“L’Homme n’a pas créé la société, la société est antérieure à l’Homme. L’anthropologie a parfaitement démontré que le point de départ de l’humanité ne fut pas la famille mais bien le clan, la tribu… Dans la commune libre, la lutte était pour le maintien de la liberté de l’individu, pour le principe fédératif, pour le droit de s’unir et d’agir ; tandis que les guerres des États avaient pour but d’anéantir ces libertés, de soumettre l’individu, d’annihiler la libre entente, d’unir les Hommes dans la même servitude vis-à-vis du roi, du juge, du prêtre et de l’État.”
~ Pierre Kropotkine, “L’État et son rôle historique” (1906)~
“C’est selon la présence ou l’absence de l’État que l’on opère un premier classement des sociétés, au terme duquel elles se répartissent en deux groupes: les sociétés sans État et les sociétés avec État… Toutes les sociétés à État sont divisées, en leur être, en dominants et dominés, tandis que les sociétés sans État ignorent cette division: déterminer que les sociétés primitives sont sans État, c’est énoncer qu’elles sont en leur être, homogènes parce qu’elles sont indivisées, ainsi on retrouve ici la définition ethnologique de ces sociétés: elles n’ont pas d’organe séparé du pouvoir, le pouvoir n’est pas séparé de la société.”
~ Pierre Clastres “L’anthropologie anarchiste, la question du pouvoir dans les sociétés primitives” (1976) ~
Société, chefferie, pouvoir et histoire
Retrouver le paradigme perdu
Résistance 71
29 Août 2013
Les deux citations que nous avons utilisées ci-dessus posent la question du pouvoir dans la société. Cette question est une des questions essentielles depuis l’aube de l’humanité, question qui a été posée le plus souvent en des termes complacents avec l’idéologie dominante dont nous subissons toujours aujourd’hui les effets politiques et économiques dévastateurs à l’échelle mondiale.
L’anthropologie et la sociologie politiques ont tentés d’y répondre au moyen de deux grands “mouvements” qui se veulent antagonistes, mais qui semble t’il, ne sont de fait que les deux faces de la même pièce idéologique en phase avec la pensée oligarchique: le structuralisme évolutioniste et le marxisme (surtout dans sa tendance engelsienne qui se pencha plus sur la question), nous allons y revenir.
Il est évident à tout à chacun aujourd’hui que le monde moderne se trouve dans une impasse politique totale pour résoudre les problèmes inhérents à nos sociétés étatiques déclinantes et dégénérées, du moins si nous cherchons les solutions dans le “classissisme” des méthodes oligarchiques qui nous ont été imposées. Marshall Sahlins, professeur de Pierre Clastres ne nous dit-il pas que: “Dans une ligne de pensée qui s’étend de la théologie de St Augustin à la sociologie d’Emile Dürkheim, la société est conditonnée à ce qu’il se fait de pire en nous Du Moyen-Age aux temps modernes, la société a toujours été vue comme un antidote coercitif nécessaire à notre égoïsme inhérent”. A cet égard, la question du pouvoir et de la “chefferie”, de qui assume ce pouvoir, redevient d’une actualité brûlante pour qui désire vraiment y voir plus clair et proposer des solutions viables localement et dans la sphère plus étendue du politique.
Si nous pouvons reconnaître aux Grecs antiques d’avoir énoncé que l’Homme était un “animal politique”, leur contribution à l’émancipation politique de l’humain s’arrête a peu près là dans la mesure où pour le bastion philosophique primordial composé d’Aristote et de Platon dont la vision politique était aristocratique (à savoir, réservée à une élite menant le peuple idiot et incapable et symbolisée dans le concept de la “République” platonicienne), la société était impensable sans une division dominant/dominé, maître/esclave, fonctionnant sous l’égide de rois ou de quelque chef au pouvoir séparé et coercitif. Pour les Grecs anciens, une société où le pouvoir n’aurait pas de représentant officiel n’en serait pas une, nous serions dans le domaine de “l’infrasocial”.
Cette vision a perduré et fut une des constantes dans la conquête des nouveaux mondes et de la pensée colonialiste occidentale en développement dès le XVème siècle. Voici ce qu’en dit l’ethonologue politique Pierre Clastres, qui après avoir été l’élève de Claude Lévi-Strauss puis de Marshall Sahlins, se démarqua des deux courants “classiques” de l’éthnologie pour révolutionner, à l’instar de Sahlins, la recherche et la pensée ethnologique du XXème siècle.
“C’est à peu près en ces termes que les premiers Européens jugèrent les Indiens d’Amérique du Sud, à l’aube du XVIIème siècle. Constatant que les “chefs” ne possédaient aucun pouvoir sur les tribus, que personne n’y commandait ni n’y obéissait, ils déclaraient que ces gens n’étaient point policés, que ce n’était point de véritables sociétés: des sauvages sans foi, sans loi, sans roi.”
Dans son excellent ouvrage ethnologique résumant ses deux années de vie parmi les Indiens Guayakis du Paraguay en 1963 et 1964: “Chronique des Indiens Guayaki” (1972), Pierre Clastres nous dit ceci à propos de la chefferie des tribus indiennes, s’appliquant aussi aux Guayakis:
“Pour la première fois, je fus capable d’observer directement, car ceci fonctionnait de manière transparente devant mes yeux, l’institution politique des Indiens. Un chef pour eux n’est pas quelqu’un qui domine les autres, un homme qui donne des ordres et qui est obéi, aucun Indien n’accepterait cela et la plupart des tribus sud-américaines ont choisi la mort ou l’annihilation plutôt que de se soumettre à l’oppression de l’Homme blanc. Les Guayakis, qui croient également en cette philosophie politique de “sauvage”, font une très claire distinction entre le pouvoir et la violence: afin de prouver qu’il était digne d’être un chef, Jyvukugi a dû démontrer, qu’à l’encontre des Paraguayens, il n’exerçait aucune autorité au moyen de la coercition, mais au travers de ce qui était le plus opposé à la violence, le monde du discours, de la parole.”
Avant de parler aux membres de sa communauté, le chef Jyvukugi fait ce discours pour réaffirmer sa véritable position au sein de la tribu, voici ce qu’il dit, reproduit par Pierre Clastres:
“Moi, Jyvukugi, suis votre Beerugi, votre chef. Je suis heureux d’être votre chef, car les Atchei ont besoin d’un guide, et je désire être ce guide. J’ai eu le plaisir de vous mener auparavant et je désire prolonger ce plaisir. Je continuerai à être votre leader aussi longtemps que vous me reconnaîtrez comme votre chef. Vais-je vous imposer cette reconnaissance par la force, entrer en conflit avec vous, mélanger la loi de mon désir avec la loi du groupe afin de vous faire faire ce que je veux ? Non, parce que cette violence ne m’aidera pas du tout: vous refuserez cette subversion et vous ne me verrez plus comme votre Beerugi. Vous choisirez une autre personne et ma chute sera encore plus dure parce qu’une fois que vous m’aurez rejeté, je serai condamné à la solitude. La reconnaissance que je dois obtenir de vous en permanence ne peut pas être gagnée au moyen de conflits, mais par la paix, pas par la violence, mais par les mots. C’est pour cela que je parle. Je fais ce que vous voulez que je fasse, parce que la loi du groupe est une avec mon propre désir, vous voulez savoir qui je suis: Je parle, on m’écoute, je suis le chef.”
Et nous appelons ces gens des “sauvages” ? De qui se moque t’on ? Ainsi le pouvoir incarné par le chef n’est en aucun cas autoritaire. Il ne fait que représenter son peuple qui lui, prend les décisions sur tout, directement et sans représentation. Nous entendons déjà des voix s’élever pour dire: “oui mais cela ne peut se faire que dans de petites communautés, on vote toujours à main levée dans quelques cantons suisses, mais cela est impossible à plus grande échelle…” Objection des plus classiques s’il en est, prouvée fausse par les sociétés indiennes d’Amérique du Nord (entre autre) où la “démocratie participative directe” a régit des nations et confédérations de nations de dizaines, centaines de milliers d’individus répartis en clans et nations autonomes décidant de manière décentralisée dans des sociétés non-étatiques, non coercitives et souvent (pas toujours) de structure sociale matrilinéaire.
Pierre Clastres poursuit:
“Les chefs sont empêchés d’utiliser leur position à des fins personnelles; ils doivent faire particulièrement attention que leurs désirs personnels n’interfèrent aucunement avec les intérêts de la communauté, ils sont au service entier de la communauté, ils sont son instrument. En permanence sous le contrôle du groupe, les leaders ne peuvent pas transgresser les normes sur lesquelles la vie entière de leur société est fondée. Le pouvoir corrompt a t’il été dit. Ceci est un danger que les Indiens n’ont pas à redouter, pas à cause de rigueur éthique particulière, mais simplement à cause d’une impossibilité sociologique. Les sociétés indiennes ne furent pas faites pour cela et c’est pourquoi elles n’ont pas pu survivre.”
Les sociétés dites non-étatiques sont des sociétés où la division dominant/dominé n’a pas eu lieu, c’est une société sans riches exploitants des pauvres donc une société sans classes et sans organe séparé du pouvoir par rapport au commun de ses membres.
Pierre Clastres posa la qustion ainsi: “La séparation entre chefferie et pouvoir signifie t’elle que la question du pouvoir ne s’y pose pas ? Que ces sociétés sont apolitiques ? A cette question la pensée évolutionaiste et sa variante en apparence la moins sommaire, le marxisme (surout la pensée d’Engels), répond qu’il en est bien ainsi et que cela tient au caractèrre primitif, c’est à dire premier des sociétés: elles sont dans l’enfance de l’humanité, le premier âge de son évolution et comme telles, sont incomplètes, inachevées, destinées par conséquent à grandir, à devenir adultes, à passer de l’apolitque au politque. En cela, le destin de toute société c’est sa division, c’est le pouvoir séparé de la société, c’est l’État comme organe qui sait et dit le bien commun à tous et se charge de leur imposer. Telle est la conception traditionnelle, quasi générale, des sociétés primitives comme sociétés sans État. L’absence d’État marque l’incomplétude, le stade embryonaire de leur existence, leur a-historicité. Mais en est-il bien ainsi ? On voit bien qu’un tel jugement n’est en fait qu’un préjugé idéologique, d’impliquer le mouvement de l’Histoire comme mouvement nécessaire de l’humanité à travers des figures du social qui s’engendrent et s’enchaînent mécaniquement… Libérée de ce peu innocent exotisme, l’anthropologie peut alors se prendre au sérieux.. La vraie question du politique: Pourquoi les sociétés primitives sont-elles des sociétés sans État ? Comme sociétés achevées, complètes et adultes et non plus comme embryons infra-politiques, les sociétés primitives n’ont pas l’État parce qu’elles le refusent, parce qu’elles refusent la division du corps social en dominants et dominés. Détenir le pouvoir c’est l’exercer et l’exercer c’est dominer ceux sur qui il s’exerce. Voilà ce que ne voulurent pas les sociétés sans État, voilà pourquoi les chefs sont sans pouvoir, pourquoi le pouvoir ne se détache pas du corps de la société. Le refus du pouvoir c’est le refus de l’inégalité.”
Comme nous l’avons vu plus haut dans le narratif de l’étude de Clastres au Paraguay chez les Indiens Guayaki, le chef est dans la société sans État sous haute surveillance de la communauté et il y est quasiment impossible de dominer parce que la division de la société ne peut pas primordialement s’y opérer. Le pouvoir est détenu constamment par le corps social qui l’exerce dans toute prise de décision communautaire.
Comme nous l’avons dit à maintes reprises sur ce blog: le pouvoir est très soluble dans le peuple et une fois dilué, il est très difficile pour ceux qui y ont goûtés de revenir en arrière et de redéléguer ce pouvoir à une clique de privilégiés, qui par instinct de préservation personnelle, engageront l’État dans toute mesure possible pour le maintien d’un statu quo politique oligarchique. C’est la nature même de l’État, sa fonction est l’instrumentalisation de la division de la société achevée pour le bien du plus petit nombre, d’une “élite éclairée” guidant au forceps un peuple ignorant et maintenu dans cette ignorance à dessein.
En cela la société est organique et peut en tant que telle maintenir l’indivision de son être même (le concept de la société organique est un thème cher à l’anarchie et à un de ses théoriciens: Gustav Landauer). De nombreuses études anthropologiques ont montré que dans les sociétés sans État, si le chef essaie d’accaparer le pouvoir, la procédure est simple: il est abandonné, souvent même banni, voire tué par les membres de la communauté.
Clastres nous dit encore: “L’exemple des sociétés primitives nous enseigne que la division n’est pas inhérente à l’être du social, qu’en d’autres termes, l’État n’est pas éternel, qu’il a ici et là une date de naissance. Pourquoi a t’il émergé ? La question de l’origine de l’État doit se préciser ainsi: A quelles conditions une société cesse t’elle d’être primitive ?.. La lumière que nous pourrons jeter sur le moment de la naissance de l’État éclairera peut-être les conditions de possibilité de sa mort.”
A la fin de sa courte vie (il décéda dans un accident de voiture en 1977 à l’âge de 43 ans…), Clastres écrivit son œuvre maîtresse, résultat de la mise en place des pièce du puzzle qui s’offrait à lui au fil de ses recherches: “La Société contre l’État”, c’est dans ce livre qu’il reformula de manière plus concrète ses pensées sur la société et l’état ou plutôt donc… contre l’État.
Il y fit la connexion entre l’ethnologie et l’histoire, entre les questions essentielles se posant au sujet du pouvoir:
“On ne peut pas répartir les sociétés en deux groupes: sociétés à pouvoir et sociétés sans pouvoir. Nous estimons au contraire (en toute conformité avec les données ethnographiques), que le pouvoir politique est universel, immanent au social (que le social soit déterminé par les “liens de sang” ou les “liens de classes sociales”), mais qu’il se réalise en deux modes principaux:
- Pouvoir coercitif
- Pouvoir non coercitif
[…] Si le pouvoir politique n’est pas une nécessité inhérente à la nature humaine, c’est à dire à l’Homme comme être naturel (et là Nietzsche se trompe…), en revanche il est une nécessité à la vie sociale. On peut penser le politique sans la violence, on ne peut pas penser le social sans le politique: en d’autres termes, il n’y a pas de société sans pouvoir.”
Sur l’histoire, Clastres conclut ceci:
“… Le pouvoir politique comme coercition ou comme violence est la marque des sociétés historiques, c’est à dire des sociétés qui portent en elles la cause de l’innovation, du changement, de l’historicité. Et l’on pourrait ainsi disposer des sociétés selon un nouvel axe: les sociétés à pouvoir non coercitif sont les sociétés sans histoire, les sociétés à pouvoir politique coercitif sont les sociétés historiques… Question qui s’énonce plus brièvement et en forme plus virulente: Pourquoi y a t’il pouvoir politique ? C’est là en somme de définir la tâche d’une anthropologie politique générale et non plus régionale, tâche qui se détaille en deux grandes interrogations:
- Qu’est-ce que le pouvoir politique ? C’est à dire… Qu’est-ce que la société ?
- Comment et pourquoi passe t’on du pouvoir politique non coercitif au pouvoir politique coercitif ? C’est à dire… qu’est-ce que l’histoire ?
Nous nous limiterons à constater que Marx et Engels, malgré leur grande culture ethnologique, n’ont jamais engagé leurs réflexions sur ce chemin, à supposer même qu’ils aient clairement formulé la question.
[…] Que l’on ne puisse comprendre le pouvoir comme violence (et sa forme ultime: l’État centralisé…) sans le conflit social, c’est indiscutable. Mais qu’en est-il des sociétés sans conflits, celles où règnent le “communisme primitif” ? Et le marxisme peut-il rendre compte (auquel cas il serait en effet la théorie universelle de la société et de l’histoire et donc l’anthropologie) de ce passage de la non-histoire à l’historicité et de la non-coercition à la violence ? Quel fut le premier moteur du mouvement historique ?..”
La notion de pouvoir coercitif ou non coercitif est donc centrale dans la compréhension de l’évolution de nos sociétés. Intimement lié à cela est bien sûr la localisation du pouvoir dans les sociétés et donc le sujet très épineux de la chefferie. Clastres lève le voile et balaye toute incertitude à ce propos:
“l’Amérique du sud offre à cet égard une illustration assez remarquable de cette tendance à inscrire les sociétés primitives dans le cadre d’une macrotypologie dualiste: et l’on oppose, au séparatisme anarchique de la majorité des sociétés indiennes, la massivité de l’organisation incaïque, empire totalitaire du passé… Les premiers voyageurs du Brésil et les ethnographes qui les suivirent l’ont maintes fois souligné: la propriété la plus remarquable du chef indien consiste en son manque à peu près complet d’autorité.”
En 1948, R. Lowie, cité par Clastres, isole trois propriétés du chef indien:
- Le chef est un “faiseur de paix”. Il est l’instance modératrice du groupe comme le prouve la division fréquente du pouvoir civil et militaire.
- Il doit être généreux de ses biens et ne peut se permettre sans se déjuger, de repousser les incessantes demandes des gens de sa communauté.
- Seul un bon orateur peut accéder à la chefferie
Nous l’avons vu, le chef est un parleur, un médiateur, totalement contrôlé et serviteur de la communauté. Il n’est aucunement l’embryon du tyran. L’anthropologie classique postule que les sociétés sans État sont des sociétés incomplètes, en devenir, qui sont en marche vers la maturité politique et sociale qui ne survient que lorsque la société passe à l’État. Pour l’anthropologie structuraliste évolutioniste ou marxiste, l’état est le destin de toute société. Rien de plus faux ! Cette vision ethnocentrique, eurocentrique même n’est qu’une projection, n’est que prendre ses désirs pour des réalités à des fins de duperie et de tirer des avantages évidents pour l’oligarchie aux commandes de la société divisée et dominée par le plus petit nombre.
Les recherches ethnologiques de Clastres (et de Sahlins) nous apprennent que le travail devient travail lorsqu’il est assimilé à une dette fantasmagorique que le commun aurait contracté en regard de son oligarchie dirigeante, à ce sujet Clastres explique:
“Dans la société primitive, société égalitaire par essence, les hommes sont maîtres de leurs activités, maîtres de la circulation des produits de ces activités: ils n’agissent que pour eux-mêmes, quand bien même la loi d’échange des biens médiatise le rapport direct de l’homme à son produit. Tout est boulerversé par conséquent, lorsque l’activité de production est détournée de son but initial, lorsque au lieu de produire pour lui-même, l’homme primitif produit aussi pour les autres, sans échange et sans réciprocité. C’est alors que l’on peut parler de travail: quand la règle égalitaire d’échange cesse de constituer le “code civil” de la société, quand l’activité de production vise à satisfaire les besoins des autres, quand à la règle échangiste se substitue la terreur de la dette. C’est bien là en effet qu’elle s’inscrit la différence entre le sauvage amazonien et l’Indien de l’empire inca. Le premier produit pour vivre, tandis que le second travaille en plus pour faire vivre les autres, ceux qui ne travaillent pas, les maîtres qui lui disent: il faut payer ce que tu nous dois, il faut éternellement rembourser ta dette a notre égard.
[…]
La division majeure de la société, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail, c’est la nouvelle disposition verticale entre la base et le sommet, c’est la grande coupure politique entre les détenteurs de la force, qu’elle soir guerrière ou religieuse, et ceux assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes.”
Ceci est une révélation empirique majeure qui revient à dire qu’effectivement les sociétés “primitives” ne sont de fait pas des embryons de sociétés étatiques en devenir, mais bel et bien des sociétés ayant atteint une pleine maturité politique.
Clastres poursuit: “Tout cela se traduit sur le plan économique, par le refus des sociétés primitives de laisser le travail et la production les engloutir… A quoi servirait-il dans une société primitive d’être riche parmi les pauvres ? En un mot, cela revient à l’interdiction non formulée mais dite cependant de l’inégalité.”
Si l’anthropologie classique voit la “révolution agricole” du néolithique comme la pierre angulaire du changement sociétaire vers une société dite d’abondance en contraste de la société à dominante chasseur-cueilleur vue, a tort (cf les travaux de Marshall Sahlins et de Pierre Clastres), comme survivaliste, Pierre Clastres brise le consensus en analysant:
“… C’est donc bien la coupure politique qi est décisive et non le changement économique. La véritable révolution dans la protohistoire de l’humanité, ce n’est pas celle du néolithique, puisqu’elle peut très bien laisser intacte l’ancienne organisation sociale, c’est la révolution politique, c’est cette apparition mystérieuse, mortelle pour les sociétés primitives, ce que nous connaissons sous le nom d’État. Et si l’on veut conserver les concepts marxistes d’infrastructure et de superstructure, alors faut-il accepter de reconnaître que l’infrastructure c’est le politique et que la superstructure c’est l’économique…
Ce que l’on sait maintenant des sociétés primitives ne permet plus de rechercher au niveau de l’économique l’origine du politique. Ce n’est pas sur ce sol là que s’enracine l’arbre de l’État. […]
La société primitive, première société d’abondance, ne laisse aucune place au désir de surabondance. Les sociétés primitives sont des sociétés sans État parce que l’État y est impossible.
[…] Il n’y a donc pas de roi dans la tribu, mais un chef qui n’est pas un chef d’État. Qu’est-ce que cela signifie ? Simplement que le chef ne dispose d’aucune autorité, d’aucun pouvoir de coercition, d’aucun moyen de donner un ordre. Le chef n’est pas un commandant, les gens de la tribu n’ont aucun devoir d’obéissance. L’espace de la chefferie n’est pas le lieu du pouvoir. Et la figure (bien mal nommée) du “chef” ne préfigure en rien celle d’un futur despote. Ce n’est certainement pas de la chefferie primitive que peut se déduire l’appareil étatique en général.”
La conclusion anthropologique de Clastres est vitale, car elle nous aide à comprendre où le dérapage despotique s’est opéré pour arriver où nous en sommes aujourd’hui: une hégémonie eurocentrique telle, que le despotisme s’est généralisé par ramification tentaculaire. Les conclusions de Clastres nous permettent de comprendre que si l’économique joue aujourd’hui un rôle primordial dans la domination d’une caste, il n’est pas l’origine de la turpitude régnante, il n’en est que l’outil devenu indispensable, ainsi le capitalisme et les dogmes de marché, nouvelle religion planétaire, doivent être éradiqués certes, mais cela ne changera de fait pas grand chose, la véritable révolution doit s’opérer à la racine du problème, qui est et a toujours été politique. Il faut sortir de la spirale infernale de la division politique de la société et retrouver un paradigme égalitaire ou la société forte de son évolution technologique, s’adaptera politiquement et reviendra à l’égalitarisme “primitif”, disons plutôt originel, dont l’humanité n’aurait jamais dû se départir.
Cela veut-il dire que nous devons “retourner à l’état sauvage” ? Vu de l’angle oligarchique: oui… Mais ce ne serait en fait qu’un retour aux sources politiques de l’humanité avant le grand fléau de l’avènement de l’État, sources qui existent toujours aujourd’hui dans bon nombre de sociétés traditionnelles africaines, nord et sud américaines et asiatiques.
Dans le domaine politique, tout est lié au pouvoir et à qui le détient. Nous avons sombré dans le coercitif, nous devons ensemble, restaurer le pouvoir non coercitif qui ne peut émaner que du peuple par la participation directe en assemblée populaire au sein de communes libres confédérés entre elles. Nous devons retirer le pouvoir de la chefferie aux psychopathes et sociopathes qui nous oppriment depuis trop longtemps et rediluer le pouvoir dans le peuple, là où il est très soluble et garant de l’égalité.
De fait nous pourrions également extropoler légèrement sur cette étude et poser une simple question, une question sur laquelle beaucoup pensent avoir une réponse, qui diffère selon de quel côté de la ligne de division se trouvent les personnes: Qu’est-ce que l’anarchisme ? Pourrait-on concevoir la société libertaire comme une évolution de la société primitive, originelle dans son organisation politique fondamentale, adaptée à l’évolution technologique inhérente à la société ? Peut-on dire que l’anarchie, qui se définit comme le refus de tout pouvoir coercitif et donc du refus de l’état selon l’anthropologie de Clastres et Sahlins, ce qui est en faveur de la pratique d’un pouvoir décisionnaire participatif et non coercitif, serait la fenêtre de l’humanité sur son origine politique galvaudée, sur son paradigme perdu ? Si Pierre Clastres avait vécu, aurait-il conclus de la sorte sa vie de recherche ? Peut-être, il nous donne en tout cas un grand espoir pour l’humanité, car la possibilité existe toujours, la porte est toujours ouverte, nous sommes simplement perdus dans le noir, sans lumière et sans repères. Quelqu’un saura t’il trouver la lampe que l’oligarchie prend soin de bien planquer ?
Nous laisserons les mots de la fin à Pierre Clastres et Marshall Sahlins, certainement les deux plus grands inovateurs de l’anthropologie politique moderne, connus dans leur domaine, mais inconnus du grand public… On se demande bien pourquoi…
“En aucune manière la société ne laisse le chef passer au-delà de sa compétence technique oratoire et ne la laisse pas se transformer en autorité politique. Le chef est au service de la société, c’est la société en elle-même, lieu véritable du pouvoir, qui exerce comme telle son autorité sur le chef. C’est pourquoi il est impossible pour le chef de renverser ce rapport à son profit, de mettre la société à son propre service, d’exercer sur la tribu ce qu’on nomme: le pouvoir. Jamais la société primitive n’acceptera que son chef se transforme en despote.”
~ Pierre Clastres ~
“Il n’y a rien dans la nature de plus pervers que notre idée de la nature humaine. C’est une affabulation de notre imagination… Tout ceci n’a été qu’une énorme erreur. Ma modeste conclusion est que la civilisation occidentale a été construite sur une idée fausse et perverse de la nature humaine. Désolé, je m’excuse, mais tout cela ne fut qu’une erreur. Il est probablement vrai du reste, que cette idée perverse de la nature humaine mette en danger notre existence même.”
~ Marshall Sahlins ~
= = =
Bibliographie
Pierre Clastres, “Chronique des Indiens Guayaki”, 1972
Pierre Clastres, “La Société contre l’État”, 1974
Pierre Clastres, “La question du pouvoir dans les sociétés primitives”, 1974
Marshall Sahlins, “L’illusion occidentale de la nature humaine”, 2005
Marshall Sahlins, “The Original Affluent Society” in “Stone Age Economics”, 1974
Pierre Kropotkine, “L’État et son rôle historique”, 1906