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Résistance politique : le séisme Gilets Jaunes (David Graeber)

Posted in 3eme guerre mondiale, actualité, altermondialisme, autogestion, colonialisme, crise mondiale, démocratie participative, documentaire, gilets jaunes, guerres hégémoniques, militantisme alternatif, N.O.M, néo-libéralisme et paupérisation, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, philosophie, politique et social, politique française, résistance politique, société des sociétés, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , on 24 septembre 2022 by Résistance 71

DG1

Les Gilets Jaunes montrent à quel point le terrain bouge sous nos pieds

David Graeber*

Décembre 2018

(*) David Graeber (1961-2021) anthropologue politique anarchiste, fut professeur à la London School of Economics après avoir été viré de Yale pour raisons politiques. Il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages de recherche tels : “Fragments d’anthropologie anarchiste”, “Dette : les 5000 premières années”, “Bullshit jobs”, “Possibilités” et son dernier ouvrage avant son décès, conjointement avec l’archéologue David Wengrow “L’Aube de tout, une nouvelle histoire de l’humanité” dont nous traduirons et publierons de larges extraits avant la fin de l’année. Il fut un des activistes proéminents du mouvement Occupy Wall Street et une figure de la gauche académique anglo-saxonne.

=> Lire David Graeber sur Résistance 71 et sur notre page “anthropologie politique”.

Cela me frappe que la profonde confusion, voire même l’incrédulité, démontrées par les commentateurs français, plus même, par les commentateurs mondiaux, devant chaque acte successif du drame des Gilets Jaunes, approchant maintenant rapidement un climax insurrectionnel (NdT: Graeber avait raison en décembre 2018, ce fut très très chaud jusqu’en février 2019, l’Élysée fut bien près de tomber…), soit le résultat d’une presque totale incapacité de prendre en compte que les manières dont le pouvoir, le travail et les mouvements alignés contre le pouvoir, ont changé ces 50 dernières années et particulièrement depuis 2008. Les intellectuels [de gauche] ont pour l’essentiel fait un pathétique travail de compréhension de ces changements.

Laissez-moi commencer par offrir deux suggestions en ce qui concerne la source d’une partie de cette confusion :

1. Dans une économie totalement financiarisée, seuls ceux très proches des moyens de création monétaire (essentiellement, les investisseurs et les classes professionnelles de la gestion), sont en position d’employer le langage de l’universalisme. En résultat, toutes demandes politiques étant basées sur des intérêts et des besoins particuliers, ont eu tendance à être traitées comme des manifestations de l’identité politique et dans le cas de la base sociale des Gilets Jaunes, ceci ne peut donc pas être imaginé comme autre chose que proto-fasciste.

2. Depuis 2011, il y a eu une transformation mondiale des assomptions de sens commun sur ce que devrait vouloir dire de participer à un mouvement de masse démocratique, du moins au sein de ceux ayant le plus de chances d’y participer. Les vieux modèles “verticaux” avant-gardistes d’organisation ont rapidement laissé la place à un ethos d’horizontalité où la pratique démocratique égalitaire et l’idéologie sont ultimement deux aspects de la même chose. L’incapacité de comprendre cela donne la fausse impression que des mouvements comme celui des Gilets Jaunes sont anti-idéologiques, voire même nihilistes.

Laissez-moi vous présenter quelques données de fond au sujet de ces assertions.

Depuis que les Etats-Unis ont largué en rase campagne l’étalon or en 1971, nous avons été les témoins d’un profond glissement de la nature du capitalisme. La vaste majorité des profits entrepreneuriaux maintenant ne dérivent plus de la production ni même du marketing de quoi que ce soit, mais de la manipulation du crédit, de la dette et des “loyers régulés”. Alors que les gouvernements et les bureaucraties financières deviennent de plus en plus imbriqués, il devient de plus en plus difficile de les distinguer l’un de l’autre, la richesse et le pouvoir tout particulièrement, le pouvoir de créer l’argent (c’est à dire le crédit), devient aussi la même chose. C’est ce sur quoi nous attirions l’attention lors du mouvement Occupy Wall Street lorsque nous avons parlé des fameux “1%”, ceux qui ont la capacité de tourner leur richesse vers l’influence politique et cette influence politique, en retour, vers plus de richesse…

Malgré cela, les politiciens et les commentateurs des médias refusent systématiquement de reconnaître les nouvelles réalités, par exemple, dans le discours public, il est toujours de bon ton de parler de la politique fiscale comme étant le moyen principal du gouvernement de lever des revenus pour financer ses opérations, alors que c’est en fait devenu de plus en plus le moyen de 1) s’assurer que le moyen de la création de crédit ne puisse jamais être démocratisé (car seul un crédit officiellement approuvé est acceptable en paiement d’impôts) et 2) de redistribuer le pouvoir économique d’un secteur social à un autre.

Depuis 2008, les gouvernements ont injecté du nouvel argent dans le système, qui, en accord avec le célèbre effet de Cantillon, a eu tendance à augmenter de manière disproportionnée la richesse de ceux qui détiennent les biens financiers et les alliés technocrates des classes professionnelles gestionnaires. En France, bien évidemment, ceux-ci sont exactement les macronistes. Les membres de ces castes ressentent qu’ils sont la personnification de tout possible universalisme, leurs conceptions de l’universalisme étant fermement enracinées dans le marché, ou de manière de plus en plus importante, cette atroce fusion entre le marché et la bureaucratie qui constitue l’idéologie régnante de ce qui est appelé le “centre politique”. Les travailleurs, dans cette nouvelle réalité centrée se voient de plus en plus refuser toute possibilité à l’universalisme, car ils ne peuvent pas se le permettre financièrement. [celui-ci étant devenu une commodité]

La capacité d’agir pour la planète par exemple, plutôt que par les exigences de la survie, est maintenant un effet secondaire direct des formes de création monétaire et de la distribution gestionnaire des loyers ; quiconque est forcé de ne penser qu’à soi ou aux besoins immédiats de sa famille est perçu comme affirmant et démontrant une certaine identité ; et alors que certaines identités pourraient être être pardonnées de manière bien condescendante, celle de la “classe travailleuse blanche” ne peut prendre que la forme de racisme. On a vu la même chose aux Etats-Unis, où des commentateurs libéraux, gauchisant, ont réussi à argumenter que les mineurs de charbon des Appalaches avaient voté pour Bernie Sanders, un juif socialiste, et que ceci ne pouvait être quelque part que l’expression d’un racisme ; tout comme il en va de même avec cette étrange insistance que les Gilets Jaunes doivent être des fascistes, même s’ils ne l’ont pas encore compris.

Ceci représente des instincts profondément anti-démocratiques.

Pour bien comprendre l’appel du mouvement [des Gilets Jaunes], c’est à dire, l’émergence soudaine et la propagation comme une traînée de poudre, d’une politique véritablement démocratique, voire même insurrectionnelle, je pense qu’il y a ici deux facteurs très largement ignorés à prendre en considération.

Le premier est que le capitalisme financier implique un nouvel alignement des forces de classe, surtout la caste techno-manageuriale qui emploie de plus en plus de personnes dans une foule de “bullshit jobs” en tant que redistribution systémique néolibérale, contre une classe du travail qui est maintenant mieux vue comme la “classe de l’attention”, comme ceux qui bichonnent, s’occupent, entretiennent des “producteurs” plus que démodés. Un effet paradoxal de la numérisation est qu’alors que cela a rendu la production industrielle infiniment plus efficace, cela a rendu aussi la santé, l’éducation et autre secteur social de plus en plus sans travail, donc ceci combiné avec la diversion des ressources vers la caste administrative sous un régime néolibéral (en attente de coupes sévères dans les budgets sociaux, ce qui est en marche…), cela veut dire que pratiquement partout, ce sont les enseignants, les infirmières, les personnels sociaux et para-médicaux et autres membres de la caste des services qui se sont retrouvés au front pour la contestation et la militance du travail… [où sont les ouvriers de plus en plus remplacés par une technologie IA ?…]

Les clashes entre les ambulanciers et les forces de police à Paris la semaine dernière peuvent être pris comme un symbole vivant des nouvelles forces en présence. Une fois de plus, le discours public n’a pas encore compris les nouvelles réalités qui se font jour, mais avec le temps, nous allons devoir nous poser de toutes nouvelles questions : non pas quelles formes de travail peuvent être automatisées par exemple, mais lesquelles désirerions-nous qu’elles le soient et lesquelles ne le désirerions-nous pas ; pendant combien de temps allons-nous encore continuer de maintenir en place un système dans lequel plus vous travaillez à aider les autres et moins vous êtes payés pour le faire ?

Secondo, les évènements de 2011, à commencer avec les “printemps arabes” et avec les places des mouvements Occupy, paraissent avoir marqué une cassure fondamentale dans le sens commun politique. Une manière de savoir qu’à un moment donné une révolution mondiale a eu lieu est que les idées qui étaient considérées comme folie peu de temps auparavant deviennent les assomptions de base de la vie politique. La structure horizontale, sans leader et de démocratie directe adoptée par le mouvement Occupy Wall Street par exemple, était presque universellement considéré comme idiotique de manière caricaturale et non pratique à l’emploi et dès que le mouvement fut supprimé, fut prononcé comme la raison de son “échec”. Cela était sans doute exotique de tirer non seulement sur l’ambulance de la tradition anarchiste, mais aussi sur le féminisme radical et même sur certaines formes de spiritualité indigène.

Mais il est maintenant devenu clair que c’est devenu le mode par défaut d’organisation démocratique partout, de la Bosnie au Chili en passant par Hong Kong et le Kurdistan. Si un mouvement démocratique de masse émerge, c’est la forme qu’il peut maintenant prendre le plus souvent. En France, Nuit Debout fut peut-être le premier à embrasser l’horizontalité à grande échelle, mais le fait qu’un mouvement originellement de travailleurs ruraux et de petites villes de province et de travailleurs indépendants, ait spontanément adopté une variation de ce modèle, montre juste à quel point nous sommes immergés dans un nouveau sens commun de la véritable nature de la démocratie.

La seule caste de personnes qui ne semble pas être capable de saisir cette nouvelle réalité est celle des intellectuels. Tout comme durant Nuit Debout, beaucoup de ces “leaders” auto-proclamés ont semblé incapables ou sans intérêt à accepter l’idée que les formes horizontales d’organisation étaient en fait une forme d’organisation (ils ne pouvaient pas comprendre la différence essentielle entre le rejet pur et simple d’une hiérarchie d’organisation pyramidale et le chaos total), ainsi maintenant, les intellectuels de gauche comme de droite affirment que les Gilets Jaunes sont “anti-idéologiques”, incapables de comprendre que pour des mouvements sociaux horizontaux, l’unité de la théorie et de la pratique (ce qui pour les anciens mouvements sociaux radicaux tendaient plus à se produire en théorie qu’en pratique), existe de fait dans la pratique. Ces nouveaux mouvements n’ont besoin en rien d’une avant-garde intellectuelle pour leur fournir une idéologie parce qu’ils en ont déjà une : le rejet de l’avant-garde intellectuelle et l’adoption de la multiplicité et de la démocratie horizontale sans leadership.

Il y a un rôle pour les intellectuels dans ces mouvements, certainement, mais cela devra impliquer moins de parlotte et plus d’écoute.

Aucune de ces nouvelles réalités, que ce soit celle des relations argent-pouvoir ou la nouvelle compréhension de la démocratie, ne va cesser d’être dans un futur proche, quoi qu’il arrive dans le prochain acte du drame en cours. Le terrain a bougé sous nos pieds, et nous avons tout intérêt à penser où réside notre allégeance : avec la pourriture universaliste du pouvoir financier, ou avec ceux qui agissent au quotidien se préoccupant de rendre la société possible et meilleure.

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Voir notre dossier « Gilets Jaunes »

4 textes modernes pour changer notre réalité

« Du chemin de la société vers son humanité réalisée » (Résistance 71, 2019)

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