14ème et 15ème amendements de la constitution. Pendant près d’un siècle aucun président n’a fait appliquer le 14ème et le 15ème amendements de la constitution. Chaque président des Etats-Unis pendant près de 100 ans a parjuré son serment de prise de fonction. Démocrate ou républicain, aucune importance. Tout le monde s’est parjuré de son serment de prise de fonction, parce qu’aucun n’a appliqué la constitution. Seulement lorsque les noirs ont pris les rues et ont manifesté et furent maltraités, battus, emprisonnés, certains furent même tués, alors seulement a t’on vu une commotion aux niveaux national et international, alors seulement le gouvernement a commencé à agir.
Alors j’ai appris quelque chose, quelque chose que les ouvriers participant aux luttes sociales ont appris il y a longtemps: Si vous voulez que quelque chose soit fait, vous ne pouvez pas vous fier à la politique, aux politiciens, vous ne pouvez pas vous fier au vote pour untel ou untel et penser que cela ira. Non. Ultimement, si vous voulez changer les choses socialement et politiquement, cela doit être fait au travers d’un mouvement citoyen. C’est çà la démocratie. C’est à ce moment là seulement que la démocratie vit !
Merci de votre attention.
(Longue acclamation debout de l’audience)