Résistance politique: Les formes quotidiennes de la résistance paysanne 1/3 (James C Scott)

 

“Le pouvoir externe qui prive l’homme de sa liberté de communiquer ses pensées publiquement, le prive dans le même temps de sa liberté de penser.”
~ Emmanuel Kant ~

“Lorsque passe le grand seigneur, le paysan sage le salue bien bas et silencieusement… pète.”
~ Proverbe éthiopien ~ (cité par James c Scott dans son livre “Domination and the Arts of Resistance”, 1999) ~

 


Résistance paysanne…

 

Les formes quotidiennes de la résistance paysanne (larges extraits)

 

James C. Scott (anthropologue et professeur de science politique université de Yale, Council on South East Asia Studies)

2012

 

source:

https://libcom.org/history/everyday-forms-peasant-resistance-james-c-scott

 

~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~

 

Février 2020

 

Partie de “Weapons of the weak, everyday forms of peasant resistance” (1987)

1ère partie

2ème partie

3ème partie

 

La résistance quotidienne est la forme la plus commune d’opposition à l’oppression. Elle consiste en traîner les pieds, résistance passive, désobéissance, larcin, désertion, ignorance feinte, calomnie, vandalisme, sabotage, fuite etc… Cet article de James C. Scott ci-dessous, est un classique portrait de cette “résistance quotidienne”.

I. L’histoire non-écrite de la résistance

L’argument qui s’ensuit a pris son origine dans un mécontentement croissant avec la plupart du travail (anthropologique) récent, le mien tout autant que d’autres, au sujet de la rébellion paysanne et de la révolution. Il n’est que trop apparent que l’attention inhabituelle pour une grande insurrection paysanne n’était, du moins en ce qui concerne l’Amérique du Nord, que stimulée par la guerre du Vietnam et quelque chose issue du romantisme académique de la gauche soutenant les guerres de libération nationale. Dans ce cas, l’intérêt et la source de matériel se renforçaient mutuellement. Car les documents historiques d’archives furent les plus riches durant ces moments précis où la paysannerie vint se poser en menace envers l’État et l’ordre international existant.[1] D’autres fois, en fait presque à chaque fois, la paysannerie est apparue dans les archives historiques non pas tant comme un acteur historique, mais plutôt comme modeste contributeur anonyme de statistiques sur la conscription, sur les impôts, le travail migratoire, la détention des terres et les productions agricoles.

Le fait est que malgré toute leur importance lorsqu’elles se produisent, les rébellions paysannes, sans parler des “révolutions”, ne sont pas bien nombreuses. Non seulement les circonstances favorisant un soulèvement paysan à grande échelle sont rares, mais lorsqu’elles apparaissent, les révoltes qui en découlent sont le plus souvent écrasées sans cérémonie. Soyons certains que même une révolte ayant échoué peut apporter quelque chose: quelques concessions de l’État et/ou des propriétaires terriens, un bref répit dans de nouvelles relations de production douloureuses.[2] et la mémoire d’une résistance et d’un courage qui peuvent bien se mettre en veilleuse pour le futur. De tels gains quoiqu’il en soit, sont incertains, tandis que le carnage, la répression et la démoralisation issus de la défaite sont eux bien réels.

Au sens plus large, on peut dire que l’historiographie de la lutte des classes a été systématiquement déformée dans une direction étatico-centrique. Les évènements qui marquent sont les évènements auxquels les états et les classes dominantes, dirigeantes, accordent le plus d’importance dans leurs archives. Ainsi, par exemple, une petite et futile rébellion clame une attention toute disproportionnée en rapport à son impact sur les relations de classe alors que des actions non mentionnées de sabotage, de vol ou autre qui ont pu avoir un impact bien plus important, sont totalement ignorées ou rarement notées. Une petite rébellion peut bien avoir une importance symbolique en ce qui concerne sa violence ou ses buts révolutionnaires mais pour la plupart des classes subordonnées historiquement de tels épisodes rares furent moins importants que la guérilla tranquille, sans coups d’éclat et indomptable qui prit place jour après jour.

Ce n’est peut-être que dans l’étude de l’esclavage qu’on donne une telle attention à ces formes de résistance et ceci parce qu’il y a clairement eu très peu de rébellion d’esclaves (dans le Sud d’avant la guerre de sécession quoi qu’il en soit) pour mettre en appétit les historiens. Il faut aussi rappeler que même durant ces moments historiques extraordinaires, lorsqu’une révolution appuyée par les paysans réussît à prendre le pouvoir, les résultats sont, au mieux, très mitigés pour la paysannerie. Quelque soit d’autre auquel parvient la révolution, cela crée presque toujours un appareil d’état hégémonique encore plus coercitif, un de ceux qui est capable de se rabattre contre les populations rurales comme personne auparavant. Trop souvent la paysannerie se retrouve t’elle dans la position ironique d’avoir aidé à mettre en place un pouvoir dont les plans d’industrialisation, d’imposition et de collectivisation sont le plus souvent en complet porte-à-faux avec ceux que les paysans pensaient avoir soutenus. [3]

Une histoire de la paysannerie qui ne se focaliserait que sur les révoltes (jacqueries) ne serait que comme une histoire des ouvriers de l’industrie qui ne mentionnerait que les grèves et les émeutes. Bien que ces évènements soient indubitablement importants, ils ne nous disent pas grand chose sur l’arène bien plus durable du conflit de classe et de la résistance: la lutte quotidienne, pied à pied dans les usines contre les cadences de travail, pour le gain de temps de loisirs supplémentaires, d’augmentation des salaires, de l’autonomie, de l’abolition de privilèges et du respect. Pour des travailleurs opérant, par définition, avec un désavantage structurel et étant soumis à la répression, de telles formes de résistance quotidiennes peuvent bien être les seules à disposition. La résistance de cette sorte ne rejette pas les manifestes, les manifestations et les batailles de rue qui d’accoutumée attire l’attention, mais un terrain vital est là aussi gagné et perdu. Pour la paysannerie, éparpillée aux quatre coins des campagnes et faisant face à des obstacles encore plus imposants à une action collective organisée, des formes de résistance quotidienne seraient particulièrement importantes.

Pour toutes ces raisons, il m’est apparu que l’insistance sur les rébellions paysannes était mal placée. En lieu et place, il semble bien plus judicieux de comprendre ce qu’on pourrait qualifier de formes paysannes de résistance quotidienne, la lutte constante mais prosaïque entre la paysannerie et ceux qui cherchent à toujours en extraire le travail, la nourriture, les impôts, les loyers et tout autre intérêt. La plupart de ces formes de lutte empruntées s’arrêtent bien avant le défi collectif ouvert. J’ai ici en tête les armes des plus ordinaires entre les mains de groupes souvent sans pouvoir: traîner les pieds (grève du zèle), le sabotage etc… Ces formes brechtiennes de lutte de classe ont certaines caractéristiques en commun. Elles ne demandent que peu ou pas de coordination ou de planification ; elles sont souvent des formes d’aides personnelles et elles évitent en générale toute confrontation directe avec l’autorité ou les normes de l’élite. Comprendre ces formes communes de résistance c’est comprendre mieux ce que la paysannerie fait “entre les jacqueries” pour défendre au mieux ses intérêts.

Ce serait une grosse erreur, comme ça l’est avec les rébellions paysannes, de romantiser ces “armes des faibles”. Elles n’ont que peu de chance de faire autre chose que de changer imperceptiblement les formes variées d’exploitation auxquelles les paysans doivent faire face. De plus, la paysannerie n’a aucun monopole sur ces “armes”, comme peuvent parfaitement l’attester tous ceux qui ont étudié un tant soit peu la résistance aux fonctionnaires et aux propriétaires terriens et la perturbation générée au bon fonctionnement de l’État.

D’un autre côté de tels modes de résistance brechtien ou schweiklien ne sont pas triviaux. La désertion des armées et l’évasion de la conscription obligatoire ainsi que des corvées ont sans aucun doute limité les aspirations impérialistes de bien des monarques d’Asie du Sud-Est [4] et aussi d’Europe. Le processus et son impact potentiel ne peut pas être mieux capturé que par le rendu de R. C Cobb sur la résistance à la conscription et la désertion des armées dans la France post-révolutionnaire et sous le 1er empire :

De l’an V à l’an VII, il y a des rapports de plus en plus fréquents en provenance de bon nombre de départements… de chaque conscrit d’un canton donné étant retourné à la maison et y vivant sans aucun trouble. Mieux, bon nombre d’entre eux ne retournèrent pas chez eux car ils n’étaient jamais partis. Aussi l’an VII vit une augmentation des doigts coupés à la main droite, la forme la plus commune d’auto-mutilation pour échapper à la conscription, ce qui peut être décrit comme un vaste mouvement de complicité collective, impliquant les familles, les paroisses, les autorités locales et les cantons.

Même l’empire, qui avait pourtant bien plus de police locale et rurale, n’eut pas de succès à stopper, si ce n’est en réduisant le flot de manière temporaire, l’hémorragie de conscrits qui, à partie de 1812 atteignit des proportions épiques. Il ne pourrait y avoir referendum plus éloquent sur l’impopularité universelle d’un tel régime oppresseur et il n’y a pas de spectacle plus encourageant pour un historien que de constater qu’un peuple a décidé de ne plus se battre et de retourner à la maison… Le peuple du commun, du moins à cet égard, a eu sa juste part dans le fait de mettre à bas le régime le plus méprisable qu’ait connu la France.” [5]

De la même manière, la fuite et l’évasion fiscale a classiquement freiné l’ambition et la portée d’états du tiers monde, qu’ils soient pré-coloniaux, coloniaux ou indépendants. Pas étonnant qu’une si large part des revenus fiscaux des états en voie de développement proviennent de prélèvement sur l’import-export, ceci est le résultat en grande partie, de la capacité de résistance à l’impôt développée par leurs sujets. On peut lire la littérature sur le développement rural qui fournit un grand nombre de plans gouvernementaux impopulaires qui ont été forcés à l’arrêt par la résistance passive de la paysannerie.[6]

En certaines occasions, la résistance est devenue active, parfois même violente. Mais le plus souvent, elle prend la forme d’une désobéissance passive, d’une grève du zèle et de sabotage subtil, d’évasion fiscale et de déception en tous genres. Les efforts persistants du gouvernement colonial en Malaisie pour décourager les paysans de planter du caoutchouc qui ferait de la concurrence au secteur des plantations est un cas d’école.[7] De très vastes plans légaux de restriction et d’utilisation des sols furent essayés entre 1922 et 1928 puis de nouveau dans les années 1930, qui n’eurent que des résultats très modestes à cause de la résistance massive des paysans à ces schémas de développement restrictifs. Les efforts des paysans dans des états socialistes free-style pour empêcher puis changer des formes impopulaires d’agriculture collective représentent un exemple marquant des techniques de défense disponibles à une paysannerie rusée. Une fois de plus en ces circonstances, la lutte est moins marquée par des confrontations directes de défi que par un évitement tranquille et subtil qui est tout aussi important et le plus souvent bien plus efficace.

Le style de résistance en question est sans doute le mieux décrit en contrastant des formes de résistance fonctionnant de concert, chacune ciblée vers le même but, le premier étant la “résistance quotidienne” dans ce que nous pensons et la seconde, plus ouverte de confrontation directe, qui typiquement domine l’étude sur la résistance. Dans une sphère réside le tranquille processus, la pièce de résistance si on veut, par lequel le paysan “squatter” s’est souvent incrusté sur des plantations et sur des terres forestières d’état ;  dans une autre, une mutinerie ouverte visant à éliminer ou à remplacer des fonctionnaires. Dans une sphère se trouve le larcin des stocks de grain privés ou publics, dans l’autre une attaque ouverte sur les marchés et les greniers visant à la redistribution des sources et des stocks de nourriture.

De telles techniques de résistance sont parfaitement adaptées aux caractéristiques particulières de la paysannerie. Etant une classe diverse de “basse classe”, géographiquement distribuée, souvent manquant de la discipline et du leadership qui encouragerait à une opposition de manière plus organisée, la paysannerie est mieux faite pour des campagnes de longues durées de style guérilla qui demande peu ou pas de coordination. Leurs actes individuels de trainage de pieds et d’évasion, renforcés souvent par une vénérable culture populaire de résistance, multiplié par des milliers, peuvent, en fin de compte, faire un sacré carton dans les politiques rêvées par ceux qui se croient supérieurs dans le capital. L’État peut répondre de plusieurs manières. Les politiques peuvent être réajustées avec des attentes plus réalistes. Elles peuvent être maintenues mais renforcées d’avantages positifs visant à encourager l’obéissance. Et bien entendu, l’État peut parfaitement choisir d’employer toujours plus de coercition.

Quelque soit la réponse, nous ne devons pas manquer le fait que l’action de la paysannerie a changé ou limité les options politiques disponibles. C’est de cette manière et non pas par les révoltes, encore moins par la pression légale, que la paysannerie a traditionnellement fait sentir sa présence et son action politiques. Ainsi, toute histoire ou théorie de la politique paysanne qui tente de rendre justice à la paysannerie en tant qu’acteur politique historique doit nécessairement en venir à saisir et à comprendre ce que j’ai choisi de nommer “les formes quotidiennes de résistance”. Pour cette raison essentielle, il est important à la fois de documenter et d’amener quelque ordre conceptuel dans ce qui semble être un chaos d’activité humaine.

Les formes quotidiennes de résistance ne font pas les manchettes des journaux ni les titres des médias. Tout comme des millions de polypes anthozoaires créent bon gré mal gré, un récif corallien, de même procèdent des milliers et des milliers d’actions individuelles d’insubordination et d’évasion qui créent une grande barrière de corail politique et économique par elles-mêmes. Il n’y a que très rarement des confrontations dramatiques ou un moment étant particulièrement digne d’intérêt pour les médias et pour poursuivre l’analogie, lorsque le navire étatique s’échoue sur le récif, on focalise généralement l’attention sur l’épave du navire et non pas sur la vaste agrégation de petits actes qui ont rendu possible ce naufrage. Il est très rare du reste que les auteurs de ces actes insignifiants veuillent attirer l’attention sur eux-mêmes. De fait, leur sécurité réside dans leur anonymat. Il est aussi très rare que des fonctionnaires du systèmes veuillent faire de la publicité aux actes d’insubordination rencontrés.[8] Le faire, serait admettre que leur politique est impopulaire et par dessus tout, exposerait la forme aléatoire de leur autorité dans les campagnes, ces deux choses n’étant en rien dans l’intérêt de l’État.[9]

La nature même de ces actes et l’intérêt mutuel de ne pas en parler conspirent donc à créer une sorte de silence complice qui ne fait que toujours plus expurger les formes quotidiennes de résistance des livres d’histoire et des archives. L’histoire et les sciences sociales, écrites par une intelligentsia utilisant des documents archivés écrits, qui sont eux-mêmes créés par des fonctionnaires eux-mêmes lettrés, ne sont simplement pas bien équipées pour mettre à jour le silence et les formes anonymes de lutte de classe qui sont typiques de la paysannerie.[10] Dans ce cas, les pratiquants de ces sciences rejoignent donc implicitement la conspiration des participants qui sont eux-mêmes dans le secret.

Collectivement, cette improbable cabale contribue à un stéréotype de la paysannerie érigée dans la littérature et dans l’histoire, comme une classe qui alterne entre de longues périodes d’abjecte passivité et de brefs, violents et futiles explosions de rage.

[…]

II. Deux exemples de diagnostique

Dans la poursuite de l’intérêt des analyses déclenchées par les formes quotidiennes de résistance, je fournis une brève description de deux exemples parmi tous ceux que j’ai rencontrés au cours de mes recherches de terrain dans un village de fermier du riz malais de 1978 à 1980. L’un implique la tentative des groupes de femmes transplanteuses de boycotter les propriétaires terriens qui avaient d’abord loué des moissonneuses-batteuses pour remplacer le travail manuel. Le second fut un cas de vols anonymes des rizières récoltées qui augmentaient en fréquence.

Chacune de ces deux activités avaient les caractéristiques marquantes de la résistance quotidienne. Ni le boycott, comme nous allons le voir, ni les vols ne présentaient un défi publique ou symbolique à la légitimité de la production et des arrangements sur la propriété qui avait résisté. Aucun ne demandait une organisation formelle et dans le cas des vols des rizières, la vaste majorité des activités se poursuivaient individuellement la nuit.. Peut-être qu’une des caractéristiques les plus marquantes de ces activités et de tant d’autres de ce style dans le village est que, strictement parlant, elles n’avaient aucun auteur qui voulait en prendre publiquement la responsabilité.

Toile de fond

Avant d’examiner plus en détail les deux exemples proposés de résistance, un rapide synopsis du village en question et de sa récente histoire économique devrait aider à situer toute l’affaire. Le village, que nous appellerons ici Sedaka, est une communauté de quelques 74 foyers (352 personnes) localisé dans la plaine de Muda dans l’état malais de Kedah. La région de Muda a été depuis le XIVème siècle, la zone productrice de riz la plus importante de la péninsule malaise et la production de riz est, et de loin, l’activité économique principale. La stratification du village de Sedaka peut être lue directement et pratiquement des données de propriétés des rizières et de la taille des fermes. La moitié non-propriétaire du village en 1979 possédait environ 3% des rizières cultivées par les villageois et cultivait 18% de la terre arable (incluant les terres louées).

La taille moyenne d’une ferme pour la moitié la plus pauvre du village faisait à peine 4000m2, moins de la moitié d’une terre à rizière jugé apte à nourrir convenablement une famille de 4 personnes. Dix familles sont totalement sans terre et un peu plus de la moitié des foyers de Sedaka ont un revenu sous le seuil de pauvreté établi par le gouvernement malais à l’époque. A l’autre bout de la stratification,les dix meilleurs foyers du village possèdent plus de la moitié des rizières cultivées par les villageois et cultivent, en moyenne, sur plus de huit acres de terre arable, c’est à dire plus de 32 000 m2. Ces foyers constituent l’élite économique du village. Sept de ces familles sont membres du parti politique malais dominant l’UMNO et gèrent tranquillement les contentieux politiques du village. Pour nos objectifs, le plus grand changement dans la vie socio-économique du village de Sedaka dans la dernière décennie furent le commencement d’une double culture en 1971 et la mécanisation de la moisson du riz qui vint dans son sillage.

La double production de culture en elle-même fut un gros bonus pour tout le monde et dans toutes les strates du village ; les propriétaires obtinrent un double loyer, les propriétaires-cultivateurs et les fermiers augmentèrent leur profit annuel et même les 28 familles vivant à la dure et qui dépendaient de travail dans les champs pour voir une augmentation substantielle de leurs revenus prospérèrent comme jamais auparavant, transplantant et moissonnant deux récoltes. Dans une brève période d’euphorie, les maisons furent réparées, certaines reconstruites, les chefs de famille qui étaient souvent contraints de partir travailler ailleurs hors saison pour augmenter leurs revenus se rendaient compte qu’ils pouvaient maintenant rester au village et tout le monde avait suffisamment de riz pour nourrir à l’aise toute la famille l’année durant. Autres conséquences de la double récolte furent néanmoins néfastes aux familles les plus pauvres notamment avec l’introduction des moissonneuses mécaniques.

En 1975, pratiquement toutes les rizières de Muda étaient entretenues à la main. En 1980, de grosses machines agricoles occidentales coûtant environ 200 000 RM (NdT: la monnaie malaise est le Ringitt), propriété d’un conglomérat d’hommes d’affaire, moissonnaient environ 80% des récoltes de riz. S’il est difficile d’imaginer l’impact visuel sur cette paysannerie de voir le passage technologique de la faucille et de la faux à ces géants agricoles aux barres de fauchage de 9m de large, on peut en revanche facilement calculer leur impact sur la distribution des revenus agricoles. Les factures de dépenses de travail humain dans les champs furent réduites de près de la moitié et la transplantation demeurait la seule opération des champs qui demandaient encore une main d’œuvre humaine. Les pertes en revenus ont bien entendu été pires parmi ceux qui en avaient le plus besoin: les petits métayers, les locataires des terres et par dessus tout… les paysans sans terre ne vivant que de leur salaire dans les champs.

Si l’impact de la mécanisation est ajouté aux effets des prix de production stagnants pour les producteurs, l’augmentation des coûts de production et l’augmentation des prix à la consommation, la moitié la plus pauvre de Sedaka a perdu pratiquement tout ses gains en provenance de la double récolte. La distribution des revenus pendant ce temps, s’est considérablement détériorée car les gains générés par la double récolte sont largement partis vers les gros fermiers qui possèdent la plupart des terres et de capital locaux.

Comme dans bien des cas de changement technologique, les effets secondaires de la mécanisation de la moisson ont été au moins aussi important que les effets primaires. Pour résumer ce qui est une affaire des plus complexes à son essentiel, les conséquences suivantes de la mécanisation des récoltes peuvent être notées:[12]

1- Cela a virtuellement éliminé le glanage car l’ensemble de la plante passe dans la machine, alors qu’auparavant une quantité de grain demeurait au sol. Le glanage a toujours été une bonne source de collecte de nourriture pour les foyers les plus pauvres.

2- Cela favorisa la substitution de la transplantation manuelle des plants de riz par l’implantation mécanique plus précise plus facile à récolter par les machines. Dès 1980, plus de la moitié des rizières étaient plantées de cette façon, ce qui élimina aussi la transplantation manuelle et donc suprima travail et revenus.

3- Celui réduisit fortement la demande pour ;e travail de moissonnage ce qui réduisit le ratio de salaire dans l’emploi toujours disponible.

4- Cela facilita l’expulsion des fermiers et métayers par les propriétaires dans et hors du village, gens qui louaient les terres pour les remplacer par des machines qui cultivaient la terre pour eux.

5- Cela créa une nouvelle strate de riches, de locataires entrepreneuriaux voulant louer en masse pour plusieurs saisons de rang, payant le loyer en avance d’un coup.

Les transformations de la riziculture depuis 1971 n’ont pas seulement eu pour résultat l’appauvrissement des strates les plus pauvres villageoises, mais aussi leur marginalisation en terme de relations productives. Jusqu’en 1975, les propriétaire et fermiers riches avaient plus de terre de riziculture qu’ils ne pouvaient en cultiver par et pour eux-mêmes. Ils avaient besoins de métayers locataires, de services de labourage, de transplanteurs, de moissonneurs et de batteurs. Pour assurer une bonne satisfaction de la demande de travail il était courant pour les villageois un peu plus aisés de “cultiver” la bonne volonté de leur force de travail tout comme celle de leur terre. Ils le faisaient en donnant des fêtes occasionnels, en extension du zhakat (don musulman) en bonus supplémentaire pour les ouvriers agricoles moissonneurs, en fournissant de petits emprunts (sans intérêts ou des cadeaux et ce dans une ambiance sociale pleine de tact et d’humanité. Maintenant les plus aisés n’ont plus aucun intérêt à prendre les plus pauvres comme locataires et de continuer à cultiver leur bonne volonté et la marginalisation des plus pauvres s’est reflétée dans un déclin constant des fêtes, du zhakat et de la charité ainsi que du respect des plus aisés envers les plus pauvres.

Les obstacles à une résistance collective ouverte

Malgré les revers économiques expérimentés par les pauvres de Sedaka, malgré la détérioration de la qualité des relations de classes évidente de derrière la scène, il n’y a pas eu de cas flagrant de conflit de classe ouvert. Les raisons du pourquoi ce silence  public devrait perdurer doivent être mentionnées brièvement précisément parce qu’elles sont je pense, communes a bien des contextes de relations de classe agraires et pour suggérer que la résistance qu’on trouvera dans ce milieu est la règle et non pas l’exception.

La situation que confronte les pauvres à Sedaka et dans la plaine de Muda est après tout, partie d’une lutte non-dramatique qui existe partout, contre les effets du développement capitaliste dans les campagnes ; le manque d’accès aux moyens de production (prolétarisation), le manque de travail (marginalisation) et de revenus et la perte du peu de respect et de demandes sociales qui allaient avec le statut précédent. Plus de lectures au sujet du développement capitaliste ou simplement un rapide regard aux probabiliités dans ce contexte, indiqueraient que cette lutte est une cause perdue. C’est peut-être juste. Si c’est le cas, la paysannerie pauvre de Sadaka se retrouve au nombre d’une compagnie historique bien distinguée. La résistance tranquille des victimes de cette affaire peut-être tracée à deux raisons essentielles: l’une concerne la nature des changements auxquels les pauvres ont du être confrontés ainsi que la nature même de leur communauté tandis qu’une autre concerne les effets de la répression.

Les formes de résistance à Sedaka réfléchissent les conditions et les contraintes sous lesquelles elles sont créées. Si elles sont ouvertes, elles sont rarement collectives et si elles sont collectives, elles sont rarement ouvertes. Ici l’analogie avec les escarmouches de guérilla défensives et à petite échelle, est une fois de plus appropriée. Les rencontres sont rarement plus que des “incidents”. Les résultats généralement inefficaces et les coupables agissent le plus souvent sous le couvert des ténèbres ou de l’anonymat, se fondant de nouveau rapidement dans la population civile pour s’y protéger.

[…]

Les obstacles à l’action collective présentés par la structure de classe locale sont augmentés par d’autres cassures et alliances au travers des classes. Ce sont les liens familiers de parenté, de faction, de patronage et de liens rituels qui troublent les eaux du rapport de classe dans pratiquement toutes les petites communautés. Elles opèrent toutes presque sans exception à l’avantage des paysans les plus riches en créant une relation de dépendance qui restreint le pauvre paysan ou la pauvre paysanne à agir selon des termes de classe purs.

Mais cela n’est pas tout, la peur de la répression joue également un grand rôle. On peut ici simplement noter que les efforts populaire de mettre un terme ou de freiner la croissance et le développement du moissonnage mécanisé se sont produits dans un climat de peur générée par les élites locales, la police, la “branche spéciale” des forces de sécurité intérieure, un schéma d’arrestations et d’intimidation à caractère politique. L’activité politique ouverte était à la fois rare et aussi réprimée. Une manifestation très populaire dans l’état de la capitale malaise Alor Setar au début des années 1980, demandant une augmentation du prix d’achat du riz aux fermes vit une masse d’arrestations des figures d’opposition, des menaces de mise en détention et des promesses d’actions encore plus draconiennes si les manifestations continuaient. La peur des représailles et d’être arrêté fut explicitement mentionnée comme étant une raison majeure de l’action indirecte discrète.

Un obstacle final au défi ouvert pourrait être appelé “la dureté du quotidien”. La perspective que j’ai en tête peut-être le mieux expliquée par les mots de Hassan, un pauvre qui recevait moins qu’escompté en salaire pour mettre la paille de riz en ballots. Quand on le demanda pourquoi il ne disait rien à son riche employeur, il répliqua: “Les pauvres ne peuvent pas se plaindre ; quand je serai malade ou que j’aurai encore besoin de travail, je devrais encore lui demander. Je suis en colère…” Ce qui se passe ici est ce que Marx avait appelé de manière appropriée “la compulsion idiote des relations économiques”, une compulsion qui ne peut se produire que dans un contexte de répression attendue. N’ayant que très peu de possibilités réalistes dans le moment de redresser directement ou indirectement la situation, les pauvres du village n’ont pas d’autre choix que de s’adapter, de s’ajuster du mieux qu’ils le peuvent, aux circonstances qu’ils doivent quotidiennement affronter. Les locataires peuvent bien être m´´contents du loyer qu’ils ont à payer pour leur petit lopin de terre, mais ils doivent payer ou perdre cette terre ; ceux qui ont peu de terres peuvent déplorer la perte de travail salarié, mais ils doivent s’arracher pour le peu qui reste ; ils peuvent avoir une profonde animosité envers ceux qui dominent le village et sa politique, mais ils doivent agir avec circonspection s’ils veulent continuer à bénéficier des petits avantages que cette clique dominante peut toujours conférer.

Au moins deux aspects de cette rancœur, adaptation pragmatique de la réalité méritent une insistance particulière. Le premier est que cela n’élimine pas certaines formes de résistance, bien que cela mette certaines limites que seuls les biens téméraires transgresseraient. Le second, c’est que c’est avant toute chose pragmatique, cela n’implique en aucun cas un consentement normatif de ces réalités. Comprendre cela est simplement comprendre ce qui est, en toute probabilité, la situation pour la plupart des classes historiquement subordonnées. Elles luttent sous des conditions qui sont largement en dehors de leur volonté et elles doivent s’accommoder des questions sur une base quotidienne. Si la plupart de la vie “conformiste” quotidienne et de l’attitude des pauvres de Sedaka réfléchissent les réalités des relations de pouvoir immédiates, il n’y a sûrement aucune nécessité d’assumer que cela provient d’une hégémonie symbolique, encore moins d’un consensus. La dureté du quotidien est juste suffisante.[13]

A suivre…

= = =

Lectures complémentaires:

James-C-Scott-Contre-le-Grain-une-histoire-profonde-des-premiers-etats

James_C_Scott_L’art_de_ne_pas_être_gouverné

Murray_Bookchin_Ecologie_Sociale_1982

Pierre_Clastres_Anthropologie_Politique_et_Resolution_Aporie

Charles-Macdonald_Anthropologie_de_l’anarchie

Francis_Cousin_Bref_Maniffeste_pour _un_Futur_Proche

Paulo_Freire_La_pedagogie_des_opprimes

Manifeste pour la Société des Sociétés

 


Sans bouffe… pas de (r)évolution !

 

3 Réponses vers “Résistance politique: Les formes quotidiennes de la résistance paysanne 1/3 (James C Scott)”

  1. […] traduit et publié récemment ce texte de l’anthropologue politique (université de Yale) « Les formes quotidiennes de la résistance paysanne » sur Résistance 71 en 3 parties. Jo nous en a fait un très beau PDF que […]

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