… entre communisme autoritaire d’état et anarchisme
“Entre la société capitaliste et la société communiste se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature du prolétariat (souligné par Marx dans la lettre).
Le programme n’a pas à s’occuper pour l’instant, ni de cette dernière, ni de l’État futur dans la société communiste.”
~ Karl Marx dans une lettre à Bracke en mai 1875 envoyée avec “Critique du programme de Gotha” ~
Lettre publiée dans le journal Neue Zeit (Temps Nouveau) en 1891
“L’interprétation essentiellement anarchiste de la nature de l’État par Marx et qui paraît tellement étrange à la lecture dès lors qu’on évoque ses doctrines postérieures, est une preuve évidente de l’origine anarchiste de sa première évolution socialiste. […]
Ce furent Marx et Engels qui essayèrent d’obliger les organisations de la vieille Internationale à développer une action parlementaire, se faisant ainsi les responsables directs de l’embourbement collectif du mouvement ouvrier socialiste dans le parlementarisme bourgeois. […] Marx et le marxisme sont responsables de l’orientation de la classe ouvrière vers le parlementarisme et ils ont tracé le chemin de l’évolution poursuivie dans le parti social-démocrate allemand. C’est quand on aura compris cela que l’on verra que la voie de la libération sociale nous conduit vers la terre heureuse de l’anarchisme en passant bien au dessus du marxisme.”
~ Rudolph Rocker dans “Marx et l’anarchisme”, 1925 ~
Anarchisme et la dictature du prolétariat
Réponse à Chris Cutrone
Matthew Crossin
Mai 2022
Source : Platypus Review #146
~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~
A la conference régionale du Midwest de la Platypus Affiliated Society, Chris Cutone a présenté une lecture sur ce qu’il a nommé, le plus souvent à juste titre, être “la proposition la plus controversée du marxisme” à savoir, l’appel à une “dictature du prolétariat”. Malgré le bagage historique associé avec cette phrase, Cutrone a argumenté qu’il est nécessaire de s’intéresser à la substance de la position de Marx, en rapport à son avis de ce que “c’est de cette façon que le marxisme se distingue” à la fois théroriquement et en pratique organisationnelle. De plus, Cutrone pense que c’est l’abandon par la “gauche” de la “dictature du prolétariat” en tant que “projet intellectuel et programme politique”, qui a résulté en sa mort ou inutilité de tout projet révolutionnaire productif.
Dans cette réponse, je désire examiner la thèse de Cutrone d’une perspective critique anarcho-communiste. Bien que j’ai lu et appris pas mal de choses de la lecture de Marx, je ne me considère pas comme un marxiste ni ne trouve son programme politique (c’est à dire l’approche stratégique de Marx de transformation de la société) convaincant. J’ai argumenté préalablement que les écrits de Marx nous présentent une analyse contradictoire, sous-développée et obscurantiste de l’État, un cadre théorique qui obscurcit les différences et les points communs avec la vision anarchiste de la chose. Comme nous allons le voir, ceci est aussi le cas avec la conception de Marx liée au sujet, de la dictature du prolétariat, dont bien des contradictions sont inclues dans la discussion de Cutrone, à commencer avec la tentative initiale d’en offrir une définition succinte :
Que veulent dire Marx et le marxisme par “dictature du prolétariat” ? Très simplement, la gouvernance politique par la classe travailleuse. La forme d’une telle règle n’a un sens “dictatorial” que dans le sens révolutionnaire, dans le dépassement des normes socio-politiques du gouvernement constitutionnel, dans la transformation politique et sociale. Ce fut édicté pour être un “état d’urgence” et donc une dictature dans le sens de l’antique république romaine, une intervention politique active dans la société de durée limitée.
Bien que la référence à la république romaine soit ambigüe (s’il voulait ne simplement qu’indiquer la nature temporaire de la “dictature”, ce ne fut pas raisonnable de faire référence à une forme temporaire de pouvoir gouvernemental), la définition de Cutrone semble se faire l’écho de la lecture plus libertaire de Marx sur la question. Ceci fut bien articulé par l’érudit Hal Draper qui dit que la dictature du prolétariat est synonyme de l’action révolutionnaire. Dans son travail séminal sur la question, Draper nous dit que “Marx pense aux dictatures (bourgeoises ou du prolétariat) en termes de la nature de classe du pouvoir politique plutôt qu’en termes de formes spécifiques de gouvernement.” Avec une telle lecture, l’expression “dictature du prolétariat” peut donc être réarticulée comme suit : Il s’agit d’une transformation révolutionnaire des relations sociales (et donc nécessairement, un évènement de durée limitée), en dehors et contre les normes politiques du gouvernement constitutionnel.
Il n’y a jusqu’ici aucun conflit avec la position révolutionnaire anarchiste, remontant à l’émergence de l’anarchisme comme véritable mouvement de masse du prolétariat et les contributions influentes de sa fondation par Michel Bakounine. Ceci a été explicitement cité de nombreuses fois. Comme l’écrivit l’anarcho-communiste italien Errico Malatesta à son ami et camarade Luigi Fabbri :
“[Peut-être] que nos amis bolchévisés n’ont pour intention avec leur expression de “dictature du prolétariat” que de considérer l’acte révolutionnaire des travailleurs prenant possession de la terre et des instruments de travail et d’essayer de constituer une société pour l’organisation d’un mode de vie dans lequel il n’y aurait pas de place pour une classe qui exploiterait et opprimerait les producteurs. Compris de la sorte, la dictature du prolétariat serait un pouvoir efficace pour toute les intentions de tous les travailleurs de briser la société capitaliste, et cela deviendrait immédiatement Anarchie dès l’arrêt de la résistance réactionnaire […] Alors notre désaccord ne serait qu’un désaccord sur les mots.”
Fabbri réitère ce sentiment dans son livre “Dictature et révolution” en 1921 (NdT : l’année de la répression sanglante de la commune de Cronstadt par les forces étatiques bolchéviques lénino-trotstkistes…), auquel il attacha la lettre de Malatesta en guise de préface. Dans un chapitre clef du livre intitulé “Le concept anarchiste de la révolution”, Fabbri répond à ceux qui confondent les notions de dictature, d’autorité et d’État avec l’insurrection du prolétariat :
“La violence est une chose, l’autorité du gouvernement une autre, qu’elle soit dictatoriale ou non. Si c’est de fait vrai que toutes les autorités gouvernementales reposent sur l’utilisation de la violence, il serait imprécis et erroné de dire que “toute violence” est un acte d’autorité […]. La violence est un moyen, qui prend la personnalité de la fin par laquelle elle est utilisée, de la façon dont elle est utilisée et des gens qui l’utilisent. C’est un acte autoritaire quand elle est utilisés pour forcer les autres à agir de la façon dont le veulent ceux qui sont en charge, quand c’est une émanation des gouvernements et du patronat pour maintenir les gens et les classes en esclavage. […] Au lieu de cela, c’est une violence libertaire, c’est à dire un acte de libération et de liberté, quand elle est utilisé contre ceux qui commandent, par ceux qui ne veulent plus obéir […] quand […] elle est utilisée directement par les opprimés [..] contre le gouvernement et la classe dirigeante. Une telle violence est le processus révolutionnaire ; mais cela cesse d’être libertaire et donc révolutionnaire, dès que, une fois le vieux pouvoir renversé, elle veut devenir le pouvoir lui-même et se cristallise de nouveau dans quelque forme de gouvernement que ce soit.”
Dans ces passages, Malatesta et Fabbri réitèrent simplement la position anarchiste standard en regard du besoin d’une expropriation forcée de propriété et de la défense armée de cette transformation sociale (NdT : ce qui implique un peuple en arme à l’image de celui de la France des sections entre 1790 et 1793…). Les anarchistes ont toujours pensé, comme explicité par le grand anarchiste et théoricien allemand Rudolph Rocker “que la classe possédante ne laissera jamais tomber ses privilèges de manière spontanée […] Le jour de la victoire révolutionnaire, le “prolétariat” devra imposer sa volonté aux propriétaires actuels.” Dans le même temps, nous sommes aussi tombés d’accord avec l’assertion de Rocker disant que “la dictature d’une classe ne peut pas exister en tant que telle, ou cela se termine en dernière analyse, en une dictature d’un parti donné qui s’arroge le droit de parler pour cette classe.”
Nous pourrions facilement continuer à citer des exemples similaires. Mais la question demeure : est-ce que la conception anarchiste de la règle prolétarienne est équivalente à “la règle politique de la classe laborieuse ?” Cutrone décrit parfaitement la tache de l’obtention du pouvoir politique :
“La classe laborieuse mondiale doit être en position de dépasser la reproduction du travail salarié comme source d’évaluation de richesse matérielle. La classe laborieuse doit être en position de rendre illégal le chômage et d’empêcher l’exploitation du travail des pauvres désespérés, doit être en faveur d’orienter la production mondiale vers la production de richesse pour les besoins de l’humanité et de dépasser l’aspect social compulsif du travail comme partie du processus de valorisation du capital, brisant ainsi sont cycle de reproduction.”
Mais Cutrone demeure très imprécis sur la façon dont cela se met en pratique, à savoir quelle forme d’organisation sociale “la règle politique de la classe laborieuse” est supposée prendre. Comment par exemple rendre “illégal” le chômage et surtout par quel procédure légale, supervisée par qui ? Quelque gouvernement ou institution socialiste ? Ou bien Cutrone suggère t’il que, au travers de notre activité auto-organisée, hors ou contre l’État, nous devrons forcer ces crises dans la reproduction du capital sur les patrons et les gouvernements ? Ceci serait consistant avec à la fois une vision anarchiste et la notion de dictature du prolétariat en tant qu’évènement se démarquant “des normes sociales et politiques du gouvernement constitutionnel”. C’est inconsistant avec une approche légaliste, mise en place depuis le sommet de la pyramide au travers de la forme étatique.
Cutrone contraste son interprétation de la dictature du prolétariat avec le projet social-démocrate ou même socialiste démocratique de “gouvernance de l’état capitaliste”. “Le problème est la vision marxiste de la dictature du prolétariat en tant que transition vers le socialisme, et non identique à lui.”
Ce problème est la possibilité d’évoluer graduellement vers le socialisme en sortant du capitalisme en augmentant le contrôle de l’État au sein de ce même capitalisme. Historiquement, ceci n’a pas produit une classe laborieuse transformant le capitalisme en socialisme, mais plutôt une transformation de ce qui était des “partis socialistes” en partis politiques de gouvernance du capitalisme, transformation les organisations politiques et sociales de la classe laborieuse en des extensions de l’état capitaliste. (NdT : dans cette appellation devenue “clichée” de “capitalisme d’état” comme la Russie soviétique et la Chine dite populaire, toutes deux marxistes, seconde face de la même pièce systémique étatico-marchande dans sa phase capitaliste réelle…)
Trouvez l’intrus…
Cette critique de la social-démocratie marxiste dégénérant en ce que nous appelons maintenant la “démocratie sociale”, ou réformisme, aurait pu avoir été écrite par un anarchiste. De fait, elle reflète les prédictions de Bakounine et de ses camarades de la 1ère Internationale, faites en réponse à l’insistance de Marx et de Engels sur des sections s’engageant en politique électorale. Là où Bakounine, avec sa critique matérialiste de l’État, argumentait que “des députés-travailleurs, transplantés dans un environnement bourgeois et devenant des ‘hommes d’état’, par définition, “cessaient d’être des travailleurs” (“car les hommes ne créent pas leur situation, mais au contraire sont créés par celle-ci”), Marx clamait “S’engager en politique est toujours une bonne chose.” Dans un discours à la conférence de l’Internationale de Londres en 1871, il réitéra sa position en disant que “On ne doit pas minimiser le fait d’avoir des travailleurs au parlement. […] Les gouvernements nous sont hostiles. Nous devons leur répondre en utilisant tous les moyens à notre disposition et faire élire des travailleurs au parlement est une victoire sur les gouvernements, mais nous devons choisir les bonnes personnes.”
L’évaluation de Cutrone de la même manière se conforme avec des analyses produites par des anarchistes au faîte de la période du socialisme parlementaire. Considérez par exemple, le résumé de Rocker sur ce phénomène dans “Anarcho-syndicalisme : théorie et pratique” :
“La participation dans la politique interne de l’état bourgeois n’a pas amené le mouvement des travailleurs l’épaisseur d’un cheveu plus proche du Socialisme, mais, grâce à cette méthode, le socialisme a régulièrement perdu de sa personnalité. […] Dans les esprits des leaders socialistes, les intérêts de l’état-nation furent de plus en plus mélangés aux buts de leur parti jusqu’à ce que finalement, ils devinrent incapables de définir des limites entre les deux. Donc, et de manière inévitable, le mouvement des travailleurs a été graduellement absorbé, intégré dans l’équipement interne de l’état-nation.”
De plus, les anarchistes avaient anticipé le déni de Cutrone de cette vision typique disant que cela est simplement matière de “trahison”. Rocker continue :
“La vérité ici est que nous avons à faire avec l’assimilation graduelle dans les modes de pensée de la société capitaliste, ce qui est une condition des activités pratiques des partis politiques des travailleurs d’aujourd’hui […]. Ces mêmes partis qui avaient décidés auparavant de conquérir le socialisme se sont vus obligés par la logique de fer des conditions, de sacrifier leurs convictions socialistes, petit à petit, au profit des politiques nationales de l’état. Ils devinrent, sans même que la majorité de leurs adhérents ne s’en rendent compte, une sorte de paratonnerre politique pour la sécurité de l’orde social capitaliste.”
Ainsi, il semble que nous serions d’accord entre anarchistes (mais sans Marx) en ce qui a trait de la participation à la politique parlementaire et les conséquences nécessaires de gestion de l’état capitaliste. Ce n’est pas le cas simplement parce que Cutrone justifie sa position en référence à l’affirmation de Marx disant que “sans la dictature du prolétariat, l’état demeure la dictature de la bourgeoisie.[…] la dictature du capital ou la gouvernance de l’état pour les intérêts généraux du capital.”
En plus de cela, Cutrone semble aussi désirer distinguer sa lecture de Marx de l’interprétation des staliniens (ou plutôt des neo-staliniens). Ceci est néanmoins troublé par quelques commentaires bizarres sur Cuba, qui font allusion aux contradictions sous-jacentes à sa compréhension de la dictature du prolétariat. Spécifiquement, Cutrone décrit le régime de parti communiste comme “peut-être plus démocratique” que les démocraties libérales typiques, malgré le fait d’être “moins libéraux”. Ceci est certainement une vision formée par une lecture naïve et non-critique du comment le système de nomination électoral cubain se passe, présenté de manière élogieuse. De telles descriptions d’une “démocratie prolétaire” cubaine, qui considère effectivement la formalité du processus électoral en isoloir, ignore que le système entier est, à chaque étape, sujet à un contrôle bureaucratique du parti dirigeant et de son appareil de répression.
Ceci une fois de plus, amène la question de savoir ce que Cutrone veut vraiment dire lorsqu’il parle de “l’État”. Comme mentionné ci-dessus, j’ai souvent argumenté dans le passé, que Marx est lui-même en position contradictoire sur ce point. Dépendant de l’argument qu’il veut développer ou d’envers qui sa polémique est adressée, l’ “État” de Marx peut tout aussi bien être une forme organisationnelle distincte (située au dessus de la société, ayant le pouvoir de créer et de faire appliquer des lois et reproduisant réciproquement la société de classe, tout comme la société de classe reproduit l’État), ou le processus de la révolution lui-même, impliquant nécessairement la suppression forcée du vieil ordre et de ceux qui veulent le raviver. Clairement cette ambigüité envers l’État reflète les interprétations multiples de “la dictature du prolétariat” et, de fait, Marx a déclaré que l’état révolutionnaire ne pouvait pas prendre d’autre forme que celle de cette “dictature”.
Cutrone ne va au cœur de la chose que seulement lorsqu’il est questionné par son auditoire et sa réponse est remarquable d’honnêteté et de clarté :
“L’argument anarchiste est que la vision de Marx sur la dictature du prolétariat est en fait une vision pour la dictature sur le prolétariat, sauf que maintenant les accapareurs du produit du travail, de la valeur ajouté, ne seront plus des investisseurs privés, ce seront les gérants en tant que classe, ce sera la classe coordinatrice ou quel que soit le nom donné, ce sera la bureaucratie d’état, etc… Okay, oui ! Ce sera en fait la dictature du prolétariat.”
De manière incroyable, Cutrone argumente que la seule raison pour laquelle l’URSS à l’époque ou la Chine moderne, ne peuvent pas être vues comme de véritables dictatures du prolétariat, c’est à cause de leur isolation ; leur incapacité et leur manque de volonté de “contrôler la portion prépondérante du capital global”. L’URSS était, nous dit Cutrone, obligée de “produire les moyens de production” ; en soi une logique étrangère à l’accumulation du capital. C’est dans ce seul sens que Cutrone concède un caractère “autoritaire” ou contre-révolutionnaire à l’URSS et aux autres régimes de parti communiste.
En développant son argument (mis à part la question d’être “obligé” de développer les forces productives), Cutrone évite complètement les questions de forme organisationnelle et de stratégie révolutionnaire et, en résultat, échoue à répondre aux questions concrètes concernant la transformation des relations dans la production. Il ne manifeste aucune préoccupation, ni même une reconnaissance, de la suppression des comités d’usines, des soviets (assemblées) libres, des coopératives paysannes et des organisations politiquement indépendantes, particulièrement celles situées à la gauche des bolchéviques et même des factions plus à gauche du parti lui-même. Ceci pour dire, que comme bien des marxistes, Cutrone ignore le fait exprimé si bien par Malatesta en réponse à Engels : “Quiconque domine les choses, domine les hommes ; quiconque gouverne la production gouverne le producteur.” Il est donc incapable d’examiner les manières dont la destruction violente de la règle d’auto-organisation prolétarienne, dans l’intérêt de maintenir “la dictature du prolétariat”, a reproduit les relations sociales de la société de classe.
Il est bon de noter ici une autre concession de Cutrone alors qu’il admet que, au moment de la 1ère et de la seconde Internationales, la dictature du prolétariat (qui est en fait une dictature sur le prolétariat et donc nécessairement administrée sous une forme étatique) impliquait le transfert de sujets coloniaux pas encore prolétarisés sous le contrôle des gouvernements “révolutionnaires”, qui devaient être établis dans les pays capitalistes les plus avancés. Dans des travaux variés, Bakounine condamna par avance cette position, non seulement en argumentant que la forme étatique de gouvernance ne pourrait jamais que résulter en une dictature sur le prolétariat, mais que même dans son incarnation la plus démocratique, ceci subjuguerait également la soi-disante “plèbe paysanne” et les nations dites “non-civilisées”. Ceci eut des conséquences pratiques dans le temps de vie de ces hommes. Alors que la politique de Bakounine le mena à prendre des positions consistantes anti-impérialistes, comme par exemple s’opposer à la conquête américaine du Mexique, Marx et Engels le plus souvent approuvèrent de tels évènements, les considérant comme partie intégrante d’un processus historique nécessaire de développement politique et économique.
Cutrone à la conférence Platypus
En revoyant la discussion de Cutrone sur Marx, nous pouvons conclure qu’il y a plusieurs dimensions dans sa conception de la dictature du prolétariat et qu’elles révèlent des contradictions ayant une réelle conséquence pour les révolutionnaires aujourd’hui. Son instinct premier est de défendre la dictature du prolétariat comme un évènement plutôt qu’une forme organisationnelle, la décrivant comme une action dans laquelle les gouvernements constitutionnels existant et les relations de production sont renversés par la classe travailleuse. Plus tard néanmoins, il clarifie que la dictature du prolétariat prend aussi la forme organisationnelle de l’État, à savoir un ensemble distinct d’institutions, caractérisé par une organisation bureaucratique pyramidale du gouvernement qui affirme le pouvoir unique de faire et d’imposer des lois. Comme le reconnait lui-même Cutrone, il s’en suit naturellement que la vision anarchiste de l’affaire, à savoir une dictature sur le prolétariat, est tout à fait valide et exacte. La gestion étatique maintient le prolétariat comme classe sans contrôle social conscient sur la production et lui impose la logique tout à fait étrangère de la classe propriétaire qui l’exploite et qui voir comme but parfaitement nécessaire sa propre reproduction en tant que classe dirigeante.
On peut se demander comment ces relations pourraient bien “se dissiper”, lorsque leur existence en tant que relations de classe, au sein du cadre de fonctionnement marxiste lui-même, les en empêche. Pour Marx et Engels, les classes doivent disparaître avant que nous ne puissions disposer de l’État et le mettre au rencard, mais l’État (qu’il soit “démocratique” ou dictatorial, (NdR71 : nous l’avons déjà dit à maintes reprises, il n’y a pas de différence entre une “démocratie” et une dictature, ce n’est qu’une question de degré dans le contrôle, la répression et la violence exercés. Les rouages étatiques sont conçus pour maintenir le monopole de la violence dite “légitime” contre les peuples, le reste n’est qu’une question de degré, de ce qui est nécessaire et dicté par les circonstances historico-marchands du moment pour maintenir et augmenter les privilèges de la classe dirigeante…) reproduit la société de classe, que ce soit directement ou indirectement. En d’autres termes, la dictature soi-disant “temporaire” sur le prolétariat devient une affaire d’état permanente.
Nous ne pouvons pourtant pas nous réconforter dans la notion que la dictature du prolétariat de Cutrone ne ressemble en rien aux états-à-un-parti, qui se sont auto-proclamés “communistes”. En fait, les tentatives initiales de Cutrone de distancier sa politique de celle des néo-staliniens et de leur vision, fait éventuellement place à son autorisation de voir que de tels régimes brutaux pourraient être vus comme compatibles avec son interprétation. En plus de sa défense de Cuba, de l’URSS et de la République Populaire de Chine et même de la République Populaire Démocratique de Corée, elles sont toutes décrites comme ni plus ni moins “démocratiques” que tout autre état.
Plus remarquable encore, Cutrone suggère qu’au faîte du stalinisme, l’URSS était “politiquement participatrice, dynamique. Les procès des purges furent très populaires. Les gens manifestent spontanément, appelant à tuer “la pourriture du vieil ordre de gouvernance”, c’est ce qu’ils appelaient “les vieux bolchéviques”… C’était les jeunes soviétiques, les masses populaires. Une affirmation aussitôt suivie d’une concession : “Est-ce que c’était mis en scène ? Je le présume.” Renversement incroyable, lui-même suivi d’une autre pirouette : “Mais non, c’était populaire… les gens étaient sincères.”
Voilà le numéro d’équilibriste effectué par Cutrone au travers de sa tentative d’élucider le véritable sens donné par Marx à “la dictature du prolétariat”. Son expression réfère simultanément à une action du prolétariat lui-même, ainsi que du gouvernement sur le prolétariat, à quelque chose qui est antithétique à la distorsion stalinienne, pourtant entièrement compatible avec leurs régimes autoritaires (si on peut les appeler “autoritaires”). La théorie de l’État de Marx et donc nécessairement sa théorie de la dictature du prolétariat, a toujours été contradictoire et obscure. L’articulation qu’en fait Cutrone maintient son incohérence et ses qualités obscurantistes, qui ont servi depuis si longtemps comme une arme parfaite aux mains à la fois des champions du gouvernement autoritaire (qu’il soit voulu comme “transitoire” ou autre…) et les ennemis sectaires de l’anarchisme.
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“Oui, c’est évident si on regarde les détails, alors que Marx tourne autour de Bakounine en théorie, ce furent en fait les prédictions de Bakounine qui s’avérèrent exactes. Bakounine a eu raison sur quelles classes feraient les révolutions et sur ce que serait vraiment une “dictature du prolétariat” dans la pratique. Plus tard, des commentateurs marxistes, typiquement, réfutèrent Bakounine, souvent de manière abrupte et arrogante, disant qu’il n’aurait pas dû avoir raison, mais ils n’ont que bien peu d’explications sur le pourquoi il a eu raison. J’ai passé un peu de temps sur les barricades, bien sûr pas autant que Bakounine, mais certainement plus que la plupart des intellectuels, je pense que je peux comprendre ça…”
~ David Graeber, 2020 ~
“Qu’est-ce que l’État ? C’est le signe achevé de la division dans la société, en tant qu’il est l’organe séparé du pouvoir politique: la société est désormais divisée entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent. La société n’est plus un Nous indivisé, une totalité une, mais un corps morcelé, un être social hétérogène… »
~ Pierre Clastres ~
“Les deux grandes questions incontournables de l’anthropologie politique sont:
1- Qu’est-ce que le pouvoir politique, c’est à dire qu’est-ce que la société ?
2- Comment et pourquoi passe t’on du pouvoir politique non-coercitif au pouvoir politique coercitif, c’est à dire qu’est-ce que l’histoire ?”
~ Pierre Clastres, 1974 ~
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Une vision du communisme anarchiste par un compagnon de la CNT du bâtiment (mars 2021) :
Le communisme libertaire est une pensée politique associant à la fois le communisme et l’anarchisme.
Le communisme, à ne pas confondre avec le parti communiste, est une pensée sociale visant l’abolition de la propriété individuelle et la mise en commun des moyens de productions.
Dans le secteur bâtiment par exemple, tous les travailleurs.ses seraient propriétaires des machines, des locaux utiles à la production et seraient responsables de la gestion des chantiers. Nous ne travaillerons plus pour un patron mais pour la société dans laquelle nous vivons. Nous mettrons donc en pratique l’autogestion, c’est à dire un fonctionnement sans hiérarchie, plus égalitaire, ou chacun.e pourrait donner son avis. Nous déciderons collectivement de notre temps, de nos horaires et de nos conditions de travail.
Il existe par ailleurs deux approches du communismes : le communisme autoritairequi pense nécessaire le maintient d’un État provisoire qui serait une « dictature du prolétariat ». Et le communisme libertaire qui vise l’abolition directe de l’État. Les deux ayant le même but mais pas les mêmes moyens pour y parvenir.
Le communisme libertaire pense les travailleurs.ses capables de s’organiser sans bureaucratie, par la mise en pratique de la démocratie directe. Ce qui nécessite un travail en amont, une réflexion individuelle et collective sur le travail sans patron pour ne pas reproduire les mêmes rapports de dominations. Alors que le communisme autoritaire pense obligatoire le maintient de structures détenant le pouvoir, dirigée par une avant-garde dite éclairée éduquant les travailleurs.
Dans l’idée communiste, l’abolition de la propriété individuelle ne signifie pas que tu ne pourras plus avoir ta propre maison ( par exemple ), simplement qu’elle sera à toi tant que tu en as l’usage. Tu ne pourras donc pas avoir plusieurs logements, si tu n’en as pas l’utilité. Autrement dit, les propriétaires ne pourront plus vivre de l’argent récolté par le simple fait de posséder un bien. Il en est de même pour les patrons propriétaires des moyens de production.
Il n’y a pas de solution au sein du système ! (Résistance 71)
Comprendre et transformer sa réalité, le texte:
Paulo Freire, « La pédagogie des opprimés »
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4 textes modernes complémentaires pour mieux comprendre et agir:
Guerre_de_Classe_Contre-les-guerres-de-l’avoir-la-guerre-de-l’être
Francis_Cousin_Bref_Maniffeste_pour _un_Futur_Proche
Manifeste pour la Société des Sociétés
Pierre_Clastres_Anthropologie_Politique_et_Resolution_Aporie
Vive la Commune Universelle de notre humanité enfin réalisée !