État, institutions et coercition… De l’inefficacité des persécutions (Pierre Kropotkine)
L’effet des persécutions
Les Temps Nouveaux (1895)
Pendant quinze mois on a tout mis en mouvement pour étouffer l’anarchie. On a réduit la presse au silence, supprimé les hommes, fusillé à bout portant en Guyane, transporté dans les îles en Espagne, incarcéré par milliers en Italie, sans même se donner le luxe de lois draconiennes ou de comédies judiciaires. On a cherché partout jusqu’à affamer la femme et l’enfant en envoyant la police faire pression sur les patrons qui osaient encore donner du travail à des anarchistes.
On ne s’est arrêté devant aucun moyen afin d’écraser les hommes et étouffer l’idée.
Et, malgré tout, jamais l’idée n’a fait autant de progrès qu’elle en a fait pendant ces quinze mois.
Jamais elle n’a gagné si rapidement des adhérents.
Jamais elle n’a si bien pénétré dans des milieux, autrefois réfractaires à tout socialisme.
Et jamais on n’a si bien démontré que cette conception de la société sans exploitation, ni autorité, était un résultat nécessaire de tout le monceau d’idées qui s’opère depuis le siècle passé ; qu’elle à ses racines profondes dans tout ce qui a été dit depuis trente ans dans le domaine de la jeune science du développement des sociétés, dans la science des sentiments moraux, dans la philosophie de l’histoire et dans la philosophie en général.
Et l’on entend dire déjà : ― « L’anarchie ? Mais, c’est le résumé de la pensée du siècle à venir ! Méfiez-vous-en, si vous cherchez à retourner vers le passé. Saluez-la si vous voulez un avenir de progrès et de liberté ! »
Alors que l’étiquette seule d’anarchiste valait, de par la loi, la relégation en Guyane et la mort lente sous les fièvres paludéennes et la crapaudine des gardes-chiourme, ― qu’est-ce qui occupait surtout la presse ?
On se souvient de l’enquête sur l’anarchie faite par un grand journal de Paris, ― « Pour porter le front haut et serein, comme ils le portent, ils doivent être inspirés d’un grand idéal » ― disait-on. « Il faut le connaître ! » Et on a lu les centaines d’articles de la presse quotodienne et mensuelle, commencés peut-être avec le désir d’écraser « l’hydre aux cent têtes », mais terminés souvent par la justification des idées et des hommes.
La jeunesse des écoles si longuement réfractaire à un socialisme qui, commencé glorieusement, finissait par une loi de huit heures ou une expropriation des chemins de fer par l’État, ― a salué la nouvelle venue. Les jeunes y ont aperçu une conception large, puissante de la vie des sociétés, embrassant tous les rapports humains et portant dans tous ces rapports la fierté, la force, l’initiative de l’homme libre ― essence même de tout progrès. Et, dans leurs meilleurs représentants, les jeunes se sont passionnés pour une conception qui leur fait comprendre comment l’affranchissement du travailleur devient l’affranchissement de l’homme ; comment communisme et anarchie brisent toutes les entraves dans lesquelles une société chrétienne, droit-romain et jacobine étouffait la liberté de l’être humain.
La presse anglaise, ― surtout le journal hebdomadaire qui parle aux paysans et aux travailleurs ― a pris sa part dans la discussion des principes, de l’idéal, des voies et des moyens anarchistes. Pendant des mois et des mois, cinq ou six des journaux les plus lus par les masses dans les provinces donnaient une ou deux colonnes de correspondance sur l’anarchie. ― « Assez, s’écriaient les éditeurs ; désormais nous cessons cette correspondance ! » Mais dès le numéro suivant, elle était rouverte à nouveau sur une nouvelle issue quelconque : individualisme et communisme, l’État et l’individu… On en ferait déjà des volumes, et elle dure encore !
En même temps, en Allemagne et en Russie, des travaux élaborés paraissent dans les revues sur les rapports entre la société et l’individu, les droits de l’État, le fait de l’individu se plaçant en dehors de la morale courante et l’influence de ce fait, les progrès de la morale publique, et ainsi de suite. On déterrait Godwin et Max Stirner ; on étudiait et commentait Nietsche et on montrait comment l’anarchiste qui meurt sur l’échafaud se rattache au courant philosophique qui s’est traduit dans l’oeuvre du philosophe allemand.
Et enfin Tolstoï, parlant à tout le monde civilisé, montrait dans ses réponses aux critiques suscitées par son dernier livre, comme quoi, non seulement le chrétien, mais tout homme intelligent, quelle que soit sa philosophie, forcément doit rompre entièrement avec l’État qui organise l’exploitation du travailleur, ― doit refuser de prendre la moindre part dans les crimes, l’exploitation économique et les atrocités militaires commis par chaque État, quelle que soit son étiquette.
Pour résumer en quelques mots ― dans tous les domaines multiples de la pensée il s’est produit une poussée vers l’anarchie ; un profond travail d’idées s’accomplit, qui mène à l’anarchie et donne une force nouvelle au communisme.
Nous enregistrons ce travail avec bonheur. Mais nos idées se portent surtout ailleurs.
Nous cherchons les indices qui nous montrent que le même travail s’opère dans les classes qui peinent pour tout produire, sans jouir d’aucune des merveilles d’art, de science et de luxe qu’elle entasse sur la terre.
Nous trouvons partout de ces indices : dans les meetings, les congrès ouvriers, dans le langage même de ces réunions. Mais nous ne cessons de nous demander : « L’écho de ces discussions pénètre-t-il dans la demeure, le taudis du travailleur, la chaumière du paysan ? Le paysan et le travailleur entrevoient-ils la route qui les mènera à leur double affranchissement du Capital et de l’État ? Ou bien , leurrés par les savants, les prêtres, les journalistes, les admirateurs du pouvoir et toute la marmaille entretenue par l’État, ― maintiennent-ils encore la foi inébranlable dans les bienfaits du jacobinisme gouvernemental ? »
Leur critique de ce qui les fait souffrir, dépasse-t-elle la critique des individus ? S’élève-t-elle à la critique des principes sur lesquels le Capital, le salariat et leur créature ― l’État ― résident ?
L’idée d’union internationale de tous les opprimés s’implante-t-elle parmi eux, et leurs cœurs saignent-t-ils également à la nouvelle de massacres commis à Fourmies ou à Berlin, à Chicago ou à Vienne. Englobent-t-ils dans une même haine la bande internationale des exploiteurs, qu’ils s’appellent patriotes japonais ou français, allemands ou anglais ?
Née au sein du peuple, sous l’inspiration du peuple dans l’Association Internationale des Travailleurs et forte maintenant de tout l’appui qu’elle trouve dans l’étude, l’idée doit retourner au peuple, grandir dans son sein, l’inspirer de son souffle irrésistible.
Là seulement elle atteindra tout son développement. Là seulement, elle prendra corps et trouvera ses formes pour se substituer au monde ancien qui s’en va et reconstruire la société sur des bases d’égalité, de liberté entière de l’individu, de fraternité entre tous les hommes.
=*=
Lire Pierre Kropotkine sur Résistance 71
This entry was posted on 26 octobre 2016 at 2:43 and is filed under actualité, altermondialisme, autogestion, démocratie participative, documentaire, militantisme alternatif, pédagogie libération, philosophie, police politique et totalitarisme, politique et social, politique française, résistance politique, terrorisme d'état with tags désobéissance civile, dissidence a l'oligarchie, guerre contre le terrorisme d'état, pierre kropotkine esprit de révolte, pierre kropotkine l'effet des persécutions, pierre kropotkine organisation politico-sociale, résistance politique, société état et démocratie, terrorisme d'état. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0 feed. You can leave a response, or trackback from your own site.
11 Réponses vers “État, institutions et coercition… De l’inefficacité des persécutions (Pierre Kropotkine)”
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26 octobre 2016 à 3:44
1895 ? Pétard ça déménage, hein ?
Quand je lis ou j’entends que les démocrates Zuniens sont appelés « socialistes » ou « la gauche Américaine » ça me fait moins marrer quand même, quoique…
26 octobre 2016 à 5:14
la « droite » et la « gauche » sont des illusions, des fabrications de ce cirque… Politiquement il n’y a que des « systémistes » ou des « anti-systémistes ». Le défi est d’arriver aux fameux 10% d’anti-systémistes (convaincus, incorruptibles et actifs).
26 octobre 2016 à 5:18
Tout à fait d’accord ! Alors c’est 10% de la population mondiale ?
27 octobre 2016 à 12:19
locale et mondiale oui… La société des sociétés ne pourra être que mondiale si elle doit réussir car l’État ne laissera jamais en paix des poches de bonheur et de succès politico-social pour montrer à quel point il est futile et obsolète.
27 octobre 2016 à 12:22
Effectivement, c’est logique ! Bon ben, y’a plus qu’à ? Enfin, pour moi ce sera demain matin maintenant, parce que vu mon grand âge, je file me coucher ! A+
27 octobre 2016 à 12:27
La question est la suivante: pourquoi doit-on aller chercher des textes de 1895 pour expliquer les affaires d’aujourd’hui ?… On est dans la merde où on est parce que les Kropotkine, Bakounine, Goldman, Malatesta, Durutti etc n’ont pas été remplacés… La société de consommation/spectacle a mis en sourdine la conscience politique réelle, c’est pour cela que nus disons sans cesse qu’elle est l’arme de destruction politique massive absolue jamais trouvée par l’oligarchie pour annihiler le peuple.
Il faut en sortir et en cela le capitalisme devient son propre fossoyeur.
27 octobre 2016 à 12:30
Absolument ! C’est tout à fait juste…
27 octobre 2016 à 10:27
Tiens tu voulais du « crosses en l’air! » ???
qu’est-ce que tu penses de çà ?
https://resistance71.wordpress.com/2016/10/27/centenaire-de-lignominie-11-novembre-1916-11-novembre-2016-verdun-et-la-der-des-der-qui-jamais-ne-le-fut-alors-crosses-en-lair/
27 octobre 2016 à 10:41
Que ça me fout bien les poils… 😉 Merci à vous !
27 octobre 2016 à 12:05
Bingo ! 😉
27 octobre 2016 à 3:09
[…] Lire la suite sur Résistance71 = https://resistance71.wordpress.com/2016/10/26/etat-institutions-et-coercition-de-linefficacite-des-p… […]