Questionner les acquis: La morale ou la contre-nature (F. Nietzsche)

La morale est dans l’Europe d’aujourd’hui, une morale de troupeau,,, L’Homme est matière, fragment, superflu, argile, boue, sottise, chaos, mais il est aussi créateur, sculpteur, marteau impitoyable et divinité qui au septième jour contemple son œuvre, comprenez-vous ce contraste ?..”
~ Friedrich Nietzsche, “Par delà le bien et le mal” ~

Dans ce texte de 1897 que nous reproduisons ci-dessous, Nietzsche nous parle de la morale contre-nature et reconnaît que la société étatique, celle régit par ce qu’il qualifia de “plus froid des monstres froids”, ne fonctionne que sur des oppositions, des antagonismes et que ceux-ci lui sont vitaux pour demeurer en… l’état.

Nous argumentons que la société du futur s’émancipera des antagonismes pour embrasser l’union dans la reconnaissance de la complémentarité dans la diversité qui nous est intrinsèque:

Manifeste de la societe des societes

~Résistance 71 ~

 

La Morale ou la contre-nature

 

Friedrich Nietzsche

 

Publié dans “La revue blanche”, 1897

I

Toutes les passions ont un temps où elles sont exclusivement funestes, où le poids de leur stupidité entraîne leur propre sacrifice, — il vient ensuite plus tard, beaucoup plus tard, une période où elles se marient avec l’esprit, se spiritualisent. Autrefois, à cause de la stupidité dans la passion, on faisait la guerre à la passion même ; les hommes étaient conjurés pour l’anéantir ; tous les vieux plésiosaures de la morale sont unanimes là-dessus : « Il faut tuer les passions. » La formule la plus célèbre s’en trouve dans le Nouveau Testament, dans ce sermon sur la montagne où, soit dit en passant, les choses ne sont pas du tout considérées de haut. Il y est dit, par exemple, relativement à la passion sexuelle : « Si ton œil t’agace, arrache-le. » Heureusement, aucun chrétien n’agit suivant ce précepte. Vouloir anéantir les passions et les désirs, uniquement pour prévenir leur stupidité et les conséquences fâcheuses de cette stupidité nous paraît aujourd’hui être en soi une forme aiguë de la stupidité. Nous n’admirons plus les dentistes qui nous arrachent les dents afin qu’elles ne nous fassent plus mal. D’autre part, il faut avoir la justice de reconnaître que, sur le sol où est poussé le christianisme, l’idée de la « spiritualisation des passions » ne pouvait être conçue. La première Église a combattu comme on sait contre les « Intelligents » en faveur des « Pauvres d’esprit » ; comment aurait-on pu attendre d’elle une guerre intelligente contre les passions ? L’Église combat les passions par l’excision en tous sens ; sa méthode, sa « cure », c’est la castration. Elle ne se demande pas : comment spiritualiser, embellir, diviniser une passion ? De tout temps, elle a placé la force de la discipline dans l’extirpation (de la sensualité, de l’orgueil, des instincts de domination, d’avarice, de vengeance). — Mais attaquer les passions à la racine, c’est attaquer la vie à la racine. La pratique de l’Église est ennemie de la vie.

II

Le même moyen, excision, extirpation, est choisi instinctivement, dans la lutte avec le désir, par ceux qui sont trop faibles de volonté, trop dégénérés pour lui imposer une mesure, par ces natures qui ont besoin de la Trappe au figuré (ou sans figure), qui sentent la nécessité d’une déclaration de guerre définitive, d’un gouffre entre eux et la passion. Les moyens radicaux ne sont indispensables qu’aux dégénérés ; la faiblesse de la volonté, à proprement parler, l’impuissance à réagir contre une tentation est en soi-même une autre forme de la dégénérescence. L’hostilité radicale, l’hostilité mortelle manifestée contre les appétits des sens, demeure un symptôme significatif ; on est en droit d’avoir des soupçons sur le fond d’une pareille exagération. Cette hostilité, cette haine atteint toute son acuité lorsque de telles natures n’ont pas elles-mêmes la fermeté suffisante pour une cure radicale, pour renoncerai Satan ». Qu’on passe en revue l’histoire des prêtres et des philosophes, y compris les artistes — ; les paroles les plus venimeuses contre les sens n’ont pas été dites par les impotents et les ascètes, mais par les ascètes impuissants, par ceux qui n’avaient pas ce qu’il fallait pour être ascètes.

III

La spiritualisation de la sensualité se nomme l’amour : elle est un grand triomphe sur le christianisme. Un autre triomphe est notre « spiritualisation de l’hostilité ».

Elle consiste en ceci que l’on comprend profondément le prix qu’il y a à avoir des ennemis : bref, l’on agit et l’on raisonne aujourd’hui à l’inverse d’autrefois. L’Église de tout temps a voulu l’anéantissement de ses ennemis : mais, nous immoralistes et antichrétiens, nous voyons notre avantage à ce que l’Église subsiste… — En politique aussi l’hostilité s’est spiritualisée — elle est devenue beaucoup plus sage, beaucoup plus réfléchie, beaucoup plus modérée. Tout parti comprend que son propre intérêt de conservation exige que le parti contraire ne s’affaiblisse pas. Il en est de même dans la grande politique. Une nouvelle création surtout, un nouvel empire par exemple, a besoin d’ennemis plus que d’amis : c’est dans l’opposition seulement qu’il se sent nécessaire, c’est dans l’opposition seulement qu’il devient nécessaire. Nous ne nous comportons pas autrement à l’égard des « ennemis intérieurs », là aussi nous avons spiritualisé l’hostilité, là aussi nous avons compris sa valeur. On ne produit qu’à condition d’être riche en antagonismes, on ne reste jeune qu’à condition que l’âme ne se détende pas, n’aspire pas au repos. Rien ne nous semble plus étrange que ce desideratum des temps passés, la paix de l’âme, desideratum chrétien. Rien ne nous fait moins d’envie que la Morale-Ruminant et le gros bonheur de la bonne conscience. On a renoncé au grand côté de la vie quand on renonce à la guerre. En bien des cas, à vrai dire, la « paix de l’âme » n’est qu’un malentendu, c’est quelque chose d’autre, qui n’a pas su trouver de dénomination plus récente. Examinons-en quelques cas sans ambages et sans préjugés. La « paix de l’âme » peut être, par exemple, en morale et en religion, le rayonnement d’une riche animalité. Ou le commencement de la lassitude, celle que projette le soir, toute espèce de soir. Ou un indice que l’air est humide, que le vent du sud va souffler. Ou la reconnaissance inconsciente pour une heureuse digestion (nommée parfois aussi amour de l’humanité). Ou la quiétude du convalescent pour qui toute chose a un goût nouveau et qui attend. Ou l’état qui suit le fort assouvissement d’une passion maîtresse, la béatitude d’une extraordinaire satiété. Ou la faiblesse sénile de noire volonté, de nos désirs de nos vices. Ou la paresse persuadée par la vanité de se réformer moralement. Ou le commencement d’une certitude, même d’une terrible certitude après la longue tension et le martyre de l’incertitude. Ou l’expression de la maturité et de la perfection, dans le fait, dans la création, dans l’action et dans la volonté, la respiration tranquille, la liberté de la volonté conquise… qui sait ! Peut-être le Crépuscule des Idoles n’est-il aussi qu’une sorte de « Paix de l’âme ».

IV

Je formule ce principe : tout naturalisme dans la morale, autrement dit, toute saine morale, est commandé par un instinct de vie, toute sommation vitale contient une norme déterminée de « tu dois » et « tu ne dois pas », toute hostilité, tous les obstacles placés sur le chemin de la vie sont de cette façon mis de côté. La morale contre nature c’est-à-dire presque toute morale, jusqu’ici enseignée, vénérée et prêchée, est tournée précisément au rebours des instincts de la vie. Elle est la condamnation tantôt secrète, tantôt avérée et impudente de ces instincts. Tandis qu’elle dit « Dieu voit le cœur », elle dit Non aux exigences les plus infimes comme les plus hautes de la vie et prend Dieu pour l’ennemi de la vie… Le Saint qui plaît à Dieu est le Castrat idéal… La vie cesse où commence le « royaume de Dieu ».

V

Si l’on a saisi le sacrilège d’une telle insurrection contre la vie, insurrection devenue presque sacro-sainte dans la morale chrétienne, on y aura heureusement vu encore autre chose : l’inutilité, la fausseté, l’absurdité, le mensonge d’une telle insurrection. Une condamnation de la vie de la part d’un vivant n’est encore finalement que le symptôme d’une sorte déterminée de vie. Il n’y a pas d’ailleurs à soulever le moins du monde la question de tort ou de raison. On devrait avoir une position extérieure à la vie, et d’autre part 1 a connaître aussi bien qu’un, que beaucoup, que tous ceux qui l’ont vécue, pour pouvoir toucher en général au problème, la valeur de la vie. Raisons suffisantes pour comprendre que le problème est pour nous impraticable. Quand nous parlons de la valeur de la vie, nous parlons sous l’inspiration, sous l’optique de la vie. La vie même nous contraint à fixer des valeurs. Il s’ensuit ainsi que toute morale ou Contre-nature qui conçoit Dieu comme idée opposée et comme condamnation de la vie, n’est qu’un jugement en valeur de la vie ? — De quelle vie ? de quelle espèce de vie ? — Mais j’ai déjà donné la réponse : de la vie qui s’étiole, de la vie affaiblie, fatiguée, condamnée. La morale, comme elle a été comprise jusqu’ici, comme elle a été enfin formulée par Schopenhauer — « la négation du Vouloir-vivre » — est l’instinct même de la décadence qui se manifeste impérativement. Elle dit : Meurs ! la Morale, c’est l’arrêt des condamnés.

VI

Voyez enfin quelle naïveté il y a à dire : « l’homme devrait être tel et tel. » La réalité nous montre une richesse enivrante de types, une multiplicité de formes d’une exubérance et d’une profusion inouïes, et un misérable portefaix de moraliste va dire : non, l’homme devrait être autre ! Il sait bien lui, ce pauvre hère, ce cagot, comme il devrait être. Il se peint sur le mur et dit : « ecce homo… » Mais, même quand le moraliste s’adresse simplement à un individu particulier et lui dit : « tu devrais être tel et tel », il ne cesse pas d’être ridicule. L’individu est un des éléments du fatum, du passé et du devenir, une loi de plus, une nécessité de plus pour tout ce qui vient-et sera. Lui dire « méfie-toi », c’est demander que tout se modifie, même ce qui est passé.

En réalité, il y a eu des moralistes consciencieux, ils voulaient que l’homme fût autre, autrement dit vertueux, à leur image, c’est-à-dire cagot, et pour cela ils niaient le monde. Voilà qui n’est pas une mince folie, ni une forme modeste de l’impudence ! La Morale en tant qu’elle condamne, en évitant de se placer au point de vue de la vie et de ses desseins, est une erreur spécifique pour laquelle on ne doit avoir aucune pitié, une idiosyncrasie de dégénérés qui a causé des dommages incalculables !… Nous autres, immoralistes, avons au contraire ouvert notre cœur tout grand pour tout comprendre, pour tout concevoir, pour tout approuver. Nous ne nions pas facilement et nous mettons notre honneur à être des affirmateurs. Chaque jour notre œil s’ouvre un peu plus sur cette Économie qui sait encore employer et utiliser tout ce que la folie sacrée du prêtre reproche à la raison malade dans le prêtre, sur cette Économie dans la loi de la vie, Économie qui tire même profit de l’espèce repoussante du cagot, du prêtre, de l’homme vertueux — quel profit ? Mais, nous-mêmes, immoralistes, sommes la réponse.

17 Réponses vers “Questionner les acquis: La morale ou la contre-nature (F. Nietzsche)”

  1. pas les « pauvres d’esprit », mais les « pauvres en esprit » ….
    je préfère Khalil Gibran !!

    • Un passant Says:

      2 jours après avoir lu votre commentaire je suis tombé sur « Le prophète » de Khalil Gibran au fin fond de la boite à livres de mon quartier !! Et je viens de prendre connaissance de votre lien chez OD.
      « Un passant non un revenant » oui mais qui ne va plus trop commenter, je prendrais même comme résolution pour 2018 de ne plus participer à la grande cacophonie de l’internet – mais vous savez comment ça va avec les résolutions 😉

      • si elles sont réalistes, on peut s’y tenir… 😉
        Nous n’avons rien mis sur quelque blog que ce soit. Il a été établi de longue date que Résistance 71 ne commente nulle part ailleurs. Si cela a été fait en notre nom, merci de nous donner le lien qu’on aille voir ça !

        • Un passant Says:

          Mais qu’est-ce qui vous a fait croire ds mes propos que R71 était visé par « la cacophonie spectaculaire » (dixit un copain fessebouc) sur internet? Je vous avais d’ailleurs déjà répondu en début d’année que je me faisais fort d’un jour appliquer cette excellente démarche: ne plus commenter nulle part (je n’ajoute pas « ailleurs » puisqu’à ce jour je n’ai ni rerereblog ni encore moins de blog). Cette critique je l’émets sur votre blog mais ce n’est évidemment pas vous qui êtes visés.
          (Je connais par contre un blog qui présente quotidiennement vos posts du jour comme étant « proposés par » un autre blogueur qui vous reblogue – mais ça n’est pas mon problème, au fond ça ne me regarde en rien. Disons que perso je m’interdirais de procéder de la sorte si un jour il me venait l’ambition de devenir (re)blogueur à mon tour.)
          Vous n’êtes donc pas visés mais puisque vous m’y faites réfléchir, si vous alliez au bout de cette démarche, de votre blog pourraient disparaître les commentaires comme certains autres blogueurs qui en ont marre de la cacophonie y compris sur leur propre blog ont fini par le faire 😉
          Là-dessus, comme le conseillait l’autre jour Ratuma, je v faire un tour au bois – les arbres m’ont bien plus appris que n’importe quel blog ou page fessebouc, surtout quand leurs auteurs finalement si on gratte un peu en profitent à peu de frais pour surtout faire tourner la machinerie de leurs immenses égos ! Et là encore, vous n’êtes pas spécialement visés.

          • Il y a une chose dans cette activité qu’il faut comprendre et surtout admettre: tout ce qui est publié sur la toile n’appartient plus à ses auteurs/créateurs, en fait ne leur a jamais appartenu. Le but réel est de faire avancer les choses par diffusion. Alors y a plein de conneries, dans tous les domaines (de la marchandise aliénatoire) mais aussi de bons trucs (plus rares). Le tout est de faire au mieux pour participer au renouveau créatif de la société.
            Nous ne sommes que gouttes d’eau dans l’océan, nous ne tirons rien de tout ça, jusqu’à nos noms qui s’effacent devant la tâche, nous comprenons ta réaction mais nous réagissons différemment. Tu as conscience de la vaste fumisterie des choses, là est l’essentiel, on peut arriver à la même destination en empruntant des voies différentes, c’est l’évidence. Du reste y a t’il un chemin ?.. 😉

            • Un passant Says:

              L’important, c’est que l’info circule, c’est sûr… mais je trouve bien aussi que le reblogueur ne se mette pas trop en avant et qu’il n’oublie jamais qu’il n’est qu’un vecteur de communication des différentes sources (toujours à mentionner clairement) qui alimentent son blog qu’il vaudrait mieux d’ailleurs appeler reblog dans bien des cas. A bon(ne) entendeur-euse, salut 😉
              Si je devais faire un blog, j’essaierais qu’il soit le plus perso possible, ça peut paraître contradictoire pour quelqu’un qui passe son temps à fustiger les Egos… mais ça ne l’est pas vraiment. En tout cas, je me vois mal rebloguer le blog d’autrui tous les jours !
              Mais bien sûr il n’y a pas de chemin (« el camino se hace al andar ») et en tout cas pas Un chemin – et chacun fait comme il veut et surtout comme il peut… et bien sûr la plus belle Voie qui soit c’est celle du respect d’autrui en toutes circonstances… qu’il m’arrive de chiffonner par excès de lucidité qui crée l’exaspération.

            • oui on comprend bien, c’est pour cela que nous écrivons aussi, mais on pense qu’il faut voir l’affaire comme une chaîne de relais. Les merdias de masse ont l’audience quasi assurée, quoi que de moins en moins c’est sûr, donc pour la blogosphère, l’info se doit de circuler d’une mouvance politique à une autre. L’idée est de transcender les clivages pour diffuser l’info, tant qu’on en reste là, ça passe et les gens lisent sur les blogs qu’ils fréquentent le plus. Le pb survient lorsque vient l’émission de solution au marasme naturel et planifié de cette société, bref lorsqu’on arrive au pb politique. Là les divergences peuvent surgir et elles le font, nous essayons de les transcender, c’est le but du notre « Manifeste ».
              A notre sens il fait faire moins de commentaire critique, tout le monde à peu près s7accorde là dessus, mais s’atteler à la solution et comme il n’y a pas de solutions(s) au sein du système… 😉

  2. Tenez, en complément de lecture, pour affuter notre réflexion ► https://jbl1960blog.wordpress.com/2017/12/26/la-morale-ou-la-contre-nature-friedrich-nietzsche-publie-dans-la-revue-blanche-en-1897/

    J’ai rappelé le texte de Bakounine « Système du Monde – Considérations sur la loi naturelle – 1870 mais aussi le dernier texte de Patrice Sanchez dont il m’avait fait le cadeau de lecture que je n’avais pas manqué de partager ici « Le pacte de la course à l’échalote et à l’oignon ».

    À force d’affuter notre réflexion elle va être aussi aiguiser qu’un couteau, pour pourfendre les idées reçues…

  3. Tenez, une question qui n’a rien à voir avec FN.
    Avez-vous lu cette info ?
    https://www.hueston.com/2017/12/navajo-nation-sues-wells-fargo-alleged-predatory-tactics/

    Pour avoir traité il y a peu des propos surréalistes tenus par Trump devant les représentants Navajo justement, cette info m’intéresse, car je crois qu’il y est dit que la Nation Navajo s’est constitué en « État » pour attaqué la banque ???

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