L’histoire entre marchandise et révisionnisme malsain: le cas de Jeanne d’Arc, l’oubliée de plus de quatre siècles !…

Le passé comme marchandise

 

Jean-Paul Demoule*

 

Mai 2016

 

Source:

http://www.jeanpauldemoule.com/le-passe-comme-marchandise/

 

C’est entre consternation et hilarité que celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire de France, à ses usages et à ses manipulations, ont regardé l’arrivée solennelle le dimanche 20 mars 2016, au parc d’attraction vendéen, le bien nommé Puy du Fou, d’une bague qui aurait appartenu à Jeanne d’Arc. Acquis pour la somme de 377.000 euros et sorti illégalement du territoire britannique, ce modeste anneau fit une entrée en fanfare dans le lieu, escorté de chevaliers kitchs en armures de plastique, de figurants costumés en poilus de la guerre de 14-18 (durant laquelle les Anglais étaient pourtant nos alliés !), et de vrais Saint-Cyriens rendant solennellement les honneurs sabre au clair – un dernier point qui pose problème quant à la neutralité, religieuse, politique et commerciale, de notre armée républicaine. Certes, le chef d’état-major des armées françaises est depuis 2014 Pierre Le Jolis de Villiers de Saintignon, frère du vicomte Philippe, le maître du Puy du Fou ; mais les deux frères passent pour être en froid.

Pour ceux qui auraient manqué l’événement, il en existe de nombreuses vidéos sur internet, au premier degré (les plus drôles, si l’on peut dire) ou au second. Et parmi les articles, on lira avec profit celui, dévastateur, de François Reynaert dans le Nouvel Observateur du 21 mars (« Entre Disney et Maurras, comment Philippe de Villiers travestit Jeanne d’Arc »), ainsi que, dans un genre voisin, celui d’Ariane Chemin (« La vague bague de Jeanne d’Arc, relique épique du Puy du Fou »), dans Le Monde du même jour.

Armagnacs et Bourguignons, qui est Français ?

Comme ils l’ont tous deux rappelé, et avec plusieurs historiens médiévistes, faire de Jeanne d’Arc le symbole de la résistance nationale à l’envahisseur est un total anachronisme. Il n’y a pas en ces débuts de 15ème siècle de « France » au sens moderne, les États-nations comme communautés de citoyens et non plus royaumes de souverains de droit divin n’émergeant que quatre siècles plus tard, avec la Révolution française et le romantisme. Il s’agissait bien plutôt de querelles dynastiques entre « seigneurs de la guerre ». D’un côté les Anglais de Henri V de Lancaster, cousin lointain des rois de France, et allié aux Bourguignons, dont les ducs sont aussi cousins des rois de France ; de l’autre les Orléans, bientôt rebaptisés Armagnacs, la famille du roi de France. Mais comme le roi Charles VI est fou, sa femme Isabeau de Bavière est régente et conclut en 1420 le « honteux-traité-de-Troyes » (comme on l’apprend à l’école) : Henri V épouse Catherine de Valois, la plus jeune des filles de Charles VI, réunissant les deux couronnes – au détriment il est vrai du dauphin et futur Charles VII, héritier légitime si l’on privilégie la descendance masculine. Les amateurs d’uchronie peuvent rêver de ce qu’aurait pu être pour la suite de l’histoire de l’Europe un aussi puissant royaume !

On connaît la suite, le parti Armagnac du jeune Charles VII se ressaisit, galvanisé par l’apparition d’une jeune Lorraine, guérisseuse et voyante, à l’écoute de voix célestes. Après des succès militaires, Jeanne est faite prisonnière, vendue aux Anglo-Bourguignons sans que Charles VII tente de la racheter, jugée à Rouen par des ecclésiastiques français et des docteurs de la Sorbonne, condamnée et brulée vive comme sorcière en mai 1431. Mais finalement Charles VII fait la paix avec les Bourguignons, repousse les Anglais, met fin à la Guerre de Cent ans en 1453, puis fait réhabiliter Jeanne en 1456. Une paix (provisoirement) définitive ne sera signée cependant qu’en 1475 au traité de Picquigny, par lequel Louis XI achète 500.000 écus d’or la paix à Edouard IV – qui de son côté n’avait pas vraiment les moyens de faire la guerre. Les deux armées fraternisent à Picquigny dans la joie et la bonne humeur.

Et Jeanne ? On l’oublie à peu près pendant quatre siècles, d’autant que le rôle de la famille royale n’avait pas été particulièrement glorieux. C’est Jules Michelet, au moment de la construction du roman national, qui va en faire l’incarnation du « peuple », apparu entre temps. L’école républicaine, construite sur la défaite de 1870, exalte à son tour l’héroïne sacrifiée, tout comme Vercingétorix, le Grand Ferré ou le jeune Joseph Barat – Guy Mocquet avant l’heure. Mais les tensions montent entre la République et l’Église, qui aboutiront à la loi de séparation de 1905. Celle-ci, qui aurait dû pourtant avoir beaucoup à se reprocher au sujet de Jeanne d’Arc, va s’en emparer, dans une alliance avec la droite monarchiste. Un procès en canonisation est entamé par l’évêque d’Orléans, Monseigneur Dupanloup, sénateur et académicien, puis par son successeur, Monseigneur Couillé.

Miraculeux mais tardifs miracles

Mais le dogme est strict : pour devenir sainte, Jeanne devait d’abord accomplir des miracles. Aussi, elle qui n’en n’avait jamais fait jusque-là, se met à en accomplir, pour autant qu’on l’implore : elle guérit à Fruges en 1891 Sœur Jean-Marie Sagnier, de la Congrégation de la Sainte-Famille, d’ulcères dans les jambes ; puis en 1893 à Faverolles, Sœur Julie Gauthier de Saint-Norbert, de la Congrégation de la Divine-Providence d’Evreux, d’un ulcère au sein gauche ; et enfin, à Orléans même en 1900, Sœur Thérèse de Saint-Augustin, des Sœurs de l’Ordre de Saint-Benoît, d’un ulcère à l’estomac. Jeanne peut donc être béatifiée en 1909. Trois miracles supplémentaires (deux suffisent) ouvrirent le chemin de la canonisation : Marie-Antoinette Mirandelle guérit d’une tumeur au talon, Thérèse Bellin d’une affection tuberculeuse, et Jean Dumoitier réchappe à un incendie.

En 1914, la guerre éclate et, grâce à l’incurie du haut commandement français, les armées allemandes sont aux portes de Paris. On prie dans les églises, et Jeanne d’Arc est invoquée. L’ultime sursaut de la première bataille de la Marne bloque les armées adverses pour quatre années : c’est un « miracle », que certains attribuent à Jeanne. De fait, l’imposant « mémorial des batailles de la Marne », conçu comme une église et construit à Dormans à partir de 1920 sous l’égide de la duchesse de la Rochefoucauld, du cardinal de Reims et de l’évêque de Châlons, magnifie dans son vitrail central Jeanne d’Arc et Saint Michel présentant un poilu au Christ. La canonisation s’accélère. Le nouveau pape, Benoit XV, fait une prière en 1919 : « Nous appelons les grâces du ciel sur tout bon Français, dans la douce espérance que Jeanne d’Arc devienne réellement le trait d’union entre la patrie et la religion, entre la France et l’Église, entre la terre et le ciel ».

Notre seconde patronne

Le long processus aboutit à Rome en mai 1920. On canonise d’abord le prêtre italien Francesco Possenti, en religion Gabriel dell’ Addolorata, mort de la tuberculose en 1862 et parfois considéré comme le patron des armes à feu ; et la religieuse française Marguerite-Marie Alacoque, morte en 1690, célèbre pour ses visions et ses flagellations. Puis, trois jours plus tard, Jeanne d’Arc, devant de nombreux spectateurs, dont une soixantaine de descendants présumés de sa famille, ainsi que son altesse royale le prince Emmanuel d’Orléans, duc de Vendôme, neveu de Sissi et descendant affirmé de Charles VII et, au nom de la France et en tant qu’ambassadeur extraordinaire, l’académicien, historien, et ancien ministre Gabriel Hanotaux – le gouvernement boycottait depuis 1904 le processus de canonisation, mais les Français (mâles) viennent d’élire en 1919 la « chambre bleu horizon », la plus à droite du 20ème siècle jusqu’à celle de juin 1968.

Benoit XV déclare solennellement : « En l’honneur de la sainte et indivisible Trinité, pour l’exaltation de la foi catholique et pour l’accroissement de la religion chrétienne, par l’autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, des bienheureux apôtres Pierre et Paul et la Nôtre; après une mûre délibération et ayant souvent imploré le secours divin, de l’avis de nos Vénérables Frères les cardinaux de la Sainte Église Romaine, les patriarches, archevêques et évêques présents dans la ville, Nous décrétons et définissons sainte et Nous inscrivons au catalogue des saints la bienheureuse Jeanne d’Arc, statuant que sa mémoire devra être célébrée tous les ans le 30 mai dans l’Église universelle ». Il précise: « Tous ceux qui ont tenté d’expliquer Jeanne sans Dieu se sont perdus dans un labyrinthe aux dédales inextricables […].[Cette consécration] n’arrive pas sans un secret dessein du ciel à une époque où les gouvernements ne veulent plus reconnaître le règne du Christ […].Que les rois donc et les juges de la terre comprennent que Celui qui a sauvé par la main d’une femme une puissante nation d’un péril extrême, est le même qui dirige souverainement le cours des affaires de ce monde, et que ce n’est pas toujours en vain qu’on refuse de se soumettre à sa volonté souveraine ». 

Son successeur, Pie XI, proclamera en 1922 Jeanne d’Arc « seconde patronne de la France » (après l’autre vierge, Marie)

            Une sainte très rentable

Dans les années 1930 et sous Vichy, et plus encore par temps de défaite, Jeanne d’Arc reste le porte drapeau des diverses extrêmes droites françaises et des courants les plus conservateurs. Et c’est donc sans surprise que l’on arrive au Front National et à Philippe de Villiers.

La nouveauté de la kitchissime affaire de la bague, néanmoins, à part qu’elle remet au goût du jour le culte médiéval des reliques, est que c’est aussi une bonne affaire – commerciale. Dans notre « société du spectacle », la bague n’a pas été déposée au Panthéon ou aux Invalides ou à la rigueur au Louvre, mais dans un parc d’attractions marchand, par ailleurs lieu de diffusion d’un solide révisionnisme historique quant à la Révolution française. Quant à l’authenticité de la bague, à part qu’elle date sans doute du Moyen Âge (mais le métal ne se date pas), tous les historiens sont sceptiques, tant sur son origine que sur sa transmission supposée, de collectionneur en collectionneur. D’autant que les archives d’époque parlent de deux anneaux différents, et que les responsables du parc d’attractions ont d’abord affirmé détenir le premier, puis finalement prétendu qu’il s’agissait du second. Seul media à avoir plaidé l’authenticité, hors de nombreux sites d’extrême droite, le Figaro Magazine y a vu « une cérémonie grandiose ». Et le seul journaliste a s’être engagé est Franck Ferrand, qui promeut à longueur de temps une vision réactionnaire du roman national, que ce soit au Figaro, mais aussi sur France 3, chaine du service public – il est vrai que la « culture » est désormais incarnée par la présentatrice Claire Chazal sur France 5, autre chaine du service public.

Devant la montée de l’extrême droite en France (et ailleurs), cette affaire de la bague n’est pas si drôle que cela.

[…]

=*=

(*) Jean-Paul Demoule est professeur émérite de protohistoire à la Sorbonne, membre de l’Institut Universitaire de France, de l’Institut National de Recherche en Archéologie Préventive (INRAP) et a collaboré au CNRS. Spécialiste de l’âge de fer, de l’histoire de l’archéologie, il est considéré comme le père de l’archéologie préventive en France. Le professeur Demoule est l’auteur ou co-auteur de 17 ouvrages publiés depuis la fin des années 1990.

 

29 Réponses vers “L’histoire entre marchandise et révisionnisme malsain: le cas de Jeanne d’Arc, l’oubliée de plus de quatre siècles !…”

  1. Excellent rappel. Puis-je me permettre de vous signaler que vous avez oublié le r de drôle : Devant la montée de l’extrême droite en France (et ailleurs), cette affaire de la bague n’est pas si dôle que cela.

    Je le rebloguerai demain en lien avec celui du 3/12 « Barbares et civilisations » qui était déjà éclairant…
    =*=

    Parce que l’entrée en campagne d’un Macron de Rothschild au slogan #RévolutionEnMarche comme celle de Valls affirmant : Ma candidature est une Révolte. Et que la nomination de Gary Cohn au Conseil National Économique (N° 2 de GS) pose questions.

    Et en rappel le livre de Kevin D. Annett « Le bouclier du lanceur d’alerte » en lien dans ce billet = https://jbl1960blog.wordpress.com/2016/12/11/de-qui-trump-est-il-le-n-o-m/
    JBL

  2. http://www.jeannedomremy.fr/S_RouenClery/armoises.htm

    j’avais deux livres qui racontaient à peu près la même chose et cela me parait très intéressant (en tant que de souche et pas de papier)

    je vais essayer de les récupérer –

  3. On peut vraiment faire un lien entre Demoule et Ezzat dans le debunkage si j’ose dire ; Tenez, ce pdf de 2 pages qui traitent des travaux de JPD et notamment de son ouvrage paru l’an dernier sous le titre Mais où sont passés les Indo-Européens ? Aux origines du mythe de l’Occident : http://www.unige.ch/communication/lejournal/journal108/article1/Une.pdf
    Il y est précisé dans ce PDF en sous titre : l’archéologue Jean-Paul Demoule montrera que l’existence du peuple indo-européen n’est soutenue par aucune évidence archéologique
    Comme quoi on peut faire tomber les empires en défonçant les mensonges bibliques, ou les mythos comme disent les d’jeunes, non ?

  4. Bonjour,
    A la lecture de cet article sur la bagouze de Jeanne d’arc achetée par l’agité du bocage de Villiers ( dixit le nanard enchainé ) je repense au roman de Umberto Eco,  » Baudolino  » et le passage hilarant sur le trafic de reliques saintes à l’odeur douteuse p 16 du PDF ci-dessous

     » La situation chaotique de l’époque donne naissance à de la contrebande au cours de laquelle on parle de manteau du christ, du débris du roseau de flagellation, de la miette du pain de la dernière céne, des poils de la barbe du crucifié, des deux têtes de saint Jean Baptiste…. »
    ( on aurait pu rajouter à cette liste, l’hymen et la chevalière de la pucelle d’Orléans sans oublier la fiole de Colin Powell )

    ‘C’est la foi qui rend vraies les reliques, non pas elles qui rendent vraie la foi… »

    L’histoire devient le livre des vivants, une tromperie retentissante qui fait ressusciter de leurs sépulcres ceux qui étaient en poussière depuis de nombreux siècles… Seulement il y faut du temps, considérer les péripéties, les regrouper, découvrir leurs liens, fût-ce les moins visibles…  » Baudolino Umberto Eco

    http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/42033/2005_11_99-116.pdf?sequence=3

    Récapitulons : D’un coté nous avons des nihilistes islamistes fous de dieu et de l’autre, des cathos adorateurs de reliques tout aussi barjots, on est mal barrés décidément, à quand le retour du trafic d’indulgences en complément de celui de l’influence nauséabonde de notre ripoublique peau de banane…

    « Car il n’est pas de meilleure preuve du vrai que la continuité de la tradition » dixit Baudolino.

  5. J’ai regardé dernièrement  » les anarchistes « , je me permets de vous joindre le lien !

    http://www.film-streaming.club/les-anarchistes-streaming.php#

    • merci du lien, on va regarder çà. Histoire semble t’il assez classique à première vue, qui pourrait être inspiré par une histoire vraie narrée il y a peu d’un jeune inspecteur des RG (il y a une vingtaine ou une trentaine d’années) infiltrant un groupe radical, se prenant au jeu, sympathisant avec les membres et finissant par demander à être retiré tant il ne pouvait plus supporter son rôle, il fut retiré de l’affaire en échange de ne plus jamais revoir les membres du groupe, ce qu’il fit…

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