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Voici ce qui terrifie l’oligarchie étatique…

Posted in actualité, altermondialisme, autogestion, démocratie participative, militantisme alternatif, néo-libéralisme et paupérisation, neoliberalisme et fascisme, pédagogie libération, philosophie, politique et social, politique française, résistance politique, société libertaire, terrorisme d'état with tags , , , , , , , , , , , , , , , , , on 19 juin 2014 by Résistance 71

… Et pourquoi, à chaque fois que les peuples ont fondé et entretenu ce modèle politique égalitaire et progressiste, tous les états, quelle que soit leur forme, se sont ligués pour l’anéantir. Il suffit de regarder l’histoire: La Commune de Paris (1871), les grèves générales expropriatrices italiennes de 1920, Cronstadt 1921, communes espagnoles entre 1878 et 1939, révolution espagnole 1936-39. Cette dernière est absolument édifiante dans son  unicité, puisque pour venir à bout des communes anarchistes de Catalogne, D’Aragon et d’Andalousie, il aura fallu une sainte alliance étatique des fascismes nationalistes italien et allemand sous Mussolini et Hitler, du communisme d’état (fascisme rouge du capitalisme d’état) sous Staline, de la complicité d’une république « modérée », la France et d’une monarchie constitutionnelle (La Grande-Bretagne), preuve s’il en fallait encore une, que les soi-disants « ennemis extrêmes » s’allient pour lutter contre le seul modèle politico-social qui annihilerait la société parasitique capitaliste inégalitaire et coercitive d’état: La (con)fédération des communes libres.

C’est pour cela que ce modèle, adapté au monde moderne, est LA solution au marasme de nos sociétés. Il est grand temps de se pencher dessus, d’y plancher et de commencer à développer le contre-pouvoir autogestionnaire salvateur.

Il n’y a pas, n’y a jamais eu et n’y aura jamais de solutions au sein du système. Celui-ci doit disparaître et être remplacé pour le salut de l’humanité. Ce texte de Pierre Kropotkine ci-dessous, écrit en 1895, est plus que jamais d’une actualité brûlante, comme tous les textes des grands penseurs anarchistes du reste…

— Résistance 71 —

 

La Commune

 

Pierre Kropotkine (1895)

 

I

Quand nous disons que la révolution sociale doit se faire par l’affranchissement des Communes, et que ce sont les Communes, absolument indépendantes, affranchies de la tutelle de l’État, qui pourront seules nous donner le milieu nécessaire à la révolution et le moyen de l’accomplir, on nous reproche de vouloir rappeler à la vie une forme de la société qui s’est déjà survécue, qui a fait son temps. « Mais, la Commune – nous dit-on – est un fait d’autrefois ! En cherchant à détruire l’État et à mettre à sa place les Communes libres, vous tournez vos regards vers le passé : vous voulez nous ramener en plein moyen-âge, rallumer les guerres antiques entre elles, et détruire les unités nationales, si péniblement conquises dans le cours de l’histoire ! »

Eh bien, examinons cette critique.

Constatons d’abord que cette comparaison avec le passé n’a qu’une valeur relative. Si, en effet, la Commune voulue par nous n’était réellement qu’un retour vers la Commune du moyen-âge, ne faudrait-il pas reconnaître que la Commune, aujourd’hui, ne peut revêtir les formes qu’elle prenait il y a sept siècles ? Or, n’est-il pas évident que, s’établissant de nos jours, dans notre siècle de chemins de fer et de télégraphes, de science cosmopolite et de recherche de la vérité pure, la Commune aurait eu une organisation si différente de celle qu’elle a eue au douzième siècle, que nous serions en présence d’un fait absolument nouveau, placé dans des conditions nouvelles et qui nécessairement amènerait des conséquences absolument différentes ?

En outre, nos adversaires, les défenseurs de l’État, sous des formes diverses, devraient bien se souvenir que nous pouvons leur faire une objection absolument semblable à la leur.

Nous aussi, nous pouvons leur dire, et à plus forte raison, que ce sont eux qui ont leur regard tourné vers le passé, puisque l’État est une forme tout aussi ancienne que la Commune. Seulement il y a cette différence : tandis que l’État nous représente dans l’histoire la négation de toute liberté, l’absolutisme et l’arbitraire, la ruine de ses sujets, l’échafaud et la torture, c’est précisément dans l’affranchissement des Communes contre les États que nous retrouvons les plus belles pages de l’histoire. Certes, en nous transportant vers le passé, ce ne sera pas vers un Louis XI, vers un Louis XV, ou vers Catherine II que nous porterons nos regards : ce sera plutôt sur les communes ou républiques d’Amalfi et de Florence, vers celles de Toulouse et de Laon, vers Liège et Courtray, Augsbourg et Nuremberg, vers Pskov et Novgorod.

Il ne s’agit donc pas de se payer de mots et de sophisme : il importe d’étudier, d’analyser de près et de ne pas imiter M. de Laveleye et ses élèves zélés qui se bornent à nous dire : « Mais la commune, c’est le moyen âge ! En conséquence elle est condamnée. » – « L’État, c’est tout un passé de méfaits, répondrions-nous ; donc, il est condamné à plus forte raison ! »

Entre la commune du moyen âge et celle qui peut s’établir aujourd’hui, et probablement s’établira bientôt, il y aura des différences essentielles : tout un abîme creusé par cinq ou six siècles de développement de l’humanité et de rudes expériences. Examinons les principales.

Quel est le but capital de cette « conjuration » ou « communion » que font au douzième siècle les bourgeois de telle cité ? – Certes, il est bien restreint. Le but est de s’affranchir du seigneur. Les habitants, marchands et artisans, se réunissent et jurent de ne pas permettre à « qui que ce soit de faire tort à l’un d’entre eux et de le traiter désormais en serf. » ; c’est contre ses anciens maîtres que la Commune se lève en armes. – « Commune, – dit un auteur du douzième siècle, cité par Aug. Thierry, – est un mot nouveau et détestable, et voici ce qu’on entend par ce mot : les gens taillables ne payent plus qu’une fois par an à leur seigneur la rente qu’ils lui doivent. S’ils commettent quelque délit, ils en sont quittes pour une amende légalement fixée ; et quant aux levées d’argent qu’on a coutume d’infliger aux serfs, ils en sont entièrement exempts. »

C’est donc bien réellement contre le seigneur que se soulève la Commune du moyen-âge. C’est de l’État que la Commune d’aujourd’hui cherchera à s’affranchir. Différence essentielle, puisque souvenons-nous en – ce fut bien l’État, représenté par le roi, qui, plus tard, s’apercevant que les Communes voulaient faire acte d’indépendance vis-à-vis du seigneur, envoya ses armées pour « châtier », comme dit la chronique, « la forsennerie de ces musards qui, pour la raison de la Commune, faisaient mine de rebeller et dresser contre la couronne. »

La Commune de demain saura qu’elle ne peut admettre de supérieur ; qu’au-dessus d’elle il ne peut y avoir que les intérêts de la Fédération, librement consentie par elle-même avec d’autres Communes. Elle sait qu’il ne peut y avoir de terme moyen : ou bien la Commune sera absolument libre de se donner toutes les institutions qu’elle voudra et de faire toutes les réformes et révolutions qu’elle trouvera nécessaires, ou bien elle restera ce qu’elle a été jusqu’aujourd’hui une simple succursale de l’État, enchaînée dans tous ses mouvements, toujours sur le point d’entrer en conflit avec l’État, et sûre de succomber dans la lutte qui s’en suivrait. Elle sait qu’elle doit briser l’État et le remplacer par la Fédération, et elle agira en conséquence. Plus que cela, – elle en aura les moyens. Aujourd’hui ce ne sont plus de petites villes seulement qui lèvent le drapeau de l’insurrection communale. C’est Paris, c’est Lyon, c’est Marseille, c’est Carthagène, et bientôt ce seront toutes les grandes cités qui arboreront le même drapeau. Différence essentielle, s’il en fût.

En s’affranchissant du seigneur, la Commune du moyen âge ne s’affranchissait-elle aussi de ces riches bourgeois, qui, par la vente des marchandises et des capitaux, s’étaient conquis des richesses privées au sein de la cité ? – Point du tout ! Après avoir démoli les tours de son seigneur, l’habitant de la ville vit bientôt se dresser, dans la Commune même, des citadelles de riches marchands cherchant à le subjuguer, et l’histoire intérieure des Communes du moyen âge est celle d’une lutte acharnée entre les riches et les pauvres, lutte qui nécessairement finit par l’intervention du roi. L’aristocratie se développant de plus en plus au sein même de la Commune, le peuple, retombé vis-à-vis du riche seigneur de la ville haute dans la servitude qu’il subissait déjà de la part du seigneur du dehors, comprit qu’il n’avait plus rien à défendre dans la Commune ; il déserta les remparts qu’il avait dressés, et qui, par l’effet du régime individualiste, étaient devenus les boulevards d’un nouveau servage. N’ayant rien à perdre, il laissa les riches marchands se défendre eux-mêmes, et ceux-ci furent vaincus : efféminés par le luxe et les vices, sans soutien dans le peuple, ils durent bientôt céder aux sommations des hérauts du roi et leur remirent les clefs de leurs cités. En d’autres communes, ce furent les riches eux-mêmes qui ouvrirent les portes de leurs villes aux armées impériales, royales ou ducales, pour fuir la vengeance populaire, prête à tomber sur eux.

Mais la première préoccupation de la Commune du dix-neuvième siècle ne sera-t-elle pas de mettre fin à ces inégalités sociales ? de s’emparer de tout le capital social accumulé dans son sein et de le mettre à la disposition de ceux qui veulent s’en servir pour produire et pour augmenter le bien-être général ? Son premier soin ne sera-t-il pas de briser la force du capital et de rendre à jamais impossible la création de l’aristocratie qui causa la chute des Communes du moyen âge ? Ira-t-elle prendre pour alliés l’évêque et le moine ? Enfin, imitera-t-elle des ancêtres qui ne cherchaient dans la Commune que la création d’un État dans l’État ? qui, abolissant le pouvoir du seigneur et du roi, ne savaient faire mieux que de reconstituer, jusque dans ses minimes détails, toujours le même pouvoir, oubliant que ce pouvoir, pour être limité par les murs de la ville, n’en conserverait pas moins tous les vices de son modèle ? Les prolétaires de notre siècle imiteront-ils ces Florentins qui, tout en abolissant les titres de noblesse ou en les faisant porter comme une flétrissure, laissaient naître une nouvelle aristocratie, celle de la grosse bourse ? Feront-ils enfin comme ces artisans qui, arrivés à l’Hôtel-de-ville, imitaient dévotement leurs devanciers, et reconstituaient toute cette échelle de pouvoirs qu’ils venaient de renverser ? Changeront-ils seulement les hommes, sans toucher aux institutions ?

Certainement non. La Commune du dix-neuvième siècle, forte de son expérience, fera mieux. Elle sera commune autrement que par le nom. Elle ne sera pas uniquement communaliste, elle sera communiste, révolutionnaire en politique, elle le sera aussi dans les questions de production et d’échange. Elle ne supprimera pas l’État pour le reconstituer, et bien des communes sauront prêcher d’exemple, en abolissant le gouvernement de procuration, en se gardant de confier leur souveraineté aux hasards du scrutin.

II

La commune du moyen âge, après avoir secoué le joug de son seigneur, chercha-t-elle à le frapper dans ce qui faisait sa force ? chercha-t-elle à venir en aide à la population agricole qui l’entourait et, pourvue d’armes que le serf des campagnes n’avait pas, mit-elle ces armes au service des malheureux qu’elle regardait orgueilleuse du haut de ses murs ? – Loin de là ! Guidée par un sentiment purement égoïste, la Commune du moyen âge s’enferma dans ses remparts. Que de fois n’a-t-elle pas jalousement fermé ses portes et levé ses ponts devant les esclaves qui venaient lui demander refuge, et ne les a-t-elle pas laissé massacrer par le seigneur, sous ses yeux, à la portée de ses arquebuses ? Fière de ses libertés, elle ne cherchait pas à les étendre sur ceux qui gémissaient au dehors. C’est à ce prix même, au prix de la conservation du servage chez ses voisins, que mainte commune a reçu son indépendance. Et puis, n’était-il pas aussi de l’intérêts des gros bourgeois communiers, de voir les serfs de la plaine rester toujours attachés à la glèbe, sans connaître ni l’industrie, ni le commerce, toujours forcés de recourir à la ville pour s’approvisionner de fer, de métaux et de produits industriels ? Et lorsque l’artisan voulait tendre la main par-dessus la muraille qui le séparait du serf, que pouvait-il faire contre la volonté du bourgeois qui tenait le haut du pavé, qui seul connaissait l’art de la guerre et qui payait les mercenaires aguerris ?

Maintenant, quelle différence ! La Commune de Paris victorieuse se serait-elle bornée à donner des institutions municipales plus ou moins libres ? Le prolétariat parisien brisant ses chaînes, c’eut été la révolution sociale dans Paris d’abord, puis dans les communes rurales. La Commune de Paris, lors-même qu’elle soutenait la lutte à son corps défendant, a néanmoins dit au paysan : Prends ta terre, toute la terre ! Elle ne se serait pas bornée à des paroles, et l’eût-il fallu, ses vaillants fils seraient allés en armes dans les villages lointains aider le paysan à faire sa révolution : chasser les accapareurs du sol, et s’en emparer pour la rendre à tous ceux qui veulent et qui savent en tirer les moissons.

La Commune du moyen âge cherchait à se circonscrire dans ses murs ; celle du dix-neuvième siècle cherche à s’étendre, à s’universaliser. A la place des privilèges communaux, elle a mis la solidarité humaine.

La Commune du moyen âge pouvait se parquer dans ses murs et, jusqu’à un certain point, s’isoler de ses voisins. Lorsqu’elle entrait en relations avec d’autres communes, ces relations se bornaient le plus souvent à un traité pour la défense des droits urbains contre les seigneurs, ou bien à un pacte de solidarité pour la protection mutuelle des ressortissants des communes dans leurs voyages lointains. Et quand de véritables ligues se formaient entre les villes, comme en Lombardie, en Espagne, en Belgique, ces ligues, trop peu homogènes, trop fragiles à cause de la diversité des privilèges, se scindaient bientôt en groupes isolés ou succombaient sous les attaques des États voisins.

Quelle différence avec les groupes qui se formeraient aujourd’hui ! Une petite Commune ne pourrait vivre huit jours sans être obligée par la force des choses de se mettre en relations suivies avec les centres industriels, commerciaux, artistiques, et ces centres, à leur tour, sentiraient le besoin d’ouvrir leurs portes toute grandes aux habitants des villages voisins, des communes environnantes et des cités lointaines.

Que telle grande ville proclame demain « la Commune », qu’elle abolisse dans son sein la propriété individuelle, qu’elle introduise chez soi le communisme complet, c’est-à-dire la jouissance collective du capital social, des instruments de travail et des produits du travail accompli, et, pourvu que la ville ne soit pas cernée par des armées ennemies, au bout de quelques jours déjà, les convois de chars arriveront aux Halles, les fournisseurs lui expédieront des ports lointains leurs cargaisons de matières premières ; les produits de l’industrie de la cité, après avoir satisfait aux besoins de la population, iront chercher des acheteurs aux quatre coins du monde ; les étrangers viendront en foule, et tous, paysans, citoyens, des villes voisines, étrangers, iront conter à leurs foyers la vie merveilleuse de la libre cité où tous travaillent, où il n’y a plus ni pauvres ni opprimés, où tous jouissent des fruits de leur labeur, sans que personne mette la main sur la part du lion. L’isolement n’est pas à craindre : si les communes des États-Unis ont à se plaindre dans leurs communautés, ce n’est pas de l’isolement, c’est plutôt de l’intrusion du monde bourgeois des alentours dans leurs affaires communales.

C’est qu’aujourd’hui le commerce et l’échange, renversant les bornes des frontières, ont détruit les murailles des anciennes cités. Ils ont déjà établi la cohésion qui manquait au moyen âge. Tous les points habités de l’Europe occidentale sont si intimement liés entre eux que l’isolement est devenu impossible pour aucun d’eux ; il n’y a pas de village si haut perché qu’il soit sur la corniche d’une montagne, qui n’ait son centre industriel et commercial vers lequel il gravite, avec lequel il ne peut plus rompre.

Le développement de grands centres industriels a fait plus.

De nos jours, l’esprit de clocher pourrait exciter bien des jalousies entre deux communes voisines, empêcher leur alliance directe, et même allumer des luttes fratricides. Mais si ces jalousies peuvent empêcher effectivement la fédération directe de ces deux communes, c’est par l’intermédiaire des grands centres que cette fédération s’établira. aujourd’hui, deux petits municipes voisins n’ont souvent rien qui les relie directement : le peu de relations qu’ils entretiennent serviraient plutôt à faire naître des conflits qu’à nouer des liens de solidarité. Mais tous deux ont déjà un centre commun avec lequel ils sont en relations fréquentes, sans lequel ils ne peuvent subsister ; et quelles que soient les jalousies de clocher, ils se verront obligés de s’unir par l’intermédiaire de la grande ville où ils s’approvisionnent, où ils portent leurs produits ; chacun d’eux devra faire partie de la même fédération, pour maintenir leurs relations avec ce foyer d’appel et se grouper autour de lui.

Et pourtant ce centre ne pourrait pas lui-même prendre une prépondérance fâcheuse sur les Communes qui l’environnent. Grâce à la variété infinie des besoins de l’industrie, du commerce, tous les lieux habités ont déjà plusieurs centres auxquels ils se rattachent, et à mesure que leurs besoins se développeront, ils se rattacheront à de nouveaux centres qui pourront subvenir à des nécessités nouvelles. Nos besoins sont si variés, ils naissent avec une telle rapidité, que bientôt une seule fédération ne suffira plus à les satisfaire tous. La Commune se sentira donc la nécessité de contracter d’autres alliances, d’entrer dans une autre fédération. Membre d’un groupe pour l’acquisition de ses denrées alimentaires, la Commune devra se faire membre d’un deuxième groupe pour obtenir d’autres objets qui lui sont nécessaires, les métaux, par exemple, et puis encore d’un troisième et d’un quatrième groupe pour les étoffes et les œuvres d’art. Prenez un atlas économique de n’importe quel pays, et vous verrez qu’il n’existe pas de frontières économiques : les zones de production et d’échange de divers produits se pénètrent mutuellement, s’enchevêtrent, se superposent. De même les fédérations de Communes, si elles suivaient leur libre développement, viendraient bientôt s’enchevêtrer, se croiser, se superposer et former ainsi un réseau bien autrement compact, « un et indivisible » que ces groupements étatistes qui ne sont que juxtaposés, comme les verges en faisceau autour de la hache du licteur.

Ainsi, répétons-le, ceux qui viennent nous dire que les Communes, une fois débarrassées de la tutelle de l’État, vont se heurter et s’entre-détruire en guerres intestines, oublient une chose : c’est la liaison intime qui existe déjà entre les diverses localités, grâce aux centres de gravitation industrielle et commerciale, grâce à la multitude de ces centres, grâce aux incessantes relations. Ils ne se rendent pas compte de ce qu’était le moyen âge avec ses cités closes et ses caravanes se traînant lentement sur des routes difficiles, surveillées par des seigneurs-brigands ; ils oublient ces courants d’hommes, de marchandises, de lettres, de télégrammes, d’idées et d’affections, qui circulent entre nos cités comme les eaux d’un fleuve qui ne tarissent jamais : ils n’ont pas l’idée nette de la différence entre deux époques qu’ils cherchent à comparer.

D’ailleurs, l’histoire n’est-elle pas là pour nous prouver que l’instinct de fédération est déjà devenu un des besoins les plus pressants de l’humanité ? Il suffit qu’un jour l’État se trouve désorganisé pour une raison ou pour une autre ; que la machine oppressive faiblisse dans ses fonctions, pour que les alliances libres naissent d’elles-mêmes. Souvenons-nous des fédérations spontanées de la bourgeoisie armée pendant la grande révolution. Souvenons-nous de ces fédérations qui surgirent spontanément en Espagne et sauvèrent l’indépendance du pays, lorsque l’État était ébranlé jusque dans ses fondements par les armées conquérantes de Napoléon. Dès que l’État n’est plus à même d’imposer l’union forcée, l’union surgit d’elle-même, selon les besoins naturels. Renversez l’État, la société fédérée surgira de ses ruines, vraiment une, vraiment indivisible, mais libre et grandissant en solidarité par sa liberté même.

Mais il y a encore autre chose. Pour le bourgeois du moyen âge la Commune était un État isolé, nettement séparé des autres par ses frontières. Pour nous, « Commune » n’est plus une agglomération territoriale ; c’est plutôt un nom générique, un synonyme de groupements d’égaux, ne connaissant ni frontières ni murailles. La Commune sociale cessera bien vite d’être un tout nettement défini. Chaque groupe de la Commune sera nécessairement attiré vers d’autres groupes similaires des autres Communes ; il se groupera, se fédérera avec eux par des liens tout au moins aussi solides que ceux qui le rattachent à ses concitadins, constituera une Commune d’intérêts dont les membres sont disséminés dans mille cités et villages. Tel individu ne trouvera la satisfaction de ses besoins qu’en se groupant avec d’autres individus ayant les mêmes goûts et habitant cent autres communes.

Aujourd’hui déjà les Sociétés libres commencent à couvrir tout l’immense champ de l’activité humaine. Ce n’est plus seulement pour satisfaire ses goûts scientifiques, littéraires ou artistiques, que l’homme ayant des loisirs constitue des sociétés. Ce n’est plus seulement pour une lutte de classe que l’on se ligue.

On trouverait difficilement une seule des manifestations multiples et variées de l’activité humaine, qui ne soit déjà représentée par des sociétés librement constituées et leur nombre augmente sans cesse, envahissant chaque jour de nouveaux champs d’action, jusqu’à ceux même qui jadis étaient considérés comme une attribution spéciale de l’État. Littérature, arts, sciences, enseignement, commerce, industrie ; trafic ; amusements, hygiène, musées, entreprises lointaines ; expéditions polaires, voire même défense du territoire, secours aux blessés, défense contre les agresseurs et les tribunaux eux-mêmes…, partout nous voyons l’initiative privée se faire jour et revêtir la forme de sociétés libres. C’est la tendance, le trait distinctif de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.

Cette tendance prenant son libre essor, et trouvant un nouveau champ immense d’application, servira de base à la société future. C’est par libres groupements que s’organisera la Commune sociale et ces groupements mêmes bouleverseront les murailles, les frontières. Ce seront des millions de communes non plus territoriales, mais se tendant la main à travers les fleuves, les chaînes de montagnes, les océans, unissant les individus disséminés aux quatre coins du globe et les peuples en une seule et même famille d’égaux.

Résistance politique: Communalité ou commune libre… Voie de la sagesse pour une société juste et libre…

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La communalité chez les peuples originaires (dans un dialogue multiple avec Noam Chomsky)

 

lundi 4 mars 2013,

 

par Benjamín Maldonado Alvarado

 

url de l’article original:

http://www.lavoiedujaguar.net/La-communalite-chez-les-peuples

 

 

Ce texte de Benjamín Maldonado Alvarado, traduit et publié par la revue Dial, est une version modifiée de celui qui se trouve dans l’ouvrage collectif New World of Indigenous Resistance : Noam Chomsky with Voices from North, South and Central America [Le Nouveau Monde de la résistance indienne : Noam Chomsky en dialogue avec des voix d’Amérique du Nord, d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud] (San Francisco, City Lights, 2010), coordonné par Lois Meyer et Benjamín Maldonado Alvarado [1]. L’ouvrage consiste en une compilation de trois entretiens avec Noam Chomsky sur la communalité, l’éducation et des thèmes ethnopolitiques, commentée par des activistes et des intellectuels du continent.

La communalité, une synthèse

Nous utilisons le terme « communalité » pour désigner le mode de vie communal caractéristique des peuples originaires. Nous faisons référence en particulier à l’idée développée dans l’Oaxaca durant les premières luttes ethnopolitiques lors de l’émergence du mouvement indien dans la région en 1980. Cette idée a été formulée par deux anthropologues natifs de l’Oaxaca, membres des peuples originaires zapotèque et ayuuk (ou mixe), et reprise par de nombreux universitaires et activistes [2]. Son postulat d’origine est que la vie collective est constituée de quatre aspects principaux : le pouvoir communal (l’assemblée générale de la communauté comme organe suprême et le système de charges et services obligatoires et gratuits) ; le travail communal (au service de la communauté, appelé tequio, et de la famille, baptisé guelaguetza, gueza ou gozona, c’est-à-dire « entraide ») ; le territoire communal (l’espace collectif et sacralisé où s’exerce le pouvoir) ; et le divertissement communal (les fêtes comme une célébration cyclique de la vie communale).

Il me semble que nous pouvons élargir cette perspective et affirmer que la communalité se compose de trois éléments : une structure, un mode de vie et une mentalité.

La structure est la communauté, c’est-à-dire, dans le cas des peuples originaires, un groupe de familles issues d’une matrice linguistique et culturelle commune qui forment entre elles un tissu social dense et resserré, fondé sur les liens de parenté directe, de parenté rituelle ou de compérage, et de réciprocité.

Le mode de vie est celui décrit dans ses quatre aspects : pouvoir, travail, territoire et fête. La communalité se vit au sein d’une structure communautaire et ne prend tout son sens, toute sa cohérence sociopolitique, qu’au sein de celle-ci.

La mentalité est l’idéologie propre, le sens rationnel avec lequel est conçue la vie collective. C’est à partir de la mentalité communale partagée par les membres de la communauté, qu’elle façonne en les faisant participer à la vie communale, qu’historiquement, les peuples originaires ont pu resignifier des structures de domination comme l’Église ou la municipalité pour intégrer lesdites institutions dans leur logique et neutraliser autant que possible leurs effets colonialistes et ethnocides [3].

Ces trois éléments sont intimement liés et ne peuvent exister l’un sans l’autre. En effet, la vie communautaire n’est pas viable hors d’une structure communautaire ou lorsqu’elle est guidée par une mentalité individualiste. De même, une structure communautaire sans vie communautaire n’a aucun sens.

C’est la communauté qui a incubé la résistance des peuples originaires grâce au puissant refuge que constituent l’organisation communale et sa mentalité. Or la résistance n’est pas une fin, mais un moyen. Rien ne sert de vivre en permanence en résistance ; il serait absurde de ne résister que pour s’habituer à vivre à jamais sous le joug du colonialisme. Ce qu’il faut, c’est trouver, dans la résistance, des formes de libération à partir de ce qui est propre. Et pour la libération des peuples originaires en lutte contre la domination colonialiste des États-nations, l’espace le mieux adapté n’est pas la communauté, mais la grande communauté, c’est-à-dire l’ensemble des communautés appartenant à une même culture et qui composent un peuple originaire. La mentalité communale doit pouvoir montrer les manières de projeter la communauté au peuple et jeter les bases de l’autonomie à partir de cette figure intraculturelle qu’est le peuple originaire [4].

L’articulation entre peuples, la solidarité dans une lutte commune de résistance ou la réciprocité comme construction de tissu social entre les peuples sont l’espoir et la garantie d’une solidité dans la construction de mondes nouveaux.

Cette synthèse rapide sur la communalité permet de mieux situer nombre des points et intérêts du dialogue établi entre des voix lucides de l’Amérique profonde et Noam Chomsky, le grand linguiste critique des formes de domination et, manifestement, allié des peuples originaires.

Conversation avec la communalité originaire [5]

Noam Chomsky confie dans son troisième entretien avec Lois Meyer son enthousiasme pour la récupération de la vie communautaire grâce à diverses stratégies. Il se félicite du fait que la volonté de vie communale, et donc de renforcement et de regain de la communalité, reste vive parmi les peuples originaires. Il voit matière à réflexion dans la profondeur du fait que, « en de nombreux lieux du continent, les peuples originaires ont conservé leurs traditions, cherchent à les revivre et à les valoriser », en citant sa propre participation à des expériences de valorisation de la dimension communautaire, qu’il considère comme positives, mais plutôt confinées. « Je constate avec plaisir que l’Amérique latine va bien plus loin », affirme-t-il. Autrement dit que la dimension communautaire y est bien plus ancrée et répandue qu’ailleurs.

Cela dit, il tombe aussi, comme de nombreux habitants de l’Oaxaca, du Mexique ou du continent, dans la vision erronée d’une dimension communautaire qui se réduit, ou cherche à se réduire inévitablement à l’échelon local, voire pire, lorsque l’on en arrive à penser que la dimension communautaire implique l’exclusion de ce qui est extérieur, mondial, qui est pourtant précieux, utile et nécessaire. Comme si toute personne appréciant la dimension communautaire et luttant pour son renforcement cherchait obligatoirement à isoler les siens du reste du monde pour s’enfermer dans un univers fantasmé où les maux n’existeraient pas. Selon le même principe, lorsqu’il s’interroge sur les moyens d’harmoniser, dans l’éducation, la dimension communautaire et la dimension mondiale, il parvient inévitablement à la conclusion importante qu’« une communauté ne cherchant qu’à se reproduire en vase clos finit par perdre sa jeunesse ». C’est un fait, et c’est précisément là tout l’enjeu de l’éducation communautaire : faire en sorte que la dimension communautaire se reproduise sans perdre (ou continuer à perdre) sa jeunesse. L’isolement ou le purisme communautaire ne vient pas à l’idée des communalistes. Ce qui les préoccupe, c’est la nécessité que les leurs puissent circuler d’un continent à l’autre en emportant leur identité et un puissant sentiment d’appartenance à leur communauté, sans la vulnérabilité et la dépendance que génère le nomadisme postmoderne.

La communauté d’origine devient le point de référence pour le tracé de nouveaux territoires, l’expérience de territorialités plus vastes et inclusives. Il est évident que la circulation des migrants issus des peuples originaires dans le monde n’empêche pas de conserver des liens avec sa communauté d’origine ni de garder l’espoir de retisser ces liens, si ce n’est lorsque la rupture avec la communauté est due à des motifs politiques ou à un rejet culturel dérivé de l’acculturation. La communauté n’est pas que leur lieu de naissance et celui où vit leur famille, c’est aussi un espace territorial historique auquel est lié le mode de vie permettant aux peuples originaires de vivre en autogestion ; seul le lien avec cette communauté leur permet de vivre intensément la communauté [6].

Renouer avec la vie communautaire, c’est retrouver le goût de la vie, et l’on ne peut y voir qu’une posture politique : si la vie communautaire nous échappe, c’est parce qu’elle est emportée par quelque chose, et ce quelque chose, c’est l’État. L’acte de récupération porte un nom, l’autonomie [7], et les peuples originaires n’ont pas besoin de cette autonomie pour commencer à penser et à tenter de créer un modèle de société neuf et différent, mais plutôt pour renforcer le mode de vie qui est le leur depuis des siècles et, à partir de cette expérience historique au sein de laquelle se sont formés enfants et jeunes durant de nombreuses générations, pouvoir initier une transformation radicale de l’État-nation mexicain [8]. Il est donc clair que la récupération de ce qui est sien implique, inévitablement, de gagner du terrain sur l’État, de le lui disputer et de le repousser. C’est une réalité que Chomsky a pu observer dans d’autres régions du monde et qu’il décrit lorsqu’il se remémore un dimanche de fête populaire à Barcelone en évoquant, justement, cette dimension politique :

Ils retrouvaient un mode de vie que l’on croyait disparu depuis longtemps. Et cela se déroulait en plein cœur d’une grande ville, avec toutes les tentations et attractions externes imaginables. Quelle en était la force, je l’ignore, mais c’était une réalité. En fait, l’une des réactions à la concentration de pouvoirs de l’Union européenne a été la régionalisation et l’avènement de ce que certains nomment « l’Europe des régions », où certaines régions revivent une autonomie culturelle et des traditions et langues traditionnelles, entre autres, en plein cœur des économies industrielles avancées. Ces mêmes personnes utilisent les technologies de l’information et profitent d’autres avantages.

Cette question renvoie en fait à l’interculturalité sous l’angle de l’attraction irrésistible qu’exerce la modernité, notamment parmi les individus qui n’ont connu qu’elle et ses aspirations, à savoir les jeunes et les enfants. Le problème de cette attirance ne réside pas tant dans le type d’activité qu’elle génère au sein de la population, mais surtout dans l’idéologie sous-jacente des différents composants technologiques de la modernité, une idéologie individualiste, axée sur la consommation, guidée par l’État. Ce qui génère des problèmes et des défis : problèmes dérivés de l’utilisation irrationnelle des technologies de l’information et de la communication (TIC), et défis comme la tentative de rationalisation de leur utilisation, qui implique de les ranger dans une rationalité distincte de celle qui l’a vue naître et à laquelle elle répond. Ce défi trouve son principal champ de bataille à l’école, où cette bataille n’est pas livrée ou, si c’est le cas, de manière bâclée. L’appropriation irréfléchie d’idées et instruments comme l’interculturalité et les TIC conduit à pénétrer dans la modernité de manière subordonnée, incontrôlée, sans possibilité d’appropriation du processus, ce qui est autant de gagné pour la domination, et donc pour l’État. « Résister est toujours difficile », dit Chomsky — ce fait n’en a découragé que quelques-uns.

Je rejoins Chomsky quand il reconnaît l’importance de la dimension communautaire en expliquant que « la question est de savoir si la communauté locale peut créer une dynamique vive, un caractère vigoureux, suffisants pour que cela attire par lui-même spécifiquement la jeunesse qui veux en faire partie et résister aux forces externes qui les attirent », mais il se montre un peu sceptique lorsqu’il dit que le simple fait de fréquenter l’université complique les choses car « ils sont alors immergés dans la société externe ». L’immersion des membres des peuples originaires dans la société externe n’effraie pas ni n’inquiète, au contraire : prenant en compte cette immersion future dans la société externe, l’éducation communautaire cherche à les préparer pour qu’ils puissent le faire de manière efficace, avec le plus grand nombre de ressources possibles, mais sans perdre leur appartenance communautaire, leur identité communale, pour cheminer de par le monde en gardant les pieds sur terre.

Et la circulation massive de migrants issus des peuples originaires à travers le monde a conduit à une restructuration de la vie communautaire et à une redéfinition de la territorialité, qui ne se réduit pas aux frontières de la communauté. Ainsi la vie des migrants s’inscrit-elle dans un territoire élargi, que certains auteurs ont appelé « communauté transterritoriale » et qui, de mon point de vue, implique effectivement une expansion symbolique et transhumante des frontières communautaires, mais en conservant toujours un lien avec le territoire d’origine. En fait, la communauté transterritoriale ne peut exister qu’à condition que le migrant conserve ce lien organique avec la vie communale de sa communauté d’origine, qu’à condition qu’il conserve le droit à la terre et à être considéré comme un citoyen au travers de l’accomplissement de ses obligations. Car rappelons-nous que chez les peuples originaires, les droits des citoyens ne sont accordés qu’à ceux qui honorent leurs obligations envers la communauté [9].

Sur cette question de la migration, Chomsky se réfère davantage au caractère transhumant (et donc atomisé) des Nord-Américains, et plus largement des habitants du monde, qui n’ont pas coutume de s’attarder dans leur communauté d’origine et changent constamment de lieu de vie. Cette instabilité engendre un déracinement qui commence à peser sur les Nord-Américains et constitue un signal d’alarme pour les communautés originaires dont les migrants sont expulsés depuis de nombreuses années : le déracinement, la non-appartenance à une communauté, peut générer de graves problèmes d’identité et d’insatisfaction dans la vie débouchant sur diverses échappatoires et solutions allant de pair :

Tu dois savoir que la banlieue aisée d’une ville comme Boston rencontre de nombreux problèmes avec ses adolescents, problèmes qui, s’ils existaient par le passé, n’étaient pas aussi visibles : alcoolisme, conduite en état d’ivresse, fêtes insensées, consommation de drogues. Ce n’est qu’une manière de réagir face à une vie qui n’a aucun sens. Elle ne veut rien dire. J’ai tout ce que je veux, tout le confort dont j’ai besoin, mais ça n’a aucun sens, je vais donc me perdre dans quelque chose. Dans ces banlieues, on ne compte plus les gamins qui voient un thérapeute pour pallier cette absence de famille fonctionnelle.

L’absence de vie communautaire n’est pas imputable qu’au mode d’organisation sociale individualiste, il est aussi lié à la structure sociale : la vie communautaire ne peut pas se constituer sans fondations, sans le ciment indispensable pour bâtir l’édifice. Le mode de vie et la structure collectivistes, non individualistes, sont inextricablement liés, l’un ne va pas sans l’autre. De même qu’il ne peut y avoir de vie communautaire cohérente dans une société individualiste, il ne peut y avoir de structure communale, de communauté, sans vie communale. Cela n’aurait aucun sens. La vie communale en communauté est une expérience complexe qui n’implique aucunement l’enfermement à l’échelon local, mais plutôt la possibilité d’étendre cette expérience, de la faire voyager et de la reproduire où cela est nécessaire, comme le montre Lois Meyer dans le livre qui raconte son expérience familiale dans une communauté salvadorienne de réfugiés à San Francisco.

En outre, la vie communautaire suppose une structuration distincte de celle de la société individualiste, d’autres concepts conduisant à créer des conditions et des mécanismes différents, comme le perçoit Chomsky dans le cas des aînés et de leur vie dans d’autres sociétés :

Je viens de recevoir la visite d’une amie qui vit la moitié de l’année dans un village d’Italie. Elle m’a expliqué que là-bas, les services professionnels d’aide aux personnes âgées n’existent pas car c’est une responsabilité qui incombe au village. Les enfants y sont habitués. Les parents âgés et les grands-parents tombent malades et meurent, mais c’est toi qui t’en occupes. C’est une activité communale. L’idée même d’un service de soins professionnel, sorte de spécialité médicale pour les aînés, est inconcevable. À l’inverse, ici, aux États-Unis, ce service est indispensable parce que les communautés n’existent pas et que les familles sont éclatées.

Le pouvoir régénérateur de la communalité saute aux yeux lorsque Chomsky en arrive à exposer brillamment l’une des grandes options de réorganisation du monde : en reprendre le contrôle. En s’appuyant sur des exemples historiques, il explique qu’il est tout à fait possible pour les travailleurs de s’approprier le processus de production ou pour la société de s’assumer de manière autonome. Ces idées sont portées par le peuple, explique Chomsky, qui cite en exemple le fait que dès les prémices de la révolution industrielle les ouvriers (et les hommes politiques en campagne, comme Abraham Lincoln) dénonçaient le salariat comme une forme d’esclavage, ne différant de l’esclavage formel qu’en ce qu’il n’était pas permanent, et bien évidemment, se rebellaient pour empêcher qu’on ne leur impose. Plus généralement, l’existence de ce type d’idées populaires et les pratiques qui s’en suivent fait partie, selon Chomsky, de la mémoire historique des gens et s’avère assez proche du souvenir actif, ce qui explique que l’État se soit employé à manipuler ces idées, à idéologiser cette mémoire. Ainsi, la domestication de la mentalité apparaît à l’évidence comme une mission primordiale pour les États-nations, et c’est précisément pour cela que la décolonisation et l’autonomie passent nécessairement par la récupération de la mentalité, par la libération de l’imaginaire pour pouvoir projeter avec une clarté non manipulée l’horizon auquel chacun aspire pour vivre en liberté. C’est cette possibilité réelle de prendre le contrôle social en général que Chomsky expose lorsqu’il évoque la production et le caractère communautaire de l’autonomie :

Mais eux, les travailleurs, ils pourraient le faire ! Rien ne les empêche, en fait, d’assumer la gestion de leurs usines. Contrôler l’outil de production est une activité communautaire !

Pour y parvenir, il fait référence au rôle transcendantal, mais aussi historique, de la solidarité, parfois présent ne serait-ce que dans la vocation internationaliste des travailleurs et autres opprimés. La solidarité est l’une des plus grandes valeurs morales de la société occidentale, c’est probablement le plus grand principe éthique, celui qui différencie les personnes courageuses du reste de la population, de la masse. Et à ce sujet, on peut relever une différence très intéressante par rapport aux principes éthiques des sociétés communales, ou aux valeurs morales des peuples originaires. Pour eux, le principe éthique qui compte est la réciprocité, qui diffère de la solidarité pour trois raisons fondamentales [10] :

1. La solidarité est un rapport unidirectionnel, une voie à sens unique, puisqu’elle consiste à donner sans espérer recevoir, à soutenir par désir sans vouloir ou exiger un soutien similaire en retour, à faire indistinctement le bien. La réciprocité, quant à elle, est un rapport à double sens. Elle consiste à donner pour recevoir en sachant que la société valide moralement la restitution équilibrée des biens. Autrement dit, la personne A recevra exactement la même chose de la personne B que ce qu’elle lui a donné, au moment où elle en aura besoin [11].

2. La solidarité est toujours sélective, car on ne peut pas être solidaire de toute une famille dont on soutient l’un des membres. De même, on ne peut pas être solidaire de toutes les organisations d’une ville ou d’un pays. En revanche, la réciprocité doit être rigoureuse vis-à-vis de chacun des membres de la communauté. Il est impensable qu’elle soit sélective.

3. La solidarité est temporaire, elle ne doit pas être permanente car sa raison d’être est principalement d’appuyer autrui dans des moments difficiles, mais presque jamais pour la vie, sous risque qu’elle débouche sur une relation pervertie. La réciprocité, par contre, doit être strictement permanente.

Ces trois caractéristiques de la réciprocité font qu’à la différence de la solidarité, elle contribue puissamment à créer un tissu social très solide, très dense, similaire aux fils d’une toile, tandis que la solidarité crée des relations moins communautaires, plus proches du réseau. Je ne veux pas dire que la solidarité n’est pas une valeur pour les membres des peuples originaires, mais qu’elle est une valeur distincte de la réciprocité. La solidarité entre les peuples et les personnes se vit de manière plus intense lorsqu’elle est adossée à des caractéristiques communales de réciprocité.

Le futur de la communalité est étroitement lié à la continuité de l’État-nation, face auquel Chomsky se situe parmi ceux qui augurent son éclatement, arguant qu’il est difficile d’entretenir à la fois l’État et la nation. Cela dit, l’incongruité du modèle et son absence de futur n’impliquent pas sa disparition, mais plus probablement sa transformation en une entité difforme et absurde luttant pour sa survie. Quelque chose de comparable à ce qui se passe pour le système politique fondé sur la lutte entre partis politiques, et eux seuls, pour le pouvoir : ce système inepte et inconvenant, en plus d’être onéreux, ne paraît pas viable et, au Mexique, s’avère de plus en plus dénigré par la société, ce qui, plutôt que de mener à sa disparition, l’incite à se replier et à se renforcer dans la mesure de ses capacités, en générant encore plus de non-sens, à l’instar des alliances entre partis pour mater la volonté citoyenne et garder au pouvoir des représentants de bandes que tout oppose.

En somme, la communalité est à Oaxaca le mode de vie collectiviste des peuples originaires [12] fondé sur une solide mentalité sociale et historique, avec laquelle les membres de petites communautés (entre trois cents et quatre cents familles) s’organisent et resignifient les structures sociales en partageant langue et culture. Ce collectivisme historique, présent chez de nombreux peuples originaires du continent et du monde, constitue une importante réserve active d’espoir pour le monde, pour ce qu’il peut nous apprendre et pour ce qu’il permet d’accomplir.

Benjamín Maldonado Alvarado

Traduction de Jérémie Kaiser pour Dial. 
Version originale (espagnol) : 
texte envoyé par l’auteur. 
Source : Dial.

Notes

[1] La version espagnole s’intitule Comunalidad, educación y resistencia indígena en la era global. Un diálogo entre Noam Chomsky y más de 20 líderes indígenas e intelectuales del continente americano (Oaxaca, CSEIIO-SAI-CMPIO, 2011).

[2] Jaime Martínez Luna, anthropologue zapotèque, et Floriberto Díaz Gómez, anthropologue mixe, décédé en 1995. Tous deux sont originaires de la Sierra Norte d’Oaxaca (note de “la voie du jaguar”).

[3] Même si la résistance des peuples originaires a permis d’influencer certaines institutions de domination pour leur donner une autre dynamique, conforme à leur mentalité communale (c’est le cas de l’Église et de la municipalité), la conquête d’autres institutions, comme les hôpitaux et les tribunaux, n’en est qu’à ses débuts. Il reste cependant une institution colonialiste qui n’a pu, à ce jour, être resignifiée bien qu’elle ait été influencée, c’est l’école (voir sur ce point, du même auteur, « Pour les Indiens, l’école est un espace institutionnel étranger et hors de contrôle ») (note Dial).

[4] L’interculturalité, questionnée pour son utilisation comme réponse politique, principalement par les États impérialistes à la diversité émergente et récente, est un point de réflexion constante. Au-delà des problèmes que pose ce débat, il me semble plus important de trouver les formes de dialogue intraculturel, c’est-à-dire du dialogue permettant aux communautés d’un même peuple de fonctionner comme des peuples, de s’organiser pour prendre des décisions collectives dans une assemblée générale de communautés appartenant à la même culture. Avec la force que peut donner le dialogue intraculturel aux peuples originaires, il devient plus facile de lutter pour la mutation de l’État-nation vers une société interculturelle, qui à l’évidence n’existe pas encore.

[5] Dans cette partie du texte, je commente et cite certaines idées de Noam Chomsky exprimées dans les entretiens publiés dans l’ouvrage mentionné plus haut, et notamment le troisième, réalisé en 2009.

[6] L’existence de l’autogestion dans la vie communale des peuples originaires est plus qu’évidente dans l’histoire. La preuve la plus manifeste en est certainement la médecine traditionnelle, qui est au cœur d’un impressionnant système de santé autogéré leur ayant permis de guérir enfants, adolescents, adultes et personnes âgées. Les peuples originaires avaient recours à quatre éléments de base pour guérir : des médecins (sages qui, outre guérir, endossaient le rôle de prêtre et d’astronome) ; des connaissances pour guérir (savoirs approfondis sur le fonctionnement du corps, la santé en général et l’origine de la maladie, pour beaucoup partagées par les membres de la communauté) ; des médicaments (plantes et autres éléments naturels d’origine animale ou végétale) ; et lieu de cure (la maison du médecin ou du malade, voire la montagne ou tout autre site géographique surnaturalisé). Pendant des siècles, les peuples originaires se sont contentés de ce système de santé propre, complexe et autogéré, qui n’avait besoin d’aucune intervention extérieure et, encore moins, des gouvernements dominants.

[7] L’autonomie des communautés originaires est une expérience historique fondée sur la communalité. Pour cette raison, celle-ci sert de base au développement des nouvelles formes de lutte pour la transformation de l’État-nation et pour l’avènement de la vie en autonomie. Il ne s’agit toutefois pas ici de l’autonomie imposée, verticale et autoritaire propre à l’idéologie marxiste de penseurs comme Héctor Díaz Polanco, conseiller du gouvernement sandiniste ayant œuvré pour l’autonomie des Indiens mískitos, qui a voulu imposer l’autonomisme autoritaire au Mexique, après le soulèvement zapatiste, par la mise en place des dénommés Régions autonomes pluriethniques. Pour un débat plus approfondi sur ce thème, voir le chapitre V de mon livre Autonomía y comunalidad india disponible (en espagnol) à l’adresse : cseiio.edu.mx/biblioteca/humanidades.

[8] Il est intéressant de garder à l’esprit que le Mexique aussi a connu cette perspective de changement social fondé sur l’expérience historique communale : le révolutionnaire anarchiste mexicain (d’Oaxaca) Ricardo Flores Magón voyait, il y a un siècle, dans la vie communale des peuples originaires l’expérience historique confirmant que les communautés, et plus généralement le pays, pouvaient se réorganiser sur la base de la communalité une fois que les colonnes armées en auraient fini avec la bourgeoisie locale et que les moyens de production et commerces auraient été socialisés — tel était le concept mexicain ou la version magoniste de la lutte révolutionnaire pour Terre et Liberté. Les caractéristiques de l’organisation sociopolitique indienne (il ne l’appelle pas « communalité ») qu’il juge les plus intéressantes sont au nombre de trois : 1) la propriété commune de la terre et le libre accès de tous ses occupants aux ressources naturelles (forêts, eau et gisements) ; 2) le travail en commun, qui se réfère autant à la culture collective de la terre qu’aux formes d’aide mutuelle interfamiliale ; 3) la haine de l’autorité externe et son caractère non nécessaire. Les idées de Flores Magón valorisant le mode de vie des peuples originaires sont exposées dans son article « El pueblo mexicano es apto para el comunismo » [Le peuple mexicain est prêt pour le communisme] (Regeneración, 2 septembre 1911). Les autres articles sur ce thème, publiés dans Regeneración sont : « El derecho de propiedad » [Le droit de propriété] (18 mars 1911), « La cuestión social en México » [La question sociale au Mexique] (10 février 1912), « Sin gobierno » [Sans gouvernement] (24 février 1912) et « Sin jefes » [Sans chefs] (21 mars 1914). Ils sont aujourd’hui consultables (en espagnol) sur archivomagon.net. Une anthologie a récemment été publiée en anglais : Dreams or Freedom. A Ricardo Flores Magón Reader, Chaz Bufe et Mitchell Verter (éd.), Oakland, AK Press. Sur les Indiens dans l’anarchisme magoniste, voir mon article « El indio y lo indio en el anarquismo magonista ».

[9] Les communautés que constituent, pour se protéger, les exilés (on a parfois comparé la migration à l’exil économique ou professionnel) hors de leur pays parviennent à reproduire des modes de vie communale remarquables, mais le plus souvent, les milliers de migrants issus des peuples originaires vivant hors de leur territoire (et c’est manifeste dans le cas de l’Oaxaca) forment des communautés dans leur lieu de résidence, où ils reproduisent des activités culturelles, renforcent leur langue d’origine et créent des organisations au travers desquelles ils entretiennent des relations formelles avec la communauté d’origine, avec leurs autorités et avec l’assemblée communale.

[10] La réciprocité est le fondement éthique du mode d’organisation communale, ce qui en fait un prérequis exigé de tous les membres de la communauté dont le manquement est sanctionné par le rejet social. La solidarité est une vertu de quelques-uns et, bien qu’espérée, n’est jamais exigée.

[11] Par exemple, si la personne A doit organiser une fête communale ou personnelle, la personne B (et beaucoup d’autres personnes) peut lui apporter 100 miches de pain pour l’aider. La personne A s’engage alors à fournir 100 miches de pain à la personne B lorsque celle-ci organisera la prochaine fête. Si elle ne le fait pas, la communauté y verra un manquement grave à la morale et sanctionnera cette personne en la décriant.

[12] Ce qui signifie qu’il est toujours le mode de vie de centaines de milliers de personnes dans cette région méridionale du Mexique.